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Les tasses s’entrechoquent dans l’évier. Il déborde d’assiettes, de verres, de mugs et de couverts sales. Je maudis mon lave-vaisselle qui a bien entendu choisi le pire moment pour rendre l’âme. Je vais devoir m’en occuper en rentrant, mais pour l’instant je suis terriblement en retard.
— Hope, mon cœur, viens mettre tes chaussures.
Ma petite Boucle d’or court vers moi. Je souris, l’attrape à la volée et la fais voltiger dans mes bras. Elle rigole. Son rire cristallin agit comme un baume sur mon cœur encore meurtri, comme si ce simple son le faisait battre à nouveau. Je l’aide à s’asseoir sur une chaise. Elle gigote pendant que je lui enfile ses chaussettes. Si elle a hérité de mes cheveux blonds et de mon côté chatouilleux, ses yeux bleus sont une parfaite réplique de ceux de son père. Elle n’a que quatre ans, mais elle fait déjà preuve de beaucoup d’autorité. Mi-ange, mi-démon, la petite chipie n’aime pas qu’on lui refuse quoi que ce soit.
— Tu as pris Nana ?
Hope me sourit et agite son lapin rose devant mon nez. Je la chatouille et elle s’esclaffe. Je finis tout juste de nouer ses lacets lorsque, d’une voix tristounette, elle me dit :
— Maman ?
— Oui, mon cœur ?
— Veux pas aller chez Tata Tess et Tonton Tristan.
— Et pourquoi ? Je croyais que tu aimais bien jouer avec tes cousins.
Je l’écoute me raconter que Katie n’est plus sa copine. Il est vrai qu’à quatre ans se voir refuser le dernier Kinder Surprise de la boîte est une cause de rupture. J’ai beaucoup de mal à garder mon sérieux. Je me baisse pour être à la hauteur de son visage et frotte mon nez contre le sien. Hope glousse de plaisir. Je profite de sa bonne humeur pour lui expliquer mon point de vue :
— Tu sais, ma puce, Katie fait partie de la famille, et tu sais ce qui est bien dans une famille ?
Ses boucles dorées s’envolent quand elle secoue la tête de droite à gauche.
— Quoi qu’il arrive, on se pardonne tout.
Je lui laisse un petit moment pour comprendre ce que je viens de lui dire. Je regarde ses fins sourcils se froncer et sa bouche s’ouvrir en un parfait petit o. Heureuse de la voir dans de meilleures dispositions, je l’embrasse sur le front et la repose par terre. J’attrape mon sac à main sur la table du salon, évite de justesse d’écraser une poupée qui traîne par terre et me dirige déjà vers la porte de l’appartement. Pressée par le temps, je prends Hope dans mes bras et nous nous mettons en route.
Il nous faut une bonne demi-heure de voiture pour atteindre notre destination. Après m’être garée dans l’allée fleurie de Tess, j’aide ma fille à sortir de son siège auto et attrape son petit sac à dos. Ma meilleure amie nous rejoint sur le palier. Quand ses yeux se posent sur moi, elle devine immédiatement mon humeur. Sans se départir de son sourire, elle me demande ce qui ne va pas. Comme il ne sert à rien d’essayer de cacher quoi que ce soit à Tess, je lui explique :
— Je suis angoissée, Tess. J’ai rendez-vous dans moins d’une heure avec mon éditeur pour parler d’un tout nouveau projet. La boîte veut lancer une plate-forme numérique d’échanges auteurs/lecteurs. Ils veulent que j’en sois l’ambassadrice.
— C’est une bonne chose de vouloir promouvoir l’édition numérique et de mettre en valeur de nouveaux écrivains, non ?
— Bien sûr. Si tout est fait dans de bonnes conditions. Je dois rencontrer le concepteur de l’application ce matin. Je verrai bien ce qu’il propose.
— Tu te poses beaucoup trop de questions, Lil’. Si tu veux un conseil, respire un bon coup et laisse le destin se charger du reste. Pour moi, c’est toi la meilleure, alors va travailler, je suis sûre que tu vas encore nous épater !
J’offre à ma meilleure amie l’un de mes rares sourires. Avec Tess, tout est toujours simple. Je lui raconte mes angoisses et elle me pousse à les dépasser. C’est donc le cœur plus léger que j’embrasse ma petite Hope et prends la direction du centre-ville.
La chaleur de ce début d’été est tout simplement étouffante. Je tourne le bouton de la clim à son maximum. Quand, quatre ans plus tôt, nous avons tous fait le choix de déménager dans le sud de la France, fuyant nos démons, nous n’imaginions pas qu’il serait aussi dur de nous habituer à ces violentes hausses de température. Le premier été avait été le plus terrible mais, quand l’hiver était arrivé, nous avions été conquis par sa clémence et sa douceur. Bon, les calanques, les petites criques d’eau transparente et les balades dans l’arrière-pays ont aussi pas mal joué en faveur de Marseille.
Après avoir passé trois quarts d’heure dans les embouteillages, j’arrive enfin devant le siège de ma maison d’édition. Alors que je gare ma voiture dans le parking souterrain et m’engouffre dans l’ascenseur, je remercie le ciel qu’un dénommé Albert Leduc, grand dénicheur de talents littéraires, ait désiré quitter la capitale et fonder son entreprise ici. D’une main nerveuse, je lisse la jupe de mon tailleur et essaie en vain de coincer dans mon chignon les quelques mèches rebelles qui s’en échappent. Je détestais, déteste et détesterai toujours ces satanées boîtes de métal.
Mes yeux se posent sur ma bague. Comme toujours, mon cœur se serre à la vue de mon alliance. Cela fait quatre ans que j’ai perdu l’homme de ma vie. Pour certains, cette période semblerait suffisante pour passer à autre chose, mais moi, il me semble toujours que la tragédie qui a changé ma vie s’est produite hier. Si je n’avais pas Hope pour me rappeler que le temps passe, je serais sûrement encore enfermée chez moi, au fond de mon lit.
Pourtant, chaque jour, je me lève et je parle à ma fille de son père. Elle est encore trop jeune pour comprendre la portée de mes mots. Je trouve néanmoins très important de garder son souvenir vivant dans nos vies. Le temps passe tellement vite et les soucis arriveront bien assez tôt. D’ici quelques années, mon bébé sera grand. Je redoute cruellement la période de l’adolescence et les questions qu’elle soulèvera. Comment expliquer à une enfant qu’elle est née le jour de l’enterrement de son père ? Comment lui faire comprendre qu’elle a fait du pire jour de ma vie le plus beau ?
Je soupire et, pour toute réponse, les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Maxime, le responsable de la collection, me saute aussitôt dessus. Ses cheveux bruns sont coupés courts, ses yeux verts pétillent toujours de malice et sa bonne humeur est communicative. Si seulement j’étais capable d’aimer, je pourrais me laisser aller dans les bras d’un homme comme lui.
— Hé, Max ! Je ne suis pas en retard, j’espère ?
— Non, non, mais j’ai une bonne nouvelle et je voulais juste être le premier à te l’annoncer.
L’étincelle d’excitation qui brille dans son regard attise ma curiosité. Très intriguée, je l’invite à continuer.
— Dis-moi tout !
— Les derniers accords ont été signés ! Le film va bientôt voir le jour, Lillie !
Je me force à sourire en ravalant la boule de tristesse qui me monte dans la gorge. Très peu de personnes sont au courant du caractère autobiographique de mon texte. Ce livre a été ma thérapie, mon second enfant, et ce projet de film à l’américaine me fait terriblement peur. Encore mal à l’aise avec cette idée, je change volontairement de sujet :
— Super ! Et si tu me parlais plutôt de ton nouveau projet ?
