Prologue

Un an plus tôt

VIOLETTE

Je suis canon. Je suis canon. Je suis…

— Aïe !

Je laisse tomber mon fer à lisser par terre pour libérer ma main meurtrie, sautillant au passage pour ne pas qu’il atterrisse sur mes pieds. Quelle gourde ! Je le ramasse avec précaution, mon doigt brûlant dans la bouche. Qu’est-ce que je disais, déjà ? Ah oui. Que j’étais canon.

Pourtant, ce n’est pas ce que me renvoie le miroir.

Je passe le lisseur une dernière fois sur l’une de mes mèches blondes et prends bien soin de l’éteindre avant de le poser – je viens d’emménager, il vaudrait peut-être mieux attendre avant de mettre le feu à l’immeuble. Je passe les doigts dans ma chevelure pour un air plus naturel, puis je me lance un dernier coup d’œil dans la glace.

Canon n’est pas le terme le plus exact pour qualifier la tête que je me trimbale un soir de Nouvel An, mais soit. On fera avec. C’est toujours mieux que celle que j’avais en début de semaine, malade comme un chien.

Saleté de grippe.

Je dépose une couche de gloss transparent sur mes lèvres tout en essayant de mettre mes talons d’une main. Je suis en retard, pour ne pas changer. Et pourtant, j’ai fait en sorte de me préparer deux heures avant pour éviter ce genre de problème. Il faut croire que j’arrive à accomplir l’impossible.

Mon short en sequins vert traîne sur le canapé, je l’attrape et le passe sans filer mes collants. Première étape délicate passée avec succès ! Après avoir épousseté ma chemise blanche et enfilé un court blazer noir, j’embrasse l’appartement du regard.

— Je n’ai rien oublié ?

Je n’en ai pas l’impression. Du coup, je fourre mon téléphone et mes clefs dans ma pochette avant de claquer la porte derrière moi. Deuxième étape : well done ! Au même moment, je sens quelque chose vibrer sous mes mains. C’est ma nouvelle amie Zoé qui m’appelle. Je décroche tout en appuyant sur le bouton de l’ascenseur.

— Allô.

— Salut, c’est moi. Ça va ?

— Super, et toi ?

L’ascenseur était au dernier étage, si bien qu’il peine à descendre. Je fulmine contre lui dans ma barbe. Zoé va me tuer. Elle déteste les gens qui n’arrivent pas à l’heure.

— S’il te plaît, ne me dis pas que tu es en retard.

— Moi ? Pas du tout, nié-je en appuyant sur le bouton comme une forcenée, à croire que ça le fera descendre plus vite.

— Tu es sûre ?

Elle a l’air méfiante. J’ai presque peur de la retrouver dans l’ascenseur au moment où les portes s’ouvriront, pointant sur moi un doigt accusateur : « MENTEUSE ! »

— Puisque je te le dis ! Vous êtes où, là ?

— Au bar en face de chez Claire.

— Et tu ne me vois pas ? fais-je semblant de m’étonner.

— Euh… non.

Je sais qu’elle ne me croit pas. Pourtant, bien que je sois à la traîne en mathématiques, je fais le calcul. En me dépêchant bien, je peux y être dans un petit quart d’heure. Je m’y rends à pied. Heureusement, j’ai pensé à prendre mon spray au poivre – mon père n’a pas voulu me laisser partir du Jura sans m’en acheter une dizaine. Il n’a jamais eu confiance en Paris. Comme si tous les pervers du pays se concentraient dans cette ville bien précise.

— Tu es aveugle ou quoi ? Je te vois ! Je te fais même coucou (L’ascenseur émet un « ding ! » que j’étouffe en toussant et j’entre dans la cabine.) Bon, tu sais quoi ? Bouge pas, je me dirige vers toi.

— OK.

Je sais que Zoé va me tuer. J’ai beau la connaître depuis septembre seulement, c’est une fille très libérée et surtout qui ne mâche pas ses mots. Dès notre deuxième rencontre, elle m’a montré ses seins dans les toilettes de l’ESMOD en me demandant si je trouvais moi aussi qu’elle avait une grosseur suspecte. J’ai dû lui toucher les seins. À deux reprises.

Je raccroche pendant que les portes se referment. Je m’apprête à remettre mon collant en place quand une main puissante empêche l’ascenseur de se fermer. Un homme entre en me saluant poliment et se poste devant moi. La cabine descend lentement, le silence me gêne. Peut-être devrais-je entamer la conversation ? Je suis plutôt bonne, en conversation, du moins quand mon père me rappelle de ne pas parler des pingouins manchots – nous y reviendrons prochainement. Après tout, je n’ai emménagé que récemment, ce serait probablement une bonne idée de copiner avec les voisins.

Pourtant, la manière dont il me tourne le dos me fait taire. Il est sûrement pressé – ou con.

Soudain, un léger tremblement me fait vaciller. Je me retiens à la paroi de droite pendant que mon voisin décroise lentement les bras. L’ascenseur manifeste un dernier spasme avant de complètement s’arrêter. Je ne bouge pas, de peur d’avoir enclenché quelque chose. Me connaissant, c’est probable.

Je reste de marbre quelques secondes encore, le temps que l’information me parvienne au cerveau. On est arrêtés. On est arrêtés ! Une fois que je saisis la gravité de la situation, j’écarquille les yeux et déglutis. Respire, Violette. Respire. Ce n’est ni l’endroit ni le moment de faire une crise d’angoisse. Je n’en ai pas fait une seule depuis que je suis sur Paris et je n’ai pas l’intention de recommencer. Je fais donc mon possible pour contrôler ma respiration tandis que l’homme appuie sur le bouton d’urgence en bougonnant.

— Qu’est-ce qui se passe ?

C’est tout moi, de demander ce qui se passe alors que la réponse est parfaitement claire. J’ai néanmoins besoin de l’entendre, d’écouter le son d’une voix autre que la mienne. J’ai besoin de savoir que je ne suis pas seule.

Ne panique pas, Violette, ne panique pas.

— On est coincés ?

C’est officiel, je panique. Et merde ! Je le regarde tenter d’ouvrir les portes en s’aidant de ses deux bras. Il force, force, y arrive, puis relâche tout d’un seul coup.

— On est entre deux étages, murmure-t-il pour lui-même.

— Oh mon Dieu.

Je me plaque contre la paroi du fond de la cabine, la main sur ma poitrine. Je compte mes respirations, mais je réalise très vite que je m’embrouille avec les chiffres. Dans un dernier espoir, mes yeux tentent d’intercepter les siens. Je veux qu’il me rassure, qu’il me dise que ça arrive tout le temps mais que ça rentre dans l’ordre généralement très vite. Sauf qu’il ne fait que regarder son portable, sûrement à la recherche de réseau.

— Ne… Ne me dites pas qu’on va… qu’on va rester bloqués ici…

— Calmez-vous, je suis pompier, dit-il sans même lever les yeux vers moi.

— En quoi c’est censé me rassurer ? Pompier ou non, vous êtes dans ce foutu ascenseur avec moi, alors je ne vois pas en quoi cette information pourrait m’aider à me calmer !

Pour la première fois depuis qu’il est entré dans la cabine, l’homme me regarde. La première pensée qui me vient à l’esprit ? « Dieu existe ». Dans le cas contraire, une telle nuance de bleu n’existerait pas ; un mélange de lapis-lazuli et d’azurite improbable. Un bleu foncé comme une nuit d’été sans étoiles. Ces yeux, je les aime au premier coup d’œil.

Justement, ils me regardent avec patience et gravité. À croire qu’il a l’habitude. Toutefois, une lueur d’incrédulité les habille.

