PREMIÈRE SAISON

PARTIE I

Avant

 

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Petit, il se demandait souvent quel genre d’homme il deviendrait plus tard.

Policier ou prof sans doute. Sa mère avait un ami, Vance, qui gagnait sa vie en lisant des livres, ça avait l’air génial. Mais l’enfant n’était pas sûr de lui. Il pensait n’avoir aucun talent. Il ne savait pas chanter comme Joss, le garçon de sa classe, ou résoudre des équations mathématiques comme Angela. Il pouvait à peine s’exprimer devant ses camarades, ce qui n’était pas le cas de Calvin qui, lui, était drôle et grande gueule. La seule chose qu’il aimait faire, c’était dévorer des livres, page après page. Il attendait que Vance lui en apporte ; un par semaine, parfois plus, parfois moins. Quand il ne venait pas et que l’ennui le gagnait, il relisait en boucle les pages toutes abîmées de ses ouvrages préférés. Mais il savait que le gentil monsieur reviendrait toujours, un livre à la main. Au rythme des livres, peu à peu, l‘enfant grandissait physiquement et intellectuellement.

Ses parents aussi changeaient au fil des saisons. Son père criait de plus en plus fort, se laissait aller, et sa mère avait l’air de plus en plus fatiguée. Des sanglots toujours plus déchirants emplissaient la nuit. Une odeur de tabac, voire pire encore, commençait à imprégner les murs de la petite maison. Plus la vaisselle sale débordait de l’évier, plus les vapeurs de whisky émanaient de l’haleine de son père. Et plus les mois passaient, plus il désirait oublier l’homme que son père était devenu.

Vance multipliait ses visites, et il remarqua que les sanglots de sa mère se faisaient plus rares ces nuits-là. Il s’était quand même fait quelques amis durant cette période. Un ami, en fait. Finalement, celui-ci déménagea et il ne chercha pas à s’en faire d’autres. Mais ça lui importait peu, il n’en avait pas besoin. Il se fichait d’être seul.

Les hommes qui sont venus cette nuit-là changèrent fondamentalement quelque chose chez l’enfant. Il vit ce qu’ils firent à sa mère et il s’endurcit, sa colère augmenta et il s’éloigna encore plus de son père. Puis, un jour, son père cessa de rentrer à la maison en titubant. Il n’était plus là, et l’enfant se sentit soulagé. Plus d’alcool. Plus de meubles brisés. Plus de trous dans les murs. La seule chose qu’il laissait derrière lui, c’était un garçon sans père et un salon rempli de paquets de cigarettes à moitié vides.

L’enfant détestait le goût amer que la cigarette laissait dans la bouche. Ce qu’il aimait, c’était sentir la fumée remplir doucement ses poumons et lui couper la respiration. Alors, il les fuma toutes et se mit à en acheter. Il se fit des amis – si toutefois on peut appeler ça des amis. En réalité, ils ressemblaient plus à une bande de zonards et de délinquants. Il commença à sortir tard le soir et, petit à petit, les mauvais tours sans conséquences qu’une bande d’ados rebelles s’amusent à faire, prirent une autre tournure. La tournure beaucoup plus grave de sérieux délits. Ils savaient tous que ce qu’ils faisaient n’était pas bien – voire complètement malsain –, mais ils ne pensaient qu’à s’amuser. Ils se sentaient invincibles et ne pouvaient plus se passer du plaisir que l’adrénaline et le pouvoir leur procuraient. À chaque âme innocente volée, leur ego se gonflaient d’arrogance et de cette soif sans limite d’aller toujours plus loin.

Ce garçon-là était le moins vicieux d’entre eux, mais sa part d’enfance, qui un jour avait rêvé de devenir pompier ou prof, était morte. La relation qu’il entretenait avec les femmes était très particulière. Bien qu’il réclamât leur attention, il s’était forgé une telle carapace qu’elle l’empêchait de s’attacher durablement. Cela concernait aussi sa mère à qui il cessa de dire « je t’aime ». De toute façon, il ne la voyait pratiquement plus. Il passait son temps à traîner dans la rue et ne revenait à la maison que pour récupérer les colis qui arrivaient de temps à autre. Des colis qui provenaient de Washington, de la part de Vance.

Vance aussi l’avait abandonné.

Il plaisait beaucoup aux filles et il en était conscient. Elles s’accrochaient à lui, leurs ongles s’enfonçaient toujours plus profondément dans ses bras quand il s’allongeait sur elles, les embrassait, les baisait. Juste après, la plupart d’entre elles tentaient de se blottir dans ses bras. Il les rejetait sans leur accorder le moindre baiser, la moindre caresse. En général, il disparaissait avant même qu’elles ne s’en rendent compte. La journée, il était défoncé, et le soir encore plus. Il traînait dans l’allée, derrière le magasin qui vendait de l’alcool ou dans la boutique du père de Mark. Il bousillait sa vie. Braquer des magasins, filmer des vidéos ignobles, humilier des filles trop naïves, c’est tout ce qu’il savait faire. Il ne ressentait plus la moindre émotion, sinon de l’arrogance et de la colère.

Quand il fut envoyé en prison, c’en fut trop pour sa mère. Elle n’avait plus ni les moyens ni la patience de supporter son comportement autodestructeur. Quant à son père, on lui avait proposé un poste dans une université aux États-Unis, à Washington plus précisément. Le même pays que Vance, la même ville. L’homme bon et l’homme mauvais réunis au même endroit. Encore.

Sa mère ne savait pas qu’il avait surpris la conversation téléphonique avec son père où ils parlaient de l’expédier là-bas. Apparemment, son vieux était devenu clean, mais il en doutait fortement. Jamais il ne pourrait en être sûr. Son père avait une petite amie, une femme bien semblait-il, que le garçon jalousait. Elle, elle pouvait profiter de la nouvelle personnalité de son « nouveau » père. Elle, elle pouvait partager des repas sans alcool et recevoir les mots affectueux que lui n’avait jamais eu la chance d’entendre.

Une fois à l’université, il s’installa dans une fraternité contre la volonté de son vieux. Même s’il n’appréciait pas trop l’endroit, il ressentit un vrai soulagement en déballant ses cartons dans la grande chambre qui était désormais la sienne. Elle faisait deux fois la taille de celle qu’il avait à Hampstead, en Angleterre. Elle n’avait pas de trous dans les murs, pas de cafards grouillant dans la salle de bains. Il avait enfin un endroit pour ranger tous ses livres.

Au début, il resta seul, ne cherchant à se lier d’amitié avec personne. Sa bande se forma petit à petit, l’entraînant de nouveau dans les ténèbres.

Bien qu’installé dans un autre pays, il retombait toujours sur le même genre de délinquant que Mark, ne faisant que renforcer son idée que le monde était supposé tourner ainsi. Il finit par accepter d’être toujours seul. Il était doué pour faire du mal aux gens et causer des problèmes. Il blessa une nouvelle fille, comme la précédente, et sentit la même puissante décharge d’adrénaline parcourir son corps, se diffusant en lui pour le détruire de l’intérieur. Tout comme son père, il se mit à boire et à devenir le pire des connards.

Mais il s’en fichait. Il ne ressentait plus rien, et ses amis lui permettaient d’oublier qu’il n’y avait rien de tangible dans sa vie.

Rien n’avait d’importance.

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Natalie

À la seconde où il fit la connaissance de cette brune aux yeux bleus, il sut qu’elle le pousserait dans ses retranchements. Elle était douce, c’était la personne la plus gentille qu’il ait rencontrée jusqu’à présent… et elle était complètement dingue de lui.

