Landon

Chapitre 1

Ma vie est plutôt simple. Je n’ai pas vraiment de problèmes au quotidien. Je suis une personne heureuse, tout le monde le sait.

 

Les trois premières pensées qui me traversent l’esprit chaque jour sont :

C’est moins bondé ici que je ne l’aurais cru.

J’espère que Tessa ne travaille pas aujourd’hui pour que l’on puisse traîner ensemble.

Ma mère me manque.

Oui, je suis bien en deuxième année à l’université de New York, mais ma mère est l’une de mes meilleures amies.

Ma maison me manque beaucoup. Ça m’aide d’avoir Tessa ; elle est le lien qui me raccroche à ma famille ici.

Je sais ce que font habituellement les étudiants : ils partent de chez eux, ils ont hâte de quitter leur ville natale, mais pas moi. Il se trouve que j’aime la mienne, même si je n’y ai pas grandi. J’avais un plan au moment de m’inscrire à NYU ; c’est juste qu’il n’a pas fonctionné comme je l’avais espéré. J’étais censé emménager ici et commencer ma future vie avec Dakota, ma petite amie de longue date, depuis le lycée en fait. Je n’avais juste pas pensé une seconde qu’elle déciderait de passer cette première année à l’université en célibataire.

J’étais anéanti. Je le suis toujours, mais je veux qu’elle soit heureuse, même si ce n’est pas avec moi.

Il fait un temps frisquet dans cette ville au mois de septembre, mais il ne pleut pratiquement jamais, comparé à Washington. C’est déjà ça.

Sur le chemin du travail, je vérifie mon portable, comme je le fais une cinquantaine de fois par jour. Ma mère est enceinte de ma petite sœur, je veux donc m’assurer de pouvoir prendre un avion et me rendre là-bas le plus vite possible s’il se passe quoi que ce soit. Jusqu’à présent, les seuls messages que j’ai reçus d’elle sont des photos des plats incroyables qu’elle concocte dans sa cuisine.

Ce n’est pas un cas d’urgence, mais bon sang, ce que ses petits plats me manquent !

Je me fraye un chemin dans les rues bondées et patiente au passage piéton avec une foule de gens, principalement des touristes avec de lourds appareils photo autour du cou. Je ris discrètement quand un adolescent brandit un iPad géant pour se prendre en selfie.

Je ne comprendrai jamais ce réflexe.

Quand les lumières virent au jaune et que le signal du passage piéton commence à clignoter, j’augmente le volume de mes écouteurs.

Ici, mes écouteurs sont vissés à mes oreilles pratiquement toute la journée. La ville est tellement plus bruyante que je l’avais imaginé. Ça m’aide d’avoir un truc pour m’en protéger un peu et qui transforme ce vacarme en une musique que j’aime.

Aujourd’hui, c’est Hozier.

Je porte mes écouteurs même en travaillant – dans une oreille du moins, comme ça, je peux toujours entendre les hurlements des clients commandant leur café. À ce moment précis, je suis un peu distrait par deux hommes habillés en tenue de pirate en train de se crier dessus, et, alors que j’entre dans le magasin, je bouscule Aiden, un collègue, celui que j’apprécie le moins.

Il est grand, bien plus grand que moi, avec des cheveux blonds presque blancs ; il ressemble à Drago Malefoy, ce qui me fait un peu peur. Au-delà de cette ressemblance avec Drago, il lui arrive parfois d’être un peu grossier. Il est sympa avec moi, mais j’ai bien vu sa manière de reluquer les étudiantes qui viennent au Grind. Il se comporte avec elles comme s’il était dans une boîte de nuit, pas dans un café.

Il leur sourit, flirte, et elles se tortillent, gênées, devant son regard de « beau gosse ». Je trouve ça assez répugnant. Il n’est pas si beau, en fait ; peut-être que je le verrais autrement s’il était plus gentil.

– Fais gaffe, mec.

Aiden me donne un claque sur l’épaule comme si nous traversions ensemble un terrain de football américain, les maillots de la même équipe sur le dos.

Il est parti pour battre son record de lourdeur…

Je me dirige vers le fond du magasin pour m’éloigner de lui, puis j’attache mon tablier jaune autour de la taille et consulte mon portable. Après avoir pointé, je tombe sur Posey, une fille que je dois former pendant plusieurs semaines. Elle est sympa. Discrète, mais bosseuse. J’aime qu’elle prenne toujours les cookies gratuits qu’on lui offre chaque jour comme motivation, pour rendre les heures de travail un peu moins pénibles. La plupart des apprentis n’en veulent pas, mais elle, elle en a mangé un chaque jour de la semaine en testant de nouvelles saveurs : chocolat, noix de macadamia, sucre et un mystérieux arôme verdâtre que je pense être un produit local, naturel et sans gluten. Adossée contre la machine à glace, je la salue en lui adressant un sourire.

– Hé !

Ses cheveux sont plaqués derrière les oreilles. Elle est en train de lire ce qui est indiqué sur le dos d’un sac de café moulu. Elle lève les yeux vers moi, m’adresse un furtif sourire poli, puis retourne à sa lecture.

– C’est insensé qu’ils vendent quinze dollars un si petit truc de café.

Je rattrape le paquet de café qu’elle m’a lancé de justesse, au point qu’il me glisse presque des mains, mais je finis par l’empoigner fermement.

– Nous…

Je la corrige en rigolant et repose le sachet sur la table où elle l’a pris.

– Nous vendons.

– Je ne travaille pas ici depuis assez longtemps pour me sentir concernée par le « nous ».

Puis elle attrape un bandeau enroulé autour de son poignet et le fait glisser sur ses cheveux bouclés auburn. Elle en a une de ces masses ! Elle les attache soigneusement, puis me fait signe qu’elle est prête à se mettre au travail.

Posey me suit dans la salle et attend près de la caisse. Cette semaine, elle s’entraîne à prendre les commandes des clients et apprendra sûrement à préparer bientôt les boissons. Prendre les commandes, c’est ce que je préfère. Je préfère de loin parler aux gens plutôt que de me brûler chaque fois les doigts sur cette machine expresso.

Je suis en train d’arranger mon poste quand la cloche au-dessus de la porte sonne. Je jette un œil à Posey pour vérifier qu’elle est prête et, bien sûr, elle est déjà à mes côtés, parée à accueillir les accros au café du matin. Deux filles s’approchent vers le comptoir en discutant bruyamment. L’une des deux voix m’interpelle. Je regarde alors dans leur direction et j’aperçois Dakota. Elle porte une brassière de sport, un short ample et des baskets claires. Elle doit terminer son jogging ; si elle avait l’intention d’aller à un cours de danse, elle serait habillée un peu différemment. Elle porterait une combinaison moulante et serait tout aussi belle. Elle l’est toujours.

Dakota n’est pas venue ici depuis plusieurs semaines ; je suis surpris de la trouver là. Et ça me rend nerveux ; mes mains tremblent, et je me retrouve à appuyer bêtement sur l’écran de l’ordinateur. Son amie Maggy me voit la première. Elle tapote l’épaule de Dakota qui se tourne vers moi, un grand sourire aux lèvres. Son corps est recouvert d’une légère couche de sueur, et ses boucles brunes sont relevées sauvagement en chignon sur le haut de sa tête.

 

– J’espérais que tu travaillerais, dit-elle en me saluant d’abord, puis Posey.

Elle l’espérait ? Je ne sais pas quoi penser. Je sais que nous nous sommes mis d’accord pour rester en bons termes, mais je n’arrive pas à savoir si c’est juste une conversation entre amis ou plus que ça.

– Hé, Landon.

Maggy me salue aussi. Je souris aux deux et leur demande ce qui leur ferait plaisir de boire.

– Un café glacé avec un supplément de crème, me répondent-elles en duo.

Elles sont habillées quasiment à l’identique, mais Maggy paraît fade à côté de la peau dorée comme un caramel et des yeux bruns lumineux de Dakota.

Je me mets en mode automatique, attrape deux gobelets en plastique et les plonge dans le bac à glace pour récolter des glaçons. Puis je prends la carafe de café déjà prête et verse son contenu dans les gobelets. Dakota m’observe. Je sens son regard sur moi. Pour une raison quelconque, je me sens plutôt mal à l’aise, et quand je remarque que Posey m’observe aussi, je réalise que je pourrais – je devrais, certainement – lui expliquer ce que je suis en train de faire.

– Tu n’as qu’à verser le café sur la glace ; on le prépare la veille pour qu’il soit froid et ne fasse pas fondre la glace.

Ce que je lui raconte est vraiment élémentaire, et je me sens presque débile de dire ça devant Dakota. Nous ne sommes pas du tout en mauvais termes – nous ne sortons simplement plus ensemble ni ne parlons comme nous avions l’habitude de le faire avant. J’ai parfaitement compris qu’elle mette un terme à nos trois ans de relation. Elle était à New York City avec de nouveaux amis, dans un nouvel environnement, et je ne voulais pas la retenir. J’ai donc tenu ma promesse et suis resté ami avec elle. Je la connais depuis des années et tiendrai toujours à elle. Elle a été ma deuxième petite amie, mais la première vraie relation que j’ai eue jusqu’à présent. J’ai passé un peu de temps avec So, une femme de trois ans plus âgée que moi, mais avec qui je ne suis qu’ami. Elle a été super avec Tessa, aussi. Elle l’a aidée à trouver un job dans le restaurant dans lequel elle bosse actuellement.

– Dakota ?

La voix d’Aiden couvre la mienne au moment où je leur demande si elles veulent que j’ajoute de la crème fouettée. C’est ce que je fais avec mes propres boissons.

Perplexe, j’observe Aiden qui se dirige vers le comptoir et saisit la main de Dakota. Il soulève sa main dans les airs, et elle tournoie devant lui avec un grand sourire.

Puis elle me jette un regard, s’écarte de quelques centimètres et lui dit d’une manière plus neutre :

– Je ne savais pas que tu travaillais ici.

Je pose mon regard sur Posey pour ne pas m’incruster dans leur conversation, puis fais mine de consulter les emplois du temps sur le mur derrière elle. Elle peut être amie avec qui elle veut, ça ne me regarde vraiment pas. Aiden lui répond :

– Je pensais l’avoir mentionné hier soir.

Je tousse pour détourner l’attention du son étranglé que je viens de laisser échapper.

Heureusement, personne ne semble l’avoir remarqué. Sauf Posey, qui fait de son mieux pour cacher un sourire.

Je ne regarde pas Dakota, même si je sens qu’elle est mal à l’aise ; en répondant à Aiden, elle rigole de la même manière que l’a fait ma grand-mère en ouvrant son cadeau de Noël l’année dernière. Ce mignon petit bruit… Dakota rendait ma grand-mère si heureuse quand elle éclatait de rire devant les chants ringards du poisson en plâtre sur sa fausse planche de bois. Quand elle rigole de nouveau, je sais qu’elle est, pour le coup, vraiment mal à l’aise. Cherchant à rendre cette situation moins embarrassante, je lui tends les deux cafés avec un sourire et lui dis que j’espère la revoir bientôt.

Avant qu’elle ait pu répondre, je souris de nouveau et m’éloigne vers le fond de la boutique en montant le volume de mes écouteurs.

J’attends que la cloche sonne de nouveau pour signaler le départ de Dakota et Maggy, mais je comprends que je n’arriverai probablement pas à l’entendre à cause du match de hockey de la veille qui se joue dans mes oreilles. Même avec une seule oreillette, le bruit de la foule en délire et les claquements des crosses couvriraient le son d’une vieille cloche en cuivre. Je retourne dans la salle et trouve Posey, dépitée, devant Aiden en train de frimer en lui vantant ses compétences à produire de la vapeur de lait. Le nuage de vapeur qui enveloppe ses cheveux blonds-blancs lui donne un air étrange. Quand j’arrive près d’elle, elle me glisse en chuchotant :

– Il m’a dit qu’ils étaient à l’école ensemble, dans cette académie de danse.

Je m’immobilise et lève les yeux vers Aiden qui semble ailleurs, probablement perdu dans son propre monde merveilleux.

– Tu le lui as demandé ?

Je lui pose la question, impressionné et un peu inquiet de ce qu’il a pu lui dire au sujet de Dakota.

Posey secoue la tête et attrape un gobelet en métal pour le rincer. Je la suis jusqu’à l’évier, puis elle ouvre le robinet.

– J’ai vu ta réaction quand il lui a pris la main, donc j’ai pensé que je devais simplement lui demander ce qu’il y avait entre eux.

Elle hausse les épaules, ce qui fait bouger son épaisse chevelure bouclée.

Ses taches de rousseur sont plus claires que la plupart de celles que j’ai vues, et éparpillées sur le haut de ses joues et sur son nez. Ses lèvres sont pulpeuses – avec une petite moue – et elle fait presque ma taille. Ce sont des choses que j’ai remarquées lors du troisième jour de formation, quand mon intérêt pour elle s’est enflammé, je suppose l’espace d’un instant. Je me confie à ma nouvelle amie en lui tendant une serviette pour essuyer le gobelet :

– Je suis sorti avec elle pendant un moment.

– Oh, je ne pense pas qu’ils sortent ensemble. Elle serait folle de sortir avec un Serpentard.

Quand Posey sourit, mes joues s’enflamment et je rigole avec elle.

– Tu l’as remarqué, toi aussi ?

Je glisse le bras entre nous et attrape un cookie menthe pistache pour le lui offrir.

Elle sourit, me prend le cookie des mains et en mange la moitié avant même que j’aie eu le temps de revisser le couvercle de la boîte.

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Chapitre 2

Ma journée de travail terminée, je saisis mon badge et deux gobelets sur le bar pour préparer ma boisson habituelle avant de partir. Deux macchiatos, un pour moi et l’autre pour Tess.