— Si je vous conseille de vous calmer, c’est parce que je sais que céder à la panique ne sert à rien.

Mes battements de cœur ne ralentissent pas pour autant. Ma gorge ne fait que se resserrer petit à petit, tout comme les murs. La cabine est trop petite et j’ai chaud, trop chaud.

— Je suis claustro, lancé-je pour toute explication.

— Inspirez et expirez profondément par le nez, environ dix fois.

Je m’exécute, ravalant mes larmes de frustration. Je me déteste quand je suis dans cet état. Et dire que j’avais réussi à les combattre ! N’importe qui prendrait la situation avec calme, mais pas moi. C’est l’un de mes pires cauchemars qui est en train de se produire.

— Concentrez-vous sur des pensées positives, ça devrait fonctionner. Et ne paniquez pas, tout va bien se passer.

— Facile à dire, Monsieur « Calmez-vous-je-suis-pompier »… murmuré-je.

Il encaisse ma remarque sarcastique sans broncher et me rejoint à l’arrière de la cabine pour s’asseoir, adossé contre la paroi et les jambes tendues devant lui. J’obtempère en tournant en rond. Je ne sais pas comment il fait pour rester calme dans un moment pareil. Puis je me souviens : il est pompier. Il connaît bien pire.

J’ai l’impression que mon cœur court sous mes doigts. Je m’applique à respirer par le nez, m’agite dans le petit espace de la cabine. Concentre-toi sur des pensées positives, Violette ! PO-SI-TIVES. Un chat qui bondit face à un concombre ? Une mamie qui fait du rap ? La collection Automne-Hiver de Valentino ? Visiblement, ce n’est pas assez positif. Forcément, cela ne fait que m’angoisser davantage. Dans mon trouble, j’écrase le pied de mon voisin.

— Oh, pardon ! m’exclamé-je au moment où il laisse échapper un cri de douleur.

— Bon sang, asseyez-vous et arrêtez de bouger.

Je n’aime pas la façon dont il me parle, même s’il a gardé un ton très bas jusqu’ici, à croire qu’il a peur de réveiller quelqu’un. Mais je me mets à sa place, coincé le soir du Nouvel An avec une folledingue claustrophobe. Après quelques secondes de rébellion, je vais m’installer à son côté.

Il ferme les paupières, la tête renversée contre le mur derrière lui. J’en profite pour le regarder du coin de l’œil. Et bizarrement, le contempler m’apaise. Il est pas mal. Très mignon, même. Le pompier a des cheveux couleur café courts au niveau des tempes et plus longs au-dessus, une mâchoire qui se crispe et se décrispe telle une branchie de poisson et des yeux à me rendre aveugle.

Je fronce les sourcils en remarquant une forme étrange au sur son cou. Je crois à une tache de naissance avant de me rendre compte qu’elle disparaît sous sa veste et remonte quelque peu à la naissance de sa mâchoire. La peau est plus rose, plus brillante. Meurtrie.

Je m’en détache car je trouve ma fixation impolie, même s’il ne me voit pas.

— Racontez-moi la pire intervention que vous ayez faite.

J’ai dit ça comme ça, sans réfléchir. Parce que l’entendre parler m’empêchera de penser que je suis dans un espace aussi confiné, et parce que je culpabiliserai moins de planter Zoé et les autres. Mon voisin m’a entendue, je le sais. Il n’ouvre cependant pas les yeux.

— Vous ne voulez pas entendre ça.

— Qu’en savez-vous ? Puisque je vous le demande !

Je ne quitte pas son visage des yeux. Il a l’air un peu plus vieux que moi. Après tout, s’il est déjà pompier, ça ne peut qu’être le cas. J’ai bientôt dix-neuf ans.

— Dans ce cas, c’est moi qui ne veux pas la raconter.

Bon. S’il veut jouer à ça.

— La deuxième, alors.

Cette fois, il rouvre les paupières et tourne la tête vers moi, l’air las.

— Vous ne lâchez jamais ?

— Pas vraiment, encore moins avec des ronchons dans votre genre. C’est soit ça, soit je fais une crise de panique. Choisissez !

Il lit la supplication sur mes traits. Je ne le lui montre pas, mais j’ai peur. J’ai peur de faire une crise d’angoisse, parce que je ne sais que trop ce que c’est. Un enfer. Je n’ai pas envie de croire que je vais mourir ce soir. J’étais censée faire la fête et boire quelques cocktails pour bien commencer l’année 2015.

Il détourne le regard et fixe un point devant lui. J’attends quelques secondes avant qu’il commence :

— C’était un immeuble d’habitation dans Paris, un peu dans le même style que celui-là.

Ce n’est que maintenant, une fois que mon cœur bat à une vitesse acceptable, que je remarque qu’il a une belle voix. Âpre mais pas trop, pas comme s’il avait passé sa vie à fumer. Plutôt comme si l’une de ses cordes vocales avait un léger défaut.

— Quand on est arrivés sur place, une fenêtre était embrasée. Il y avait déjà des personnes sur le trottoir, à même le sol, que mes collègues tentaient de soigner. Tout le monde était en panique. On leur disait de se calmer, d’attendre qu’on vienne les secourir.

Je suis suspendue à ses lèvres désormais, la scène entière se déroulant sous mes yeux.

— Ceux qui étaient encore coincés chez eux criaient, nous suppliaient de les sauver, continue-t-il d’une voix lointaine, comme perdue au milieu des flammes. Certains même nous hurlaient que leurs pieds brûlaient.

Instinctivement, ma main vient se poser sur ma bouche. Il avait raison, je n’ai aucune envie d’écouter ce genre de chose. Pour ne pas avouer ma faiblesse, je me mords la lèvre et le laisse poursuivre son récit.

— L’une des fenêtres du troisième étage n’était pas encore prise par le feu. Il y avait une famille qui attendait qu’on vienne la chercher. Un père, sa femme et leur fille d’environ quinze ans. Je n’ai pas hésité plus de trois secondes. J’ai pris l’échelle à coulisse, je me suis dirigé vers la courette et je suis monté le long de la façade.

— Au troisième étage ?

— Ouais. L’échelle était trop petite mais je me contentais de monter étage par étage. Quand je suis arrivé à leur hauteur, le père m’a demandé de prendre sa fille. J’ai tout de suite vu que ça n’allait pas durer longtemps ; le feu s’était déjà répandu dans la chambre. Il faisait tellement chaud… J’ai dit à la petite de se tenir à mon cou et j’ai ordonné aux parents de descendre un par un, juste après nous. Mais l’échelle était trop courte. Je savais qu’on mettrait trop de temps.

Il replie les jambes et pose ses coudes sur ses genoux écartés, les yeux rivés sur la paume de ses mains. On dirait qu’il cherche la réponse à quelque chose. À la façon qu’il aurait pu trouver pour les sauver tous.

— À peine étais-je arrivé au premier étage avec la fille, et la mère au deuxième, que l’incendie avait ravagé le troisième. Le père avait compris qu’il ne pourrait pas descendre assez vite.

Il s’interrompt. La suite me fait peur. Je le pousse à terminer dans un souffle :

— Il a brûlé ?

— Non. Il a sauté en espérant atterrir à l’étage inférieur. Sauf qu’il s’est écrasé sur le trottoir. Sous les yeux de sa famille.

Je presse les paupières. J’ai soudain envie de vomir. J’admire vraiment les gens qui exercent des métiers si horribles. D’un côté, ils sauvent des vies, certes. Mais de l’autre, ils assistent à la mort. Constamment. C’est quelque chose que je ne pourrais pas supporter.