— Je passe mon tour. M. Evans en fera une bien meilleure présentation.
Je soupire et me résigne à le suivre dans la salle de réunion qui jouxte son bureau. Il s’installe en bout de table, je prends place à sa droite. Ses collaborateurs se joignent à nous les uns après les autres et nous n’attendons bientôt plus que le prodige informatique new-yorkais.
Je sirote du bout des lèvres ma tasse de thé encore brûlante. Tout le monde s’agite autour de la table. Mauvais point pour notre invité : il est en retard.
Je commence également à m’impatienter. Je joue avec mon stylo et me mets à dessiner des lignes confuses sur une feuille blanche quand la porte s’ouvre enfin. Je lève aussitôt les yeux de mon œuvre d’art pour le moins abstraite. Je suis curieuse de découvrir quel homme peut bien se cacher sous le nom de M. Evans mais, lorsque mon regard croise le sien, mon cœur s’arrête. Mon mug m’échappe et se renverse sur la table.
NON, MAIS JE RÊVE !
Ce n’est pas possible… Que fait-il là ? Mes yeux se perdent dans l’azur des siens, pourtant je sens un puissant sentiment de colère monter en moi. J’ai encore en tête chaque mot de notre toute dernière conversation, quatre ans plus tôt. À l’époque, monsieur se faisait appeler Lou Vigneron. Il était le meilleur ami de l’homme qui partageait ma vie. C’était mon ami, enfin c’est ce que je croyais. Mais Lou avait fui. Il avait abandonné le navire au plus mauvais moment, me laissant seule face à mon désespoir. Le voir ici, après toutes ces années de silence, me retourne l’estomac.
Je refuse de le regarder plus longtemps. Mon exaspération est telle qu’il m’est impossible de réprimer mes tremblements. Je me lève et, sous les regards ébahis de l’assistance, je m’excuse et sors de la pièce.
Dans un état second, je me dirige vers l’ascenseur. Je veux m’éloigner aussi vite que possible de cet homme qui fait remonter en moi beaucoup trop de souvenirs. J’appuie sur le bouton d’appel et, à peine les portes d’acier entrouvertes, je m’engouffre dans la cabine. Quand elles commencent à se refermer, je soupire de soulagement.
C’était compter sans Lou, qui pénètre au tout dernier moment dans l’habitacle.
Je suis à nouveau dans cette foutue voiture. J’ai fait ce cauchemar un million de fois en quatre ans, pourtant il me ravage toujours autant le cerveau. C’est le genre de cauchemar qui vous hante, un enfer dont vous rêvez de sortir. C’est mon purgatoire.
La scène se déroule au ralenti devant mes yeux horrifiés. La fourgonnette noire aux vitres teintées fonce droit sur nous. Son pare-buffle vient s’encastrer dans la portière de la décapotable de mon meilleur ami. J’entends parfaitement les moindres bruits. De la tôle froissée aux craquements immondes des os qui se brisent. Nous sommes projetés contre la barrière de sécurité. L’impact est si fort, si violent qu’il ne reste bientôt plus de nous qu’un tas de ferraille fumant.
Je rampe hors du véhicule. Les débris de verre m’écorchent la peau. Je me relève avec difficulté. Ma jambe gauche me fait un mal de chien, mais qu’importe ! Une seule chose m’obnubile. Je crie son nom. Pas de réponse. La peur me noue les entrailles. Je fais le tour de la voiture. Vincent est toujours coincé sur son siège, la tête en bas, inconscient. J’essaie d’ouvrir la portière, sans résultat. Les gens arrivent de toutes parts. Je n’y fais pas attention. Je m’allonge à plat ventre à même le bitume. Je repère immédiatement la plaie au niveau de son abdomen. L’odeur du sang me retourne l’estomac. Instinctivement, je plaque mes mains sur son ventre et appuie avec force. Les larmes aux yeux, le corps tremblant, je sens les dernières pulsations de son cœur sous mes doigts et l’horreur de la situation me réveille, une nouvelle fois, en sursaut.
Je me redresse vivement dans mon lit. Un peu trop brusquement pour la jeune femme brune qui dort à mes côtés. Elle grogne dans son sommeil et se retourne. Je soupire. Mon cœur bat la chamade.
Je me lève aussi doucement que possible et titube jusqu’à la salle de bains. À peine remis de mes émotions, les mains tremblantes, j’ouvre le robinet d’eau froide de la douche et me glisse immédiatement sous le jet. La morsure de l’eau glacée sur ma peau me fait un bien fou. Pourquoi a-t-il fallu que je laisse le volant à Vincent ce jour-là ? J’aurais dû être à sa place. Je n’aurais manqué à personne, hormis à mes parents. Lui n’aura jamais l’occasion de voir sa fille grandir, de pouvoir épouser la femme qu’il aime.
Lillie… En pensant à la jeune femme, mon cœur se serre. Comment va-t-elle ? A-t-elle réussi à remonter la pente ? M’a-t-elle oublié ? Je secoue la tête, chassant au loin toutes ces questions inopportunes. Ma journée s’annonce assez compliquée pour que son image ne vienne pas me hanter à chaque minute.
Je sors de la douche, noue une serviette autour de ma taille et prends la direction de la cuisine pour me faire un café. Je n’ai jamais aimé ces appart’hôtels. Le côté impersonnel me renvoie à mon style de vie bien trop nomade. Si jamais mon projet aboutit, il me faudra chercher un nouveau pied-à-terre dans le coin.
Je mets en route la cafetière, j’allume mon PC portable et je parcours rapidement mes mails. Un message de mon père m’y attend. Je grimace devant l’intitulé : Date pour la passation de pouvoir. Dans quelques semaines, je deviendrai officiellement le nouveau P-DG d’Evans électronique. EVE est une société prospère, à l’évolution constante, mais je ne suis pas sûr d’être à la hauteur de ce poste.
Je suis ce que l’on appelle communément un geek. À mes heures perdues, j’aime trifouiller dans les entrailles de mon PC, mais également m’allonger à l’ombre d’un arbre et lire un bon roman. Toute ma vie j’ai été tiraillé par ces deux passions, la littérature et les ordinateurs.
J’ai conçu, il y a peu, une toute nouvelle application qui permettra aux éditeurs non seulement de pouvoir repérer de nouveaux talents, mais également de pouvoir s’adapter plus facilement à la demande et aux envies en constante évolution de leur clientèle. Je suis censé la présenter dans moins d’une heure et je ne suis même pas habillé. Je vais être très en retard. La ponctualité n’a jamais été mon fort.
Je me prépare en vitesse. J’écris un petit mot à Camille, la jolie brune rencontrée la veille, et je le dépose sur mon oreiller. Je lui jette un dernier coup d’œil. Elle est jolie, plutôt sympa, mais pas pour moi. Ce soir, elle sera de l’histoire ancienne. Une de plus dans mes tentatives infructueuses d’oublier la seule femme que je veux et que je ne pourrai jamais avoir.
Sur le chemin qui mène à mon rendez-vous je me repasse mon speech en boucle. Je sais que le directeur de collection est emballé par mon idée, mais il me reste à convaincre son équipe et, surtout, le tout nouvel écrivain en vogue. Je ne connais pas son vrai nom, juste son pseudonyme, Linéas. Habituellement, j’essaie de lire les œuvres de mes clients, mais j’avoue avoir fait l’impasse sur celui-ci. Le Young Adult et la New Romance, très peu pour moi. J’ai entendu dire que les studios s’arrachent, en ce moment même, les droits cinématographiques de son roman. Je me contenterai donc du film.
