Chapitre 1
Ma vie est plutôt simple. Je n’ai pas vraiment de problèmes au quotidien. Je suis une personne heureuse, tout le monde le sait.
Les trois premières pensées qui me traversent l’esprit chaque jour sont :
C’est moins bondé ici que je ne l’aurais cru.
J’espère que Tessa ne travaille pas aujourd’hui pour que l’on puisse traîner ensemble.
Ma mère me manque.
Oui, je suis bien en deuxième année à l’université de New York, mais ma mère est l’une de mes meilleures amies.
Ma maison me manque beaucoup. Ça m’aide d’avoir Tessa ; elle est le lien qui me raccroche à ma famille ici.
Je sais ce que font habituellement les étudiants : ils partent de chez eux, ils ont hâte de quitter leur ville natale, mais pas moi. Il se trouve que j’aime la mienne, même si je n’y ai pas grandi. J’avais un plan au moment de m’inscrire à NYU ; c’est juste qu’il n’a pas fonctionné comme je l’avais espéré. J’étais censé emménager ici et commencer ma future vie avec Dakota, ma petite amie de longue date, depuis le lycée en fait. Je n’avais juste pas pensé une seconde qu’elle déciderait de passer cette première année à l’université en célibataire.
J’étais anéanti. Je le suis toujours, mais je veux qu’elle soit heureuse, même si ce n’est pas avec moi.
Il fait un temps frisquet dans cette ville au mois de septembre, mais il ne pleut pratiquement jamais, comparé à Washington. C’est déjà ça.
Sur le chemin du travail, je vérifie mon portable, comme je le fais une cinquantaine de fois par jour. Ma mère est enceinte de ma petite sœur, je veux donc m’assurer de pouvoir prendre un avion et me rendre là-bas le plus vite possible s’il se passe quoi que ce soit. Jusqu’à présent, les seuls messages que j’ai reçus d’elle sont des photos des plats incroyables qu’elle concocte dans sa cuisine.
Ce n’est pas un cas d’urgence, mais bon sang, ce que ses petits plats me manquent !
Je me fraye un chemin dans les rues bondées et patiente au passage piéton avec une foule de gens, principalement des touristes avec de lourds appareils photo autour du cou. Je ris discrètement quand un adolescent brandit un iPad géant pour se prendre en selfie.
Je ne comprendrai jamais ce réflexe.
Quand les lumières virent au jaune et que le signal du passage piéton commence à clignoter, j’augmente le volume de mes écouteurs.
Ici, mes écouteurs sont vissés à mes oreilles pratiquement toute la journée. La ville est tellement plus bruyante que je l’avais imaginé. Ça m’aide d’avoir un truc pour m’en protéger un peu et qui transforme ce vacarme en une musique que j’aime.
Aujourd’hui, c’est Hozier.
Je porte mes écouteurs même en travaillant – dans une oreille du moins, comme ça, je peux toujours entendre les hurlements des clients commandant leur café. À ce moment précis, je suis un peu distrait par deux hommes habillés en tenue de pirate en train de se crier dessus, et, alors que j’entre dans le magasin, je bouscule Aiden, un collègue, celui que j’apprécie le moins.
Il est grand, bien plus grand que moi, avec des cheveux blonds presque blancs ; il ressemble à Drago Malefoy, ce qui me fait un peu peur. Au-delà de cette ressemblance avec Drago, il lui arrive parfois d’être un peu grossier. Il est sympa avec moi, mais j’ai bien vu sa manière de reluquer les étudiantes qui viennent au Grind. Il se comporte avec elles comme s’il était dans une boîte de nuit, pas dans un café.
Il leur sourit, flirte, et elles se tortillent, gênées, devant son regard de « beau gosse ». Je trouve ça assez répugnant. Il n’est pas si beau, en fait ; peut-être que je le verrais autrement s’il était plus gentil.
– Fais gaffe, mec.
Aiden me donne un claque sur l’épaule comme si nous traversions ensemble un terrain de football américain, les maillots de la même équipe sur le dos.
Il est parti pour battre son record de lourdeur…
Je me dirige vers le fond du magasin pour m’éloigner de lui, puis j’attache mon tablier jaune autour de la taille et consulte mon portable. Après avoir pointé, je tombe sur Posey, une fille que je dois former pendant plusieurs semaines. Elle est sympa. Discrète, mais bosseuse. J’aime qu’elle prenne toujours les cookies gratuits qu’on lui offre chaque jour comme motivation, pour rendre les heures de travail un peu moins pénibles. La plupart des apprentis n’en veulent pas, mais elle, elle en a mangé un chaque jour de la semaine en testant de nouvelles saveurs : chocolat, noix de macadamia, sucre et un mystérieux arôme verdâtre que je pense être un produit local, naturel et sans gluten. Adossée contre la machine à glace, je la salue en lui adressant un sourire.