— La mère et la fille s’en sont sorties ?

— Oui, soupire-t-il en se frottant le cou, l’air fatigué. Je les ai descendues à temps, puis je les ai amenées au Poste Médical Avancé pour qu’elles reçoivent une assistance respiratoire.

— C’est affreux.

— Je vous l’avais dit.

— Pourquoi vous faites ça ?

Il fronce les sourcils, toujours sans me regarder. J’ai pu constater, depuis le début, qu’il évite de croiser mes yeux. Ce que je ne comprends pas. Ou plutôt si : cela signifie que j’ai gardé ma tête de lépreuse au bord de la mort. Et ce n’est pas une très bonne nouvelle.

— J’aime mon métier. J’aime me sentir utile.

Que répondre à cela ? Je crois que j’imagine ce qu’il veut dire. Pour ma part je suis en école de stylisme, alors je suppose que je ne peux pas vraiment comprendre. Sauver des vies en danger et coudre des soutiens-gorge, ce n’est pas totalement pareil. Mon père, en revanche, est policier. Et j’ai toujours respecté ses raisons. Même si vivre avec cette perpétuelle question, « va-t-il revenir en vie ce soir ? », est tout bonnement atroce. Je ne sais pas si je le supporterais.

— Finalement, je préférerais qu’on parle d’autre chose. Comme les bébés pandas, ou la dernière désintox de Lindsay Lohan…

Un long silence s’installe. Évidemment, le stress pointe de nouveau le bout de son nez. Maintenant que plus personne ne parle, je recommence à trouver que la cabine est trop petite. Aucune fenêtre, aucun passage d’air, je n’ai même pas d’eau, oh mon Dieu, et si j’ai envie de faire pipi ? Note pour moi-même : toujours avoir une bouteille sur soi.

Chose très surprenante, c’est lui qui le brise, le silence :

— Tu vis ici ?

Mon faible moi intérieur note qu’il me tutoie. Pourquoi est-ce que ça me fait plaisir ?

— Oui.

— Depuis quand ?

— Trois mois. J’étais en campus l’année dernière mais ça ne m’a pas plu, alors j’ai préféré me prendre un appartement pour ma deuxième année.

— Seule ?

— C’est quoi ces questions de tueur en série ?

Il se tourne vers moi, me considérant d’un air étrange que je n’arrive pas à définir. Quand j’angoisse, je réponds sans réfléchir, parle trop vite, dis n’importe quoi. C’est ma manière d’extérioriser. Pour ne pas stresser seule. Aussi par besoin de dire la vérité sans voile, je suppose. À force d’être restée dans le silence trop longtemps, j’en subis désormais les répercussions.

Mon voisin s’exprime lentement, comme s’il avait peur de déclencher une mauvaise réaction :

— Tu es hyper bizarre, comme fille.

— Merci.

Je laisse passer quelques secondes précieuses avant de répondre.

— Oui, je vis seule. Enfin, avec Mistinguette. Ma lapine. Et elle est plutôt coriace dans son genre, alors je te déconseillerais de t’introduire chez moi en cachette.

— Pourquoi je ferais ça ? demande-t-il, l’air décontenancé.

— J’en sais rien, moi, tout ce que font habituellement les tueurs en série ; me regarder pendant que je dors à poings fermés, ou quand je suis sous la douche.

Mon compagnon d’ascenseur m’observe sans savoir comment réagir, hésitant manifestement entre l’effroi et l’amusement. C’est finalement un petit sourire – le premier ! – que je vois naître au coin de sa bouche. Il a un beau sourire. Avec des fossettes adorables que mes doigts ont tout de suite envie d’immortaliser.

— Tu n’as donc aucun filtre ?

Je rougis de honte. Il n’est pas le premier à me le dire. Ce n’est pourtant pas ma faute, c’est un mécanisme que je mets automatiquement en place quand je panique. Parler m’empêche de penser à la situation actuelle.

— Pas quand je suis stressée. À mon oral de bac, j’étais tellement angoissée qu’au beau milieu de mon argumentation sur Gatsby le Magnifique, j’ai cru intelligent de dire que les robes charleston, « c’est vraiment sexy, même si ça ne met pas les nichons en valeur ». Je crois que c’est mon côté « future styliste » qui s’exprimait. Cela dit, j’ai quand même eu 15, ce qui est plutôt une bonne note quand on sait que j’ai sorti le mot « nichon » et que le reste de ma classe a eu en dessous de 14.

Je m’arrête de parler pour reprendre mon souffle, aussi parce que je réalise que j’ai encore raconté ma vie. Heureusement, il me regarde toujours en souriant légèrement. Jamais trop, juste assez pour qu’on le devine.

— Waouh, murmure-t-il. J’ai entendu parler des filles dans ton genre, mais je finissais par croire que c’était un mythe.

Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça signifie « les filles dans mon genre » ? Je ne lui demande pas ce qu’il veut dire de peur de me ridiculiser une nouvelle fois. Je ramène donc mes genoux sous mon menton en pensant à Zoé. Elle m’a très certainement laissée tomber, à l’heure qu’il est. Je me demande si je ne ferais pas mieux de retourner chez moi – par les escaliers, cela va sans dire. Après tout, il me reste encore beaucoup de choses à déballer. Je hais les cartons.

— Donc tu vis ici toi aussi, dis-je pour changer de sujet.

— Il paraît, oui. Au 122. Mais je te déconseillerais d’essayer de me voir nu sous la douche.

Je tourne le visage vers lui en laissant ma joue sur mes genoux, surprise de l’entendre plaisanter.

— Je n’ai peut-être pas de lapin répondant au doux nom de Mistinguette mais j’ai Lucie. Ma copine.

Aïe. Il a une copine. Évidemment. Qu’est-ce que je croyais ? Je me sens me rembrunir bêtement. J’espère qu’il n’a pas dit ça exprès pour me montrer que je ne l’intéressais pas. En tout cas, c’est dommage. Il est sympa et beau garçon, mais en couple. Et les hommes en couple, je ne touche pas. Jamais.

Gênée, je fais comme si je n’avais pas entendu ses deux derniers mots.

— C’est donc à toi que je vais emprunter de la farine le dimanche. Enchantée. Tu t’appelles comment ?

Je lui tends une main en dessous de mes jambes repliées, il la saisit sans problème. Comme prévu, elle me quitte avant que j’aie pu en apprécier le contact.

— Loan.

J’ai instantanément envie de le répéter à voix haute pour entendre le son qu’il fait dans ma bouche.

— Curieux prénom.

Loan hausse les épaules, je devine que je ne suis pas la première à lui faire la remarque.

— Mes parents ont voulu se la jouer originaux, je crois.

Je souris. Un silence passe durant lequel je me demande combien de Loan il peut bien exister dans le monde.

— Et toi ?

J’ai cru qu’il ne me le demanderait jamais.

— Violette.

— Pourquoi Violette ?

Je fronce le nez et lui lance une expression mi-amusée mi-dégoûtée. Il baisse tout de suite les yeux pour ne pas affronter mon regard. J’ai l’impression d’être Médusa.

— Parce que j’ai été conçue dans un jardin de violettes. No comment, ajouté-je en le voyant hausser un sourcil. J’essaie encore d’effacer cette anecdote de ma mémoire.

Son sourire en coin refait surface. C’est plus que ce que peut endurer mon cœur.

— C’est drôle, murmure-t-il à mesure que son rictus s’efface.

— Faire l’amour dans un jardin de violettes ?

— Non. C’est drôle parce que c’est exactement ce que tu sens.

Il relève enfin la tête et plonge ses billes bleues dans les miennes.

— La violette.