J’arrive devant le bâtiment avec une demi-heure de retard. Je gare rapidement ma voiture de location et saute dans l’ascenseur. Trois étages plus haut, je suis accueilli par la secrétaire de M. Louis. C’est une jolie blonde aux grands yeux bleus. Lorsqu’elle m’ouvre la porte de la salle de réunion, je lui adresse mon plus beau sourire, ravi de voir ses joues rosir légèrement. Je me détourne de ce petit trésor et j’entre dans la pièce. Tous les regards se posent instantanément sur moi, mais moi, je n’en vois qu’un.
J’ai rêvé tant de fois de ces prunelles noisette pailletées de vert… Je dois me pincer pour être sûr qu’elles sont bien réelles. Je regarde avec attention ses lèvres se serrer, ses joues se teinter de rouge, ses doigts jouer nerveusement avec une mèche de cheveux échappée de son chignon. Mon cœur s’emballe. En un instant, ces quatre dernières années d’éloignement n’ont plus la moindre importance.
Mais que fait-elle là ? Sans me laisser l’occasion de prononcer un seul mot, elle se lève de sa chaise, s’excuse et sort précipitamment de la pièce, sans un geste, sans un regard vers moi. Si je ne suis pas vraiment étonné par sa réaction, les autres la regardent bouche bée.
— Monsieur Evans, je vous prie de bien vouloir excuser le comportement de Mme Leroy. Je ne sais vraiment pas ce qui lui prend.
— J’ai ma petite idée. Excusez-moi une minute, Maxime, je reviens tout de suite.
Je n’ai pas encore franchi le seuil de la porte que des murmures s’élèvent déjà tout autour de moi. Je les ignore. Il faut que je la rattrape avant qu’elle ne se sauve. Je dois lui parler, arranger les choses entre nous, ne serait-ce que pour pouvoir un jour rencontrer la petite Hope. Ressemble-t-elle à son père ?
J’entraperçois Lillie au fond de l’ascenseur, j’accélère le pas et réussis à me glisser entre les portes coulissantes. Elle me fusille du regard. Dieu, qu’elle m’a manqué !
— Qu’est-ce que tu me veux, Lou ?
Sa voix est froide et cassante. Comme à l’époque, je ne peux m’empêcher de la charrier un peu.
— Oh ! Ravi de voir que tu as toujours aussi bon caractère.
Ses frêles épaules se crispent, tout son corps se raidit sous l’effet de la remarque. Une lueur de défi s’allume dans ses yeux quand elle réplique, sarcastique :
— Vous pouvez toujours aller au diable, monsieur Vigneron ! Ou plutôt devrais-je dire : monsieur Evans.
Je suis légèrement étonné par sa repartie. Je pensais qu’elle connaissait mon nom entier. Je lui explique que Vigneron est le nom de famille de ma mère, Evans celui de mon père. Les deux étant tout aussi importants pour moi, j’utilise aussi bien l’un que l’autre au gré de mes envies. Mon explication la laisse indifférente.
— Grand bien te fasse !
— Oh allez, Couette Couette ! Tu ne vas tout de même pas m’ignorer alors que nous ne nous sommes pas vus depuis quatre ans !
Je peux sentir l’ampleur de sa colère quand elle m’assène un « Je vais me gêner » des plus directs. Je ne comprends pas toute cette rage qu’elle semble garder en elle. Même si j’ai toujours su que rien ne pourrait jamais arriver entre nous, j’avais espéré qu’un jour nous pourrions redevenir amis. Sincèrement déstabilisé, je lui demande :
— Mais pourquoi ?
Alors, elle explose.
— Pourquoi ? Tu te fous de moi ? Tu es parti, Lou ! Tu m’as abandonnée ! Tu m’as laissée seule avec mon chagrin. C’est trop facile de revenir quatre ans plus tard, la bouche en cœur, et de faire comme si de rien n’était ! Pas un coup de téléphone, pas un message, rien ! Je n’ai absolument RIEN eu et tu te permets de faire irruption dans ma vie, dans mon travail ? Je n’ai plus besoin de toi. Ma vie me suffit telle qu’elle est.
Je suis transporté quatre ans plus tôt, quelques heures à peine après son accouchement. Je venais d’assister aux funérailles de mon meilleur ami, j’éprouvais des sentiments qu’il m’était interdit de ressentir pour elle et j’étais incapable de gérer toutes ces conneries, tout en essayant de garder secrètes les causes de l’accident. Il m’était impossible de rester près d’elle quand je ne rêvais que de son corps contre le mien. Ce n’était ni plus ni moins que de la torture psychologique. J’étais parti parce qu’elle m’avait dit qu’elle comprenait mon choix !
Complètement retourné par ses accusations, je ne la retiens pas. Je la regarde franchir les portes de l’ascenseur sans rien faire. Je suis assommé, incapable de la moindre réaction. A-t-elle ressenti le même déchirement à mon départ quatre ans plus tôt ? Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Je pensais m’être éloigné pour son bien, mais finalement n’était-ce pas plutôt pour fuir mes propres sentiments ? J’avais promis à Vincent de m’occuper d’elle s’il lui arrivait malheur, et à la première occasion j’ai rompu ma promesse. Je dois mettre ma libido de côté et arranger les choses avec elle.
Fort de cette nouvelle résolution, je presse à nouveau le bouton du troisième étage. Première étape, il faut que je décroche ce contrat.
Assise sur l’un des bancs en pierre grise du parc qui jouxte la maison de Tess, j’observe sans vraiment les voir la petite dizaine d’enfants qui jouent là.
Pourquoi, maintenant que ma vie a recouvré un semblant d’équilibre, le destin remet-il Lou sur mon chemin ? Je mentirais en disant que je n’ai jamais pensé à lui ces quatre dernières années. J’ai même souvent souhaité savoir ce qu’il était devenu, mais de là à le voir débarquer dans ma vie, il y a tout un monde.
Je soupire et repousse Lou aussi loin que mon esprit me le permet, c’est-à-dire encore bien trop près. J’essaie de me concentrer sur Tess, qui joue au chat et à la souris avec nos trois garnements. Je souris en voyant Hope courir se cacher derrière Mat. Il est amusant d’observer la complicité qui les unit tous les deux. Le petit garçon, âgé aujourd’hui de huit ans, se comporte comme un véritable grand frère pour ma petite princesse. Princesse… Le mot m’a échappé. Comme chaque fois, la simple mention du surnom que me donnait Vincent suffit à me faire perdre pied.
Je suis terrifiée à l’idée d’oublier un jour les traits de son visage, la manière dont ma peau réagissait à son contact, la façon dont ses yeux se posaient avec désir sur mon corps. J’ai l’impression que tout commence à s’estomper avec le temps. Est-ce normal ? Comment l’éviter ? Seules les odeurs semblent s’être gravées définitivement dans ma mémoire. Elles paraissent même être l’élément déclencheur de mes réminiscences du passé.
— Lillie ?
La douce voix de Tess me fait redescendre sur Terre. Complètement essoufflée, elle s’assied à mes côtés. Il lui faut cinq bonnes minutes pour reprendre une respiration normale. J’en profite pour chasser mes vieux démons de mon esprit.
Malheureusement, Tess me connaît trop bien. Elle me scrute de ses grands yeux bleus, si semblables à ceux de son frère, et mon cœur se serre. Elle a la délicatesse de ne pas évoquer Vincent. Elle se contente de me demander ce qui me tracasse.
— Tu sembles encore plus pensive que d’habitude, Lil’. Ta réunion s’est mal passée ?