Il profita de sa naïveté pour l’arracher à son joli petit monde sans défauts, puis il la broya et la précipita en miettes dans un univers sombre et impitoyable qu’elle ignorait totalement. Il alla même jusqu’à la faire renier par son église d’abord, puis par sa famille. Les ragots circulaient et les chuchotements se propageaient d’une oreille à l’autre parmi les bigotes moralisatrices de l’église. Dans sa famille, ce fut pire encore.

Ce qu’il lui fit fut le coup fatal pour sa mère. Elle l’expédia aux États-Unis, dans l’État de Washington, pour rejoindre celui qui lui faisait office de père. Son comportement envers Natalie avait fini par l’exclure lui aussi de son pays natal, et la solitude qu’il avait ressentie toute sa vie se concrétisait enfin.

Heureusement, il apprendrait plus tard que la jeune fille avait survécu et même trouvé un sauveur, un homme fou amoureux d’elle qui lui donnait tout l’amour qu’elle méritait. Elle avait donné naissance à un bébé en bonne santé, l’élevait dans une famille aimante, et le garçon resterait à jamais reconnaissant de cette issue heureuse, soulagé de ne pas avoir bousillé sa vie.

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L’église est noire de monde aujourd’hui, des rangées et des rangées de fidèles sont là pour célébrer la messe en cette chaude journée de juillet. Chaque semaine, je retrouve ces mêmes personnes qui me sont devenues familières et dont je connais le nom et le prénom.

Ma famille mène une vie heureuse ici, dans cette petite communauté religieuse.

Ma petite sœur Cecily est près de moi, au tout premier rang, ses petites mains détachent des copeaux de bois du banc sur lequel elle est assise. Notre église vient tout juste de recevoir une donation pour faire des rénovations et notre groupe de jeunes bénévoles s’est chargé de rassembler les fournitures léguées de bon cœur par la communauté. À présent, notre mission est de repeindre les bancs d’ici la semaine prochaine. J’ai d’ailleurs passé toute ma soirée à me rendre dans des quincailleries pour récupérer du matériel.

Comme si cette tâche n’était pas déjà assez éprouvante, j’entends un craquement et découvre Cecily en train de casser un petit bout de bois de son siège. Le rose de ses ongles vernis a beau s’accorder parfaitement à la couleur du nœud dans ses cheveux, bon sang, ce qu’elle peut être indisciplinée !

Je prends doucement sa main dans la mienne.

– Cecily, arrête ça s’il te plaît, on doit les restaurer la semaine prochaine.

Avec une petite moue coquine, elle me répond :

– Tu pourras toujours aider à les repeindre. Tu adores ça, non ?

Je ne peux m’empêcher de sourire. Elle me renvoie un sourire dévoilant un adorable trou entre ses dents, et elle secoue la tête. Ses boucles bougent gracieusement autour de son visage, pour la plus grande fierté de ma mère à l’origine de sa jolie coiffure.

Le pasteur a presque terminé son sermon. Mes parents se tiennent par la main, fixant le fond de la petite église. J’ai chaud. Des gouttes de sueur commencent à se former dans mon cou et dégoulinent le long de mon dos tandis que des paroles sacrées sur le péché et la souffrance résonnent dans ma tête. Il fait si chaud que le maquillage de ma mère luit et que de légères traces noires bavent autour de ses yeux. Heureusement, c’est censé être la dernière semaine où nous aurons à endurer cette chaleur sans climatisation. Et il vaudrait mieux ; sinon je suis capable de feindre une maladie pour éviter de retourner dans ce four.

Une fois la messe terminée, ma mère se lève pour discuter avec la femme du pasteur. Je sais qu’elle l’admire beaucoup, un peu trop à mon goût d’ailleurs. Pauline, la première dame de notre église, est une femme sévère qui exprime peu de compassion pour les autres. Inutile de se demander pourquoi ma mère est attirée par elle.

J’adresse un signe à Thomas, le seul garçon de mon âge du Club des Jeunes qui soit présent. Au moment où il passe près de moi, lui et toute sa famille me saluent poliment, avant de suivre la file des gens qui se dirigent vers la sortie. Impatiente de respirer l’air frais, je me lève en passant mes mains sur ma robe bleu ciel. Mon père me demande avec un sourire complice :

– Peux-tu accompagner Cecily à la voiture ?

Puis, comme chaque dimanche, il tente d’intercepter ma mère pour qu’elle arrête de discuter. Ma mère est typiquement le genre de femme qui continue de parler même après avoir dit trois fois au revoir.

Au moins, je n’ai pas hérité de ce trait de sa personnalité. Je me reconnais bien plus dans mon père dont les quelques mots quotidiens ont, à mon sens, davantage de valeur. Et je sais à quel point mon père apprécie que je lui ressemble tant : son calme olympien, ses cheveux bruns, ses yeux bleu clair, et le plus frappant, notre taille. Ou plutôt notre petite taille. Ni l’un ni l’autre ne mesurons plus d’1,65 m, même s’il est légèrement plus grand que moi. D’ailleurs, ma mère nous taquine toujours à ce sujet en disant qu’à dix ans, Cecily nous dépassera tous les deux.

J’acquiesce et prends ma sœur par la main. Elle marche plus vite que moi et trépigne d’impatience. Elle se rue à travers la foule. J’essaie de la retenir, mais elle se retourne vers moi, un grand sourire illumine son visage, et je ne peux m’empêcher de la rejoindre en courant. Nous nous élançons dehors, dévalons les escaliers et gagnons la pelouse. De justesse, Cecily évite un couple de personnes âgées et j’éclate de rire lorsqu’en hurlant, elle manque de renverser Tyler Kenton, le garçon le plus détestable de notre communauté. Le soleil brille de mille feux et l’air dense emplit mes poumons. Je me lance dans une course-poursuite avec elle jusqu’à ce qu’elle s’écroule dans l’herbe. Je la rattrape et me penche vers elle pour dégager une mèche de cheveux de son visage. De petites larmes brillantes menacent de couler et sa lèvre inférieure se met à trembler.

Elle passe ses mains sur sa robe blanche et jette un regard affolé sur les taches d’herbe.

– Ma robe…Elle est fichue !

À ces mots, elle cache son visage dans ses mains sales. Avec un sourire, je les lui retire et les pose sur ses genoux. Puis je lui dis tout doucement :

– Mais non, elle n’est pas fichue, ma chérie. On pourra la laver.

Avec mon pouce, je récupère une larme qui coule le long de sa joue. Elle renifle et me regarde, méfiante. Pour la rassurer, je mens :

– Ça arrive tout le temps ; ça m’est arrivé au moins trente fois.

Les coins de sa bouche se redressent et elle esquisse un sourire :

– Jamais, tu veux dire !

Elle sait que c’est un bobard. Je la prends par les épaules et l’aide à se relever, puis je jette un œil à ses bras pâles pour m’assurer qu’elle ne s’est pas blessée. Tout va bien. Je la garde appuyée contre moi et nous traversons le cimetière en direction du parking. Mes parents se dirigent vers nous, mon père a finalement réussi à arrêter ma mère dans ses bavardages.

Sur le chemin du retour, je m’installe à l’arrière, près de Cecily qui dessine des papillons dans son livre de coloriage préféré. Pendant ce temps, mon père discute avec ma mère de ce satané raton laveur qui s’incruste dans nos poubelles et nous cause tant de problèmes. Après s’être garé dans l’allée, mon père laisse le moteur en marche et Cecily me donne un rapide baiser sur la joue avant de sortir de la voiture. Je l’imite, serre ma mère dans mes bras et embrasse mon père avant de prendre place sur le siège conducteur.