Nous nous défions du regard un instant, assez longtemps pour que ma rétine commence à me brûler, jusqu’à ce que la cabine se remette à osciller dangereusement. J’ouvre des yeux grands comme des soucoupes tandis que les lumières clignotent. Oh mon Dieu, oh mon Dieu, oh mon…

Dans mon trouble, j’attrape sa main. J’aurais cru qu’il la retirerait mais aussi étonnant que cela puisse paraître, il la serre. J’ai envie de faire une plaisanterie pour calmer le rythme de mon cœur mais je n’y arrive pas. J’ai vraiment peur. Alors que les lumières se rétablissent, l’ascenseur cesse son vacarme… puis reprend son chemin.

Ni Loan ni moi ne bougeons.

— Il descend ? soufflé-je, incrédule.

— J’en ai bien l’impression.

Mon voisin se redresse souplement et m’aide à faire de même. Il a lâché ma main. Mais cette fois, j’ai eu le temps d’apprécier la chaleur de sa peau.

« Rez-de-chaussée », énonce la voix féminine de la cabine. À peine les portes se sont-elles ouvertes que je me précipite à l’extérieur. Je ne ralentis pas pour dire au revoir ou lui demander quelle direction il prend, je marche à grandes enjambées jusqu’à la sortie. Une fois sur le trottoir, j’ai l’impression de respirer à nouveau. De revivre.

Mes épaules s’affaissent, je ferme les yeux en basculant la tête vers l’arrière. L’air du soir est hivernal, frais, délicieux. Je le laisse me mordre les joues à mesure que ma poitrine se soulève, descend, se soulève, redescend…

— Ça va mieux ?

Je me retourne vers Loan, qui monte la fermeture de sa veste jusqu’à son cou. Il rentre les épaules et fourre les mains dans ses poches. Je remarque qu’il porte un jean noir et une chemise blanche en dessous de son manteau. J’imagine qu’il va à une soirée, lui aussi. Je hoche la tête pour toute réponse.

— Je ne prendrai plus jamais cet ascenseur.

— C’est bizarre qu’il soit reparti tout seul. J’appellerai demain pour qu’ils regardent ce qui cloche.

J’acquiesce une seconde fois. Je ne sais toujours pas si je ferais mieux de rentrer ou d’essayer de rejoindre les filles. Un coup d’œil sur mon portable m’indique que j’ai manqué quatre appels. Le pire, dans tout ça ? J’aurai beau raconter à Zoé que je suis restée coincée dans l’ascenseur de mon immeuble, elle ne me croira jamais.

— Bon. À plus.

Je souris devant ses joues que le froid commence à rosir.

— Salut.

Il est le premier à se retourner. Je fais finalement de même et commence à marcher en appelant mon amie. Je n’ai pas fait plus de cinq pas quand j’entends un « Psst ! ». Je fais volte-face, le front plissé. Loan s’est arrêté et me regarde.

— Si tu as des meubles à monter ou besoin d’aide avec des cartons, tu connais le numéro de ma porte. Même pour de la farine, d’ailleurs.

J’acquiesce mécaniquement, reconnaissante.

— Merci.

Il m’adresse un dernier sourire. Un sourire bienveillant qui lui creuse automatiquement les joues.

— Bonne année, Violette-qui-sent-la-violette.

Il n’attend pas ma réaction et repart dans la direction opposée à la mienne, laissant l’obscurité l’envelopper comme s’il lui appartenait. Je fixe le noir sans bouger, un sentiment étrange étreint ma poitrine.

Lucie, Lucie, Lucie, Lucie, Lucie, Lucie.

Comme une symphonie. J’avale ma salive. Il est en couple et je ne touche pas aux hommes déjà pris. C’est ma règle numéro un, je n’ai aucune intention de la briser, même s’il est vraiment mignon. Cela dit… un ami ne me ferait pas de mal.

1

Aujourd’hui

VIOLETTE

Il pleut.

Bien sûr, j’aurais dû m’en douter. J’adore la pluie, ce n’est pas le problème. Mais quand je sors des cours, ma chemise de croquis sous le bras, non, je n’aime pas la pluie. Mais alors, pas du tout.

Je m’active jusqu’à mon immeuble, que j’aperçois déjà, tout en m’abritant de mes mains – geste qui ne sert strictement à rien. Je fais attention à ne pas glisser sur les pavés trempés (ce serait bien mon genre), et je tape le code en vitesse. Toute la semaine, Internet a annoncé qu’il pleuvrait, et toute la semaine, je me suis encombrée de mon parapluie. Mais non, le jour où la météo a indiqué qu’il ferait beau, devinez quoi ?

Exactement.

Enfin au sec, j’essore mes cheveux blonds emmêlés, fusille l’ascenseur du regard – question d’habitude – et escalade les escaliers deux par deux. Depuis le soir où j’ai rencontré Loan, je ne prends plus l’ascenseur. Ou du moins pas toute seule. Avec lui, oui. Avec Zoé aussi, même si j’angoisse à mort – chose qui ne manque jamais de l’exaspérer. Vous me direz, il en faut peu pour l’exaspérer.

En parlant du loup, je la vois dès que j’entre dans l’appartement, affalée en tee-shirt-culotte et grosses chaussettes en laine. Sa tenue des mauvais jours. Au moins, je suis avertie. Elle regarde la télé d’un œil vide, enfin je crois, car elle ne bronche pas lorsque j’agite ma main devant ses yeux.

— Zoé.

— Lâche-moi, grommelle-t-elle. Je suis à un stade de légumisation avancé.

Je retire mes chaussures et les pose près de l’entrée, jetant un coup d’œil que je crois discret sur les emballages de Snickers disposés sur la table comme des indices. Zoé décroche enfin de la télévision et me jette un regard noir qui n’aurait même pas fait peur à Mistinguette.

— Tu crois que je ne te vois pas me juger ?

— Personne ne te juge, Zoé. Ou si, peut-être ton cul. Regarde ce que tu lui fais subir, le pauvre.

— Je t’emmerde.

Elle attrape le plaid rose – le mien – et s’en drape, rivant à nouveau son attention sur le téléviseur. Je décide de déclarer forfait pour ce round-là et vais chercher mes échantillons de tissu, rangés sous mon lit. C’est ainsi depuis quelques semaines, maintenant : à peine rentrée, déjà au travail. Non seulement j’ai un devoir final à rendre pour mon cours de stylisme, mais je m’occupe aussi de créations personnelles, ce qui me vaut beaucoup d’heures de boulot. Mais je ne me plains pas, car c’est ma passion. Créer à partir de rien, c’est la plus belle sensation du monde.

Excepté, peut-être, les palpitations d’un cœur qui s’affole, le contact d’une peau étrangère sur une autre ou bien la jouissance lorsqu’un homme et une femme font l’amour. Mais tout ça, je ne l’ai encore jamais connu, alors je le mets de côté pour le moment.

— Zoé, l’interpellé-je en découvrant la boîte de Granola sur la table. Rassure-moi, tu t’es nourrie d’autre chose qui n’ait pas de coque chocolatée aujourd’hui, ou tu fais aussi la gueule aux légumes ?

Je n’ai le droit qu’à un doigt d’honneur brandi fièrement au-dessus de son épaule pour toute réponse. Je jette la boîte vide à la poubelle et m’installe à la grande table du salon, derrière le sofa. D’accord, elle n’a pas l’air bien. Mais est-ce une raison pour manger mes gâteaux ?