Connaissant son aversion pour Lou, je ne lui ai toujours pas parlé de notre rencontre. Sans trop savoir pourquoi, j’hésite encore à le faire. C’est compter sans sa perspicacité. Elle voit l’incertitude se peindre sur mes traits et enchaîne avec véhémence.
— Toi, tu me caches quelque chose. Crache le morceau ! Tu as eu un souci avec le concepteur du site ? Avec l’adaptation d’Ever au cinéma ?
Je lève les yeux au ciel. Pour le plaisir de la faire enrager encore un instant. Je m’adosse contre le dossier froid du banc, j’étends les bras et offre un moment mon visage aux rayons du soleil. Hum ! Que c’est bon. Tess râle à côté de moi, impatiente.
Décidément, la mort de Vincent a eu des effets bien différents sur chacun d’entre nous. Tess, pourtant si calme, si patiente, si naïve, est devenue surprotectrice avec les membres de sa famille. La vie lui a pris trop d’êtres chers en trop peu de temps pour qu’elle s’en sorte tout à fait indemne.
Je pose une main apaisante sur son bras et me lance.
— Figure-toi que je connais très bien le fameux créateur de l’application et du site. En fait, NOUS le connaissons très bien.
J’insiste volontairement sur le « nous » et attends que son cerveau traite l’information. Il ne faut que quelques secondes pour qu’elle réagisse.
— Ne me dis pas que c’est Lou, sinon je fais une crise.
— OK. Je ne dis plus rien.
Elle me dévisage avec incrédulité, cherchant sûrement à savoir si c’est une plaisanterie ou non. Je me mords l’intérieur de la joue, évitant ainsi de laisser échapper la remarque sarcastique qui me monte aux lèvres. Dans quel monde pourrais-je inventer une telle histoire ? Me voyant pincer les lèvres, Tess se reprend.
— Ça s’est passé comment ?
— Mal. Je suis partie sans la moindre explication pour Max. Il va me passer un savon. Du moins il le fera si je trouve le courage d’écouter la dizaine de messages qu’il a laissés sur mon répondeur et de le rappeler. Mon comportement a été tout sauf professionnel.
J’essaie de passer sous silence la conversation que Lou et moi avons eue dans l’ascenseur, mais une fois de plus, Tess déjoue mes plans.
— Le connaissant, il a dû vouloir t’embobiner avec son baratin de beau gosse. Qu’est-ce que vous vous êtes dit ?
Encore une fois, incapable de mentir, je lui déverse la vérité toute nue. Je lui parle de son deuxième nom, celui dont j’ignorais l’existence, du surnom idiot dont il m’affuble encore, de son air surpris lorsque je l’ai envoyé balader. Je ne comprends d’ailleurs toujours pas comment il a pu penser, ne serait-ce qu’une seconde, que je ne lui en voudrais pas.
— Pourquoi la vie s’acharne-t-elle de la sorte sur moi, Tess ? Juste quand tout commence à me sourire…
Mon regard se pose sur mon petit ange blond. Son rire clair et sa joie de vivre me remontent le moral.
— Es-tu obligée de travailler avec lui ?
— Je crois bien que oui.
— Si jamais il te mène la vie dure, je m’occuperai personnellement de son cas !
Sa remarque me fait sourire. J’ai malheureusement passé l’âge de laisser les autres régler mes problèmes à ma place. Je la remercie et lui demande si elle peut garder Hope une heure ou deux de plus.
— Bien sûr. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— Prendre les choses en main. Si je dois côtoyer Lou au travail, je préfère imposer mes règles dès le départ. Il faut que j’aille voir Max.
— Mer… credi !
Alors que Tess regarde autour d’elle afin de s’assurer qu’aucun enfant ne l’a entendue jurer, je m’offre le luxe d’un de mes trop rares éclats de rire. J’appelle Hope, je la serre contre mon cœur et lui rappelle combien je l’aime. Ma petite Boucle d’or s’essuie la joue et repart aussitôt vers Mat et Katie. Frustrée, je soupire, et après un dernier signe de la main à Tess je rejoins ma voiture. À nous deux, Max !
Il me faut une bonne heure pour atteindre l’immeuble de la Semal (Société éditoriale marseillaise Albert-Leduc). Je me gare à ma place. Lorsque je monte dans l’ascenseur, j’ai l’estomac noué. L’anxiété me donne la nausée. Je m’appuie contre la paroi et ferme un instant les yeux. L’image de Lou entrant dans cet ascenseur quelques heures plus tôt me revient. Les portes s’ouvrent au moment où un juron franchit mes lèvres. Bon sang !
Rouge de honte, je baisse instantanément les yeux et tente d’ignorer les regards amusés qui m’accompagnent jusqu’au bureau de Max. La pouffe blonde qui lui sert de secrétaire m’attend. Quand elle me toise de la tête aux pieds de son regard dédaigneux, j’ai envie de lui arracher ses faux ongles et de les lui planter dans les yeux. À cette idée, un grand sourire apparaît sur mon visage.
— Madame Leroy. Vous auriez dû appeler. Je doute que monsieur Louis ait le temps de vous recevoir.
— Et si vous lui posiez la question plutôt que de me faire perdre mon temps, Brenda ? Quand je vois le regard mauvais qu’elle me lance, je regrette aussitôt ma saute d’humeur.
Elle ne m’a jamais aimée. Je me rappelle, comme si c’était hier, la première fois que j’ai mis les pieds dans le bureau de Max. Le courant est tout de suite bien passé entre nous, ce que Blondie n’a visiblement pas apprécié. Depuis, elle est glaciale avec moi, et je me suis souvent demandé si Max et elle n’avaient pas une relation en dehors du travail.
En parlant de mon directeur de collection préféré, je l’entends crier mon nom à travers la porte de son bureau.
Je prends une grande inspiration et j’entre dans l’arène, telle une vaillante gladiatrice. Vaillante… tu parles ! Mes genoux jouent des castagnettes et je dois serrer les poings pour empêcher mes doigts de trembler. Toujours sans regarder Max, je referme doucement la porte derrière moi. J’essaie de gagner le plus de temps possible, mais sa voix grave me rappelle bientôt à l’ordre.
— Lillie, arrête ton numéro et viens t’asseoir.
Son ton impérieux m’exaspère immédiatement. Il ne m’en faut pas plus pour sentir une bouffée de courage gonfler ma poitrine. La meilleure défense, c’est l’attaque. Forte de ce mantra, je relève les yeux et fixe les siens. Je m’assieds et, avant qu’il ait pu ajouter quoi que ce soit, j’entame le débat :
— Je suis désolée pour ce matin. Cela ne se reproduira plus. Je connais M. Evans depuis un moment et j’ai été surprise de le revoir. Si jamais je dois travailler avec lui, ce sera sous certaines conditions.
Max lève son index, tel un écolier qui demande la permission de prendre la parole. Gênée, je m’interromps. Je me rends alors compte que, loin du courroux auquel je m’attendais, il me sourit.
— Toi, tu n’as pas pris la peine d’écouter mes messages !
Sa remarque me fait aussitôt rougir. Il me lance un de ses regards indulgents et enchaîne :
— Si tu ne m’avais pas ignoré, tu saurais que tout s’est bien passé. Même mieux que bien.
— Tu n’es pas furieux de ma fuite ?
— Je l’étais. Puis ton « ami » nous a fait une proposition plus que généreuse. Du coup, j’ai plutôt envie de te remercier, maintenant.
Une proposition ? À ces mots, mon estomac se noue. Je crains le pire. Qu’est-ce que Lou a bien pu leur proposer et, surtout, qu’a-t-il bien pu demander en retour ? C’est d’une toute petite voix que j’interroge Max :
— Une proposition ? Quel genre ?