 

Pas juste le macchiato ordinaire. J’ajoute trois doses de noisette et une de parfum banane. Ça a l’air dégoûtant comme ça, mais c’est très bon en réalité. J’en ai fait un par accident un jour, en confondant le flacon de vanille avec celui de banane. C’est devenu ma boisson préférée, et celle de Tessa aussi. Je me charge des boissons et elle du dîner – parfois un repas chaud qu’elle rapporte du restaurant où elle travaille. Nous formons un duo plutôt chouette tous les deux.

 

Comme elle travaille tard le soir, je prends mon temps pour faire la fermeture. Ce n’est pas que je ne peux pas rester à la maison sans elle, mais j’ai déjà fait tous mes devoirs pour la semaine prochaine et je n’ai pas encore trouvé un bon livre à dévorer. J’ai vu tous les bons films sortis au cinéma et Tessa entretient tellement bien l’appartement qu’il ne me reste aucune tâche ménagère. Je n’ai rien d’utile à faire et ne me suis pas fait beaucoup d’amis en dehors de ceux du travail et de Tessa.

 

Tessa dit que je déprime, que j’ai besoin de me faire de nouveaux amis et de m’amuser un peu. Je m’amuse beaucoup en travaillant chez Grind. Ça pourrait être mieux, je sais, mais tout va bien dans ma vie, tout est simple et facile. Je jette un œil à l’horloge sur le mur et grimace en réalisant qu’il est déjà 10 heures passées. J’ai perdu trop de temps à fermer, j’ai balayé le sol un carreau après l’autre, et me suis déplacé aussi lentement que possible pour remplir le réservoir de glace et le moulin à café. Le temps n’est pas mon allié ce soir. C’est rare qu’il le soit, mais ce soir il me trahit plus que d’habitude. Chaque minute qui passe me nargue, la petite aiguille de l’horloge continue de faire tic-tac mais avance trop lentement.

Je fais un dernier tour dans le magasin. Je suis seul ce soir. Posey m’a proposé de rester mais j’ai surpris une conversation dans laquelle elle disait que sa sœur avait des problèmes en ce moment. Posey ne me parle pas beaucoup de sa vie, toutes ses préoccupations tournent toujours, d’une manière ou d’une autre, autour de sa famille.

 

Alors que je verrouille la porte et pose un pied sur le trottoir, un groupe de quatre personnes passe devant moi. Je les vois se diviser en deux couples, se tenant par la main. Le mec le plus grand porte un maillot de l’université de Brown et je me demande s’il a consulté les résultats de leur saison. S’il l’avait fait, il ne serait certainement pas en train de se pavaner si fièrement avec. Je les observe tout en marchant derrière eux pour rentrer chez moi. J’appelle ma mère pour prendre de ses nouvelles et lui faire savoir que j’ai survécu à une nouvelle journée dans la Grosse Pomme.

 

Elle voulait que je sois heureux, et emménager à New York avec Dakota me remplissait de bonheur. Enfin, jusqu’à ce que celle-ci me quitte juste avant que je la rejoigne. Pourtant, je ne lui en ai pas voulu, et ne lui en veux toujours pas, mais je ne peux pas dire que ça n’a pas bousillé tous mes plans. Je m’imaginais emménager à New York et m’installer avec elle dans un appartement. Je me voyais me réveiller, ses jambes enroulées autour des miennes, le parfum sucré de ses cheveux sur mon visage. Je pensais que nous aurions découvert la ville ensemble, que nous nous serions créé des souvenirs et promenés dans les parcs de New York City. J’avais de telles attentes, je croyais que ce serait le point de départ de notre vie future, pas la fin de notre vie passé.

 

Au moment où elle a rompu avec moi, j’étais trop investi dans mon déménagement pour changer d’avis. Je ne regrette toujours pas mon choix, surtout depuis que Tessa est ici avec moi. Elle est la première et unique amie que je me suis faite à Washington, et pareil pour elle. Elle pensait avoir des amis à WCU, mais ils se sont bien foutus d’elle, tout le temps. Tessa avait besoin de moi et j’étais content d’avoir quelqu’un à qui parler quand j’en avais envie.

J’aime avoir cette possibilité, même si ce n’est pas forcément un choix. J’aime ce rôle du bon ami, du mec sympa. Toute ma vie j’ai été le mec sympa et cette situation me convient parfaitement. Je n’ai pas besoin d’être le centre de l’attention. Même quand tout s’est écroulé autour de moi au Michigan, j’ai voulu affronter seul cette souffrance. Je ne voulais pas que qui que ce soit se joigne à ma douleur, Dakota encore moins que les autres. Inévitablement elle a eu de la peine et peu importaient mes efforts, je ne pouvais rien faire pour arranger les choses. Je devais la laisser souffrir. J’étais obligé de me retirer et de l’observer alors que son monde était en train d’éclater en mille morceaux à cause d’une tragédie que j’ai tant bien que mal essayé d’empêcher. Elle était mon pansement et j’étais son nid. Je l’ai rattrapée quand elle tombait et nous resterons unis, quoi qu’il en soit, jusqu’à la fin des temps, du fait de la souffrance que nous avons partagée.

Mon esprit ne s’aventure pas souvent dans cette zone de souvenirs que je me suis efforcé d’oublier. Cette boîte de Pandore est fermée, scellée et enterrée dans du béton armé.

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Chapitre 3

En arrivant devant l’appartement, je trouve un paquet sur le pas de la porte. Le nom de Tessa y est gribouillé au feutre noir. J’enfonce la clé dans la serrure et traîne le colis avec moi à l’intérieur. Les lumières sont éteintes, j’ai donc l’appartement pour moi tout seul.

J’ai besoin de prendre une bonne douche. Je suis crevé et il faut que j’avance dans mes devoirs. Je crie le nom de Tessa à travers l’appartement pour m’assurer qu’elle n’est pas là, puis me déshabille dans le salon, juste parce que je peux le faire. La poignée de douche de notre unique salle de bains se coince quand on la tourne et l’eau met au moins deux minutes à remonter dans les canalisations. Notre propriétaire l’a soi-disant « réparé » à deux reprises, mais ça ne tient jamais.

Tessa aussi a essayé plusieurs fois de le réparer, mais il s’est avéré que bricoler n’était vraiment pas son truc. Je me marre en repensant à son corps trempé et à son visage furieux le jour où elle pensait l’avoir réparé. En tournant la poignée métallique, elle avait fini par la décrocher du mur ce qui lui avait valu d’être aspergée d’eau glacée en pleine figure. Elle avait hurlé comme une furie et couru dans le couloir en s’emmêlant les pieds.

J’ai fini par m’habituer à ce vieil embout. Un pas en arrière en attendant que l’eau s’infiltre dans les canalisations et un petit pipi à cause du bruit du ruissellement. Je me sens encore un peu bizarre d’avoir vu Dakota aujourd’hui. Ressent-elle aussi cette gêne ou a-t-elle déjà tourné la page de notre histoire ? Elle ne me donne pas beaucoup de nouvelles, jamais en fait, je ne sais donc pas du tout ce qu’elle ressent ni où nous en sommes. Je doute qu’elle entretienne des ressentiments à mon égard, elle n’a aucune raison d’en avoir, mais ça me fait un peu bizarre d’être passé de nos conversations quotidiennes à presque rien, deux mots tout au plus et encore avec de la chance.

Elle me manque parfois. Je m’étais habitué à ne plus la voir en quittant le Michigan pour Washington, mais nous parlions quand même tous les jours. Lorsqu’elle a commencé à s’éloigner, elle m’a vraiment manqué, mais je sentais que quelque chose n’allait pas. J’espérais qu’elle avait juste besoin de temps pour s’adapter à sa nouvelle vie, dans cette grande ville. Je voulais qu’elle profite à fond de ce changement et de ses nouveaux amis, qu’elle se familiarise avec son académie de danse. Je sais à quel point sa carrière est importante à ses yeux, je ne voulais pas être une diversion. J’ai essayé de la soutenir du mieux que j’ai pu. Je comprenais qu’elle ne me rappelle pas. À ce moment-là, je lui affirmais que tout allait bien lorsqu’elle ne répondait pas à mes appels pendant plusieurs jours.

J’ai bien tenu le rôle du petit ami compréhensif. Ce rôle du mec gentil me convient bien. Je suis resté patient et plus qu’indulgent. Même quand elle m’a appelé pour m’énumérer les raisons qui faisaient que notre relation ne fonctionnait pas. Je continuais d’acquiescer à l’autre bout du fil et de lui dire que tout allait bien, que je comprenais. D’une certaine manière, je lui mentais. Je ne comprenais pas pourquoi elle ne trouvait pas de temps pour moi alors que tous ses statuts sur Facebook affichaient des photos d’elle dans différents restaurants et boîtes de nuit.

L’entendre me raconter sa journée me manquait. J’aurais voulu l’écouter se vanter d’avoir cartonné en cours ce jour-là. J’aurais aimé entendre son impatience à propos d’une audition à venir. Elle était toujours la première personne vers qui je me tournais. C’est devenu un peu différent quand j’ai rencontré Tessa et que je me suis rapproché d’Hardin, mais elle me manquait quand même. Je ne connais pas grand-chose aux relations amoureuses, mais en revanche je sais que ce n’en était pas une.

 

Je finis par m’avancer sous la douche. L’eau est bouillante et me brûle la peau. Tout en réglant la température de l’eau, je branche mon portable sur la base et allume mon podcast de sport. Les présentateurs, aux voix graves et puissantes, se chamaillent à propos d’histoires politiques sans intérêt concernant le match. Notre salle de bains est petite, vraiment minuscule, avec un lavabo assez bas équipé de robinets grinçants, installé à côté de petites toilettes sur lesquelles je peux à peine tenir. La personne qui a conçu cet appartement ne devait pas avoir en tête l’image d’un mec d’un mètre quatre-vingts. À moins, bien sûr, que ce mec d’un mètre quatre-vingts aime s’agenouiller pour passer sa tête sous le jet d’eau. Tandis que l’eau chaude ruisselle le long de mon dos, je me refais le scénario de l’étrange rencontre avec Dakota aujourd’hui. On ne peut pas dire que ça se soit mal passé même si ça aurait pu être mieux. J’aimerais savoir comment elle se sent vis-à-vis de notre relation, ou plutôt de notre absence totale de relation. A-t-elle remarqué que mon corps a changé depuis la dernière fois qu’elle l’a vu ? A-t-elle vu que mes bras sont devenus deux épais blocs de muscles et que sur mon ventre se dessinent enfin les tablettes pour lesquelles j’ai travaillé si dur ?

Mon corps maigrichon alimentait souvent les discussions dans les couloirs bondés du lycée. « Landon le lardon », c’est comme ça qu’ils m’appelaient. À présent, ce surnom puéril me paraît vraiment débile, mais il me mettait hors de moi lorsque ces crétins marchaient derrière moi en le psalmodiant. Les gamins peuvent être de vrais petits cons. Et ce n’était rien comparé à ce qui est arrivé à Carter, mais je ne veux pas parler de ça ce soir.

 

Je m’égare complètement dans mes pensées. Revenons à l’étrange situation entre Dakota et moi.

Plus j’essaie de me remémorer notre rencontre, plus mon cerveau me joue des tours en emmêlant les souvenirs. Je ne pourrais pas dire à quoi elle pensait, je n’ai jamais réussi. Même lorsque nous étions plus jeunes, elle gardait toujours ses secrets. C’était attirant, mystérieux et simple à la fois. Maintenant que nous sommes plus vieux et qu’elle a rompu avec moi en ne me donnant que peu d’explications, ce n’est plus si amusant.

Absorbé par les moisissures vertes incrustées entre les carreaux de la douche, je repense à toutes les choses que j’aurais dû dire et faire pendant ces cinq minutes. Je fixe le mur, me remémorant sa présence, quand elle était en face de moi tout à l’heure. J’aurais tellement aimé pouvoir décrypter ce qui se cache derrière ses yeux en amande, ou discerner quelques mots scellés derrière ses lèvres charnues. Ces lèvres.

Les lèvres de Dakota, c’est quelque chose… Juste assez pulpeuses pour captiver mon regard, avec une moue subtile que le maquillage ne peut inventer. Leur couleur rosée me rendait dingue et la sensation qu’elles me procuraient enroulées autour de ma queue était incroyable. Nous avions seize ans seulement lorsque nous avons commencé à nous tripoter pour la première fois. C’était l’anniversaire de nos deux mois de couple et elle venait juste de m’acheter un chiot. Je savais que ma mère ne m’aurait pas permis de le garder et elle devait le savoir, mais nous avions tenté de le cacher dans mon placard. Nous nourrissions cette petite boule de poils grise de la meilleure nourriture achetée dans l’animalerie en bas de la rue. Il n’aboyait pas beaucoup, et quand ça lui arrivait, je toussais pour essayer de dissimuler le bruit. Ça a marché pendant un moment, jusqu’à ce qu’il ne devienne trop grand pour ma petite chambre.

Après deux mois de captivité, j’ai dû tout avouer à ma mère. Elle ne s’est pas énervée autant que je l’aurais cru. Cependant, elle m’expliqua le coût de l’entretien d’un chien et après l’avoir comparé à mon misérable salaire pour quelques jours par semaine de travail à la station de lavage auto, j’ai dû capituler. Même en y ajoutant les pourboires, je ne pouvais pas assumer une facture de vétérinaire.

Après avoir versé quelques larmes, Dakota finit par accepter. Pour compenser notre chagrin, nous avions joué à des jeux vidéo et regardé toute la saga du Seigneur des anneaux. Nous avions bu des quantités phénoménales de Starbucks en nous plaignant de payer un gobelet cinq dollars. Nous nous étions gavé de bonbons et de beurre de cacahuètes jusqu’à ce que nos estomacs éclatent et j’avais dessiné des petits cercles sur ses joues, comme elle avait toujours adoré, jusqu’à ce qu’elle s’endorme sur mes genoux. C’est sa bouche tiède qui m’a réveillé, et ses lèvres serrées autour de ma bite.