Mon père me met en garde :

– Fais attention à toi, ma puce. Il y a pas mal de monde sur la route avec ce temps.

En effet, c’est le jour le plus ensoleillé qu’Hampstead ait connu depuis longtemps. J’acquiesce et lui promets que tout ira bien.

J’attends de m’être éloignée du quartier pour changer de station de radio et mettre le volume à fond. Sur le trajet vers le centre-ville, je chante à tue-tête sur chaque morceau qui passe en me remémorant mon objectif. Il faut que j’arrive à rapporter au moins trois pots de peinture des trois magasins de ma liste. Bien sûr, je serais satisfaite si chacun d’eux m’en donnait au moins un, mais l’idéal serait d’en avoir encore plus pour être sûr de ne pas en manquer.

Mark Peinture et Fourniture est mon premier arrêt. Ce magasin est connu pour être le moins cher de la ville et Mark, le propriétaire, a une très bonne réputation. Je suis ravie de le rencontrer. Hormis une voiture rouge et un mini-van, le parking est désert. Je me gare sur la première place libre. Le bâtiment, ancien, est un mélange de plâtre et de vieux bois. Comme l’écriteau du magasin est abîmé, le « M » de Mark est à peine lisible. Quand j’ouvre la porte en bois, celle-ci grince et le son d’une clochette retentit. Un chat saute d’un carton pour atterrir en face de moi. Je me penche un instant pour caresser cette petite boule de poils puis me dirige vers la caisse.

L’intérieur du magasin est aussi négligé que l’extérieur et, avec tout ce fouillis, je ne remarque pas immédiatement le garçon derrière la caisse. Je me demande ce qu’il fait ici. Plutôt grand avec de larges épaules, il est le genre de type à faire du sport depuis des années.

– Mark…

Impossible de me souvenir de son nom de famille car tout le monde l’appelle simplement par son prénom. Une voix éloignée s’élève alors derrière ce corps athlétique :

– Je suis Mark.

En me penchant sur le côté, je remarque un autre garçon, assis sur une chaise derrière le bureau, habillé tout de noir. Sa carrure est bien plus fine que celle du premier et, pourtant, sa présence est plus impressionnante. Ses cheveux sont bruns, assez désordonnés, et une mèche s’échappe sur son front. Ses bras sont couverts de tatouages noirs dispersés un peu partout sur sa peau bronzée.

Les tatouages, ce n’est pas trop mon truc, mais plutôt que de m’attarder là-dessus, je me demande surtout pourquoi tout le monde est bronzé cet été, sauf moi. Une troisième voix interrompt mes pensées :

– Ce n’est pas lui, c’est moi.

En tournant la tête de l’autre côté, je découvre un troisième garçon de taille moyenne, plutôt fin et la tête genre rasée.

– Je suis Mark, mais Mark Junior en revanche. Si tu cherches mon vieux, il n’est pas là aujourd’hui.

Il a quelques tatouages lui aussi, mais plus organisés que ceux du type aux cheveux en bataille et au piercing à l’arcade. Je me souviens d’avoir demandé un jour à mes parents l’autorisation de me faire faire un piercing au nombril, et aujourd’hui encore, l’image de leur réaction horrifiée me fait sourire.

Le garçon aux cheveux en bataille me dit d’une voix lente et grave :

– Ce Mark-là est mieux.

Il sourit, et deux adorables fossettes se dessinent sur ses joues.

Me doutant que ce n’est pas vrai, je rigole et ajoute sur un ton amusé :

– J’ai du mal à le croire !

Tous éclatent de rire, et Mark Junior s’avance d’un pas, le sourire aux lèvres.

Le garçon sur sa chaise se lève. Il est si grand que cela le rend encore plus impressionnant. Il se redresse et je réalise qu’il me domine largement. Il est très beau ; son visage est bien dessiné, ses mâchoires marquées, il a de longs cils noirs, des sourcils fournis qui encadrent son regard, un nez fin et des lèvres rose pâle. Je le fixe, lui aussi.

Mark me demande :

– Tu cherches mon père pour une raison particulière ?

Comme je ne réponds pas tout de suite, Mark et le garçon athlétique se tournent et posent tour à tour leur regard sur leur ami et sur moi.

Je reprends brusquement contenance, un peu gênée d’avoir été prise sur le fait, et réponds :

– Je fais partie de la communauté Hempstead Baptist et je me demandais si vous accepteriez de nous donner de la peinture ou des fournitures. Nous sommes en train de faire des travaux dans l’église et nous avons besoin de matériel…

Je m’interromps, car je surprends le séduisant garçon aux lèvres roses en pleine discussion avec son ami, mais ils parlent tellement bas que je ne peux rien entendre. Puis ils s’arrêtent de chuchoter et me fixent en même temps, un sourire aux lèvres.

Mark me répond en premier :

– Aucun problème, nous pouvons faire ça pour toi.

Je ne saurais dire pourquoi, mais son sourire a quelque chose de très félin. Je lui souris à mon tour et le remercie.

Il se tourne alors vers son ami à l’énorme tatouage en forme de navire sur le biceps.

– Hardin, avons-nous des pots en réserve ?

Hardin ? Quel étrange prénom ! C’est la première fois que je l’entends.

Les manches de la chemise noire de ce Hardin sont retroussées et recouvrent à peine le navire en bois. C’est vraiment bien réalisé ; les détails et les effets d’ombre sont attrayants. Quand je lève le regard vers son visage, je m’arrête une fraction de seconde à la hauteur de ses lèvres, et la chaleur me monte aux joues. Il me regarde droit dans les yeux et me surprend en train de le dévisager. Mark et Hardin échangent des coups d’œil, mais impossible de saisir ce qu’ils se disent à voix basse.

– Que dirais-tu d’un deal ?

En me proposant ça, Mark adresse un signe de tête à Hardin. Je veux en savoir plus. Ce Hardin a l’air étrange, un peu ailleurs, mais je l’aime bien.

– Et quel genre de deal ?

Je me passe la main dans les cheveux en attendant une réponse tandis qu’Hardin continue de me fixer. Il y a quelque chose de mystérieux chez lui, comme s’il cachait quelque chose. Je peux le sentir de l’autre bout du magasin et j’ai envie d’en savoir davantage sur ce garçon qui joue au dur. J’ai un mouvement de recul en pensant à la manière dont mes parents réagiraient si je rentrais avec lui à la maison. Ma mère pense que les tatouages sont répugnants. Moi je ne sais pas. C’est vrai que ce n’est pas vraiment mon truc mais, en un sens, je les vois comme une forme d’expression de soi. Incontestablement, il y a toujours une sorte de beauté là-dedans.

Mark se frotte le menton :

– Si tu acceptes deux rendez-vous avec mon ami Hardin, je te donnerai dix pots de peinture.

Je me retourne vers Hardin qui me regarde avec un sourire satisfait. Ses lèvres sont tellement sexy. Les traits fins et délicats de son visage le rendent encore plus attirant que ses vêtements noirs ou ses cheveux en bataille. Je repense à leurs chuchotements et me demande si c’était à propos de moi. Hardin s’intéresserait-il à moi ?

Alors que j’envisage cette idée, Mark tente de me convaincre :

– N’importe quelle couleur et finition de ton choix. Offert par la maison. Dix pots.

C’est un bon commercial.