– Hé !
Ses cheveux sont plaqués derrière les oreilles. Elle est en train de lire ce qui est indiqué sur le dos d’un sac de café moulu. Elle lève les yeux vers moi, m’adresse un furtif sourire poli, puis retourne à sa lecture.
– C’est insensé qu’ils vendent quinze dollars un si petit truc de café.
Je rattrape le paquet de café qu’elle m’a lancé de justesse, au point qu’il me glisse presque des mains, mais je finis par l’empoigner fermement.
– Nous…
Je la corrige en rigolant et repose le sachet sur la table où elle l’a pris.
– Nous vendons.
– Je ne travaille pas ici depuis assez longtemps pour me sentir concernée par le « nous ».
Puis elle attrape un bandeau enroulé autour de son poignet et le fait glisser sur ses cheveux bouclés auburn. Elle en a une de ces masses ! Elle les attache soigneusement, puis me fait signe qu’elle est prête à se mettre au travail.
Posey me suit dans la salle et attend près de la caisse. Cette semaine, elle s’entraîne à prendre les commandes des clients et apprendra sûrement à préparer bientôt les boissons. Prendre les commandes, c’est ce que je préfère. Je préfère de loin parler aux gens plutôt que de me brûler chaque fois les doigts sur cette machine expresso.
Je suis en train d’arranger mon poste quand la cloche au-dessus de la porte sonne. Je jette un œil à Posey pour vérifier qu’elle est prête et, bien sûr, elle est déjà à mes côtés, parée à accueillir les accros au café du matin. Deux filles s’approchent vers le comptoir en discutant bruyamment. L’une des deux voix m’interpelle. Je regarde alors dans leur direction et j’aperçois Dakota. Elle porte une brassière de sport, un short ample et des baskets claires. Elle doit terminer son jogging ; si elle avait l’intention d’aller à un cours de danse, elle serait habillée un peu différemment. Elle porterait une combinaison moulante et serait tout aussi belle. Elle l’est toujours.
Dakota n’est pas venue ici depuis plusieurs semaines ; je suis surpris de la trouver là. Et ça me rend nerveux ; mes mains tremblent, et je me retrouve à appuyer bêtement sur l’écran de l’ordinateur. Son amie Maggy me voit la première. Elle tapote l’épaule de Dakota qui se tourne vers moi, un grand sourire aux lèvres. Son corps est recouvert d’une légère couche de sueur, et ses boucles brunes sont relevées sauvagement en chignon sur le haut de sa tête.
– J’espérais que tu travaillerais, dit-elle en me saluant d’abord, puis Posey.
Elle l’espérait ? Je ne sais pas quoi penser. Je sais que nous nous sommes mis d’accord pour rester en bons termes, mais je n’arrive pas à savoir si c’est juste une conversation entre amis ou plus que ça.
– Hé, Landon.
Maggy me salue aussi. Je souris aux deux et leur demande ce qui leur ferait plaisir de boire.
– Un café glacé avec un supplément de crème, me répondent-elles en duo.
Elles sont habillées quasiment à l’identique, mais Maggy paraît fade à côté de la peau dorée comme un caramel et des yeux bruns lumineux de Dakota.
Je me mets en mode automatique, attrape deux gobelets en plastique et les plonge dans le bac à glace pour récolter des glaçons. Puis je prends la carafe de café déjà prête et verse son contenu dans les gobelets. Dakota m’observe. Je sens son regard sur moi. Pour une raison quelconque, je me sens plutôt mal à l’aise, et quand je remarque que Posey m’observe aussi, je réalise que je pourrais – je devrais, certainement – lui expliquer ce que je suis en train de faire.
– Tu n’as qu’à verser le café sur la glace ; on le prépare la veille pour qu’il soit froid et ne fasse pas fondre la glace.
Ce que je lui raconte est vraiment élémentaire, et je me sens presque débile de dire ça devant Dakota. Nous ne sommes pas du tout en mauvais termes – nous ne sortons simplement plus ensemble ni ne parlons comme nous avions l’habitude de le faire avant. J’ai parfaitement compris qu’elle mette un terme à nos trois ans de relation. Elle était à New York City avec de nouveaux amis, dans un nouvel environnement, et je ne voulais pas la retenir. J’ai donc tenu ma promesse et suis resté ami avec elle. Je la connais depuis des années et tiendrai toujours à elle. Elle a été ma deuxième petite amie, mais la première vraie relation que j’ai eue jusqu’à présent. J’ai passé un peu de temps avec So, une femme de trois ans plus âgée que moi, mais avec qui je ne suis qu’ami. Elle a été super avec Tessa, aussi. Elle l’a aidée à trouver un job dans le restaurant dans lequel elle bosse actuellement.