— Le genre qui ne se refuse pas. Il a baissé ses tarifs de moitié.
Mon éditeur semble tout à coup gêné. Il ne me regarde plus dans les yeux et passe la main dans ses cheveux à plusieurs reprises… Il est nerveux. Ce n’est pas bon… pas bon du tout.
— Max… Tu attends que je me décompose ou tu m’annonces la mauvaise nouvelle ?
— Sa seule condition est de travailler en étroite collaboration avec toi. Et seulement toi.
La moutarde me monte au nez. Une colère que seul Lou est capable de provoquer en moi. Je suis si furieuse qu’il m’est tout simplement impossible de prononcer le moindre mot. Comment a-t-il pu agir de la sorte ? Que n’a-t-il pas compris dans la phrase : « Je n’ai plus besoin de toi » ? Saletés de gosses de riches ! Ils se croient tout permis. Si seulement il était encore là… Je lui ferais ravaler son envie de bosser avec moi une bonne fois pour toutes. Peut-être devrais-je aller lui dire ma façon de penser ?
— Max, tu as l’adresse de mon très cher « ami » ? J’aimerais lui rendre une petite visite de courtoisie.
— Hum, oui, Brenda pourra te la fournir.
— Parfait, j’y vais de ce pas. On se voit demain pour le casting ?
Max ouvre puis referme la bouche plusieurs fois. Je décide d’ignorer son hésitation et me dirige vers la porte. Au dernier moment, alors que je m’apprête à en franchir le seuil, il m’interpelle :
— Lillie ?
— Oui ?
— Vous êtes sortis ensemble ?
Lou et moi ensemble ? Cette idée déclenche un fou rire incontrôlable. Quelle idée saugrenue !
— Non. Lou était le meilleur ami de mon… fiancé. C’était un ami. Aujourd’hui, c’est juste un inconnu à qui je vais rappeler à quel point je peux être têtue et impossible à vivre. Crois-moi, dans quelques jours, il aura pris ses jambes à son cou.
— OK. Alors, tu es toujours libre ?
Je me fige quelques secondes. C’est la première fois que Max est aussi direct. Pour le coup, je ne m’y attendais pas du tout. Je suis prise de court et ne sais pas quoi lui répondre. J’opte, comme à mon habitude, pour la simple vérité.
— Oui, je suis libre, mais je ne suis pas encore prête à tourner la page, Max.
Il me sourit, de ce sourire qui me fait me détester un peu plus encore. Je vois une étincelle d’espoir traverser ses yeux. Mon cœur se serre avec plus de force quand il ajoute :
— Je reste donc toujours en lice.
Je me contente de lui sourire et, après un dernier signe de la main, je franchis la porte et la referme soigneusement derrière moi. Je réclame à Blondie l’adresse de Lou et me mets en route. À nous deux, Lou. Nous allons voir combien de temps il te faudra pour rentrer en Amérique.
Je viens de relire la même ligne pour la vingtième fois. J’ai une bonne dizaine de dossiers à revoir, une bonne trentaine de calculs à vérifier et des dizaines de lignes de codes à déchiffrer, et je ne peux pas me concentrer.
Quoi que je fasse, quoi que je lise, mes pensées reviennent sans cesse à Lillie. Je suis toujours sous le choc de nos retrouvailles. Je passe ma vie à voyager, je rencontre des milliers de personnes et il a fallu que je tombe sur elle. Le destin semble d’humeur joueuse. Non que cela me déplaise, mais la bataille s’annonce épique.
Quelques souvenirs, ineffaçables, me reviennent en mémoire. Je la revois le soir de notre première rencontre. J’accompagnais Vincent dans l’un de nos clubs de jazz favoris. C’était notre manière à nous d’oublier nos problèmes, et plus particulièrement les siens. J’étais là pour garder un œil sur lui, pour éloigner les éventuels paparazzis et surtout pour le ramener sain et sauf chez lui. Je ne m’attendais pas à voir débarquer cette petite femme blonde à l’air inquiet et au regard perçant.
Je les ai observés durant de longues minutes, cherchant à cerner au mieux le nouveau coup de foudre de mon meilleur ami. Ils allaient bien ensemble, c’était indéniable. Son attirance à elle pour Vincent était tout aussi flagrante. Je me souviens parfaitement de la légère pique de jalousie qui m’av saisi lorsqu’elle l’a embrassé. Je ne manquais pas d’« amies », mais cette fille-là m’a tout de suite intrigué.
Me drapant de mon flegme naturel, je me suis approché d’eux. Vincent a fait les présentations. J’étais heureux de pouvoir enfin mettre un visage sur son nom. Lillie m’a tendu sa main et, taquin, plutôt que de la serrer, je l’ai portée à mes lèvres. Elle a rougi, j’ai trouvé ça mignon. Je l’ai ensuite soumise à mon regard scrutateur. J’étais, et je suis toujours, assez doué pour cerner les gens. Ce que j’ai alors découvert en elle m’a agréablement surpris. Elle était si différente des filles que mon meilleur ami côtoyait habituellement. Plus naturelle, plus simple, moins superficielle. La demoiselle avait, à l’époque, un caractère bien trempé, et je doute sincèrement qu’elle ait beaucoup changé.
Je n’ose imaginer sa réaction quand elle apprendra mon accord avec Maxime Louis. Un doux frisson me parcourt la colonne vertébrale. La jolie furie va vouloir me couper la tête. Si ce n’est autre chose…
Je n’arrive toujours pas à croire à quel point il a été facile de convaincre la maison d’édition et de lui imposer mes conditions. Certes, j’ai fait une grosse remise sur mes prestations, mais tout de même.
Savoir qu’à partir de demain je verrai ma Razmoket préférée tous les jours m’enchante au plus haut point. Du moment où j’ai fait sa connaissance jusqu’au jour où je l’ai laissée seule dans sa chambre d’hôpital, j’ai toujours été attaché à elle, plus que de raison. Plusieurs fois je me suis demandé ce qui se serait passé entre nous si Vincent n’avait pas été le premier à la rencontrer. Aurait-elle été la fille qui m’aurait permis d’oublier toutes les autres ? Oui, je pense qu’elle en aurait été capable. Malheureusement, les choses sont telles qu’elles sont et cette beauté est restée hors de ma portée. La vie m’offre toutefois une nouvelle chance de renouer avec notre amitié, et je compte bien la saisir.
Mon portable sonne, interrompant mes pensées. Je soupire. Quand je vois le nom de Bryan Bonnepierre s’afficher sur l’écran noir, je décroche aussitôt.
— Inspecteur ?
— Monsieur Evans. Je ne vous dérange pas ?
— Non. Du nouveau ?
— Oui, notre nouvelle taupe a intégré le gang avec succès. Encore quelques semaines et nous devrions être en mesure de clore ce chapitre.
Nerveux mais heureux de cette bonne nouvelle, je passe la main dans mes cheveux et ferme un instant les yeux. Quatre ans… Il aura fallu quatre longues années pour résoudre cette enquête. Peut-être pourrai-je à nouveau dormir en paix une fois les responsables de la mort de Vincent sous les verrous.
Ne mets pas la charrue avant les bœufs, Lou… Ils vous ont déjà échappé deux fois, cela ne sera pas aussi simple que ça.
Je sens Bonnepierre, dont la patience n’est pas la vertu première, s’agiter à l’autre bout de la ligne. Avant de le rencontrer, jamais je n’aurais imaginé qu’il était si facile de corrompre un flic.
J’aurais pourtant dû me douter que l’homme auquel mon meilleur ami avait fait appel pour trouver les réponses sur son passé n’était pas des plus recommandables.