Elle apprit rapidement qu’elle adorait me donner du plaisir de cette manière, et commençait à le faire presque chaque fois que nous passions du temps ensemble. J’aimais ça, évidemment. Bordel, de qui je me moque ? J’adorais ça et je me demandais même comment j’avais pu penser un jour que se branler était une manière agréable d’arriver à l’orgasme. Ce n’est pas si mal pourtant. Mes yeux se baissent vers mon membre pendant, ruisselant sous l’eau bouillante. J’enroule une main autour de la base et commence à passer mon pouce sur mon gland, comme elle avait l’habitude de le faire avec sa langue.

Les yeux fermés, sous l’eau chaude qui s’écoule le long de mon corps, j’arrive presque à me convaincre que ce n’est pas ma propre main qui me caresse. Dans mon imagination, Dakota est agenouillée au pied de mon petit lit à Washington. Ses cheveux sont plus clairs qu’avant et son corps plus ferme grâce à ses cours de danse. Elle est si belle, elle l’a toujours été, mais plus nous grandissons et plus elle devient sexy. Sa bouche s’active plus vite maintenant. Entre ça et le souvenir de ses gémissements, je sens que j’y suis presque.

Mon corps commence à me picoter, des orteils jusqu’à mon échine. Et là, je ne sais pas comment, l’un de mes pieds glisse. Je fais un pas de côté et perds l’équilibre. Un enchaînement de gros mots que je ne prononce pas souvent jaillit de ma bouche avant que je m’agrippe au rideau de douche imprimé en tirant dessus.

Clic, clic, clic. Le foutu truc cède sous mon poids, arrachant chaque anneau en plastique. Il s’effondre et m’entraîne avec lui. Je hurle de nouveau et mon genou cogne le rebord de la petite douche.

– Merde !

Mes bras sont mous comme de la gélatine lorsque j’agrippe le rebord de la baignoire en tentant de m’en extirper. La porte s’ouvre alors avec fracas, avant même que je puisse recouvrir mon corps et je vois Tessa en train d’agiter les mains dans tous les sens comme un hippogriffe.

– Ça va ? hurle-t-elle.

Son regard se pose sur moi et elle se cache les yeux avec les mains.

– Mais c’est quoi, ce bordel ? crie Sophia d’une voix perçante.

Génial ! Sophia, la copine de Tessa, est ici aussi. Il faut que je me souvienne de ne pas l’appeler comme ça. J’attrape le rideau déchiré et m’enroule dedans.

Franchement, est-ce que ça pourrait être pire ? Je regarde les deux filles et secoue la tête en essayant de retrouver mon souffle. Mes joues sont en feu et je préférerais disparaître sous une montagne de crottes de chien plutôt que d’être roulé en boule dans une douche, tout nu. Je pose ma main libre sur le sol humide de la douche et tente de me relever.

Sophia se faufile devant Tessa et s’avance pour saisir mon bras. Faites que je meure. Après avoir coincé furtivement ses cheveux bruns derrière ses oreilles, elle se sert de ses deux mains pour me tirer. S’il vous plaît, je veux mourir. J’essaie de faire en sorte que le rideau dissimule mes parties intimes, mais il s’écroule par terre juste au moment où je me relève. Vous m’entendez là-haut ? Si vous ne m’achevez pas là tout de suite, faites-moi au moins disparaître. Je vous en supplie.

Les yeux marron de Sophia ont des reflets verts que je n’avais pas remarqués avant. Je détourne les yeux mais je peux toujours sentir son regard posé sur moi. J’essaie de porter mon attention sur le bout de ses chaussures. Marrons et pointus, ils me rappellent quelque chose qu’Hardin aurait pu porter. Sophia soulève un sourcil et hoche la tête :

– Tu es stable maintenant ?

Est-il possible d’être plus embarrassé que ça ? Je ne crois pas. C’est impossible. Trente secondes plus tôt, j’étais tranquillement en train de me masturber sous la douche et maintenant je suis nu comme un ver et hypergêné. Cet immense calvaire serait hilarant s’il arrivait à quelqu’un d’autre.

Elle continue de me fixer et je réalise que je ne lui ai toujours pas répondu.

– Ouais… Ouais. Ça va.

Ma voix semble encore plus minable que je ne le suis.

– Ne sois pas gêné.

Je secoue la tête.

– Je ne le suis pas.

Je baisse le menton et me force à rire nerveusement

Tessa est sortie de la salle de bains qui paraît encore plus petite que d’habitude. Le miroir est embué, tout est humide et Sophia est encore là. Elle sourit et son doigt vient se poser au milieu de mon ventre, juste au-dessus de mon nombril. Ses ongles sont longs et peints en noir. J’aime bien. Les ongles de Dakota n’étaient jamais longs à cause de la danse.

Elle n’avait pas le droit de mettre du vernis ou de les laisser pousser ne serait-ce qu’un peu. Elle s’en plaignait, mais préférait évidemment la danse au vernis, et en fin de journée, elle n’y pensait plus.

Les doigts de Sophia continuent de tracer tout doucement une ligne en descendant le long de mon ventre, juste au-dessus de l’endroit où s’arrête le rideau qui couvre ma bite et l’empêche de s’exhiber. Mon esprit essaie de comprendre pourquoi elle me touche comme ça.

– Tu ne devrais pas.

Le compliment sonne comme un ronronnement et mon corps réagit instantanément. Je ne la connais pas tant que ça, mais je peux déjà dire qu’elle a bien plus d’audace que la plupart des filles de mon âge. Elle n’hésite pas à insulter la télévision pendant « Master Chef », et n’a clairement aucun problème avec le fait de toucher mon corps nu et trempé. La ligne de poils qui relie mon nombril à mes poils pubiens semble l’amuser.

A-t-elle dit quelque chose ? Ah ouais, elle l’a fait. Elle a dit « tu ne devrais pas ». Qu’entend-elle par là ? Je ne devrais pas être gêné ? Je viens de me fracasser le cul sur le sol de la salle de bains alors que j’étais en train de me branler et on m’a surpris complètement nu. Évidemment que je suis gêné.

J’observe le reflet de ses cheveux foncés dans le miroir embrumé et lui réponds rapidement :

– Merci. (Je me racle la gorge avant de poursuivre.) J’ai fait une sacrée chute !

Je rigole, je commence à envisager la situation d’un œil humoristique.

Ses yeux sont brillants et son doigt continue de me caresser. Ce n’est pas que c’est bizarre, c’est juste que je ne sais pas quoi dire ou faire. Avant que je ne me décide à prendre une décision, elle retire sa main en souriant.

Je ne connais pas très bien Sophia. Je sais juste qu’elle a quelques années de plus que moi. Je sais que ses parents vivent à Washington, à côté de ma mère et de Ken. Je sais qu’elle aime que ses amis l’appellent par son deuxième prénom, Nora. Je sais qu’elle sent toujours le sucre et le bonbon. Je sais qu’elle vient souvent traîner chez nous parce qu’elle n’aime pas ses colocataires. Je sais qu’elle tient compagnie à Tessa quand je ne suis pas là, et d’une certaine manière, elles sont devenues amies au cours de ces derniers mois. C’est à peu près tout.

Ah oui, elle vient juste d’obtenir son diplôme de l’école des Arts culinaires et travaille dans le même restaurant que Tessa. Maintenant, je peux ajouter qu’elle aime toucher les ventres nus et mouillés.

– Ça, c’est clair, dit-elle en rigolant.

Les coins de ses yeux se froissent malicieusement et ses lèvres ont l’air incroyablement rebondies, surtout quand elle y passe sa langue. Ces yeux et cette bouche humide… elle est canon.

Elle le sait et je le sais.

Obama le sait.

Elle est ce genre de femme à vous mastiquer et à vous recracher comme un vulgaire chewing-gum, et vous en appréciez pourtant chaque minute. Son index tapote sa lèvre inférieure et je reste silencieux. Elle n’est quand même pas en train de m’allumer ? Son attitude me laisse perplexe. Non pas que je m’en plaigne, je suis juste perplexe.

Les yeux de Nora croisent de nouveau les miens, se posent une fois encore sur ma poitrine, puis elle tourne les talons. Sans un mot, elle sort de la salle de bains et disparaît dans le couloir. Je passe ma main sur mon visage en souhaitant effacer les trois dernières minutes, tout en conservant les trente dernières secondes.

Quand j’entends Tessa me demander comment je vais, je rejette ma tête en arrière, prends une grande inspiration et ferme la porte. Le rideau de douche est foutu et on dirait que la petite pièce a été ravagée par une tornade. Les anneaux en plastique qui maintenaient le rideau sont éparpillés sur le sol, les bouteilles de shampooing et le savon pour le corps de Tessa répandus partout dans la pièce. Tout en remettant de l’ordre, je ne peux m’empêcher de rire devant l’absurdité de la chose. Évidemment, il fallait que ça tombe sur moi.

Les vêtements que j’ai pris avec moi dans la salle de bains sont trempés. Le t-shirt a une grosse tache humide dans le dos, mais le short ne s’en sort pas trop mal. Je l’enfile et attrape le reste des vêtements mouillés pour les rapporter dans ma chambre. À présent, mes cheveux sont secs, à l’exception des racines encore humides. Je passe la brosse de Tessa sur ma coupe courte et utilise un peigne pour lisser la petite zone de poils sur le visage que j’ai laissés pousser récemment. Le lait pour le corps à la vanille de la salle de bains est un peu gras, mais il sent bon, et j’oublie tout le temps d’en acheter.

En passant dans le couloir, j’entends le rire bruyant de Nora et celui presque silencieux de Tessa. Elle n’a pas rigolé depuis un moment. Ça m’embête, mais j’ai compris qu’elle avait besoin de gérer sa rupture à sa manière, donc je ne lui mets pas la pression. J’ai un devoir à rendre pour lundi et n’en ai fait que la moitié. Je balance donc mes habits dans le panier à linge dans l’entrée et me dirige vers la cuisine pour prendre une bouteille d’eau et souhaiter bonne nuit aux filles.

Tessa est assise sur le canapé, les pieds posés sur un coussin, et Nora est allongée sur le tapis, un oreiller derrière la tête, avec ma couverture de l’équipe de Skyhawks enroulée autour d’elle comme un burrito. Je jette un œil à la télévision, « Le Meilleur Pâtissier ». Comme d’habitude. Ces femmes ne regardent donc rien d’autre que les chaînes de cuisine et les séries dramatiques pour ados sur le câble ? Celui avec la famille d’accueil est mon préféré.

Tout en prenant soin de ne pas écraser les doigts de pieds emmitouflés dans des chaussettes pelucheuses qui dépassent de la couverture, je leur demande :

– Je vais me préparer un petit truc à manger, vous voulez quelque chose ?

Tessa se redresse et met le programme sur pause.

– De l’eau, s’il te plaît.

Une femme aux cheveux noirs frisés reste figée à l’écran, la bouche grande ouverte et les mains en l’air. Elle est stressée par des gâteaux qui ont cramé ou un truc du genre. Nora demande :

– Y a-t-il autre chose que de l’eau ?

– Quelle exigence ! dit Tessa en la taquinant.

Je ne sais pas trop ce qu’on a, mais je lève le pouce en signe d’approbation et me rends dans la cuisine. Tessa organise même notre frigo. Il s’avère que nous avons beaucoup d’autres boissons. Je leur crie :

– Gatorade, thé glacé sucré…

La voix de Sophia surgit derrière le frigo, me faisant sursauter.

– Beurk, je déteste le Gatorade, sauf le bleu.

Genre elle n’est pas du tout en train de dénigrer ma boisson préférée…

– Dégueu ? Comment peux-tu dire ça, Sophia ?

Je rigole alors qu’elle apparaît derrière la porte ouverte du frigo. Elle sourit et s’appuie sur le bar.

– Comme ça. Et arrête de m’appeler Sophia. Si je dois te le redire une fois de plus, je t’appellerai George Strait chaque fois que je te verrai.

Je ne peux contenir mon rire :

– George Strait ? Parmi tous les noms que tu aurais pu me trouver, je ne m’attendais vraiment pas à celui-là.

Elle rigole à son tour. Un rire doux avec des yeux perçants. Ça lui va bien.

– Je sais pas, il me plaît bien.

Soph – je veux dire Nora – hausse les épaules. J’essaie de me rappeler à quoi ressemble George Strait. Je sais que je l’ai déjà vu, mais je n’ai plus jamais écouté de country depuis que nous avons quitté le Michigan.

Ses cheveux sont rassemblés en queue-de-cheval maintenant et ses longues boucles retombent sur l’une de ses épaules. Serait-elle en train de flirter avec moi ? Je ne sais pas trop. Dakota se moquait toujours de mon incapacité à percevoir les jeux de séduction. J’aime me dire que c’est une manière de me préserver. Si j’étais conscient de toutes les avances, je deviendrais certainement comme l’un de ces gars obsédés de savoir comment les femmes le perçoivent. J’analyserais mes paroles et mes actes en permanence. Je deviendrais même sûrement l’un de ces mecs qui engluent leurs cheveux de gel et dissimulent leurs livres de science-fiction dans une vaine tentative de plaire aux femmes. En fait, je n’ai jamais été cool, et ça ne me dérange pas. Par ailleurs, je préfère conserver mes livres sur mon étagère et trouver une femme qui les aime aussi, quitte à passer inaperçu.

Comme nous n’avons plus de Gatorade bleu, je tente de lui donner un rouge.

– Tu es tellement calme.

Nora examine la bouteille que je lui tends, lève un sourcil, secoue la tête et ajoute :

– C’est toujours mieux que de l’eau, j’imagine.

Sa voix est douce, sans exigence particulière, même si elle a un sérieux problème avec le Gatorade. Je suis curieux de connaître ses opinions. Éprouve-t-elle autant de répulsions envers d’autres boissons sucrées ? Je me rends compte que j’aimerais en savoir plus sur elle. Alors que je prépare mentalement mon plaidoyer pour défendre toutes mes boissons préférées qu’elle pourrait détester, elle dévisse le bouchon de la bouteille et prend une gorgée.