Au début, j’occupais seule cet appartement (sans oublier Mistinguette, bien entendu). Puis Loan est venu vivre avec moi lorsque Lucie l’a quitté – c’était débile de continuer à habiter dans des appartements séparés alors qu’on allait et venait entre les deux tous les jours. Quelque temps après, Zoé déclarait détester sa mère. Elle nous a vite rejoints, en dépit des deux seules chambres.

Ce qui fait que Zoé et moi en partageons une – même si elle n’est pas souvent présente… –, et Loan prend la seconde. Quand Zoé reçoit du monde, en revanche, je me réfugie dans le lit de mon meilleur ami.

J’adore quand Zoé reçoit du monde.

Je lui demande si elle a avancé sur son devoir final mais elle m’ignore, comme prévu. J’insiste donc :

— Zoé, je dis ça pour toi. Même moi, qui ai déjà commencé, je rame.

— Ça, c’est parce que tu es une novice, ma chérie, répond-elle sans bouger d’un pouce.

Je lève les yeux au ciel. À force d’entendre Zoé rabâcher qu’elle représente l’avenir de la mode, j’ai eu le temps d’être correctement informée. Mais je ne me fais pas de soucis ; Zoé vise les manteaux en cachemire et les robes en satin qui défilent sur les podiums, quand moi je rêve de déshabillés en soie rétro et de body en dentelle française.

— Je t’aurai prévenue, dis-je sans qu’elle réussisse à m’enlever ma bonne humeur.

— Ouais, merci maman.

Il faut savoir quelque chose concernant Zoé : c’est une fille tout ce qu’il y a d’adorable.

Sauf quand elle est malade.

Là, c’est l’enfer. Mais elle est comme ça, et je ne crois pas que je la changerais si j’en avais l’occasion. Dans d’autres situations, elle est la meilleure. Loan n’a d’ailleurs jamais compris comment deux filles aussi différentes pouvaient être meilleures amies. Je n’ai jamais su quoi lui répondre.

J’allume donc ma machine à coudre et continue le travail que j’ai entrepris une semaine plus tôt : un caraco en soie brodé rouge vif.

— Tu as des nouvelles de Loan ?

Zoé pose sa question sans me regarder. J’en profite, ni vu ni connu, pour saisir un Snickers réchappé de la tuerie. Je réponds en élevant un peu la voix pour atténuer le bruit de l’emballage. Zoé déteste qu’on mange ses gâteaux, qui en fait se révèlent être les miens, en situation de crise médicale – je dirais plutôt en situation de crises menstruelles, mais soit.

— Non, je ne lui ai pas parlé depuis qu’il est parti. Mais je sais qu’ils reviennent samedi.

Jason et lui sont en vacances. Oui, il y en a qui ont le cul bordé de nouilles.

Zoé tourne enfin la tête vers moi, la mine étonnée. Je stoppe net, sur le point d’enfourner l’objet du délit dans ma bouche, mais elle ne semble même pas le remarquer. Je ne bouge toujours pas, hésitant entre aller jusqu’au bout de mon geste ou redéposer le Snickers sur la table avec lenteur.

— Comment ça se fait ?

— Quoi, « comment ça se fait » ?

— Toi et Loan ne vous êtes pas parlé depuis une semaine et demie ? répète-t-elle d’un ton qui montre sa suspicion.

Vexée qu’elle pense que je ne pourrais pas vivre sans lui, je plisse les yeux et gobe la barre chocolatée sans plus aucun scrupule. Mais ma revanche puérile s’envole en poussières quand je réalise qu’elle ne fait pas attention.

— Non.

— Et tu es toujours vivante ?

— Attends deux secondes, murmuré-je en écarquillant les yeux, palpant chaque partie de mon corps. Oui ! Oui, je suis vivante !

— Je me demande bien comment.

Sans plus de cérémonie, elle se détourne de moi, les bras croisés sur sa poitrine. Je finis donc de coudre ma dernière lanière de dentelle et lui explique, en gardant mon calme :

— Loan et moi, on n’a pas besoin de se donner des nouvelles pour savoir qu’on pense à l’autre. Puis il revient bientôt, pas besoin de s’étouffer à distance alors qu’on se voit déjà tous les jours. C’est pas mon mec.

— Mouais. Vous êtes hyper louches.

Je prends une grande bouffée d’air et me force à sourire malgré l’agacement qui monte en moi.

Je me lève d’un seul coup et me dirige vers la porte en laissant mon travail en suspens. Zoé me demande ce que je fais, je lui réponds en enfilant mes chaussures que je vais manger dehors, sous prétexte qu’il n’y a rien dans le frigo. Je vois qu’elle veut me demander de lui rapporter quelque chose, mais je me dépêche de sortir.

Évidemment, c’est quand je claque la porte que je constate avoir encore oublié mon parapluie. Tant pis ! En général, quand j’ai besoin de prendre l’air ou d’aller réviser au calme, je me rends au restaurant vegan qui fait l’angle. Je ne suis ni végétarienne ni végétalienne – pas que je ne pense pas à Mistinguette quand je dévore une cuisse de lapin, mais j’aime trop la viande pour culpabiliser d’être une criminelle –, c’est Zoé qui m’y avait amenée un jour pendant sa période hipster.

Depuis trois semaines, j’y vais constamment. Pour l’anecdote, j’ai récemment remarqué qu’un garçon, toujours le même, se posait à une table trois fois par semaine, seul, avec son ordinateur. La première fois que mon regard a croisé le sien, c’est lui qui m’a souri le premier. La deuxième fois, ça a été moi. Depuis, nous disputons un match de ping-pong serré qui n’a pas l’air de vouloir s’essouffler.

Aujourd’hui, justement, c’est à moi de sourire.

Lorsque je pousse la porte du restaurant, je suis trempée jusqu’aux os. Je ne me pose pas trop de questions concernant la tête que je peux bien arborer et résiste à l’envie de parcourir la salle du regard pour être sûre qu’il soit là. Je me dirige vers une table libre en plaquant une mèche humide derrière mon oreille. À peine suis-je assise que mes yeux tombent sur son regard d’acier. Avant que l’un de nous n’y réfléchisse vraiment, nous nous sourions simultanément. Je baisse la tête en étouffant un rire, je le vois faire de même.

Mon mystérieux inconnu a le teint légèrement hâlé et des cheveux blonds un peu ébouriffés. Sage mais sexy, avec une chemise Abercrombie et un jean qui lui tombe sur des bottines en feutre Toms. Un bon point pour lui : il sait s’habiller. Un plus mauvais point, si je puis dire : il a l’air d’avoir de l’argent. J’espère juste qu’il n’en a pas au point d’être imbu de lui-même.

Une serveuse vient me voir et me sourit poliment en me demandant ce qui me ferait plaisir.

« Que ce jeune homme se décide à me draguer ! », s’écrie ma voix intérieure.

— Je vais vous prendre du Seitan façon Poulet Tikka vegan, s’il vous plaît. Froid.

— Très bien. Je vous apporte ça tout de suite.

Je retire mon foulard sans même remarquer que monsieur bottines-en-feutre s’est levé. Je me pétrifie sur place, ne sachant que faire. Mince, je n’avais pas prévu qu’il se déplacerait réellement. Je me racle la gorge et attends qu’il arrive à ma hauteur pour lever les yeux.

— Salut.

— Salut.

Un silence s’abat sur nous, nous nous regardons sans savoir quoi dire. Je grimace, mal à l’aise, cherche quoi inventer pour faire durer la conversation. D’habitude, c’est mon fort. Heureusement, il me devance, affichant une expression désolée :

— Je ne sais pas vraiment quoi dire, je n’ai pas réfléchi avant de venir… Dans les films, ça a l’air plus simple.

Je ne peux m’empêcher de rire doucement.