Si, en le contactant, mon but premier avait été de mettre le plus rapidement possible la main sur le commanditaire du meurtre de Vince, seul le montant de mes versements semblait intéresser l’inspecteur. Tant que je contribuerai au renflouement de son compte en banque, notre collaboration persistera.
Pourtant, même si l’argent m’assure sa loyauté pour le moment, j’ai tout à fait conscience qu’il reste un électron libre. Je ne suis pour lui qu’un client, mais un client qui le paie grassement, ce qui m’octroie quelques libertés.
— OK. Prévenez-moi quand la phase trois du plan commencera. Il est temps que l’on en finisse. Nous n’avons plus le droit à l’erreur.
Sans attendre de réponse, je raccroche et murmure pour moi-même :
« Nous y sommes, mon frère, l’œuvre de ta vie sera bientôt achevée. »
Tu parles d’une œuvre… Cette croisade, comme nous l’appelions entre nous, est devenue au fil des années une véritable obsession pour Vincent. J’ai d’ailleurs toujours été étonné qu’il ait réussi à la cacher à Lillie. Encore l’un des nombreux secrets qu’il gardait pour lui. Je pourrais bâtir un mur avec tout ce qu’elle ignore encore, mais c’est peut-être mieux ainsi. Au moins garde-t-elle un souvenir intact de lui. Quant à moi, je serai resté fidèle à sa mémoire jusqu’au bout. Allant jusqu’à payer pour étouffer le scandale qui pesait sur sa mort, épargnant à sa fille les multiples théories du complot qui seraient nées sur la Toile.
Bien décidé à reprendre l’entière possession de mon cerveau, je balance le téléphone à l’autre bout de la table et me concentre à nouveau sur les plans de conception de la toute nouvelle puce électronique qu’EVE est sur le point de commercialiser. L’idée n’est pas mal, mais pas assez innovante à mon goût. Je repousse les schémas d’un geste rageur et pianote rapidement sur mon PC. Si nous voulons surpasser Google, Apple et les autres géants du Net, il va falloir être meilleur que cela. Si seulement j’arrivais à résoudre les derniers problèmes de mon tout nouveau prototype de lunettes connectées, nous pourrions révolutionner le monde du multimédia.
Je suis en plein milieu d’un calcul très complexe quand j’entends frapper à ma porte. Surpris, je regarde l’heure. Dix-sept heures. Qui cela peut-il bien être ? Personne ne sait que je suis ici. Même pas mes parents. Intrigué, je me lève, passe rapidement un tee-shirt et ouvre.
Quand je vois Lillie sur le palier, les bras m’en tombent. Ses yeux lancent des éclairs, ses joues sont légèrement rosies par la colère et ses lèvres esquissent un rictus qui ne laisse place à aucun doute. Madame est hors d’elle. Je vais passer un sale quart d’heure.
Il me faut une minute pour me remettre de ma surprise. Elle me dévisage de ses grands yeux marron pleins d’exaspération. Plus amusé qu’apeuré par sa colère, je n’hésite pas à la titiller un peu plus encore.
— Bonjour, Angelica ! Tu veux peut-être entrer ?
Ses prunelles noisette se transforment en deux braises ardentes. Elle franchit le seuil avec un regard noir, me bouscule sur son passage et se plante, raide comme un piquet, au milieu du salon. Prenant tout mon temps, je referme la porte avec soin et, comme si de rien n’était, lui demande si elle veut boire quelque chose.
— Non.
Ignorant son air revêche, je lui dis :
— Dommage, moi je prendrais bien un thé.
Ma réplique n’est pas anodine, je sais qu’elle adore ça. Je l’entends souffler avec force, puis elle craque et, d’une voix déjà un peu plus chaude, elle me dit :
— Va pour un thé, mais ne crois pas t’en tirer à si bon compte. Je suis toujours furieuse contre toi.
— OK.
Je passe derrière le comptoir de la petite cuisine américaine et, après y avoir versé de l’eau, j’enclenche le bouton « marche » de la bouilloire. Je sors un assortiment de thés du placard et le pose sur le bar. Je fais signe à mon invitée de s’approcher et de prendre place sur l’un des tabourets qui me font face. Lillie hésite quelques secondes, puis s’approche en fronçant les sourcils, faisant naître sur son front de petites rides d’expression. Je lui souris, mais elle reste de marbre. C’est de sa voix la plus neutre qu’elle me demande :
— Que cherches-tu, Lou ? Pourquoi t’insinuer ainsi dans ma vie ?
— J’essaie juste de rattraper le temps perdu.
— J’ai tourné la page.
Mes yeux s’attardent volontairement sur sa bague de fiançailles. D’où je suis, je peux voir la tache blanche qu’elle dessine sur sa peau hâlée. Elle s’en rend compte et la cache de sa main droite. Je ne lâche pourtant pas le morceau.
— Drôle de manière de passer à autre chose. Tu peux peut-être tromper Tess et Tristan, mais tu n’as jamais su me mentir.
Elle soupire, baisse les yeux sur son anneau et le fait tourner entre ses doigts fins.
— Le souci est bien là, Lou. Si nous ne pouvons pas choisir notre famille de sang, nous pouvons en revanche choisir notre famille de cœur. Tu étais dans cette dernière catégorie. Durant tout mon séjour aux États-Unis, tu as été la personne qui m’a le plus soutenue. Tu étais devenu en quelque sorte ma planche de salut quand ça n’allait pas avec Vincent ou pendant ses absences. Puis tu as disparu. Tu es parti au moment où j’avais le plus besoin de toi. Nous aurions pu faire face à sa mort ensemble. Je me rends compte aujourd’hui que notre amitié avait plus d’importance pour moi que pour toi. Ce n’est pas grave, c’est juste comme ça.
Je ne comprends pas bien où elle veut en venir. Oui, je suis parti, mais c’était pour elle, pour Hope, pour Vincent.
— Qu’essaies-tu de me dire ?
— Je n’ai pas changé, Lou, je suis toujours la même. Celle que tout le monde pense forte, mais qui, au fond d’elle, est ravagée par la vie. Ta compagnie est bien trop dangereuse pour moi. Tu as toujours su comment me calmer, comment m’amadouer, mais si aujourd’hui je te laisse faire je serai une fois de plus anéantie quand tu m’abandonneras à nouveau. Tu connais le proverbe : « Qui me trompe une fois, honte à lui ; qui me trompe deux fois, honte à moi. »
— Je ne compte pas m’enfuir, cette fois.
— Ce ne sont que des mots, Lou… Je vais travailler avec toi parce que mon éditeur me le demande, mais ça s’arrêtera là.
— Elle se lève, prête à partir. J’aimerais pouvoir trouver les mots pour la rassurer, pour la faire changer d’avis, mais rien ne me vient, à part mes sarcasmes habituels. C’est dans un silence religieux que je la raccompagne jusqu’à l’entrée, mais à l’instant où je pose la main sur la poignée quelqu’un frappe. Sérieusement, ils se sont passé le message, aujourd’hui ?
Lillie me lance un regard interrogateur. Je hausse les épaules. Je n’ai aucune idée de l’identité de mon visiteur. Je soupire et ouvre. Mes yeux s’écarquillent de stupeur lorsque je vois la silhouette de Camille sur le pas de la porte. Elle ouvre son manteau, elle est quasiment nue dessous. Je sens le regard de Lillie passer par-dessus mon épaule, et elle émet un sifflement approbateur.
— En effet, Lou, je vois que tu as beaucoup changé, ces dernières années. Si tu veux bien m’excuser, maintenant, ma fille m’attend. Ne sois pas en retard, demain, ou je fais sauter notre accord.