– Pas si mal.

Elle hausse des épaules et reprend une autre gorgée en s’éloignant.

Elle est bizarre. Pas bizarre du genre à vivre dans la cave de sa mère et à collectionner des fœtus dans des bocaux. Non, bizarre du genre à être impénétrable. Je n’arrive vraiment pas à comprendre ce que veulent dire ses silences étranges ou ses caresses fugaces.

D’habitude, j’analyse bien la personnalité des gens. Plutôt que d’essayer de déchiffrer les codes du romantisme féminin, j’attrape ma bouteille d’eau dans le frigo, quitte la cuisine pour terminer mon devoir, puis me couche.

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Chapitre 4

Le matin arrive un peu trop rapidement. La dernière fois que j’ai regardé mon portable, il était plus d’une heure du matin, je me suis donc probablement endormi vers deux heures et réveillé à six. Combien d’heures préconisent les médecins déjà ?

Sept ?

Ou plutôt huit ?

Je suis sûr que mes troubles du sommeil ne sont pas si terribles que ça, comparés à ceux de la plupart des étudiants. J’ai pris l’habitude de veiller tard la nuit et de me lever tôt pour aller en cours ou au travail. Petit à petit, je deviens un vrai New-Yorkais. J’absorbe chaque jour ma dose de caféine. Je m’assieds dans le métro et échange des regards avec de parfaits inconnus. J’ai arrêté de donner tout mon argent aux sans-abri alcooliques. Bon, je n’ai pas vraiment arrêté, mais à un moment donné, je leur donnais presque tout ce que je gagnais, ce qui n’était pas l’idéal.

Je ne peux pas en dire autant de Tessa ! La pauvre passe la moitié de son chemin de retour à distribuer les pourboires qu’elle vient de gagner. Non pas que je ne veuille pas les aider, c’est juste que je préfère leur donner du café ou des muffins quand je le peux, plutôt que de l’argent qui servira à entretenir leurs addictions. Je crois que l’histoire de Richard Young et de son overdose m’a légèrement blasé. Je comprends le dévouement de Tessa et l’espoir qu’elle nourrit en tendant un billet de cinq dollars à un homme dans le besoin. Elle espère réellement qu’il s’achètera de la nourriture. Moi, je n’en suis pas si sûr, mais je pense qu’elle est bien placée pour le savoir. Mon amie et colocataire entretient un lien particulier avec les sans-abri. Le père de Tessa, absent pendant une grande partie de sa vie, a fini dans la rue avant son décès il y a moins d’un an. Ce fut très dur pour elle et j’imagine qu’aider ces étrangers l’aide à cicatriser un peu ses plaies. Je ne veux pas lui retirer ça.

Pour chaque dollar donné, elle est récompensée d’un sourire et d’un merci. Tessa est le genre de personne qui essaie de tirer ce qu’il y a de mieux de chacun de nous. Elle s’investit plus qu’elle ne le devrait et s’attend toujours à ce que les gens soient gentils, même ceux qui ne le seront jamais.

Elle éprouve une petite satisfaction quand on la remercie, ou quand elle voit le sans-abri dépenser son argent pour acheter à manger. Elle l’appréhende sans doute comme une petite mission dont elle s’est investie afin de compenser l’échec de sa relation avec Hardin et avec son père. Elle n’a peut-être pas pu les aider eux, mais elle peut aider ces gens.

Je sais, c’est naïf. Mais c’est ma meilleure amie et c’est l’une des seules choses dans laquelle elle s’est impliquée récemment. Elle ne dort pas. Ses yeux gris sont gonflés quatre-vingt-dix pour cent du temps. Elle lutte pour essayer de surmonter une terrible rupture, la mort de son père, son emménagement dans une nouvelle ville et le fait de ne pas avoir été admise à NYU.

Ça fait beaucoup à supporter pour une seule personne. Je prendrais bien un peu de son fardeau, si je pouvais. J’ai essayé, mais elle doit y arriver seule. À long terme, elle n’en ressortira que plus forte.

 

Quand j’ai fait la connaissance de Tessa il y un an, elle était totalement différente. Son apparence était la même, une magnifique blonde aux beaux yeux gris, avec une voix douce et un parcours scolaire brillant. La première fois que je lui ai parlé, j’ai eu l’impression de rencontrer la version féminine de moi-même. Certes en plus sexy et avec de plus gros seins, mais sinon nous étions identiques.

Un lien s’est tout de suite tissé entre nous, car nous sommes arrivés les deux premiers en classe de littérature, le premier jour à l’université. Puis nous sommes rapprochés au fur et à mesure que se développait sa relation avec Hardin, le presque-fils du fiancé (mari à présent) de ma mère. Waouh, c’est digne d’un épisode dramatique d’un soap opera.

Blague à part, je l’ai vu tomber amoureuse de lui, et lui d’elle encore plus. Je les ai vus se déchirer, puis se réconcilier. Je les ai vus devenir tout pour l’autre, puis rien, puis tout encore.

J’ai eu du mal à choisir mon camp pendant cette guerre. Ce n’est jamais sans dommages collatéraux. C’était juste trop compliqué et bordélique alors depuis, je prends exemple sur Belle Swan et préfère rester neutre.

Gloups, la référence à Twilight.

Il me faut ma dose de caféine.

Pronto.

En entrant dans la cuisine, je découvre Tessa, assise à la petite table, son portable à la main. Le colis d’hier est déchiqueté en mille morceaux et un livre avec l’inscription Les Hauts de Hurlevent sur la reliure trône par-dessus.

Je comprends tout de suite l’identité de l’expéditeur.

– Tu vas tout jeter ?

Je fixe le livre qui n’a rien à faire parmi les déchets.

– Ouais.

Elle lève à peine les yeux de son téléphone.

Sans faire de bruit, je saisis le livre tout en gardant un œil sur Tessa pour m’assurer qu’elle ne me voit pas. J’ouvre le tiroir du placard et le glisse à l’intérieur. J’ai le pressentiment qu’elle risque de regretter de l’avoir jeté. J’ai conservé tous les cadeaux qu’il lui a envoyés, juste au cas où elle voudrait les récupérer un jour.

– Bonjour.

J’essaie de changer de sujet et allume la machine à expressos. Je suis devenu en quelque sorte un snobinard du café depuis que je travaille chez Grind. Ça aide d’avoir une coloc aussi accro que moi. J’ai besoin de sentir la pointe d’amertume à la fin de chaque gorgée.

– Bonjour Trésor.

Mais Tessa continue de fixer son écran.

J’attrape une capsule d’expresso brésilien et l’insère dans la machine. Il n’y a pas beaucoup de place sur le plan de travail et la machine prend à elle seule la moitié de l’espace entre le frigo blanc et le micro-ondes. Mais je préférerais de loin me séparer du frigo plutôt que de ma machine.

Je jette un œil à la tasse de café sur la table devant elle. Elle est vide.

– Je te ressers ? Tu travailles aujourd’hui ?

En attendant sa réponse, je m’adosse au plan de travail. Elle soupire, prend son portable puis le repose.

– Oui.

Ses yeux sont rouges, encore. Injectés de sang à cause des larmes qui ont dû imprégner son oreiller. Je ne l’ai pas entendu pleurer la nuit dernière, mais ça ne veut pas dire qu’elle ne l’a pas fait. Depuis peu, elle arrive de mieux en mieux à masquer ses sentiments. Du moins c’est ce qu’elle croit.

– Je travaille, et j’ai besoin de plus de café (Elle marque une pause) S’il te plaît.

Tessa se racle la gorge et j’insère une autre capsule d’expresso. Elle demande :

– Sais-tu quel jour arrive Hardin ?

Elle n’a jamais été très douée pour cacher ses émotions, particulièrement quand ça implique un certain bad boy borné qui n’a d’yeux que pour elle.

Je secoue la tête. Il ne m’a pas dit précisément quand il avait l’intention de venir ici, et ce n’est pas comme si je ne lui avais pas posé la question.

Mille fois.

– Pas encore. Ce n’est pas prévu avant plusieurs semaines, il ne m’en a donc pas parlé. Tu le connais.

Je frotte mes doigts sur ma barbe de trois jours. Si quelqu’un connaît Hardin, c’est bien elle. Je lui suggère en pensant chaque mot :

– Tu es sûre que ça ne te pose pas de problème ? Parce que tu sais, je peux lui demander de dormir à l’hôtel.

Elle se force à sourire.

– Non, non. C’est bon. Tu es chez toi.

– Et chez toi aussi, je te rappelle.

Je mets la première capsule pour Tessa dans le congélateur pendant que l’autre infuse. La machine fait plus de bruit que je m’y attendais et ma tête palpite contre mes tempes. Ce qui me ramène brutalement à ma chute dantesque sous la douche. Super !

Des nuages de vapeur s’échappent du petit mug à expresso tandis que je referme la porte du congélateur. Depuis quelque temps, elle ne boit plus que du café glacé. Je soupçonne que même un truc aussi banal que du café chaud lui rappelle Hardin.

– De toute façon, j’ai l’intention de faire des heures supplémentaires au Lookout. J’ai bientôt terminé ma période de formation.

Sa voix est douce et brisée, comme elle.

Ma poitrine se serre. J’ai mal pour mon amie et, pour une fois, ma solitude ne me paraît pas si terrible comparée à la sienne.

– Si tu changes d’avis…

– Non. Je vais bien. Ça va bientôt faire quoi… quatre mois, ou plus ? Je vais bien.

Elle ment, mais il n’y aurait rien de bon à lui faire avouer. Parfois, vous devez simplement laisser les gens éprouver ce qu’ils ont besoin d’éprouver et juste rester présent pour eux. Je ne peux pas la forcer à être heureuse et je ne peux pas atténuer sa douleur, simplement parce que je ne la ressens pas. Je ne suis pas à sa place.

– Si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là. Je vais juste aller courir.

Je souffle sur mon café, mais la double dose d’expresso me brûle en descendant dans ma gorge. C’est dense et puissant. J’ai plus d’énergie qu’il y a deux secondes, ces grains d’expresso sont magiques.

Oui, je suis au courant que c’est dans la tête, et oui, je m’en fous.

– Je vais bien. Ça va.

Elle prend une grande inspiration, faisant un effort pour se convaincre elle-même.

Je dépose la petite tasse dans l’évier et attrape mon sweat-shirt sur le dossier de la chaise. Mes baskets sont près de la porte, en parfait alignement avec les autres chaussures. Encore une lubie de Tessa. Je les enfile et sors de l’appartement.

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Chapitre 5

En sortant de l’appartement, je tombe sur ma voisine. Son bébé de trois mois sur un bras, elle essaie de replier sa poussette de l’autre. Je m’arrête à son niveau, montre la poussette et lui demande :

– Je peux vous aider ?

Elle acquiesce et remonte le bébé potelé sur sa hanche. J’actionne un bouton sur le côté, l’abaisse et replie les pieds de la poussette. Ma voisine, Rosa il me semble, pousse un soupir de soulagement et me remercie. Je lui souhaite une belle journée et poursuis mon chemin vers l’ascenseur au bout du couloir.

J’ai un peu mal au crâne, mais pas assez pour renoncer à courir. Il me faut des activités, sinon il est fort probable que je vais fusionner avec ma télévision. Littéralement. L’adolescente mi-ange mi-démon que je regarde chaque mardi va finir par me capturer ou alors, je risque de devenir une de ces personnes qui ne sort plus jamais parce que « c’est mon programme préféré ».

Dehors l’air est vif. Je distingue l’odeur de l’automne même parmi les effluves des sacs-poubelles alignés sur le trottoir. Depuis toujours, l’automne est ma saison préférée. Petit, j’attendais avec impatience les changements de saison pour observer les feuilles jaunes ou verdoyantes devenir mordorées puis virer à l’orange.

La fin de l’été marque le début de la saison de football. En octobre démarre celle de hockey, ce qui tout à coup rend ma vie bien plus intéressante. Déjà tout petit, j’étais fasciné par les cycles des saisons passant de l’été à l’hiver. En attendant le démarrage des championnats de sport, je ratissais les feuilles mortes avec ma mère, puis sautais à pieds joints dans tous ces petits tas avant de les engouffrer dans des sacs plastique sur lesquels étaient imprimées des têtes de citrouille.

Dans la maison de Clarwood, notre petit jardin débordait toujours de feuilles qui tombaient des deux énormes bouleaux de la cour voisine. L’automne dans le Michigan n’a jamais duré assez longtemps pour que je l’apprécie. Au bout du troisième match de football, les gants et les manteaux revenaient déjà en force. Le givre glaçait les pare-brise des voitures et les rues se vidaient le soir.

Contrairement à la plupart des gens, j’ai toujours adoré le froid. Pour moi, le froid est synonyme de sport, de vacances et de montagnes de friandises et autres cochonneries sur le comptoir de la cuisine. Dakota, contrairement à moi, a toujours détesté le froid. Son nez devenait rouge et ses cheveux bouclés se desséchaient, ce qui avait le don de la rendre folle. Mais moi je la trouvais tellement mignonne, emmitouflée dans ses nombreuses couches de pulls. Cette fille portait des moufles en septembre. Sérieusement.

Je veux dire, de vraies moufles. Je les adorais.

 

Le meilleur parc pour courir à Brooklyn se trouve être le plus éloigné de mon appartement. McCarren Park est à Greenpoint, le coin le plus hype de Brooklyn. C’est le coin de la ville où on trouve les grosses barbes et les chemises de bûcheron. On peut les voir, affublés de leurs lunettes à montures noires, rôder dans de minuscules restaurants à peine éclairés pour déguster de délicieux petits plats.

Je ne comprends vraiment pas pourquoi des mecs d’une vingtaine d’années s’habillent comme s’ils en avaient soixante-dix, mais ici la nourriture vaut la peine d’être regardée à travers les montures noires de ces jeunes hommes aux moustaches d’aristos. Mon parc préféré est à environ vingt minutes de chez moi. En général, je m’y rends en courant, enchaîne quelques tours pendant trente minutes, puis ralentis le rythme sur le chemin du retour.