Je mordille ma lèvre et réplique :

– Ok pour un rendez-vous.

Hardin rigole. Sa pomme d’Adam se soulève au rythme de son rire et ses fossettes ressortent encore plus. Ok, il est vraiment, vraiment sexy. Je n’en reviens pas de ne pas l’avoir remarqué tout de suite en arrivant. J’étais tellement obnubilée par ma mission que j’ai à peine fait attention au vert intense de ses yeux sous les néons du magasin.

– Marché conclu.

Hardin glisse les mains dans ses poches, et Mark lance un regard au garçon aux cheveux rasés.

Assez fière de ma petite négociation, je liste, l’air de rien, les couleurs dont j’ai besoin pour les bancs, les murs, les escaliers, mais en réalité, je suis déjà en train d’anticiper mon rendez-vous avec Hardin. Ce mystérieux garçon aux cheveux en bataille, à l’air innocent et timide, aurait donc besoin de marchander dix pots de peintures pour obtenir un rendez-vous ?

Molly

Quand il était petit, sa mère lui racontait des histoires sur les filles dangereuses. Plus une fille se montre odieuse et distante, plus elle est intéressée. Ce que les garçons doivent apprendre, c’est à leur courir après.

Mais ce que ces garçons apprennent en grandissant, c’est que la plupart du temps, quand une fille ne t’aime pas, c’est juste qu’elle ne t’aime pas. Ces filles-là ont grandi sans présence féminine pour leur indiquer comment se conduire. Leur mère rêvait d’une vie excitante, meilleure que celle qu’elle pouvait s’offrir. Alors, les filles n’eurent d’autres choix que d’apprendre toutes seules, en observant les comportements des garçons autour d’elles.

En grandissant, les filles saisirent parfaitement les règles du jeu et devinrent expertes en la matière.

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Au moment de tourner au coin de la ruelle sombre, je tire sur le bas de ma robe et j’entends le tissu craquer. Je me maudis d’avoir fait ça, encore.

J’aurais dû prendre le bus vers le centre-ville en espérant qu’il se produise… quelque chose.

Quoi exactement ? Je ne sais pas, mais je n’en peux plus. Je suis si fatiguée de me sentir comme ça. La sensation de vide vous fait parfois faire des choses que vous n’auriez jamais pu imaginer. Mais c’est la seule manière pour moi de combler ce putain de trou béant dans ma poitrine. Ce vide ne se remplit que lorsque les hommes me matent. D’ailleurs, ils ne se gênent pas pour le faire depuis que j’ai volontairement changé ma manière de m’habiller pour attirer leur regard. Ils me dégoûtent et sont complètement malsains, mais j’attise leur désir et les charme en un clin d’œil. Un simple sourire timide a tellement de valeur pour un homme qui se sent seul.

Avoir tant besoin de cette attention me rend malade. C’est la pire des douleurs, comme un feu incandescent qui me consume de l’intérieur.

Une voiture noire approche alors que je tourne à un autre coin de rue. Je fais semblant de regarder ailleurs lorsque le conducteur ralentit à mon niveau. Il fait nuit noire, et la ruelle en zigzag dans laquelle je me trouve se situe juste à côté des plus beaux quartiers de Philadelphie. Ici, les rues sont remplies de magasins qui ont tous un patio à l’arrière.

Il y a trop d’argent et si peu de chaleur humaine sur cette artère principale.

Dans un petit crissement, la vitre de la voiture se baisse automatiquement et le conducteur me demande :

– Je peux vous raccompagner chez vous ?

Son visage est légèrement ridé et ses cheveux poivre et sel soigneusement peignés de chaque côté. Son sourire est charmant. Il est plutôt pas mal pour son âge, mais une sonnette d’alarme résonne dans ma tête chaque fois que j’emprunte machinalement ce trajet, chaque week-end. L’air bienveillant qu’il se donne est aussi faux que mon sac Chanel. C’est l’argent qui fait ça. Je sais reconnaître ce genre de profil, maintenant. Ces hommes, avec leurs belles voitures si bien entretenues qu’elles se reflètent dans le clair de lune, ont beaucoup d’argent mais très peu de morale. Ils n’ont pas baisé leur femme depuis des semaines, voire des mois, et ils viennent ici chercher ce qu’ils n’ont pas à la maison. Mais je ne veux pas de son argent. Mes parents en ont déjà. Bien trop même.

– Je ne suis pas une pute, sale pervers !

En hurlant ces mots, je donne un grand coup de talon compensé dans sa belle voiture ridicule et remarque l’anneau qui brille à l’un de ses doigts.

Ses yeux suivent mon regard, et il cache sa main derrière son volant. Pauvre type !

– Bien tenté. Retourne voir ta femme, je suis sûre que quelle que soit l’excuse que tu lui as donnée, elle est bidon.

Je commence à m’éloigner alors qu’il me parle encore. La distance assourdit le son de sa voix et l’emporte dans les profondeurs de la nuit, sûrement dans un coin sombre. Je ne me retourne même pas.

La route est pratiquement déserte, normal pour un lundi soir, passé vingt et une heures. Les lumières des immeubles luisent faiblement, l’atmosphère est calme et silencieuse. Je passe derrière un restaurant du haut duquel s’échappe une nappe de vapeur en tourbillonnant. Une odeur de charbon de bois flotte jusqu’à moi. Ça sent tellement bon ! Ça me rappelle les barbecues dans le jardin que nous faisions avec la famille de Curtis quand nous étions plus jeunes. À l’époque où je les considérais comme ma seconde famille.

Je balaie cette pensée et réponds au sourire d’une femme d’une cinquantaine d’années, sortie en tablier et toque de chef sur la tête par la porte de service d’un restaurant. La flamme de son briquet scintille dans la nuit. Elle tire sur sa cigarette et, d’une voix rauque, me dit en souriant :

– Sois prudente par ici, petite.

En souriant, je lui fais un signe de la main et réponds :

– Toujours.

Elle secoue la tête et porte de nouveau la cigarette à ses lèvres. La fumée envahit l’air frais. La cendre rougeoyante émet un dernier crépitement dans la nuit silencieuse avant qu’elle tire sur le mégot jusqu’au filtre et l’écrase énergiquement par terre.

Je poursuis mon chemin. L’air semble se refroidir. Je me décale sur le côté de l’allée alors qu’une autre voiture passe. Elle est noire… Je regarde de nouveau et comprends qu’il s’agit de la même voiture noire que tout à l’heure. Elle ralentit, et un frisson parcourt mon dos. J’entends les pneus crisser sur les déchets qui encombrent le bas-côté.

J’augmente mon allure en passant derrière une benne à ordures afin de m’éloigner autant que possible du conducteur. J’accélère mon rythme et m’écarte plus loin.

Pourquoi suis-je si parano ce soir ? Chaque week-end, c’est le même scénario : j’enfile des vêtements immondes, j’embrasse mon père sur la joue et lui demande de l’argent pour le bus. Lui fronce les sourcils, me reproche de passer trop de temps toute seule et me dit d’avancer, de profiter de la vie avant qu’il ne soit trop tard.

Si avancer était si simple, je n’aurais pas besoin de faire tout ça : changer de vêtements, cacher les autres dans mon sac, puis me rechanger sur le chemin du retour.

Avancer. Comme si c’était facile.

Il me répète sans cesse :

« Molly, tu n’as que dix-sept ans. Tu dois prendre ta vie en main et profiter de tes meilleures années avant qu’elles ne te filent sous le nez. »

Si ça, ce sont les meilleures années de ma vie, alors je ne vois vraiment pas l’intérêt d’aller plus loin.