— Mais chaque fois que tu entres, continue-t-il, je me dis que c’est le jour où je vais venir te parler. Et chaque fois, je me dégonfle comme un con. Sauf aujourd’hui… Alors s’il te plaît, fais comme si j’avais dit quelque chose d’hyper intelligent.

Je hausse un sourcil. Il me plaît tout de suite, c’est clair. Ça faisait longtemps que je n’étais pas tombée sur un garçon mignon avec un sourire doux, un humour léger et un sens aiguisé du style. Comme je vois que le silence l’embarrasse, je le sauve in extremis et m’écrie ironiquement :

— Waouh, on ne m’avait jamais draguée avec autant d’esprit !

Il plisse les yeux en fronçant le nez et abaisse la tête dans un geste de démission. Chose qui ne fait que me faire rire plus fort. La serveuse choisit ce moment pour débarquer, mon assiette en main.

— Et voilà !

— Merci beaucoup.

Elle vaque à ses autres activités, après un énième sourire affable. Je choisis d’écourter le supplice de monsieur bottines-en-feutre et tends ma petite main devant lui. Il relève la tête avec étonnement, si bien qu’une de ses mèches joue les rebelles.

— Je m’appelle Violette.

Il saisit ma main. Il a la peau froide, mais je ne recule pas. Sa poigne est ferme. Déterminée.

— Moi c’est Clément.

— Enchantée.

— Je ne veux pas te déranger pendant que tu manges…

— Tu ne me déranges pas, le rassuré-je en écartant sa supposition d’un geste vague de la main. Tu peux t’asseoir, si tu veux. Mais je te préviens tout de même : je parle beaucoup.

Il exécute une grimace comique, comme s’il hésitait à s’embarquer dans ce pétrin.

— Hum. Beaucoup à quel point ?

— Beaucoup trop.

Sa moue se transforme lentement en sourire ravageur. Il hoche la tête :

— À ce stade, ce serait impoli de refuser.

Il fait demi-tour pour déposer un billet sur sa table et revenir, son MacBook Pro dans une main et sa veste dans l’autre. Je tente de ne pas dévoiler mon trouble et commence à dévorer mon repas. Je suis toujours un peu nerveuse, ou du moins sur la réserve, en présence d’un garçon qui me plaît. Les premiers rendez-vous sont toujours angoissants. Puis une fois que j’ai confiance en la personne, on peut être sûr que je me lâche – pour le meilleur comme pour le pire.

— Je peux te poser une question ?

— Je suis obligée de répondre la vérité ?

Il semble décontenancé pendant quelques secondes.

— Eh bien… C’est comme tu veux. Mais quand on pose une question, on attend forcément la vérité, non ?

— Non. C’est ce qu’on se dit tous, mais la plupart du temps, crois-moi, on préférerait un bon vieux mensonge.

Il me contemple un long moment, ne sachant quoi répondre. Une fois encore, j’ai parlé sans réfléchir. Qu’est-ce qu’il en a à faire, de ma philosophie de bas étage ?

— Vas-y, pose ta question. Et je répondrai donc la vérité, ajouté-je avec un sourire.

Monsieur bottines-en-feutre se reprend en deux secondes et me sonde du regard.

— Pourquoi es-tu seule chaque fois que je te vois ici ?

Oh. D’accord. Il évalue la marchandise. Il essaie sûrement de s’assurer que je ne suis pas asociale ou quelque chose qui s’en approche. J’avale une bouchée de mon assiette et lui réponds :

— C’est mon petit repaire pour les jours où j’ai besoin d’être seule. À la maison, on est trois, alors ça devient vite étouffant.

— Famille nombreuse, hein ?

Il me faut un temps avant de comprendre pourquoi il suppose cela.

— Oh, non, je suis fille unique ! J’habitais dans le Jura avec mon père mais je suis montée sur Paris il y a deux ans, pour mes études. Du coup je vis en colocation avec mes deux meilleurs amis.

Son sourire narquois réapparaît, laissant ses dents blanches et parfaitement alignées m’éblouir. Il pose ses avant-bras sur la table et joint ses mains, l’air amusé.

— Ah oui, je vois. Trois filles dans un même appart’… J’ai le droit de fantasmer ? plaisante-t-il avec un sourire en coin.

J’ouvre la bouche pour le contredire, mais la referme aussitôt. Je lui offre un sourire forcé. Pas besoin de lui dire que Loan n’a ni poitrine ni vagin. Ni qu’il m’arrive d’utiliser sa brosse à dents. Ni que nous dormons souvent ensemble. Je ne voudrais pas l’effrayer dès le départ – je sais que notre relation était un vrai problème pour mon ex-petit copain, Émilien.

— Tu peux. Mais je tiens à rétablir la vérité : non, nous ne faisons pas de bataille de polochons en petite culotte.

Clément éclate d’un rire sincère qui me prend de court. Finalement, je me sens plutôt à l’aise.

— Merde, je m’y voyais déjà !

— Et toi, qu’est-ce que tu trafiques avec ton ordinateur ? On dirait que tu ne t’en sépares jamais.

Il soupire, visiblement fatigué.

— Des révisions, toujours des révisions, même si Twitter n’est jamais loin…

— Qu’est-ce que tu étudies ? essayé-je de savoir en continuant à manger.

— Je suis en école de commerce, avoue-t-il en grimaçant. Mais je ne suis pas barbant, hein, promis.

Je souris, légèrement crispée. J’aurais pu le deviner toute seule, à vrai dire. Pas qu’il soit écrit « FUTUR TRADER » sur son front, mais Clément respire l’école de commerce à plein nez.

— La crème de la crème, murmuré-je dans ma barbe.

— Entre autres. Et toi ? Attends, laisse-moi deviner… Fac de Lettres ?

— Raté. Je suis en école de stylisme.

Par automatisme, j’espère qu’il ne me prend pas pour une écervelée. C’est souvent la première réaction qu’ont les gens quand on leur annonce qu’on veut percer dans la mode. Ils répondent tous, à quelques exceptions près : « Ah ? Ah oui. La mode, donc ». Traduction : « Encore une qui veut se faire inviter à des défilés gratos et siffler des coupes de champagne au lieu de bosser ». Pourtant ça ne veut rien dire. La preuve, j’ai eu mon bac ES avec mention Très Bien.

— J’aurais dû le deviner, sourit Clément en baladant un regard appréciateur sur ma tenue.

Je souris largement, rouge jusqu’aux racines. J’aime que ce soit facile de parler avec lui. Je poursuis mon repas pendant qu’il me regarde. Je pense qu’il va ajouter quelque chose, mais il n’en fait rien. Ses billes grises me fixent et me gênent.

— Tu ne peux pas faire autre chose ? lui chuchoté-je.

— Pourquoi ?

— Tu me regardes manger.

— Et ?

— Et c’est louche. Ça, c’est le premier point. Le deuxième, c’est que tu ne me connais pas encore, mais je suis plutôt bien classée dans la catégorie « Empotée ». Surtout quand je suis sous pression. Alors si tu continues à me regarder comme ça, ça va vite devenir moins glamour.

Il me considère avec un étonnement non feint, il n’a pas l’air de savoir si je plaisante ou si je suis sérieuse. J’insiste :

— Sérieusement.

— Oh. OK.

Je me pince les lèvres quand je le vois ramener son regard sur ses mains. Il me fait de la peine.

— Désolée. Juste : ne me fixe pas ainsi, s’il te plaît. C’est flippant.

Je lui souris pour lui montrer que je ne voulais pas plomber l’ambiance ; il me le renvoie.

— Non, aucun problème. J’étais en train de réfléchir.