À peine me suis-je lancé que mon genou commence à me faire mal, sans doute à cause de ma chute d’hier soir. Cet épisode me fait encore rire, mais moins maintenant qu’il me faut courir sur une jambe contusionnée. Trente secondes plus tard, la douleur se répand dans tous mes muscles.

Chaque nouvelle enjambée me fait encore plus souffrir.

Tant pis. Pas de course pour moi aujourd’hui. C’est mon premier samedi de libre depuis que j’ai commencé à travailler il y a trois mois et il est hors de question que je reste assis dans mon appartement. Tessa travaille ce soir, c’était inscrit sur le petit tableau qu’elle a accroché sur le frigo. Je sors mon portable de ma poche et décide d’appeler ma mère. Son accouchement est prévu d’un jour à l’autre et je peux sentir son stress d’ici. Elle sera la meilleure maman que ma petite sœur puisse avoir, quoi qu’en pense mon angoissée de mère.

Elle ne décroche pas. Super. Ma seule amie est occupée et ma mère ne répond pas. C’est officiel, je suis un loser. Mes baskets frappent le sol et je commence à compter mes pas en marchant. La douleur dans mon genou est supportable tant que je ne marche pas trop vite.

– Sur votre gauche !

Une femme en train de courir avec une poussette hurle en me dépassant.

Enceinte, elle traîne dans sa poussette deux bébés joufflus. Les deux petits nœuds emmêlés et le filet de bave dégoulinant sur leur menton sont le signe que cette femme est débordée.

Moi, je n’ai absolument rien à faire. Je suis étudiant, j’ai vingt ans, je vis à Brooklyn et je suis complètement désœuvré. Pauvre de moi. Enfin, je préfère de loin me complaire dans mon malheur et me plaindre de ma vie ennuyeuse plutôt que de me faire de nouveaux amis. Je ne sais pas par où commencer pour me faire des amis. NYU n’est certes pas aussi convivial que l’était WCU, mais si Tessa ne m’avait pas adressé la parole en premier, je n’aurais sûrement pas eu d’amis là-bas non plus.

Ce n’est pas facile de se faire des amis après le lycée. Les visages familiers que j’avais l’habitude de voir depuis la maternelle sont presque tous restés à Saginaw et nous avons perdu le contact. Tessa est la première personne avec qui je me suis lié d’amitié depuis Carter. Hardin ne compte pas, car il ne m’a pas vraiment laissé le choix. Il avait beau se comporter comme s’il me détestait, je n’étais pas dupe.

Sa jalousie envers la relation que j’entretenais avec son père était l’incarnation, selon lui, de tout ce qui allait mal dans sa vie. Il trouvait injuste que je profite de cette nouvelle version améliorée de son père alors que lui ne l’avait connu qu’alcoolique, distant et indifférent.

Il m’en voulait de notre passion commune pour le sport. Il détestait que son père ait emménagé avec ma mère et moi dans une grande maison, et il méprisait la voiture que son père m’avait offerte. Je savais qu’il serait l’élément compliqué de ma nouvelle vie, mais je ne me doutais pas que je serais capable de m’identifier à sa colère et de me reconnaître dans sa douleur. Je n’ai pas grandi dans une famille parfaite comme il l’imaginait. Mon père est mort avant que je puisse apprendre à le connaître.

Les histoires que me raconte ma mère sur cet homme – il s’appelait John David – font qu’il me manque alors que je ne l’ai jamais connu. C’était un homme humble, me dit-elle, décédé bien trop jeune d’une mort naturelle. J’aurais été heureux de le connaître, mais je n’ai pas eu cette chance. La peine d’Hardin était différente, mais en fin de compte, on ne devrait pas comparer sa souffrance à celle des autres.

Les douleurs peuvent coexister, ça je l’ai bien compris.

La plus grande différence entre mon éducation et celle d’Hardin, c’est nos mères. La mienne a eu la chance d’avoir un bon travail à la mairie et mon père lui a laissé une assurance vie sur laquelle nous avons pu nous reposer. Celle d’Hardin travaillait de longues heures mais gagnait à peine de quoi subvenir à leurs besoins. Je ne prétends pas savoir ce qu’il a pu ressentir, l’estomac vide et l’esprit tourmenté.

C’est difficile pour moi d’imaginer Ken comme Hardin l’a connu, autrement que l’homme gentil, jovial et sobre qu’il est aujourd’hui. Il a vraiment tout fait pour ma mère et il l’aime de tout son cœur.

Il l’aime plus que l’alcool, et c’est quelque chose qu’Hardin ne pouvait pas supporter. Aujourd’hui, il comprend qu’il n’y a jamais eu compétition. Si Ken avait pu, il aurait choisi son fils plutôt que la bouteille, mais parfois les gens ne sont juste pas aussi forts que nous le souhaiterions.

Toute la souffrance d’Hardin s’est envenimée jusqu’à se transformer en un feu ardent impossible à contenir. Quand tout a dégénéré et qu’Hardin a découvert que Ken n’était pas son père biologique, le feu s’est emparé de son dernier souffle, le consumant une dernière fois. Après ça, il a fait le choix de prendre le contrôle de sa vie, de ses actes et de lui-même.

Quoi que fasse son thérapeute, ça fonctionne. Je suis content. Les changements du comportement d’Hardin ont touché ma mère, qui aime cet enfant en colère comme si c’était le sien.

J’aurais dû lui laisser un message vocal.

 

Sur mon chemin, je croise un couple main dans la main qui promène leur chien et m’apitoie encore plus sur mon sort. Devrais-je fréquenter des filles ?

J’ai envie des avantages d’une présence permanente sans être tout à fait certain de vouloir sortir avec qui que ce soit maintenant. Hormis Dakota. Tout recommencer à zéro semble si éprouvant et puis ça ne fait que six mois que nous avons rompu.

Voit-elle quelqu’un ?

En a-t-elle envie ?

Je n’imagine pas que quelqu’un puisse me connaître aussi bien qu’elle, ou me rendre aussi heureux. Elle me connaît depuis si longtemps, atteindre à nouveau ce niveau d’intimité prendrait énormément de temps. Il faudrait des années et ce n’est pas comme si je rajeunissais.

Le couple s’arrête un instant pour s’embrasser et je détourne le regard en souriant parce que je suis content pour eux. Je suis content pour ces inconnus qui n’ont pas à passer leurs nuits seuls, en se branlant sous la douche. Ok, tu joues les cyniques.

On dirait Hardin. En parlant d’Hardin, je vais l’appeler, ça m’occupera au moins cinq minutes avant qu’il ne me raccroche au nez. J’extirpe de nouveau mon portable de ma poche et tape son nom. Il décroche avant la seconde sonnerie :

– Ouais ?

Comme c’est aimable de sa part.

– Quel accueil chaleureux.

Je traverse la rue et poursuis ma promenade. De toute manière j’avais l’intention de découvrir ce quartier, donc autant commencer aujourd’hui.

– Aussi chaleureux que je peux l’être. Qu’est-ce que tu veux ?

J’entends dans sa voix une douceur forcée. Ça me fait sourire.

Un chauffeur de taxi en colère hurle à travers la vitre de sa voiture sur une vieille dame en train de traverser la rue devant lui. Je lui décris en un mot la scène et ajoute :

– En fait, je suis en train de t’observer dans le futur.

Tout en rigolant de l’injure que je viens de lui faire, j’observe la scène devant moi pour m’assurer que la femme atteigne bien l’autre bout de la rue.

– Je m’ennuyais et voulais te parler de ton séjour.

– Oui et alors ? Je n’ai pas encore réservé mon billet d’avion, mais je serai là vers le trente.

– As-tu l’intention de t’installer à l’hôtel, ou chez moi ?

La vieille femme arrive de l’autre côté de la rue et je l’observe emprunter les escaliers qui la mènent sûrement chez elle.

– Que veut-elle que je fasse ?

Sa voix baisse d’un ton, prudente.

– Elle dit que ça ne la dérange pas que tu restes à l’appartement, mais si elle change d’avis, tu sais que tu devras partir.

Je n’essaie pas de les séparer, mais Tessa est ma priorité dans cette histoire. C’est elle que j’entends pleurer la nuit. C’est elle qui essaie de se reconstruire, de nouveau. Je ne suis pas fou, Hardin est sûrement dans un pire état, mais il a trouvé un système de soutien et un bon thérapeute. Tessa, elle, n’a personne.

– Ouais, je le sais très bien, putain !

Son irritation ne me surprend pas le moins du monde. Il ne supporte pas les gens, moi inclus, qui viennent au secours de Tessa. Il pense que c’est sa mission à lui. Bien qu’il soit celui dont je la protège.

– Je ne vais rien faire de stupide. J’ai quelques rendez-vous et voulais passer un peu de temps avec vous deux, peut-être.

– Quels genres de rendez-vous ? Tu comptes emménager ici ?

J’espère vraiment que non. Je ne suis vraiment pas prêt à me retrouver au milieu d’une guerre, une fois de plus. Je pensais avoir encore quelques mois de répit avant que les forces obscures de la folie ne les réunissent de nouveau.

– Bien sûr que non, putain. C’est juste un truc sur lequel je bosse. Je t’en parlerai quand j’aurai le temps de t’expliquer le truc en entier, donc pas maintenant. Quelqu’un m’appelle sur l’autre ligne.

Il raccroche avant que je ne puisse répondre.

Je vérifie l’heure sur mon écran. Cinq minutes et vingt secondes, un record. Je traverse la rue et fourre mon portable dans ma poche. Au carrefour, je regarde autour de moi pour évaluer où je me trouve. J’apprends encore à me repérer dans ce quartier. Soudain, une voix crie mon nom de l’autre côté de la rue :

– Landon !

Je regarde de ce côté et aperçois Dakota.

Mon Dieu, cette femme est toujours si peu vêtue. Elle porte la même tenue que la dernière fois, un short en élasthanne moulant et une brassière de sport. Sa poitrine fait plutôt partie des petits formats, mais elle a les seins les plus sexy que j’aie jamais vus. Non pas que j’en aie vu beaucoup, en vrai du moins. Elle traverse l’intersection et se dirige droit vers moi. Si ce n’est pas un coup du destin, alors je ne sais pas ce que c’est.

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Chapitre 6

Dakota me rejoint, elle enroule immédiatement ses bras autour de mon cou et m’attire vers elle. Notre étreinte dure un peu plus longtemps que d’habitude, puis elle se détache en laissant sa tête posée sur mon bras. Elle fait presque trente centimètres de moins que moi avec son mètre soixante, mais ses cheveux la font paraître plus grande. La crinière bouclée sur la photo de son permis de conduire lui a même fait gagner trois bons centimètres.

Le bout de son nez est un peu rouge et ses cheveux sont particulièrement rebelles aujourd’hui. En revanche, elle ne porte pas de mitaines. En fait, elle ne porte pas grand-chose, mais je ne vais pas m’en plaindre.

Dakota me fixe de ses grands yeux bruns.

– Que fais-tu dans le quartier ? Et mon Dieu, que t’est-il arrivé au visage ?

En fronçant les sourcils, elle pose ses doigts sur mon front. Ce contact me fait grimacer.

– Quoi, j’ai une bosse ?

Je touche du bout des doigts le point sensible, oui, c’est évident j’ai une bosse.

– Une bosse et un bleu. Tu t’es battu en chemin ?

Sa plaisanterie me fait réaliser à quel point elle me manque.

Plutôt mourir que de lui dire ce qui s’est réellement passé pour que ma tête soit dans cet état-là. Pareil pour mon genou. Bah, j’ai l’impression d’être un vieux pervers maintenant qu’elle est en face de moi alors que c’est à elle que je pense chaque fois que je me branle. Une fraction de seconde, je me demande si elle fait la même chose.

– Pas vraiment. Je suis tombé dans la douche. Mais je préfère de loin ta version !

Je rigole et vois que ma réponse l’amuse. Elle bascule sur les talons de ses baskets, des muscles joliment développés se dessinent sur ses cuisses. La danse à temps plein lui réussit plutôt bien.

– Alors, qu’est-ce que tu fais par ici ? Tu veux aller prendre un café ?

Ses yeux parcourent la rue et se posent sur le couple que j’ai aperçu tout à l’heure. Leurs mains sont entrelacées pour arpenter les rues de Brooklyn. C’est particulièrement romantique de le voir envelopper son manteau autour des épaules de sa femme et de se pencher pour embrasser ses cheveux. Dakota lève les yeux vers moi et je rêverais de connaître les pensées qui traversent son esprit. Est-ce que je lui manque ? Est-ce que la vue de ce couple heureux, main dans la main, lui fait réaliser que je lui manque ?

Elle semble vouloir passer du temps avec moi, là maintenant, mais qu’est-ce que ça signifie ? Je n’ai rien à faire de particulier, mais je devrais peut-être faire semblant d’avoir une vie très remplie en plus de l’école et du travail. Pourquoi suis-je toujours en train de tout calculer ?

– Je suis libre pour le moment.

Je lui réponds avec un haussement d’épaules. Elle glisse son bras sous le mien et m’entraîne.

Le Starbucks se trouve à un bloc d’ici ; Dakota reste silencieuse pendant tout le trajet. Quelque chose ne va pas. Je peux le sentir à son comportement affectueux et à son silence.

– Tu as froid ?

 

J’aurais dû lui demander plus tôt. Elle est à peine vêtue, elle a forcément froid.

Elle lève les yeux vers moi, son nez rouge à la Rudolphe la trahit.

– Tiens.

Je m’écarte doucement d’elle, retire mon sweat-shirt et le lui tends.

À ma grande surprise, elle respire le tissu gris, comme elle avait l’habitude de le faire avant. Au lycée, elle était obsédée par le fait de porter mon sweat à capuche. Je devais en racheter un chaque semaine parce qu’elle me les piquait tous.