J’acquiesce à chaque fois, lui dis que je suis d’accord avec lui et souris en priant silencieusement pour qu’il ne compare pas sa perte à la mienne. La différence, c’est que ma mère, elle, voulait partir.

Mais ce soir, c’est différent. J’ai un sentiment étrange. Peut-être parce que le même mec s’arrête à côté de moi pour la deuxième fois en vingt minutes.

Je me mets à courir. Ma peur m’entraîne vers une route plus fréquentée par les voitures. Un taxi me klaxonne au moment où je trébuche en rejoignant le trottoir, à bout de souffle.

Je dois rentrer à la maison. Tout de suite. Mes poumons sont en feu et je n’arrive plus à respirer. Je recule sur le trottoir et regarde dans tous les sens. Tout à coup, une voix de femme crie derrière moi :

– Molly ? Molly Samuel, c’est toi ?

Je me retourne pour découvrir un visage familier. Elle est la dernière personne sur laquelle je désirais tomber. Je résiste pour ne pas partir dans la direction opposée quand mes yeux rencontrent les siens. Elle se dirige vers moi, un sac de courses marron dans chaque main. Alors qu’une mèche de cheveux glisse sur sa joue, Madame Garrett me demande :

– Que fais-tu là à cette heure-ci ?

– Rien, je marche.

J’essaie de tirer ma robe sur mes cuisses avant qu’elle m’observe de nouveau.

– Toute seule ?

Je lui réponds sur la défensive :

– Vous aussi vous êtes seule.

Elle soupire puis transfère tous ses sacs sur un seul bras avant de se diriger vers un van marron stationné au coin de la rue.

– Allez viens, monte dans la voiture.

Clic, la portière passager s’ouvre et je monte à l’intérieur, hésitante. Je préfère être dans cette voiture avec elle et son air réprobateur plutôt que dehors, avec le mec de la voiture noire qui n’a pas l’air de bien comprendre le sens du mot « non ».

Mon sauveur inattendu s’installe au volant et fixe la rue avant de se tourner vers moi.

– Tu sais, tu ne peux pas te comporter ainsi jusqu’à la fin de ta vie.

Son ton est sévère, mais ses mains tremblent sur le volant.

– Je ne fais rien de spécial.

– Ne fais pas comme si rien ne s’était passé.

Sa réponse me laisse penser qu’elle n’est pas d’humeur à faire des mondanités.

– Tu ne t’habilles plus du tout comme avant et je doute que ton père approuve. Tes cheveux sont roses, à mille lieues de ton blond naturel. Et tu traînes dehors à pas d’heure. Je ne suis pas la seule à l’avoir remarqué, tu sais. John, qui vient souvent dans mon église, t’a vue la nuit dernière. Il en a parlé devant tout le monde.

– Je…

Elle lève la main en signe de protestation.

– Je n’ai pas terminé. Ton père m’a dit que tu n’avais même plus l’intention d’aller dans l’Ohio. Après vous être préparés toutes ces années à y aller ensemble, toi et Curtis.

Le prénom qui sort de sa bouche glisse jusqu’à moi, brisant la carapace derrière laquelle je m’étais réfugiée. Cet épais néant qui me protégeait. Le visage de son fils apparaît devant moi et le son de sa voix emplit mes oreilles. Malgré la douleur, je la supplie :

– Arrêtez, s’il vous plaît.

– Non, Molly.

Je me tourne vers elle. Son visage se trouble, comme si des tonnes et des tonnes d’émotions restées coincées au chaud ces six derniers mois étaient maintenant sur le point d’exploser.

– C’était mon fils. Alors, je t’interdis de faire comme si tu avais plus de raisons de souffrir que moi. J’ai perdu un enfant – mon seul enfant – et maintenant je suis là, assise, à te regarder, douce Molly. Toi que j’ai vue grandir, toi que je vois se perdre aussi. Et je ne vais certainement pas continuer de me taire. Tu dois bouger tes fesses, aller à l’université. Partir de cette ville comme Curtis et toi l’aviez planifié. Continuer à vivre. C’est ce que nous devons tous faire. Et si j’en suis capable, alors bon sang, toi aussi.

Quand Madame Garrett s’interrompt, j’ai l’impression qu’elle vient de passer les deux dernières minutes à réduire mon estomac en bouillie. Elle a toujours été une femme silencieuse, à l’inverse de son mari qui fait toujours la conversation. Mais là, en l’espace de cinq minutes, elle s’est transformée, elle est devenue moins fragile en quelque sorte. Sa voix habituellement douce a pris une toute nouvelle intonation, et elle m’impressionne. Elle me brise le cœur aussi. Je prends conscience d’avoir laissé ma vie entre parenthèses pour mener cette existence lugubre.

Mais c’est moi qui conduisais la voiture.

C’est moi qui ai accepté de prendre le volant du petit camion de Curtis la nuit juste avant d’avoir mon permis. Nous étions excités comme des fous et son sourire était si convaincant. Je l’aimais de tout mon être et, quand il est mort, je me suis brisée en mille morceaux. Il était celui qui m’apaisait, m’assurait que je ne deviendrais pas comme ma mère. Cette femme qui ne vivait et n’aspirait qu’à devenir autre chose que simplement la femme de quelqu’un, dans une grande maison et un quartier luxueux. Elle passait ses journées à peindre et à danser dans notre grande maison, à chanter des chansons et à me promettre que nous sortirions vivantes de ce labyrinthe. Elle disait toujours :

« On ne finira pas nos jours ici. Je réussirai à convaincre ton père un jour. »

Elle n’avait tenu sa promesse qu’à moitié et disparu au beau milieu de la nuit, deux ans auparavant. Elle ne supportait pas l’idée d’être à la fois mère et femme. Elle en avait honte même. La plupart des femmes n’auraient jamais éprouvé de honte à ça. Ma mère, si. Elle réclamait toute l’attention sur elle, elle avait besoin que les gens connaissent son nom. D’ailleurs, elle m’en voulait quand ils ne la reconnaissaient pas, même si elle prétendait le contraire. Elle avait sans cesse honte de moi, me rappelait constamment ce que j’avais fait endurer à son corps. Elle me racontait à quel point son corps était magnifique avant que je n’arrive au monde. Elle agissait comme si j’avais demandé à être placée là, dans son ventre de femme égoïste. Une fois, elle me montra même les marques que j’avais laissées sur elle. Choquée, j’avais tressailli à la vue de sa peau meurtrie sur son ventre.

Même si j’avais ruiné son apparence, elle me promettait la lune. Elle me parlait de grandes villes lumineuses aux panneaux d’affichage géants en espérant être assez belle pour apparaître dessus.

Un matin tôt, après l’avoir écoutée me raconter le monde dont elle avait rêvé la nuit précédente, je la vis à travers les barreaux en métal de la rampe d’escalier, qui traînait sa valise sur le tapis vers la porte d’entrée. Elle fit volte-face et balança ses cheveux derrière ses épaules. Habillée comme si elle allait passer un entretien d’embauche, son maquillage était parfait et son brushing impeccable – elle avait dû utiliser la moitié d’une bombe de laque pour arriver à ce résultat. Surexcitée et confiante, elle réajustait délicatement ses cheveux.

Juste avant de partir, elle observa le salon qu’elle avait si joliment décoré et son visage se fendit d’un sourire que je ne lui connaissais pas. Puis elle referma la porte derrière elle. Je ne pouvais qu’imaginer sa joie, dehors, adossée contre la porte, à sourire comme si elle embarquait vers le paradis.