En entendant Lillie, la jolie brune referme rapidement son trench. Qu’est-ce qu’elle fout là, au juste ? Je lui lance un regard venimeux et cours derrière Lillie pour la deuxième fois de la journée.
— Attends !
Je glisse mon pied entre les deux portes de l’ascenseur au moment où elles se referment. Lillie me lance un regard assassin. Elle croise les bras sur sa poitrine et attend en tapant du pied.
— Quoi que tu en penses, notre amitié comptait également beaucoup pour moi. Je n’abandonnerai pas sans me battre. La vie nous offre une seconde chance et je compte bien la saisir. J’ai fait une promesse à Vincent, j’ai bien l’intention de la respecter.
Sans lui laisser le temps de répliquer, je retire mon pied et laisse les portes se refermer sur elle. Je me suis toujours demandé ce que cette fille avait de plus que les autres. Pourquoi chacune de nos rencontres me met-elle dans tous mes états ? Il va falloir que je fasse attention. Cette fois, pas question de laisser mes sentiments prendre le dessus. Je n’en ai pas le droit. Je ne trahirai pas mon frère de cœur, même dans la mort.
Camille, toujours à la porte de mon appartement, émet un petit couinement qu’elle veut coquin. Malheureusement pour elle, je ne suis pas d’humeur. Sans plus de cérémonie, je la renvoie chez elle. Elle me fait le coup de la moue boudeuse et mon exaspération monte encore d’un cran. J’ai pourtant été clair avec elle, hier soir. Ce n’était que pour une nuit. Elle essaie de toucher mon bras, je la repousse et lui demande pour la deuxième fois de partir. Elle me regarde, choquée, mais finit par tourner les talons. Elle n’a parcouru qu’un petit mètre quand je claque la porte derrière elle.
Et le dernier jour, Dieu créa la femme… Je lève les yeux au ciel, ma vie serait bien moins compliquée s’il s’était abstenu ! Je retourne me perdre dans mon travail, évitant ainsi de penser à la terrible journée qui m’attend demain.
Un marteau-piqueur résonne dans mon crâne et me fait grimacer. Tristan me tend une tasse de thé que j’accepte avec joie. Je suis heureuse qu’il ait été retenu pour faire les photos promotionnelles du film. Au moins, je n’aurai pas à affronter Lou et son insolence toute seule.
Après la signature du contrat, tout s’est enchaîné très vite et je remercie une fois encore le Ciel d’avoir agi en ma faveur et d’avoir permis au casting d’avoir lieu ici même, à Marseille.
— Tu sais que Tess m’a fait ses recommandations avant de partir, ce matin ?
— Je ne suis pas vraiment étonnée, ta femme est du genre mère poule. J’imagine qu’elle t’a mis en garde contre Lou.
— Bien sûr, mais c’est étrange je n’en garde pas un aussi mauvais souvenir qu’elle.
Je me contente de hausser les épaules. Je connais Tristan depuis toujours. Il sait tout de moi, de ma vie, de mes épreuves, de mes peines, de mes joies. Il est le grand frère que je me suis choisi il y a des années de cela. Mon étoile polaire dans la nuit noire. Je serais prête à tout pour lui, et la réciproque est également vraie.
Si Tess a été heureuse d’apprendre le départ de Lou il y a quatre ans, lui a compris à quel point sa désertion m’a fait du mal. Quand tout le monde me demandait comment je vivais la mort de Vincent, ou encore comment je pensais élever ma fille sans son père, il se contentait d’être là et de me changer les idées.
— Détends-toi, tout va bien se passer, Lil’ !
J’ai très envie de le croire, mais j’en doute sérieusement. Hier, quand Lou m’a ouvert sa porte, son aura apaisante m’a heurtée de plein fouet, commençant à faire fondre ma colère. Il a toujours eu cet effet-là sur moi.
L’une des premières fois où son charme a agi a été le jour de ma toute première échographie. Vincent était une fois de plus retenu par son travail et avait envoyé Lou pour m’accompagner. Au moment de pénétrer dans l’hôpital, le souvenir de ma première grossesse m’est revenu. La perte de ma petite Mélina au début du neuvième mois. J’ai commencé à faire une crise de panique, et Lou, avec son calme olympien et sa force tranquille, m’a permis de reprendre pied et d’affronter mon angoisse.
Plongée dans mes souvenirs, je porte mon mug à mes lèvres et me brûle la langue. Dans un geste instinctif, je recrache quelques gouttes de mon thé. Bon sang, la poisse !
— Hé, Couette Couette ! Quel accueil ! J’ai du thé jusque sur mes chaussures. Un de ces quatre, je t’apprendrai à boire comme une grande, si tu veux.
Lou… Je fais volte-face et lui offre le plus terrifiant des regards noirs. Mon Dieu ! J’avais oublié à quel point cet homme pouvait être exaspérant. Agacée, je réplique :
— Tiens donc, Casanova est aussi capable d’arriver à l’heure ? « Mademoiselle n’a pas froid aux fesses » t’a laissé quitter le lit ?
Ma remarque le fait sourire. Il me détaille de la tête aux pieds et je me tortille, mal à l’aise, sous l’intensité de ses yeux bleus. C’est d’un ton bourru qu’il finit par répondre à ma pique :
— Non, Camille n’est pas restée, hier soir.
— Jamais deux soirs de suite, n’est-ce pas ?
— Tu as tout compris, Angelica ! C’est contre ma religion !
Se tournant vers Tristan, il ajoute :
— Tristan, quel plaisir de te revoir !
Mon traître de meilleur ami a du mal à retenir le sourire amusé qui fait tressaillir ses lèvres. Apparemment, notre échange est hilarant. Je lève les yeux au ciel et, les laissant parler tous deux du « bon vieux temps », je pars à la recherche de Max.
J’appréhende énormément ce casting. Le souci lorsque vous écrivez une œuvre autobiographique c’est que, si vous avez la chance qu’elle soit adaptée au cinéma, il faut accepter qu’une autre personne joue votre propre rôle. Je n’ai absolument pas mon mot à dire quant au choix des acteurs, et cela m’ennuie vraiment. Comment pourrais-je me faire à l’idée d’une Tess rousse ou d’un Tristan asiatique ? Je doute qu’ils trouvent une personne assez charismatique pour reprendre le rôle de Vincent. Personne ne lui arrivera jamais à la cheville. Quant à Lou, ils peuvent bien choisir un babouin manchot aux fesses rouges, je n’en ai strictement rien à faire. Je me ferais même une joie de lui annoncer la bonne nouvelle.
Je dépose ma tasse sur la nappe blanche du buffet de viennoiseries et traverse le studio. L’espace est encore vide. Un seul décor a été mis en place. J’observe d’un œil critique la réplique de mon ancien appartement. Tout y est. De mon canapé en cuir tout déglingué à mes bibliothèques regorgeant de livres et de DVD en passant par mes affaires traînant un peu partout. Mes descriptions devaient être trop précises, pour mon malheur. Sentant de douloureux souvenirs refaire surface, je détourne le regard et reprends mes recherches.
Je finis par repérer Max à l’autre bout de la salle. Il discute avec le directeur de casting et le réalisateur. Quand il m’aperçoit, un sourire chaleureux s’affiche sur son visage. Il me fait signe d’approcher et me présente à ses interlocuteurs.