– Dakota ?
La voix d’Aiden couvre la mienne au moment où je leur demande si elles veulent que j’ajoute de la crème fouettée. C’est ce que je fais avec mes propres boissons.
Perplexe, j’observe Aiden qui se dirige vers le comptoir et saisit la main de Dakota. Il soulève sa main dans les airs, et elle tournoie devant lui avec un grand sourire.
Puis elle me jette un regard, s’écarte de quelques centimètres et lui dit d’une manière plus neutre :
– Je ne savais pas que tu travaillais ici.
Je pose mon regard sur Posey pour ne pas m’incruster dans leur conversation, puis fais mine de consulter les emplois du temps sur le mur derrière elle. Elle peut être amie avec qui elle veut, ça ne me regarde vraiment pas. Aiden lui répond :
– Je pensais l’avoir mentionné hier soir.
Je tousse pour détourner l’attention du son étranglé que je viens de laisser échapper.
Heureusement, personne ne semble l’avoir remarqué. Sauf Posey, qui fait de son mieux pour cacher un sourire.
Je ne regarde pas Dakota, même si je sens qu’elle est mal à l’aise ; en répondant à Aiden, elle rigole de la même manière que l’a fait ma grand-mère en ouvrant son cadeau de Noël l’année dernière. Ce mignon petit bruit… Dakota rendait ma grand-mère si heureuse quand elle éclatait de rire devant les chants ringards du poisson en plâtre sur sa fausse planche de bois. Quand elle rigole de nouveau, je sais qu’elle est, pour le coup, vraiment mal à l’aise. Cherchant à rendre cette situation moins embarrassante, je lui tends les deux cafés avec un sourire et lui dis que j’espère la revoir bientôt.
Avant qu’elle ait pu répondre, je souris de nouveau et m’éloigne vers le fond de la boutique en montant le volume de mes écouteurs.
J’attends que la cloche sonne de nouveau pour signaler le départ de Dakota et Maggy, mais je comprends que je n’arriverai probablement pas à l’entendre à cause du match de hockey de la veille qui se joue dans mes oreilles. Même avec une seule oreillette, le bruit de la foule en délire et les claquements des crosses couvriraient le son d’une vieille cloche en cuivre. Je retourne dans la salle et trouve Posey, dépitée, devant Aiden en train de frimer en lui vantant ses compétences à produire de la vapeur de lait. Le nuage de vapeur qui enveloppe ses cheveux blonds-blancs lui donne un air étrange. Quand j’arrive près d’elle, elle me glisse en chuchotant :
– Il m’a dit qu’ils étaient à l’école ensemble, dans cette académie de danse.
Je m’immobilise et lève les yeux vers Aiden qui semble ailleurs, probablement perdu dans son propre monde merveilleux.
– Tu le lui as demandé ?
Je lui pose la question, impressionné et un peu inquiet de ce qu’il a pu lui dire au sujet de Dakota.
Posey secoue la tête et attrape un gobelet en métal pour le rincer. Je la suis jusqu’à l’évier, puis elle ouvre le robinet.
– J’ai vu ta réaction quand il lui a pris la main, donc j’ai pensé que je devais simplement lui demander ce qu’il y avait entre eux.
Elle hausse les épaules, ce qui fait bouger son épaisse chevelure bouclée.
Ses taches de rousseur sont plus claires que la plupart de celles que j’ai vues, et éparpillées sur le haut de ses joues et sur son nez. Ses lèvres sont pulpeuses – avec une petite moue – et elle fait presque ma taille. Ce sont des choses que j’ai remarquées lors du troisième jour de formation, quand mon intérêt pour elle s’est enflammé, je suppose l’espace d’un instant. Je me confie à ma nouvelle amie en lui tendant une serviette pour essuyer le gobelet :
– Je suis sorti avec elle pendant un moment.
– Oh, je ne pense pas qu’ils sortent ensemble. Elle serait folle de sortir avec un Serpentard.
Quand Posey sourit, mes joues s’enflamment et je rigole avec elle.
– Tu l’as remarqué, toi aussi ?
Je glisse le bras entre nous et attrape un cookie menthe pistache pour le lui offrir.
Elle sourit, me prend le cookie des mains et en mange la moitié avant même que j’aie eu le temps de revisser le couvercle de la boîte.