Je n’ai pas pleuré. J’essayais juste de graver toute la scène dans ma mémoire en descendant les escaliers sur la pointe des pieds. Ce qu’elle portait, les gestes qu’elle avait effectués. Je voulais me souvenir de chaque échange, chaque discussion, chaque marque d’affection que nous avions partagés. Même si je comprenais que ma vie était en train de changer. Je l’ai observé à travers la fenêtre du salon alors qu’elle montait dans un taxi, et j’ai fixé la route. Quelque part, j’ai toujours su qu’elle n’était pas fiable. Mon père avait peut-être la trouille de quitter la ville dans laquelle il avait grandi, où il avait un super travail, mais putain, lui au moins était fiable.

Madame Garrett touche avec précaution la pointe de mes cheveux roses.

– Tremper tes cheveux dans des colorants roses ne changera rien à ce qui s’est passé.

Je souris en entendant le choix de ses mots et prononce la première chose qui me vient à l’esprit.

– Je n’ai pas teint mes cheveux parce que j’ai vu votre fils se vider de son sang devant moi.

À ces mots, je me raidis en repensant à quel point la teinture rose foncé qui s’était écoulée dans le lavabo ressemblait à du sang.

Je repousse sa main. Et, ouais, mes mots sont durs. Mais putain, qui est-elle pour me juger ?

Pendant qu’elle encaisse ce que je viens de dire, je suis certaine qu’elle se représente le corps massacré de Curtis. Celui à côté duquel je suis restée assise pendant deux heures avant que quelqu’un ne nous vienne en aide. J’ai essayé d’arracher la ceinture du siège, mais c’était impossible. La manière dont la tôle s’était tordu en heurtant les rails du chemin de fer m’empêchait de bouger les bras. J’ai essayé pourtant. J’ai crié lorsque le métal a déchiré ma peau. Mon amour ne bougeait plus. Il n’émettait plus aucun son. Alors, j’ai hurlé. Contre lui, contre la voiture, contre l’univers tout entier, tout en luttant pour nous sauver.

Un univers qui m’a trahie et s’est obscurci à mesure que pâlissait son visage et que ses bras se ramollissaient. Maintenant, je suis reconnaissante à mon corps de s’être évanoui juste après qu’il est mort. Au moins, je n’étais pas forcée de rester assise là, à observer cette chose inanimée qui n’était plus lui. Observer et espérer qu’il se réveille d’une manière ou d’une autre.

Avec un léger soupir, Madame Garrett allume le contact et fait démarrer la voiture :

– Je comprends ta peine, Molly… Si quelqu’un peut la comprendre, c’est bien moi. J’ai tenté de trouver le moyen de continuer à vivre moi aussi. Mais toi, tu es en train de ruiner la tienne pour quelque chose dont tu n’es pas responsable.

Je suis déconcertée et tente de me concentrer en sortant mon bras par la vitre ouverte.

– Pas responsable ? C’est moi qui conduisais la voiture !

Le son de la tôle fracassée entrée en collision avec un arbre puis une barrière en fer résonne dans mes oreilles. Mes mains se mettent à trembler sur mes genoux.

– J’étais responsable de sa vie, et je l’ai tué.

Il était la vie. La vraie définition de la vie. Il était lumineux et chaud. J’aimais tout chez lui. Curtis pouvait trouver de la joie dans les choses les plus stupides et les plus simples. Je n’étais pas comme lui. J’étais plus cynique, surtout après le départ de ma mère. Mais il m’écoutait toujours quand ma colère m’entraînait à commettre un impair. À son anniversaire, il avait aidé mon père à nettoyer l’atelier de ma mère après que j’avais aspergé de peinture noire les précieuses toiles qu’elle nous avait laissées. Il ne m’a jamais demandé pourquoi j’avais souhaité qu’elle meure plus d’une fois.

Il ne m’a jamais jugée. Il me maintenait en équilibre mieux que je pouvais le faire moi-même. J’ai toujours pensé qu’il serait celui qui m’aiderait à surmonter les années à l’université ou à me faire des amis dans une nouvelle ville. Je n’ai jamais été douée pour cacher ce que je pense des gens, ce qui ne m’aide pas à me faire des amis. Il me disait toujours que tout allait bien, que j’étais bien telle que j’étais, que j’étais juste pénible d’être trop franche car il devait du coup assumer le rôle de l’hypocrite dans notre relation. Il prétendait aimer les prétentieux, les riches enfants BCBG de notre école. Il était toujours le gentil, celui que tout le monde aimait. J’étais son faire-valoir. Nous passions tellement de temps ensemble que tout le monde avait fini par m’accepter, moi et mon tempérament. C’était grâce à lui, je suppose, grâce à son charme. Il était ma raison d’être parce que, d’une manière évidente, il croyait en moi. Il était la seule personne qui m’accepterait et m’aimerait toujours. Mais il m’a abandonnée, lui aussi. C’est ma faute. Comme je suis sûre que ma mère est partie parce qu’elle en avait marre de cette ville, des habitudes de mon père et de sa fille blonde avec son nœud dans les cheveux.

La seule personne qui me faisait me sentir normale était partie aussi vite que la teinture rose dans les canalisations et que mes cheveux blonds ont disparu.

– J’ai un ami qui connaît du monde à Washington.

J’avais presque oublié où j’étais. En moins de dix minutes, mon esprit venait de revivre toutes les expériences merdiques de ma vie.

Elle me propose :

– Je pourrais lui demander s’il peut faire marcher quelques contacts pour te faire entrer dans une bonne école là-bas. C’est une jolie ville, tu sais. Saine et rafraîchissante. L’année est déjà bien entamée, mais j’essaierai si tu es partante.

Washington ? Qu’est-ce que j’irais foutre à l’université de Washington ?

Pourtant, j’envisage son offre. Je me demande si oui ou non j’ai toujours envie d’aller à l’université. Et alors que cette question me traverse l’esprit, je comprends que oui, j’ai envie de quitter cette ville horrible. Peut-être devrais-je accepter alors. Je rêvais souvent d’autres villes quand j’étais petite. Ma mère me parlait de Los Angeles et de sa température idyllique qui rendait chaque jour parfait. De New York et ses rues blindées de monde en permanence. Elle me parlait des villes glamour dans lesquelles elle voulait vivre. Si elle pouvait apprivoiser ces villes, je dois pouvoir m’acclimater à Washington.

Mais c’est si loin. À l’autre bout du pays. Mon père resterait ici, seul… Peut-être que ça lui ferait du bien. Il n’a presque plus aucun ami tant il passe de temps à s’inquiéter pour moi, à essayer de me rendre heureuse. Il ne pense même plus à sa propre vie. Peut-être que ça l’aiderait si je partais à l’université. Peut-être que cela permettrait un retour à la normale.

Et qui sait, peut-être que moi aussi je me ferais des amis. Ces gens qui vivent dans une grande ville ne seront sans doute pas intimidés par mes cheveux roses. Les filles de mon âge ne se sentiront sûrement pas menacées par mes vêtements sexy.

Je pourrais repartir à zéro et rendre Madame Garrett fière de moi.

Je pourrais donner à Curtis une raison d’être fier de moi lui aussi.

Washington pourrait être exactement ce dont j’ai besoin.

Assise dans la voiture de cette femme douce et gentille, cette mère d’un enfant aimé et perdu, je jure, maintenant, que je vais mieux faire.