Léon et Byron essaient immédiatement de me mettre à l’aise. Ils se disent très enthousiastes de pouvoir bosser sur mon histoire. Ils me rassurent en m’expliquant vouloir travailler en étroite collaboration avec moi. Se souviennent-ils qu’ils étaient à la soirée d’anniversaire de mes vingt-six ans ? À l’époque, Vincent était en plein tournage sur l’un de leurs films. J’en doute. Si tout le monde se souvient du merveilleux acteur qui a perdu la vie dans cet accident de voiture, personne ne se soucie plus de la petite cruche qui partageait son quotidien, et c’est très bien comme ça. Comme pour confirmer mes doutes, Byron, le réalisateur, me demande :
— Dites-moi, nous nous sommes demandé plusieurs fois si votre histoire était inspirée de la mésaventure du célèbre Vince Hope. Est-ce le cas ?
À contrecœur, je confirme.
— Vous étiez fan ?
— En quelque sorte.
Fan… Si l’on veut. Je vivais avec lui, j’attendais son enfant, nous étions sur le point de nous marier, mais, bien évidemment, plus rien de tout cela ne compte, désormais. Je sens la boule familière de la tristesse remonter dans ma gorge. Me voyant flancher, Max reprend la parole. Refoulant mes larmes, j’inspecte les lieux.
Mes yeux tombent sur Lou. Négligemment appuyé contre un mur, il est en grande conversation avec Brenda, la secrétaire de Maxime. Bon sang, qu’est-ce que cette… cette… grognasse fait là ? J’ai un petit pincement au cœur en la voyant faire les yeux doux à Lou. Pourquoi, de toutes les filles présentes ici aujourd’hui, a-t-il fallu qu’il jette son dévolu précisément sur celle-ci ?
Je suis toujours en train de les observer lorsque Lou tourne la tête vers moi. Ses yeux accrochent les miens. Je me perds quelques secondes dans leur profondeur insondable, puis me reprends. Peu importe avec qui il couche, dans quelques jours, il sera à nouveau de l’histoire ancienne. Mais, à cette idée, mon cœur se serre.
— Bien, nous allons commencer. Si vous le voulez bien, nous aimerions que vous aiguilliez nos choix, madame Leroy.
La proposition de Léon m’offre une distraction bienvenue. J’acquiesce et je repousse l’image de Lou et Blondie. Je suis le directeur de casting jusqu’aux chaises qui n’attendent plus que nous. C’est un homme quelque peu étrange. Ses cheveux blond platine, ses cils recourbés par le mascara et les deux épais traits argentés qui encadrent ses yeux détonnent complètement avec son costume strict et sa cravate noire.
Max s’assied à mes côtés et m’explique le déroulement de la journée. Les acteurs ont déjà été présélectionnés. Aujourd’hui, il s’agit de voir quel duo aura la meilleure alchimie pour interpréter notre couple d’amoureux.
Je demande à Léon quelle scène ils vont nous interpréter. Il surligne quelques phrases sur son script et me le tend. Alors que les trois hommes règlent les derniers détails, je lis les paragraphes colorés de jaune fluo. Ma respiration se coupe. Ils ont choisi l’un des passages les plus poignants de l’histoire.
Je me rappelle la nuit où j’ai embrassé Vincent pour la première fois comme si c’était hier. La nuit où je me suis brisée en mille morceaux. La nuit où le désespoir a enfin fait place à l’espoir. La nuit où ma vie a pris un tournant des plus inattendus.
Le premier couple se présente devant nous. Bryan et Léon lui posent quelques questions et ils se mettent en place. La jeune fille blonde s’allonge sur le canapé au cuir élimé, le jeune homme s’agenouille à ses côtés et, au son du clap, ils attaquent leur dialogue. Je ne sais pas si c’est parce qu’ils sont mauvais ou parce que j’ai vécu la scène personnellement, mais j’ai envie de gifler la fille dès les premières lignes. Elle raconte à l’homme qui lui dérobe son cœur son plus grand traumatisme, elle lui explique comment elle a perdu son enfant ; cette greluche ne verse qu’une petite larme et sourit presque. Mon Dieu… Ce n’est pas gagné…
Max, qui sent mon exaspération, pose sa main sur la mienne. Je serre tellement fort mes doigts sur les accoudoirs de la chaise que mes phalanges blanchissent. Je finis tout de même par lâcher prise. La journée va être assez longue et éprouvante pour que je ne m’épuise pas en récriminations dès le début. Les yeux fermés, j’inspire par la bouche et expire doucement par le nez. Je me sens déjà mieux.
Dès la fin de leur scène, les deux comédiens se font raccompagner dans la pièce voisine. Léon grogne à côté de moi.
— Ça commence mal… Ce n’est pas possible d’être aussi nul.
Puis, se tournant vers moi, il ajoute :
— Ne vous en faites pas, la journée ne fait que commencer, nous trouverons le couple idéal.
Les paires s’enchaînent sans réel coup de cœur de ma part. Les hommes ne sont jamais assez charismatiques pour moi, quant aux femmes, la plupart surjouent et en deviennent ridicules. Je commence à désespérer lorsqu’une silhouette familière fait son apparition. Il ne me faut qu’un quart de seconde pour reconnaître le visage de la jeune femme et mettre un nom dessus.
— Vanessa !
Tous les regards se tournent vers moi. La plupart doivent se demander comment je peux la connaître. Personne n’ignore qu’elle était une amie de Vincent, sa toute dernière partenaire à l’écran. Ce qui leur échappe, pourtant, c’est qu’elle et sa fiancée, Paige, ont toujours été très gentilles avec moi. Je suis vraiment heureuse de la revoir.
— Lillie ! Quelle surprise ! Comment vas-tu ?
Nous bavardons un moment. Elle me donne des nouvelles de Paige et je lui parle de Hope. Un raclement de gorge nous rappelle à l’ordre et je rougis sous le regard interrogateur de Max. Vanessa prend place sur le sofa et le top est donné.
Nous sommes tous captivés par la scène qui se déroule devant nos yeux. Vanessa est tellement parfaite que, l’espace d’un instant, je suis à nouveau dans mon vieil appartement, prostrée, le cœur meurtri. Lorsque son partenaire la soulève doucement pour la prendre sur ses genoux, caressant son visage de ses longs doigts fins, je suffoque. C’en est trop pour moi. Je ne peux pas en voir plus.
Je me lève de mon siège sous le regard ahuri de Maxime. De grosses larmes menacent de m’échapper. Je me détourne de lui et, comme au bon vieux temps, je prends la fuite. Je passe une porte, puis une seconde, je tourne sur la droite et enfin je trouve la sortie. J’ai besoin d’air.
Quelques secondes plus tard, je suis sur le parking. Mes genoux cognent contre l’asphalte, mais cette douleur n’est rien en comparaison de celle qui étreint ma poitrine. Une fois de plus, mon cœur se déchire. J’ai souvent espéré avoir moins mal avec le temps, mais quatre ans plus tard je souffre toujours autant de son absence.
La seule chose que ces années m’aient apprise, c’est à souffrir en silence. Souffrir à vouloir en mourir. Dieu seul sait où j’en serais aujourd’hui si Hope n’avait pas été là. Elle reste mon seul bonheur dans cette vie où la mort semble me poursuivre avec assiduité. Mélina, ma mère, Vincent… Aurai-je un jour le droit au bonheur ? J’en doute. Je dois juste survivre pour Hope.
Je me laisse aller au désespoir, les larmes inondent mes joues lorsque deux bras puissants se referment autour de moi. Je reconnais immédiatement l’odeur qui envahit mes narines. Quatre années ne m’ont pas permis d’oublier le parfum boisé si caractéristique de Lou. Incapable de penser rationnellement, je me laisse aller contre lui. Je pleure sur son épaule, m’accrochant à son cou comme à une bouée de sauvetage.