– Tu portes toujours Spicebomb, affirme-t-elle.

C’est elle qui m’a acheté le premier flacon de ce parfum pour notre premier Noël ensemble. Ensuite, elle m’en a offert un chaque année.

– Ouais. Certaines choses ne changent pas.

Je l’observe enfiler mon sweat. Ses boucles accrochent dans l’encolure et je l’aide à faire glisser le tissu sur sa chevelure.

Elle observe le symbole imprimé sur le devant et caresse le motif en triangle de ses ongles non vernis.

– Les Reliques de la Mort. Non, certaines choses ne changent pas, murmure-t-elle.

J’attends un sourire de sa part, mais il ne vient pas.

– C’est parce que tu aimes l’odeur, ou parce que tu cherches à te planquer de moi ?

Dakota rigole enfin, mais de nouveau, quelque chose ne colle pas. Elle est déconnectée aujourd’hui.

 

Je lui ouvre la porte, elle entre à l’intérieur et lâche mon bras. Je lui propose :

– Tu t’installes et je m’occupe des cafés.

C’est ce que nous faisions toujours quand nous étions à Saginaw. Elle choisissait une table près de la fenêtre et je nous commandais les deux mêmes boissons. Deux frappuccino moka, une extra-dose de sucre liquide pour elle et une dose de café en plus pour moi. Je prenais aussi deux parts de cake au citron et elle mangeait toujours le glaçage sucré sur les rebords du mien.

Mes goûts ont évolué depuis ce temps et je ne pourrais plus me résoudre à boire ce milk-shake sucré déguisé en café. Je commande son frappuccino, un allongé pour moi, et deux parts de cake au citron. En attendant l’appel de mon nom, je jette un œil à la table où se trouve Dakota. Elle regarde dans le vide, le menton appuyé sur sa main.

– Un moka frap et un americano pour London !

La jolie serveuse est pleine d’entrain lorsqu’elle m’appelle et pose les boissons sur le comptoir, comme tous les autres employés qui travaillent dans cette enseigne.

Dakota se redresse un peu quand j’arrive près de la table et lui tends son grand gobelet en plastique. Elle examine le mien.

– C’est quoi ?

Tandis qu’elle porte mon gobelet à ses lèvres, je m’installe en face d’elle et essaie de la prévenir :

– Tu vas détester…

Trop tard. Elle ferme les yeux, le visage contracté. Elle ne recrache pas, mais ce n’est pas l’envie qui lui manque. Ses joues sont gonflées du mélange d’eau et d’expresso. Elle ressemble à un adorable petit écureuil qui se force à avaler. Je glisse sa boisson près d’elle pour qu’elle ait un autre goût dans la bouche.

– Beurk ! Comment tu peux boire ça ? On dirait du goudron, berk.

Elle a toujours eu une petite tendance à tout exagérer.

– Moi j’aime bien.

Je prends une gorgée de mon café brûlant en haussant des épaules.

– Depuis quand tu bois du café bizarre ?

– Il n’est pas bizarre, c’est seulement un expresso et de l’eau.

Je ricane, mais défends ma boisson.

– Moi, ça me paraît bizarre.

Quelque chose se cache derrière ses mots, je ne sais pas quoi exactement, mais c’est comme si elle m’en voulait d’un truc que j’ignore avoir fait. Comme si nous sortions toujours ensemble.

– Je t’ai pris du cake au citron aussi. Deux parts.

Je lui tends le sachet en papier kraft, mais elle secoue la tête et le repousse en le faisant glisser vers moi.

– Je ne peux plus manger ces trucs-là.

Elle fronce le nez. Je me rappelle qu’elle se plaignait des changements alimentaires imposés par son académie. Elle doit suivre un régime strict et le cake au citron n’en fait pas partie.

– Désolé.

Je grimace et replie les coins du sachet. Je l’emporterai et le mangerai plus tard à l’appart quand elle ne pourra plus être témoin de ma gourmandise. Après un long silence, je lui demande :

– Alors, comment tu vas depuis tout ce temps ?

C’est comme si aucun de nous ne savait comment se comporter quand nous ne sortons pas ensemble. Pourtant, nous avons été amis pendant des années avant notre histoire, à l’époque où je traînais avec son frère chez eux. Un frisson parcourt mon dos en attendant sa réponse.

– Ça va.

Elle soupire et ferme les yeux pendant un instant. Je sais qu’elle ment. Je tends le bras vers elle et pose ma main près de la sienne. Ça ne serait pas approprié de la toucher, mais j’en ai tellement envie.

– Tu peux me parler, tu sais. Tu es en sécurité avec moi, tu te souviens ?

La première fois que je l’ai vue pleurer, elle était sur les marches à l’entrée de sa maison, du sang dans les cheveux. Ce jour-là, je lui ai juré que je la protégerais toujours. Ni le temps ni une rupture n’y changeront rien, jamais.

Mais ce n’est pas ce qu’elle voulait entendre. Ses yeux me supplient en silence. Elle repousse ma main.

– Arrête. Je n’ai pas besoin d’être protégée Landon, j’ai besoin… en fait, je ne sais même pas de quoi j’ai besoin… ma vie est vraiment en train de s’écrouler, putain, et je ne sais pas quoi faire.

Son regard s’assombrit, dans l’attente de ma réponse. Sa vie est en train de s’écrouler ? Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

– Comment ça ? C’est ton école ?

– Tout, la moindre petite chose merde dans ma vie.

Je ne la suis pas. Sûrement parce qu’elle ne me donne aucune information qui me permettrait de l’aider.

Vers l’âge de quinze ans, j’ai compris que je ferais tout ce qui serait en mon pouvoir pour m’assurer qu’elle aille bien. Je suis le médiateur. Celui qui arrange tout, pour tout le monde, et en particulier pour cette voisine aux cheveux bouclés dont le père est un connard et le frère peut à peine prononcer un mot à la maison sans finir couvert de bleus. Et nous voilà, cinq ans plus tard, loin de cette ville moche, loin de cet homme, et comme elle l’a dit, certaines choses ne changent vraiment jamais.

– Donne-moi au moins un indice pour que je comprenne.

Mes mains recouvrent les siennes, mais elle les retire comme je m’y attendais. Je la laisse faire. Je l’ai toujours laissée faire.

– Je n’ai pas obtenu le rôle pour lequel je me suis entraînée si dur pendant les deux derniers mois. Je sentais qu’il était fait pour moi. Mes résultats scolaires ont même dégringolé parce que je passais un temps fou à me préparer pour cette audition.

Elle lâche tout d’une seule traite, puis ferme de nouveau les yeux.

– Que s’est-il passé à l’audition ? Pourquoi tu ne l’as pas eu ?

J’ai besoin qu’elle me donne plus d’éléments pour reconstituer ce puzzle avant de pouvoir trouver une solution.

– Parce que je ne suis pas blanche.

Sa réponse comprime la petite bulle de colère contenant les seules choses que je ne peux pas arranger. Je ne peux pas réparer la bêtise, pourtant j’aimerais bien, vraiment.

– Ils ont dit ça ?

J’essaie de garder mon calme, même si ça me démange. Ils n’ont quand même pas osé dire ça à une élève ?

Elle secoue la tête et soupire de colère.

– Non, ils n’ont pas eu besoin de le dire. Absolument tous les rôles principaux ont été attribués à des Blanches. J’en ai tellement marre.

Je cale mon dos contre la chaise en bois et prends une autre gorgée de café. Il a l’air plus chaud que la première fois, ou peut-être est-ce mon corps tout entier qui est en ébullition.

– Tu en as parlé à quelqu’un ?

Nous avons déjà eu cette conversation plusieurs fois. Être un couple mixte dans le centre-ouest des États-Unis n’a pas dérangé notre voisinage ni personne à l’école. Enfin presque. Il est déjà arrivé plusieurs fois que quelqu’un nous demande pourquoi nous étions ensemble.

Pourquoi tu ne sors qu’avec des Blancs ? lui demandaient ses amis.

Pourquoi tu ne sors pas avec une Blanche ? me demandaient des filles vulgaires avec leur eye-liner blanc et leurs stylos à gel pailleté qui dépassaient de leur sac faussement siglé trouvé chez Kmart. Je n’ai rien contre Kmart, j’ai toujours apprécié ce magasin avant qu’il ne ferme. À l’exception des sols poisseux, ça, c’était horrible.

Dakota fait du bruit avec sa paille pendant quelques secondes. Quand elle retire sa bouche, de la crème reste collée sur le coin de sa lèvre. Je lutte pour ne pas l’essuyer doucement avec mon pouce.

– Tu te souviens quand nous restions assis au Starbucks à Adrian pendant des heures ?

Elle change de sujet. Je ne la force pas à poursuivre la conversation précédente. Je ne l’ai jamais forcée.

J’acquiesce et elle rigole.

– Et nous leur donnions toujours de faux noms. Et la fois où cette femme était furieuse parce qu’elle n’arrivait pas à épeler Hermione et qu’elle ne voulait plus écrire nos noms sur les gobelets ?

Elle éclate franchement de rire à présent et, soudain, je me revois à quinze ans, courant derrière Dakota qui venait de voler le marqueur de la dame. Il neigeait ce jour-là et nous étions couverts de gadoue le temps d’arriver à la maison. Ma mère était abasourdie quand Dakota avait hurlé que nous étions en train d’échapper à la police en nous précipitant dans les escaliers de mon ancienne maison. Nous nous étions écroulés sur le sol, puis déshabillés, embrassés et caressés, nous réchauffant mutuellement. C’était la première fois que nous prenions une douche ensemble.

– On pensait que les flics n’auraient pas de temps à perdre avec deux ados voleurs de marqueur.

Je me mets à rire, comme elle.

Quelques clients jettent un œil dans notre direction, mais comme la salle est bondée, ils vont vite trouver quelque chose de plus divertissant à observer qu’un étrange rendez-vous entre deux ex.

– Carter nous avait dit que la dame n’avait jamais vu de pires clients.

En l’entendant prononcer le nom de Carter, des picotements se propagent dans ma nuque.

Dakota a dû apercevoir quelque chose dans mon regard, car elle pose sa main sur la mienne. Je la laisse toujours faire.

Tout comme elle, je préfère changer de sujet.

– On a passé de bons moments dans le Michigan.

Dakota incline la tête, et la lumière au-dessus de nous fait briller ses cheveux. Elle ne pourrait pas être plus belle qu’à cet instant. Je n’avais pas réalisé à quel point j’étais seul. Personne ne m’a touché ni embrassé depuis des mois. Personne ne m’a pris dans ses bras à l’exception de Tessa et de ma mère et ce, depuis la dernière visite de Dakota à Washington.

– Ouais, c’était bien. Jusqu’à ce que tu me laisses tomber en dernière année.

Ses mots me frappent en plein visage. Je n’arrive pas à savoir si elle plaisante ou non. Quelque chose me dit que non.

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Chapitre 7

Les chansons pour ce chapitre sont :

« Never Forget You » – Zara Larson & MNEK

« Like I would » – Zayn

« Lost Boy » – Ruth B (je suis accro à cette chanson)

 

Quand Dakota me dit que je l’ai abandonnée, je tressaille et me demande si l’expression sur mon visage traduit ce que je ressens. Je ne serais pas surpris que ce soit le cas.

– Quoi ?

Elle m’interroge, le visage impassible. Je continue de la fixer du regard. Elle n’a quand même pas pu penser que c’était de ma faute. Je n’avais pas le choix. C’est juste impossible qu’elle pense réellement que c’était mon choix de déménager.

Il faut que je prenne le temps de réfléchir à ma réponse. Je ne veux pas paraître trop dur ni dire un mot de travers. Je sais que c’est un sujet sensible pour elle et je ne veux pas la blesser.

Je soupire, prends une grande inspiration comme si cela pouvait emplir, plutôt que mes poumons, mon cerveau des mots appropriés.

– Je ne voulais pas partir, mais je n’avais pas le choix.

Je parle à voix basse en espérant qu’elle perçoive la sincérité de mes paroles.

Le mec de la table d’à côté nous regarde pendant une seconde, puis reporte son attention sur son ordinateur.

 

– Ça n’en est pas moins douloureux. Tu es parti, Carter n’était déjà plus là, mon père…

Je saisis ses mains posées sur la table et les presse doucement entre les miennes. Je sais ce qu’elle est en train de faire. Elle est contrariée par son école, alors elle projette sa colère et son stress sur moi. Elle a toujours eu cette fâcheuse habitude, et je l’ai toujours laissée faire.

– Je ne serais parti nulle part si j’avais eu le choix. Ma mère déménageait et je ne pouvais tout simplement pas rester dans le Michigan. Tu le sais.

Je lui parle doucement, comme je le ferais avec un animal blessé. Sa colère s’apaise instantanément, puis elle soupire :

– Je sais. Désolée.

Ses épaules s’affaissent.

– Tu peux toujours tout me dire, je te rappelle.

Je sais ce que ça fait de se sentir tout petit dans une si grande ville. Elle ne m’a parlé d’aucune de ses amies hormis Maggy, et maintenant je sais qu’elle fréquente Aiden, pour une mauvaise raison, qui m’échappe encore.

Dakota jette un regard vers la porte et soupire de nouveau. Je ne crois pas avoir déjà entendu quelqu’un soupirer autant de toute ma vie.

– Je vais bien. Ça va aller. J’avais juste besoin de vider mon sac.

Elle hausse des épaules et je remarque qu’elle a la chair de poule. Elle doit avoir froid avec si peu de vêtements sur le dos.

De vider ton sac ? Bien essayé, Dakota, mais ça ne me suffit pas.

– Tu ne vas pas bien, petit pois.

J’utilise son ancien et affectueux surnom.

Sa moue se transforme tout à coup en un sourire timide. Je me recule sur mon siège pour nous laisser le temps de revenir à notre intimité. Elle s’est adoucie, enfin. Je me sens plus à l’aise quand nous sommes ainsi. Quand nous sommes nous-mêmes.