À Washington, je ne prendrai pas de bus pour aller dans les endroits qui craignent. Je ne m’enfermerai pas dans le passé.

Je ne renoncerai pas à moi.

Je ferai uniquement des choses pour avancer, construire mon futur – et rien à foutre de ce que les gens pourront penser.

Melissa

La première fois qu’il rencontra cette fille, il la sous-estima. Il ignorait tout d’elle à ce moment-là, et aujourd’hui encore il n’en sait pas grand-chose. Il fit d’abord la connaissance de son frère et passa des nuits à se bourrer la gueule avec lui. Puis il apprit à le connaître et comprit à quel genre de personne il avait affaire. Un vrai serpent. Il rampait sur le campus comme si c’était son terrain de chasse privé. À repérer puis traquer sa proie.

Mais après l’avoir bien observé, il comprit que le serpent avait une faille : sa sœur. Elle était grande, avait de la prestance, la peau mate et les cheveux noir de jais. Plus sa haine envers le serpent grandissait, plus il s’intéressait à cette faille. Il ne pensait qu’à la manière dont il obtiendrait la fille comme si rien d’autre sur Terre n’avait d’importance. Rien d’autre que ses propres désirs malsains. Il se disait que le serpent devenait incontrôlable, qu’il répandait son venin comme une épidémie redoutable. Qu’il fallait stopper ça. Alors, il prépara son plan.

L’épidémie devait être éradiquée. Sa sœur ne serait rien d’autre qu’un dommage collatéral.

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La maison est si calme pour un vendredi soir. Mon père est à une réception à l’hôpital pour fêter sa promotion et tous mes amis sont à une fête. Aucune de ces deux possibilités ne me tente vraiment.

Je serais bien allée à cette fête si ce n’était pas à la fraternité où traîne mon frère. Il me surprotège tellement que je n’arriverais pas à m’amuser là-bas. C’est trop frustrant.

La réception serait peut-être une meilleure option, mais juste un petit moment. Mon père est le docteur le plus prestigieux de la ville. Il est meilleur docteur que père… mais il fait ce qu’il peut. Son temps est rare et cher. Je ne peux pas lutter contre ces gens malades dont les factures paient l’immense maison dans laquelle je me trouve actuellement, à ne faire que me plaindre.

Comme je me sens un peu coupable, j’attrape mon téléphone et envoie un texto à mon père pour lui dire que je viendrai quand même. Mais je réalise soudain qu’il est déjà plus de neuf heures et que la réception a commencé à huit heures. Si j’y vais, ça sera juste en coup de vent et je ne veux surtout pas donner une raison supplémentaire à sa petite amie de se plaindre de moi. Tasha a seulement trois ans de plus que moi. Elle fréquente mon père depuis plus d’un an maintenant. Je serais sans doute un peu plus compréhensive si je n’avais pas été dans le même lycée qu’elle et si, surtout, elle n’avait pas été une telle peste. En plus, elle prétend ne pas se souvenir de moi alors que je sais pertinemment que si.

Peu m’importe qu’elle soit désagréable avec moi. Je ne me plains pas d’elle auprès de mon père. Tant qu’elle le rend heureux, c’est le principal. Elle sourit quand il la regarde, rit à ses blagues vieillottes. Je sais qu’elle ne tient pas à lui autant qu’elle le devrait, mais mon père s’est amélioré depuis qu’elle a débarqué à son cabinet avec un doigt cassé et un décolleté rebondi. Mon père a bien plus mal vécu le divorce que ma mère qui, elle, a rapidement annoncé qu’elle retournait vivre au Mexique chez mes grands-parents, le temps de se retourner.

Je me demande qui elle pense berner. Elle s’est vu accorder suffisamment d’argent lors du partage des biens pour s’offrir une vie de princesse.

Plutôt que de déranger Tasha et mon père, j’envoie un texto à Dan. Il sort avec une fille que j’ai connue au lycée, mais contrairement à moi, elle y est toujours. Mon frère a beau être protecteur et loyal, il n’en reste pas moins un vrai porc. Oui c’est ça, un vrai porc. J’essaie de rester éloignée le plus possible de ses petits jeux de drague. Ses amis aussi sont des porcs, plus jeunes et bien pires que lui. Il aime s’entourer de gens aussi nuls que lui pour se sentir mieux. Je suppose qu’il cherche à être le roi de la jungle.

Dan me répond rapidement : JE PASSE TE PRENDRE DANS VINGT MINUTES.

Je lui renvoie un smiley et saute du lit pour me préparer. Je ne suis pas maquillée et porte un t-shirt gris à l’effigie de mon université. Je peux faire mieux que ça. En revanche, je dois faire attention à ne pas m’habiller trop sexy, sinon mon frère m’embêtera toute la soirée.

J’ouvre mon placard et fouille dans la montagne de robes noires à sequins. J’ai trop de robes. Ma mère me donnait toujours les siennes quand elle les avait portées une fois. Mon père pensait la rendre heureuse en lui offrant des robes à strass et des décapotables rouges. Il faut croire que ça n’a pas suffi. Au moment de partir, elle m’a proposé de la suivre au Mexique. Mais aussi bizarre que ça puisse paraître, il n’était tout simplement pas question que j’abandonne mon équipe de natation. C’est ce qui compte le plus pour moi à Washington. C’est bien la seule chose – en dehors de mon père et de mon frère – qui me manquerait. Dan, lui, a envisagé de partir, mais il ne voulait pas me laisser ici. Ou ne pouvait pas, vu qu’il passe son temps à me surveiller.

Après avoir essayé deux robes pour finalement les remettre dans le placard, j’opte pour une combinaison que je n’ai encore jamais portée. Elle est toute noire, hormis quelques petits imprimés sur les bretelles. Assez moulante pour mettre mes fesses en valeur, suffisamment casual pour aller à une fête et couvrante juste ce qu’il faut pour que mon frère me fiche la paix.

Alors que je termine de me préparer, j’entends Dan klaxonner dehors. J’attrape mon sac et descends précipitamment les escaliers. Si je ne me dépêche pas, les voisins vont encore se plaindre du bruit. Je compose rapidement le code du système d’alarme et ferme la porte à clé. Lorsque j’arrive devant l’Audi de Dan, je m’aperçois qu’il a amené des potes avec lui. Mon frère ordonne à l’un d’eux :

– Logan, laisse-la monter devant.

J’ai côtoyé plusieurs fois Logan, qui a toujours été très sympa avec moi. Il a tenté de me draguer une fois lors d’une soirée. Quand je me suis extirpée du canapé, il s’est rendu compte que je faisais une tête de plus que lui et m’a finalement précisé que nous ferions mieux de rester amis. J’ai rigolé en confirmant ses dires, amusée par sa gentille plaisanterie. Depuis, il est celui que je préfère dans sa bande d’amis débiles. Alors que Logan détache sa ceinture, je lance à mon frère :

– C’est bon, je monte à l’arrière.

Une fois installée, je me retrouve à côté d’un mec aux cheveux noirs et bouclés qui lui cachent la moitié du visage. Ils sont ramenés sur le côté d’une drôle de façon, mais s’accordent parfaitement avec ses piercings à l’arcade et à la lèvre. Il ne décroche pas de son portable quand je m’assieds à côté de lui, et ne me dit même pas bonjour.

Dan me regarde dans le miroir du rétroviseur.

– Ignore-le.

Levant les yeux au ciel, je sors moi aussi mon portable, histoire de passer le temps durant le trajet.