— À comment t’extirper de cette situation grotesque ?

Il s’esclaffe doucement, plantant de nouveau ses yeux dans les miens. La translucidité de ses pupilles étonnantes… Plus clair encore que l’aigue-marine. On dirait de l’eau en mouvement. Je ne peux que me demander si Clément est un étang, stagnant et tranquille, une rivière, accueillante mais imprévisible, ou un véritable tsunami, puissant et dangereux.

— Non, à comment je vais te proposer de sortir avec moi. T’es un peu flippante, mais jolie, plaisante-t-il en m’adressant un clin d’œil irrésistible. Ça pèse dans la balance, mine de rien.

Je déglutis. Mon visage reste très calme. À l’intérieur, en revanche, je ne réponds plus de rien. Mon cerveau chauffe comme une turbine et mon cœur me joue un remake de Un, dos, tres sur fond de maracas. Pour résumer, je suis très contente qu’il veuille me revoir. J’ai des tonnes de réponses rigolotes en stock mais je ne préfère pas les utiliser. Très souvent, les hommes n’aiment pas les filles marrantes ou un tant soit peu originales. Je crois que ça leur fait peur.

— Ne réfléchis pas trop non plus, tu risquerais de changer d’avis.

Il jette un regard à sa montre claquante et lance :

— Je dois y aller, désolé. Je vais à un concert avec des amis, ce soir. Mais j’aimerais beaucoup qu’on se revoie.

Une vague de chaleur m’envahit à ces mots. J’ai bien fait de sortir prendre l’air, finalement.

— Ça me ferait plaisir.

Un sourire victorieux illumine son visage d’ange.

— Super.

Clément sort son téléphone et je lui donne mon numéro ; aussi simple que cela. Il se lève enfin, enfile sa veste et range son ordinateur dans son sac.

— Merci, Violette, dit-il en me considérant une dernière fois. C’était mon meilleur soir de révision depuis des semaines, et de loin.

Je fais un signe faussement modeste, un peu gênée par l’intensité de son regard. Comme s’il voulait me faire comprendre quelque chose. Quelque chose de trop subtil, manifestement, pour que je comprenne.

— Il n’y a pas de quoi. Aider les gens, c’est ma grande passion dans la vie. Justement, les futurs responsables export BCBG qui s’emmerdent ferme sont mon fonds de commerce.

Il secoue la tête, un sourcil levé.

— « Qui s’emmerdent ferme », hein ?

— Ne me fais pas croire que tu t’éclates, je ne te croirais pas. Les pourcentages et la politique de distribution n’ont rien de jouissif. Avoue qu’il y a plus orgasmique, comme travail !

Je me rends compte de ce que je viens de dire lorsque je vois ses yeux scintiller. Eh bien vas-y, Violette, ne te gêne pas, utilise des mots comme « jouissif » et « orgasmique » à chaque fin de phrase ! C’est sûr, avec ça, il va bien saisir le message.

Je me reprends aussitôt :

— Enfin ça doit être ennuyeux à mourir, quoi…

— J’admets connaître beaucoup de choses plus orgasmiques.

Génial. Cela dit, je l’ai cherché. Je baisse les yeux, en priant pour me liquéfier ou me fondre avec le bois de la chaise. Devenir la chaise.

En reportant mon attention sur Clément, je vois qu’il s’empêche de rire. Il a soudainement l’air différent du garçon embarrassé qui ne savait pas comment m’aborder. Il me semble bien plus détendu et sûr de lui. J’aime ça.

— J’ai déjà hâte de te revoir, dit-il enfin.

Je le regarde s’éloigner, mes épaules s’affaissant de soulagement. Jusqu’à ce qu’il s’arrête, hésite une nanoseconde et revienne vers moi. Je l’interroge du regard. Il me tend son parapluie.

— Tu vas en avoir besoin, je crois.

Je m’en empare sans comprendre, m’apprêtant à refuser.

— Je…

— Prends-le. Comme ça, tu es obligée d’accepter un second rendez-vous.

Je souris et lui accorde volontiers, amusée.

— Oui, ou alors je te le vole et tu ne le reverras plus jamais.

Il fait la moue tout en s’éloignant à reculons, puis hausse une épaule.

— Au pire des cas, ce n’est pas très grave. C’est loin d’être mon préféré.

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En rentrant, j’ai le sourire jusqu’aux oreilles. Je suis restée au restaurant un petit moment après le départ de Clément, le temps de prendre un dessert. Je ne sais pas trop où ça va me mener, mais…

— Tu te fous de ma gueule ? Je t’appelle depuis tout à l’heure !

Je sors de ma rêverie en entendant les reproches cinglants de Zoé, toujours à la même place. Elle fusille du regard mon portable, que j’ai dans les mains. Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression d’être prise en flagrant délit, et ça m’irrite.

— Je suis allée manger et j’ai parlé avec quelqu’un, je n’ai pas fait attention à…

— J’ai vu, merci. Je voulais que tu me prennes un truc.

Cette fois, je ne tiens plus. Je pose mon téléphone sur la table basse du salon, plus fortement que nécessaire, et pose mes mains sur mes hanches.

— Bon, là tu m’emmerdes, Zoé. On a toutes nos règles une fois par mois et on continue pourtant à vivre sans faire chier le monde ou prendre deux kilos. Alors tu n’as qu’à t’habituer !

Mon ton est froid, et Zoé sent que la coupe est pleine. Bon Dieu, ce que ça fait du bien ! Ma meilleure amie me lance un regard mauvais mais ne réplique pas. Elle sait que je suis gentille mais qu’il ne faut pas abuser. En somme, elle joue les chieuses tant qu’on ne dit rien ; ce qui est franchement agaçant.

Elle finit par ronchonner :

— Mais tu as mangé le dernier Snickers.

Je roule des yeux et vais m’asseoir sur le boudin du canapé pour la prendre dans mes bras. Quand Zoé est malade, on dirait moi quand je suis bourrée… Je la regarde. Et je m’aperçois pour la première fois depuis que je suis rentrée des cours que quelque chose cloche. Elle a l’air à bout. Je suppose tout de suite que son grand frère a dû l’appeler pour lui demander de l’argent. Encore.

— Tu devrais me remercier de l’avoir mangé, dis-je d’une voix adoucie. Ton cul, lui, m’est déjà reconnaissant.

Elle renifle dans un mouchoir, la tête contre mon ventre, et acquiesce sagement.

— Pas le tien, par contre.

J’encaisse le coup, tout en lançant un regard en biais vers mon postérieur. Ça, c’est une affaire que je compte régler un peu plus tard.

— Que veux-tu, c’est ça l’amitié. Faut faire des sacrifices.

Elle me serre plus fort.

C’est seulement en prononçant ces paroles que je réalise à quel point j’ai raison.

2

Aujourd’hui

VIOLETTE

Clément : Tu fais quoi ?

Moi : Je bosse sur mes créations.

Clément : Ah cool ! D robes ?

Moi : Je vais ignorer cette remarque un poil sexiste, OK ? ;) Non, pas des robes.

Clément : Aïe ! Même pas fait exprès. D pantalons ?

Moi : Beau rattrapage. Non. Des sous-vêtements féminins.

Clément : Afkdjkolkfen?djk!lmedfc !!!!! Je VEUX voir ça.

J’éclate de rire en lisant son message. Après cinq jours à nous voir presque tous les midis, je lui devais bien la vérité. Cela dit, il croit toujours que je vis avec deux filles, chose que je vais devoir éclaircir bientôt. Car il me plaît. Beaucoup. Dès notre première rencontre au restaurant, il n’a pas attendu trois jours à cause d’un principe masculin débile pour m’envoyer un texto, mais une heure. Une heure ! Du coup, j’ai été obligée de raconter à Zoé ce qui s’était passé au restaurant.