La chaise de Dakota racle le sol tandis qu’elle la rapproche de la mienne.

– Vraiment ? C’est un coup bas, tu le sais très bien.

Je souris, puis reste silencieux. Je n’avais pas l’intention d’utiliser ce petit nom à mon avantage, pas cette fois. Ce surnom sort de nulle part. Je l’ai appelée comme ça un jour, par accident, sans savoir pourquoi, et il est resté. Elle a craqué à ce moment-là et elle craque encore maintenant. Ça m’a échappé sur le moment, mais je ne peux pas dire que je le regrette quand je la vois enrouler sa main autour de mon bras avant d’y poser sa tête. Ce surnom débile, stupide et imprévu a toujours eu cet effet sur elle. Et moi, j’ai toujours adoré ça.

– Tu es devenu tellement costaud. Depuis quand es-tu aussi musclé ?

Sa main presse mon biceps et je me sens un peu intimidé tout à coup.

J’ai fait beaucoup de musculation et j’espérais qu’elle le remarquerait. Les mains de Dakota parcourent mon bras de haut en bas et je repousse doucement ses cheveux bouclés de mon visage. Je finis par lui répondre :

– Je ne sais pas.

C’est si agréable d’être touché. J’avais oublié jusqu’à cette sensation d’avoir de la compagnie, de se laisser aller au contact d’une autre personne. Quelqu’un qui sait exactement comment me toucher, comment me regarder.

Cette attention soudaine me met mal à l’aise, mais ça fait du bien de savoir que tous mes efforts sont reconnus. Mon corps s’est complètement transformé ces dernières années, particulièrement les deux dernières, et je suis content qu’elle apprécie.

Elle a toujours été la plus jolie de notre couple et elle le savait. Moi, j’étais le grand gamin grassouillet avec une tête de bébé. Jusqu’à mes dix-sept ans, mon nez était trop gros pour mon visage et je le haïssais. Je n’ai jamais été un mec cool, sûr de lui. J’aurais tout donné pour être comme eux, pour ne pas me préoccuper des filles dans les couloirs qui se moquaient de mon poids, pour ne pas entendre ma mère pleurer dans sa chambre quand personne de mon école ne venait à mes fêtes d’anniversaire. Personne sauf Dakota, Dakota venait toujours.

Elle est encore plus belle maintenant, et j’imagine qu’elle va l’être davantage en devenant femme. Comme tout le monde, nous avions l’habitude de nous demander de manière naïve et pleine d’espoir à quoi nous ressemblerions plus tard.

Tout semblait si différent à l’époque. Cette idée de pouvoir devenir la personne de nos rêves avait l’air si réelle. Quand on est immergé dans une petite ville du Midwest américain, les lumières vives des grandes villes semblent hors d’atteinte, pour la plupart des gens. Pas pour Dakota. Elle a toujours eu envie, et surtout besoin, de plus.

Sa mère aspirait à devenir actrice et s’était installée à Chicago dans l’espoir d’intégrer une production théâtrale. Ça n’a jamais eu lieu. La ville l’a engloutie.

Yolanda Hunter faisait partie de ces rares personnes à être trop lumineuse pour une ville pourrie comme celle dans laquelle elle avait grandi. Avec sa peau chocolat et ses boucles sauvages et naturelles, elle avait une force qu’on ne pouvait sous-estimer. Ma mère m’a raconté des histoires du temps où elles étaient au lycée et plus elle m’en racontait, plus je voyais Yolanda dans sa fille. Mais Yolanda ne s’est pas réalisée dans la ville du vent. Son histoire ne ressemblait en rien à un conte de fées, ni de près ni de loin.

Elle commença à sortir tard le soir et à devenir accro aux substances qui lui permettaient de tenir toute la nuit. Elle n’en est jamais sortie et Dakota a toujours été déterminée à accomplir le rêve de sa mère.

 

Dakota se penche plus près de moi, je chasse cette femme de mes pensées. Ses cheveux chatouillent mon nez et je m’enfonce encore plus profondément dans mon siège en souhaitant que ce moment reste à jamais gravé dans ma mémoire. La solitude laisse des traces sur moi. Je ne lui avouerai jamais, mais un simple contact d’elle me fait ressentir des choses, et c’est tout ce que je demande.

– Demain, mon pétage de plombs me paraîtra comique.

Sa remarque soudaine vient à point pour changer de sujet. Je suis content. Je lui dis que je suis d’accord avec elle et lui rappelle que, si elle a besoin de quoi que ce soit, elle ne doit pas hésiter à me le faire savoir.

 

Nous restons assis en silence pendant quelques minutes, quand le portable de Dakota se met à sonner. Une voix masculine se fait entendre et elle s’écarte de moi. J’attrape une serviette en papier sur la table et en fais des confettis.

– J’y serai, garde-moi une place, gazouille-t-elle au téléphone.

Elle range son portable dans son sac et se lève.

– C’était Aiden.

Elle se penche, j’ai l’impression qu’elle va m’embrasser, alors je me rapproche, mais elle ne le fait pas. Je sens mes joues s’enflammer pendant que je l’observe prendre une grande gorgée de son frappucino. Ma poitrine se serre de honte.

– Il y a une audition et il va me garder une place. C’est pour une pub, je crois. Je dois y aller, mais merci pour le café. Il faut qu’on remette ça bientôt !

Elle pose sa main sur mon épaule avant de m’embrasser sur la joue.

Puis elle disparaît dans un tourbillon. C’était bizarre. Je ne supporte pas Aiden. C’était doublement bizarre. Il essaie sûrement de l’entraîner du mauvais côté. Lui ne me plaît pas du tout et elle, elle me manque déjà.

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Chapitre 8

Les chansons pour ce chapitre sont :

« Control » – Kevin Garrett

« A Change of Heart » – The 1975

« Closer » – Kings of Leon

 

En ouvrant la porte de l’appartement, je suis assailli par une forte odeur de vanille. Soit Tessa a de nouveau abusé de son lait pour le corps, soit quelqu’un s’active aux fourneaux. L’odeur de pâtisserie m’est tellement familière et ça fait si longtemps que je n’ai pas humé les petites douceurs sucrées préparées par ma maman. La maison de mon enfance était toujours merveilleusement parfumée : cookies chauds aux pépites de chocolat, feuilletés au sirop d’érable.

Je jette mes clés sur la table en bois de l’entrée mais je grimace lorsque mon porte-clés des Skyhawks érafle le bois. Ma mère m’a donné cette table quand je suis parti de Washington pour emménager à New York. C’était un cadeau de ma grand-mère et elle conserve tout ce qui lui rappelle sa défunte mère. La pauvre femme n’a pas conservé grand-chose, surtout depuis qu’Hardin a saccagé une vitrine remplie de vaisselle précieuse. Cette table ne lui appartenait même pas, c’est ma tante qui me l’a envoyée comme cadeau de crémaillère.

Ma mère me disait tout le temps que ma grand-mère était une femme adorable. Pourtant, je ne garde qu’un seul souvenir d’elle. Je devais avoir environ six ans à l’époque et j’avais volé une poignée de cacahuètes dans un énorme bac d’un supermarché du centre-ville, et bien sûr elle s’en était rendu compte. Quand elle avait regardé dans le rétroviseur de sa voiture pour comprendre la raison de mon silence, j’étais assis sur le siège arrière, la bouche et les poches pleines de cacahuètes. Je ne me rappelle pas pourquoi je les avais volées ni même si je comprenais la nature de mon acte, mais quand elle s’est retournée vers moi, elle m’a trouvé en train de décortiquer les coquilles pour en dévorer l’intérieur. Quand elle a freiné brutalement, j’ai failli m’étrangler avec un morceau de coquille. Croyant que je l’avais fait exprès, ça l’a rendue encore plus furieuse.

Folle de rage, celle qui portait une énorme perruque brune bouclée et dont les paupières étaient fardées de bleu, avait violemment braqué pour faire demi-tour en plein milieu de la voie, ignorant les klaxons des automobilistes en colère, pour me ramener là-bas. Puis elle m’avait traîné dans le Aldi, à l’angle des rues Pruett et Torrence, et m’avait obligé à tout avouer. J’ai dû m’excuser non seulement auprès de l’employé mais aussi auprès du manager. J’étais humilié, mais je n’ai plus jamais volé. Elle s’appelait Nicolette et c’était une vraie tornade, comparée aux autres membres de ma famille, bien plus calmes. Elle est morte quand j’étais encore à l’école primaire, laissant derrière elle deux grandes filles, que tout opposait.

Ma tante Reese, veuve d’un policier, porte des cheveux blonds volumineux, ce qui en impose. J’adorais passer du temps avec elle et son mari, Jeb, avant qu’il ne décède. Elle était drôle et reniflait comme un cochon quand elle rigolait. Quant à lui, il me donnait toujours des cartes de hockey quand je le voyais. Je me souviens avoir souhaité plusieurs fois qu’il soit mon père.

Aujourd’hui encore je me souviens des cris déchirants de Reese dans les couloirs de notre petite maison qui ressemblait à un ranch, du visage pâle de ma mère et de ses mains qui tremblaient alors qu’elle me disait : « Tout va bien, remonte dans ta chambre, mon chéri. »

La mort de Jeb avait bouleversé tout le monde, surtout Reese. Sa maison a même failli être saisie, car elle était tellement triste qu’elle n’avait plus le goût de vivre et encore moins la force de payer les factures avec le chéquier de l’assurance-vie entaché du sang de son mari.

Elle n’entretenait plus de la maison, ne cuisinait plus et ne s’habillait plus. En revanche, elle s’occupait toujours de ses enfants. Elle leur donnait le bain et prenait soin d’eux. Leurs petits ventres tout ronds prouvaient qu’elle faisait passer ses enfants avant tout le reste. La rumeur dit que Reese aurait donné tout l’argent de la mort de Jeb à sa fille aînée, issue de son précédent mariage. Je ne l’ai jamais rencontrée, je ne pourrais pas dire si elle s’en est trouvée mieux, ou pas. Ma mère ressemble à Reese dans sa façon d’assumer son rôle de parent. Elle s’est toujours assurée de prendre bien soin de moi avant tout le reste, y compris elle.

Ma tante Reese n’est venue rendre visite à ma mère qu’une seule fois depuis que nous avons emménagé à Washington, mais un simple coup de fil fait des merveilles pour ce genre de situation. Avec seulement deux ans d’écart, Reese et ma mère ont toujours été très proches. Pourtant, la mort de ma grand-mère n’a pas eu l’air d’affecter Reese de la même manière que ma mère. Ma mère avait fait son deuil en douceur, en préparant beaucoup de gâteaux. C’était dur pour elle. Et cette table que je viens juste d’érafler est la seule chose de leur mère qu’il reste aux deux sœurs.

Fils indigne que je suis.

 

– Il y a quelqu’un ?

Tessa crie depuis la cuisine, interrompant le flot de mes pensées.

Je me penche pour défaire mes lacets avant de poser un pied sur l’impeccable parquet ancien. Tessa a passé toute la semaine dernière à polir le parquet de notre appartement et j’ai rapidement pris l’habitude ne plus porter mes chaussures à l’intérieur. À chaque trace de pas, je jure qu’elle passe vingt minutes par terre avec sa petite brosse à la main.

– Est-ce qu’il y a quelqu’un ?

Sa voix est plus proche maintenant. Quand je lève la tête, Tessa se tient à quelques mètres de moi et ajoute :

– Tu m’as fait peur.

Son regard croise le mien. Elle est très nerveuse depuis le cambriolage chez les voisins la semaine dernière. Elle n’en parle pas, mais j’en suis sûr rien qu’à ses regards inquiets vers la porte chaque fois que le parquet craque sous les pas de quelqu’un.

Tessa porte un t-shirt WCU et son legging noir est couvert de ce qui semble être de la farine.

– Tu vas bien ?

Les sombres cernes sous ses yeux sont les preuves des pleurs qui provenaient de sa chambre, la nuit dernière.

– Oui, très bien, je suis en train de cuisiner, donc tout va bien.

Elle me lance un sourire avant de tourner les talons. Sa voix se transforme en rire silencieux.

– Nora est là aussi, dans la cuisine.

Mon cerveau bloque sur la seconde partie de sa phrase.

– Ma mère serait fière de toi.

Je lui adresse un sourire et balance ma veste sur le fauteuil.

 

Tessa jette un regard dessus, mais décide de laisser passer, pour cette fois. En dehors de la question ménage, c’est une super-colocataire. Quand elle ne travaille pas, elle passe beaucoup de temps ici et j’apprécie sa compagnie. C’est ma meilleure amie et elle traverse une mauvaise passe en ce moment.

– Génial ! crie Sophia-Nora depuis la cuisine.

Tessa tourne la tête dans cette direction et lève les yeux au ciel. Elle continue de me rentrer dedans quand j’appelle Sophia Sophia. Maintenant, je sais que ses amis l’appellent Nora parce qu’elle n’aime pas son prénom, mais elles auraient dû me prévenir avant que je ne mémorise Sophia. Je me donne du mal pour satisfaire sa demande. Petit à petit.

– Merci mon Dieu.

Tessa roule des yeux d’une manière dramatique, je la suis dans la cuisine. L’odeur de vanille s’intensifie à chaque pas. Tessa se dirige immédiatement vers l’îlot central de la cuisine sur lequel sont empilés une dizaine de moules à gâteaux, au moins.

– Elle a dû réussir sa fournée.

Tessa m’explique la raison de sa réjouissance.

– Nous avons pris possession de ta cuisine.

Les yeux verts de Nora rencontrent les miens un instant avant de reporter son attention sur le désordre. Elle se tient devant la table roulante que nous avons surnommé « îlot » car, bien sûr, nous n’avons pas un appartement de luxe sur Park Avenue totalement équipé, avec un chef à disposition, mais rien ne nous empêche d’improviser.