Arrivé devant la fraternité, il n’y a pas de place pour se garer. Dan me propose de me déposer devant pour que je n’aie pas à marcher. Je m’exécute et sors avant d’entendre une autre portière claquer. En levant les yeux, je m’aperçois que c’est le mec qui était à côté de moi. Il marche tranquillement vers la maison quand Dan lui hurle :

– Enfoiré !

L’inconnu lève la main en l’air et lui fait un doigt d’honneur. Je le suis dans le jardin avant de m’adresser à lui :

– Je pense que tu ferais mieux de rester avec eux.

Une bande de filles le regardent avec insistance au moment où nous passons près d’elles ; l’une d’elles chuchote quelque chose à l’oreille de sa copine, puis elles se tournent toutes vers moi. Je regarde leur visage ridicule, bien trop maquillé, et leur demande :

– Vous avez un problème ?

Les trois filles secouent la tête. Elles ne semblaient pas s’attendre à ce que je les interpelle de la sorte.

Eh bien, elles avaient tort. Je ne suis pas tendre avec les chichiteuses blondes dans leur genre, qui parlent derrière le dos des gens pour se donner de l’importance.

Le garçon aux cheveux ondulés me dit d’une voix grave :

– Elles ont dû se pisser dessus.

Je jurerais avoir perçu un accent anglais. Il ralentit son pas, mais ne se retourne pas vers moi. Ses bras sont couverts de tatouages. Même si je n’arrive pas à tous les distinguer, je sais qu’ils ne sont pas colorés, seulement noirs. Ça va bien avec son jean et son t-shirt noirs. Ses boots émettent un bruit sourd dans l’herbe qu’il écrase.

J’essaie de m’adapter à son rythme, mais ses enjambées sont trop grandes. Il est grand, il fait plusieurs centimètres de plus que moi.

– J’espère bien !

En prononçant ces mots, je jette un dernier regard au groupe des filles. Elles sont passées à autre chose et s’occupent maintenant d’une nana bourrée en robe courte qui trébuche vers elles.

Toujours silencieux, nous pénétrons dans la maison. Arrivés dans la cuisine, sans même se retourner, il fait sauter le bouchon d’une bouteille de whisky avant d’en prendre une gorgée. Il m’intrigue maintenant. Alors que Dan et Logan entrent dans le salon, je décide de m’éloigner du garçon tatoué. J’attrape une bouteille de vin dans le seau à glace sur le bar et rejoins mon frère. Il est assis sur le canapé, une bière à la main. Il sent déjà l’herbe, et ses yeux sont injectés de sang. Je lui demande :

– C’était qui, ce mec dans la voiture ?

– Qui ? Hardin ?

Son visage change d’expression. Il semble contrarié par ma question. Hardin ? C’est quoi ce nom ?

– Ne t’approche pas de lui, Mel. Je suis sérieux.

Je lève les yeux au ciel. Ça ne vaut pas la peine de polémiquer avec lui. Il n’a jamais approuvé aucun de mes petits amis et, pourtant, il a tenté de me caser avec son meilleur pote Jace, qui est de loin le plus répugnant de tous. Clairement, les critères de mon frère sont aussi variables que les hauts et les bas de sa consommation de drogue et d’alcool.

Mon frère tapote un coussin près de lui. Je m’assieds discrètement et observe les gens un instant. Le volume de la musique monte d’un cran, les verres se remplissent de plus en plus et les esprits s’échauffent.

Quelques minutes plus tard, Logan demande à mon frère s’il veut allumer un autre joint. Je balaie la salle des yeux à la recherche d’Hardin. Je ne pense vraiment pas pouvoir me faire à ce nom.

Il est là, seul dans la cuisine, debout contre le bar. La bouteille de whisky a visiblement diminué depuis tout à l’heure, disons quinze minutes plus tôt.

Il aime donc faire la fête. Bien.

Je me lève rapidement du canapé. Un peu trop vite. Quand Dan agrippe mon bras, je me dis qu’il va falloir lui donner une bonne excuse pour quitter la pièce. Si je lui dis que c’est pour rejoindre Hardin, je sais qu’il me suivra.

– Où vas-tu ?

– Aux toilettes.

Je mens, mais je n’ai pas le choix. Je déteste que chaque fois qu’il m’invite à l’une de ses soirées, il se prenne pour mon père dès que je ne suis plus près de lui.

Il me regarde fixement et tente d’évaluer s’il peut me croire ou pas, mais je me détourne. Je sens ses yeux sur moi quand je traverse le salon et me dirige vers les escaliers. Les seules toilettes dans cette immense maison sont en haut, ce qui n’a aucun sens, mais voilà, c’est une fraternité.

Je monte tranquillement les marches. Lorsque j’arrive en haut, je jette un dernier coup d’œil à mon frère, me retourne et, tout à coup, je me prends un mur sombre en pleine face. Sauf que ce n’est pas un mur, c’est Hardin.

– Merde, pardon !

J’essuie la trace humide sur son t-shirt causée par le vin que je viens de renverser. Je le charrie :

– Au moins, la tache ne risque pas de se voir.

Ses yeux verts sont si intenses que je dois détourner le regard. D’un ton neutre, limite désobligeant, il me répond :

– Ah, ah ! Très drôle !

Pas très sympa. Sans réfléchir, je lui lance :

– Mon frère m’a dit de me tenir éloignée de toi.

La façon qu’il a de me regarder est insoutenable. Ça me rend folle de le regarder fixement, mais je ne baisserai pas les yeux. J’ai l’impression qu’il est habitué à ce que les filles fassent ça. Je me dis que c’est comme ça qu’on perd avec lui.

Il soulève un sourcil, celui qui a le piercing.

– Il t’a dit ça ?

Ouais, c’est sûr, il a un accent anglais. J’aimerais le lui faire remarquer, mais je sais à quel point c’est énervant que les gens commentent la manière dont vous parlez. On me le fait tout le temps.

J’acquiesce d’un signe de tête, et l’Anglais récidive :

– Et pourquoi donc ?

Je ne sais pas… même si j’aimerais bien. Je plaisante :

– Tu dois être vraiment odieux si Dan ne t’aime pas.

Ça ne le fait pas sourire.

Mes épaules sont tendues maintenant. Le magnétisme d’Hardin m’a déjà captée.

– Si on commence à prendre en compte l’avis de ton frère, on est baisés.

Mon réflexe est de prendre la défense de mon frère, de lui dire qu’il n’est pas si mauvais mais juste incompris. Je devrais le défendre après ce qu’il vient de dire.

Et puis je me rappelle le jour où toute la famille de l’ancienne petite amie de Dan est venue à la maison. La pauvre fille, enceinte, se cachait derrière son père, furieux. Mon père a signé un chèque et ils ont emporté à jamais avec eux mon neveu ou ma nièce. Au fond de moi, j’ai conscience que quelque chose cloche chez mon frère, mais je refuse de voir la vérité en face.

Jusqu’à présent, entre ma mère, mon père et cette Tasha, il est tout ce que j’ai.

Je rigole :

– Je suis sûre que tu es cent fois mieux que lui.

Hardin passe sa main tatouée dans ses cheveux pour les dégager de son front.

– Non. Je suis pire.

Il plonge son regard dans mes yeux noisette et, quelque part, je sais qu’il est sérieux. Je devine l’avertissement derrière ses mots ; mais quand il me tend la bouteille de whisky à moitié vide, je prends une gorgée.

La liqueur est brûlante dans ma gorge. Autant que son regard.

Et j’ai la sensation qu’Hardin est fait de cette même essence.

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À SUIVRE…