J’essaie de ne pas fixer les coulures de glaçage violet sur le devant de son t-shirt noir. Son haut assez moulant tire sur sa poitrine et le glaçage violet scintille.

Regarde ailleurs, Landon.

Ne sois pas grossier.

J’observe la pagaille violette devant elle, sauf que ce n’est pas un bazar. C’est un quatre-quarts violet recouvert de grosses fleurs blanches et violettes. Le centre du glaçage des fleurs est jaune et saupoudré de paillettes. Le gâteau ressemble presque à un faux tellement le glaçage est réussi et détaillé. On dirait que les fleurs sucrées dégagent un vrai parfum et, avant que je réalise ce que je suis en train de faire, je me penche pour les respirer.

Un petit ricanement sort de la bouche de Nora, je tourne les yeux vers elle. Elle m’observe comme si j’étais un personnage de dessin animé. Elle est vraiment très belle. Ses pommettes saillantes la font ressembler à une déesse. Elle est exotique avec sa peau bronzée et ses yeux noisette qui virent au vert sous la lumière directe, comme maintenant. Dieu qu’elle est belle ! Sa chevelure est si sombre et si brillante sous l’éclairage vacillant du plafond. Il faut que je répare cette lumière.

Quelqu’un frappe à la porte d’entrée et Tessa se lève pour aller répondre. En passant elle donne un petit coup avec sa spatule sur la hanche de Nora et me demande :

– C’est sublime, non ?

Tessa sourit en sortant de la cuisine. Je suis heureux de la voir sourire.

Nora rougit et baisse la tête. Elle cache ses mains derrière son dos.

– En effet. Je suis d’accord.

Ce disant, je me dirige vers elle, passe ma main sous son menton et soulève son visage vers moi. Elle déglutit et entrouvre légèrement ses lèvres pulpeuses à mon contact. Ma colonne vertébrale me picote quand elle sursaute. Pourquoiiii ? Mais pourquoi est-ce que je la touche comme ça ? Je suis débile.

Et embarrassé.

Un débile embarrassé.

On dirait que cela devient une habitude quand elle est dans les parages. Pour ma défense, c’est elle qui a commencé l’autre jour avec ses caresses sorties de nulle part quand elle a touché mon ventre.

Les yeux de Nora sont toujours posés sur moi. Elle n’a pas l’air totalement satisfaite de sa création culinaire, quelque chose semble l’ennuyer. J’ai la sensation qu’il en faut beaucoup pour satisfaire cette jeune femme.

– Quoi ?

Nora m’interroge parce que je la fixe. Je hausse les épaules.

– Rien.

Je passe ma langue sur mes lèvres et ses yeux examinent mon visage avant de se poser sur ma bouche.

Son énergie est magnétique. Cette femme a quelque chose d’incroyablement électrique. Avant que j’aie le temps de réfléchir, elle se rapproche de moi et pose sa main derrière mon cou. Sa bouche est brûlante et ce baiser, sa langue glissant sur la mienne, inoubliable. Je manque reculer sous l’effet de la surprise, mais préfère me laisser envahir par son baiser. Les mains de Nora descendent le long de mon cou à présent. Ses mains sont petites, mais pas le moins du monde délicates. Ses ongles sont longs et fuchsia aujourd’hui. Elle doit changer régulièrement de vernis. Ses doigts se déploient et massent les muscles tendus de mes épaules. Elle m’embrasse, me cherche, m’embrasse de nouveau.

L’embrasser, c’est comme être en contact avec de la cire chaude. Comme la vive brûlure d’une piqûre soudaine, une brûlure qui se transforme rapidement en son contraire, en quelque chose de très différent, plus doux. Mes mains trouvent ses hanches et je pousse son corps contre le plan de travail.

Elle pousse des petits gémissements tandis que ses dents mordillent ma lèvre inférieure. Mon corps répond au sien sans que je ne puisse l’en empêcher. J’essaie de reculer d’un pas pour ne pas appuyer contre elle la preuve de mon excitation, mais elle ne me laisse pas faire. Elle agrippe le haut de mon sweat et m’écrase contre son corps alangui. Elle porte un haut près du corps et un legging encore plus moulant. Je sais qu’elle peut sentir chaque centimètre de mon corps contre elle.

– Mon Dieu, souffle-t-elle dans ma bouche.

Je soupire à mon tour. Puis elle se retire. Instantanément, je ressens un vide et comme un millier d’ailes battre dans ma poitrine.

Son vernis rose tapote le bout de mon nez. Elle me sourit, les joues rouges et les lèvres gonflées.

– Eh bien, c’était inattendu.

Sa main couvre sa bouche, puis elle pince sa lèvre inférieure entre son pouce et son index.

Inattendu ?

Vraiment ?

Je fais le mec détendu, adossé au plan de travail. Je pose mes coudes sur la pierre froide et cherche quelque chose d’intelligent à dire. Mon corps est encore en ébullition. De silencieuses décharges électriques parcourent mes veines et elle, elle semble totalement indifférente. Qu’est-ce que ça veut dire ? Était-elle juste en train de jouer ?

Je tente de rester comme elle, imperturbable. Du moins, pour l’instant.

– Pourquoi tu m’as embrassé ?

Elle m’observe, les yeux brillants, et prend une grande inspiration. Le bas de son t-shirt est légèrement remonté sur la courbe bronzée de sa hanche. Tout me perturbe chez elle.

– Pourquoi ?

Nora semble vraiment perplexe lorsqu’elle répète ma question. Ses cheveux s’échappent de derrière ses oreilles et elle les remet en place. Son cou s’offre à moi, suppliant que mes lèvres touchent sa peau.

– Ce n’est pas ce que tu voulais ?

« Si » sonnerait désespéré. « Non » grossier.

Je ne sais pas quelle est la bonne réponse. Ce n’est pas comme si j’avais voulu qu’elle m’embrasse. D’un autre côté, je ne voulais pas non plus qu’elle ne le fasse pas. Je suis perdu, je sens que si j’essaie de lui expliquer, tout semblera encore plus confus.

Soudain, elle a de nouveau l’air de s’ennuyer. Je vois que le feu qui l’entourait se transforme en douce chaleur. J’ai fait une bourde.

Nora change complètement de sujet :

– Tu devrais sortir avec moi et mes colocs ce soir.

Ok…

Une partie de moi aimerait poursuivre cette discussion sur notre baiser et comprendre pourquoi elle m’a embrassé, mais je vois bien qu’elle n’a clairement pas l’intention d’en parler, donc je n’insiste pas. J’essaie d’apprendre à devenir adulte.

 

Ça devient de plus en plus facile chaque mois, mais parfois j’oublie que ce besoin d’immédiateté est un truc que seuls les plus jeunes ressentent. Si nous étions ados, le fait qu’elle m’embrasse nous aurait automatiquement engagés l’un à l’autre. Mais une relation entre adultes est bien bien plus complexe que ça.

C’est un rubik’s cube, avec un processus bien plus lent et compliqué. Voilà comment ça se passe en général : vous rencontrez quelqu’un grâce à des collègues de travail, vous rentrez dans un jeu de séduction, vous allez à un, deux, cinq rendez-vous avant d’avoir des rapports sexuels, douze rendez-vous avant que vous ne commenciez à dormir l’un chez l’autre de manière régulière, encore un an avant que vous n’emménagiez ensemble et deux autres nouvelles années avant de vous marier. Vous achetez une maison, et un bébé arrive.

Parfois, les deux dernières étapes sont inversées, mais la plupart du temps c’est comme ça que ça se passe. Idéalement, du moins. Pas pour les gens comme Hardin et Tessa, qui n’ont clairement pas cherché sur Google le Guide des 101 rendez-vous amoureux et ont emménagé ensemble au bout de cinq mois seulement.

– C’est un non ?

Elle insiste. Je secoue la tête en essayant de me rappeler de quoi nous parlions. Ses colocs… Ah oui, sortir avec ses colocs.

Je la regarde. Elle est grande. En fait, elle a l’air plus grande maintenant. Pourquoi je n’arrive pas à parler au lieu de penser tout le temps ?

– Vous sortez où ?

– Franchement, je n’en ai aucune idée.

Elle tire son portable de sa poche arrière et glisse ses doigts sur l’écran.

– Je vais leur demander. On a un groupe de discussion, mais je l’évite d’habitude parce qu’il est principalement utilisé par trois filles surexcitées qui passent leur temps à s’envoyer des photos sexy de mecs à poil.

Je rigole.

– Tout à fait le genre de discussions que j’aime.

Je me rétracte aussitôt et observe l’effet de mon humour dans ses yeux. Pourquoi ma bouche ne veut-elle pas juste rester fermée quand elle est là ? J’ai besoin d’un filtre pour m’empêcher de dire des trucs débiles. En même temps, je suppose que si je ne disais rien d’embarrassant, je n’aurais pas grand-chose à dire.

– Eh bien…

Elle rit. Mon embarras s’évanouit à ce son. C’est léger, comme si elle était parfaitement insouciante. J’ai envie de l’entendre encore.

– Oui je sais, parfois j’en fais un peu trop.

Je le reconnais sur le ton de la plaisanterie.

Elle lève son menton vers moi.

– Sans blague !

Ses lèvres sont boudeuses et me testent. C’est comme si elles me suppliaient de les embrasser encore. La sonnerie de son portable retentit et je reconnais tout de suite le générique d’une série.

– Parks and Rec ? Je n’aurais pas cru c’était ton genre.

Je la taquine. J’adorais cette série jusqu’à ce qu’Internet le vole aux vrais fans pour en faire une sorte de truc intello dont je ne comprends plus le concept. Elle ignore l’appel.

 

Son portable sonne de nouveau et Nora appuie immédiatement sur le bouton « ignorer ». Un instant, j’imagine lui demander de quoi il s’agit, juste pour m’assurer que tout va bien. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est devenu une vraie manie, de m’assurer que tout le monde va bien. Avant que je mette mon nez dans les affaires de Nora, Tessa réapparaît dans la cuisine, suivie par un jeune homme portant une veste de travail rouge et une ceinture de sécurité.

– Ce monsieur est là pour réparer le vide-ordures.

L’homme me sourit.

– Nous avons un vide-ordures ?

C’est nouveau ça. Les deux filles se regardent et font cette chose que les femmes font toujours avec leurs yeux pour dire « Ah les mecs ! », comme dans les années cinquante. J’aide à faire la cuisine, je remplis le lave-vaisselle, je lave les plats, j’essuie les couverts si Tessa n’est pas plus rapide que moi, ce n’est pas comme si j’étais un pauvre mec qui ne sait même pas qu’il existe un vide-ordures parce qu’il est trop fainéant. Je n’avais juste pas remarqué.

Nora attrape son portable sur le comptoir. Il s’allume comme s’il sonnait encore, mais elle a dû activer le mode silencieux. Elle ferme les yeux et soupire. Elle a l’air épuisée.

– Je dois y aller.

Ses yeux sont de nouveau rivés à son portable. Elle l’enfonce dans la poche de sa veste posée sur le dossier de la chaise. En passant un bras dans la manche, son t-shirt remonte sur le devant. Je m’approche pour l’aider et tiens sa veste derrière elle pendant qu’elle l’enfile. Le dépanneur vient de remarquer Nora et l’observe prendre Tessa dans ses bras, puis m’embrasser sur la joue.

Quelque chose de chaud et d’acide bouillonne en moi alors qu’il fixe son cul. Il n’essaie même pas de cacher un intérêt évident. Non pas que je lui reproche de vouloir regarder, mais franchement, un peu de respect.

Nora me fait un petit signe de la main et me dit :

– Je t’enverrai un texto quand je saurai où on va !

Je mentirais si je disais que je n’étais pas intéressé, et aussi un peu inquiet qu’elle ne m’envoie rien. Je ne sais pas quelles sont les probabilités pour qu’elle me mente. Je ne connais pas les statistiques. Mon Dieu, voilà que je compare mes rencards au sport. Encore. J’en suis arrivé à la conclusion que ce n’était pas si différent, du coup je n’arrive plus les envisager sous un autre angle.

 

Une fois Nora partie, Tessa ressemble à un petit écureuil qui vient juste de trouver un tas de noix caché sous une feuille.

– C’était quoi ça ?

Ça, c’est sa curiosité. Je suis tellement habitué à ses questions intrusives que ça ne me dérange même plus.

Je passe ma main sur mon menton, tirant doucement sur les poils qui poussent, et lève la main en signe de défense.

– Je n’en ai pas la moindre idée. Elle vient juste de m’embrasser. J’ignorais même qu’elle savait comment je m’appelle…

– Elle a fait quoi !

Tessa s’étrangle. Ce petit potin va occuper Tessa Young pendant plusieurs jours. Il est évident que je vais en entendre parler.

Le dépanneur incline sa tête sur le côté comme s’il était au théâtre. Il pourrait être un peu plus subtil. Mais bon, si je réparais des appareils toute la journée, j’aimerais qu’il arrive des choses comiques ou divertissantes pour faire passer les longues heures un peu plus vite, pour illuminer un peu ma journée. Ce serait comme ajouter une touche de couleur à un tableau en noir et blanc.

– Je ne savais pas non plus ! Bon, je savais qu’elle connaissait ton nom.

Tessa reste au premier degré, comme toujours.

– Je ne sais pas. Je suis aussi surpris que toi.

En regardant Tessa, je vois que quelque chose ne va pas dans sa manière de me regarder, comme si elle essayait de dissimuler sa désapprobation. Je ne sais pas quoi penser. Je n’ai pas le moindre indice pour m’éclairer.

Au lieu d’encourager ces commérages, qu’ils en vaillent la peine ou non, je resserre le cordon de mon sweat et me dirige vers la porte.

– Je n’en ai pas terminé avec toi, Landon Gibson !

Tessa crie dans mon dos, mais je referme la porte de l’appartement derrière moi et bouscule presque un homme dans le couloir. Je m’écarte juste à temps. Il me semble un peu trop proche de notre porte, cet inconnu.

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