Elle m’a posé des tonnes de questions, pas toutes utiles d’ailleurs, et a fini par me donner des conseils de drague que je ne lui avais absolument pas demandés. Bref. Tout ça pour dire qu’en cinq jours, on peut en apprendre beaucoup sur quelqu’un.

Par exemple je sais qu’il fait un Bachelor à l’ISC de Paris, qu’il vit lui aussi en colocation avec deux amis (un Néerlandais, un Allemand), que son père lui met beaucoup la pression et qu’il adore le sport ; il est d’ailleurs classé en tennis. Oh et qu’il est mignon tout plein ! C’est quand même le principal.

Cette semaine, je passe mon samedi soir cloîtrée dans ma chambre. Je termine le caraco en soie rouge que j’ai commencé il y a peu pendant que Zoé fait le dîner.

— Merde, bougonné-je en me piquant le doigt avec une aiguille.

Je suce la perle de sang qui s’est formée sur ma peau et étale mon travail final sur mon lit. Je souris, fière de moi. C’est exactement ce que j’avais en tête. C’est tellement osé et sexy en diable que j’ai presque envie de le garder pour moi.

Je vais donc le déposer sur un cintre dans ma penderie avec toute la précaution dont je suis capable. Il rejoint deux body, un ensemble porte-jarretelles, une nuisette et un kimono. Il me reste encore beaucoup de boulot pour arriver à ce que je veux : dégoter un entretien de stage pour la marque de lingerie Millesia. C’est mon objectif premier et je me tue à la tâche pour cela.

Je me déshabille en bâillant, enfilant mon short en coton et le débardeur difforme qui me servent de pyjama. À peine ai-je terminé de m’attacher les cheveux en un chignon grossier que mon ouïe fine entend le bruit de clefs qu’on tourne dans une serrure. Je me fige dans mon geste, attends d’être sûre.

La porte d’entrée claque. Loan !

Je me précipite hors de la chambre, courant pieds nus dans le couloir. Je souris de toutes mes dents en le voyant ; il est là, son énorme sac sur l’épaule, en tee-shirt et les cheveux trempés. Jason aussi est là, juste à côté, et se plaint de la météo.

— Je t’avais bien dit qu’on aurait dû rester là-bas.

Comme s’il avait tout de suite senti ma présence, Loan lève automatiquement la tête et tourne les yeux vers moi. Il a seulement le temps d’esquisser un petit sourire et de laisser son sac s’écraser par terre avant de me réceptionner lorsque je lui saute dessus. Il me serre contre lui, ses mains dans mon dos et son nez dans mes cheveux. Ce n’est qu’en le retrouvant que je réalise à quel point son absence m’a pesé.

— Tu as raison, tu aurais mieux fait d’y rester, répond Zoé à Jason.

Nous restons ainsi imbriqués quelques secondes, mes bras autour de son cou et mes jambes enroulant sa taille. Un vrai petit singe.

— Tu m’as manqué, lui soufflé-je.

— Toi aussi, Violette-qui-sent-la-violette.

Je souris contre son cou, les yeux fermés.

— Oh, Zoé… je t’avais pas vue, raille Jason, qui va s’installer sur le canapé. Toujours près du frigo, à ce que je vois.

Je lève les yeux au ciel. Ça commence ! Il faut savoir une chose : ces deux-là ne peuvent pas se blairer. Mais alors, pas du tout. Jason est le meilleur ami de Loan, ils se connaissent depuis le lycée. Dès qu’il nous l’a présenté, Zoé et lui se sont haïs sans aucune raison.

— Tu comptes me lâcher ? chuchote Loan au creux de mon oreille.

Je secoue la tête comme une gosse, respirant son tee-shirt. Il sent la pluie. J’adore l’odeur de la pluie.

— Très bien.

En effet, je ne desserre pas mon étreinte ; j’ai tellement de choses à lui dire ! La vie est bien moins belle sans lui. Ok, Zoé a raison, c’est hyper louche vu de l’extérieur. Par exemple, je suis persuadée que mon père ne comprendrait pas s’il voyait comment nous nous comportons l’un envers l’autre. Mais il s’agit d’une autre génération ! Les jeunes de notre âge ont des rapports homme-femme différents et plus étroits qu’avant. C’est le cas pour Loan et moi. Nous avons une amitié fusionnelle, mais ça ne veut rien dire.

Loan se baisse et ramasse son sac, nous dirigeant vers sa chambre. Dans le couloir, j’entends la voix de Jason dire avec beaucoup moins d’agressivité :

— OK, c’était pas malin de dire ça… toutes mes excuses… maintenant, pose ton couteau… voilà…

Mon meilleur ami pousse la porte de sa chambre d’un léger coup de pied et nous fait entrer avant de me laisser choir sur le lit comme un sac à patates. Je lâche prise et atterris sur la couette grise moelleuse.

— Très gentleman, merci.

Il croise les chevilles et me fait une révérence ironique qui ne peut que me faire sourire, avant de s’accroupir et de défaire son sac. Je me mets en tailleur au moment où une petite bête de poils blancs fait son apparition au seuil de la porte.

— Qui est-ce que je vois là ? s’exclame Loan en tendant la main.

Mistinguette se dépêche de trottiner jusqu’à lui, frétille le nez comme elle aime le faire. Fayote ! Je lève les yeux au ciel quand Loan la prend à une main et la ramène contre sa poitrine pour la caresser. Je les regarde, autant avec tendresse qu’avec agacement.

— Ça y est, maintenant que tu es revenu, elle va recommencer à me fuir.

C’est toujours comme ça. Elle a tout compris à la vie, cette Mistinguette. Quand Loan est là, je n’existe pas. Mais dès qu’il s’en va, je redeviens Dieu.

Celui-ci m’accorde un clin d’œil digne de lui – sans sourire. Loan sourit très rarement, il faut le savoir, tout comme il parle toujours très doucement. C’est un fait très étrange car on a peine à le cerner tout de suite. Ça m’a justement joué des tours au début de notre amitié, car je ne savais jamais à quoi il pensait, s’il m’aimait bien ou non. Mais la vérité, c’est que son visage révèle rarement ses émotions. En revanche, il n’y a qu’à scruter ses yeux pour savoir à quoi il pense.

— Toutes les femelles aiment mes câlins, je n’y suis pour rien.

Je souris et finis par lui demander comment ses vacances se sont déroulées. Il hausse une épaule, continuant de cajoler Mistinguette.

— C’était reposant. Enfin, quand Jason n’essayait pas de me traîner dans des boîtes de strip-tease.

— C’était sûr que tu n’allais pas y échapper.

— J’ai résisté autant que j’ai pu, se défend-il.

— Bah bien sûr ! Tu as fait attention qu’il n’engrosse personne, au moins ?

Il éclate de rire, ce qui a toujours le don de me surprendre après un an. À croire que c’est un miracle chaque fois qu’il s’esclaffe. En tout cas, moi, ça ne rate jamais de me réchauffer le cœur.

— Je dois avouer que je l’ai laissé seul à plusieurs reprises… Et toi ? Ça s’est bien passé en mon absence ?

Je roule des yeux en m’allongeant sur le ventre.

— Tu veux dire : « Et toi ? Tu n’as rien fait brûler en mon absence ? Tu as toujours tes deux poumons, au moins ? ».

Sa joue frémit, annonçant un deuxième rire en moins de trois minutes. Je serais vraiment chanceuse ! À mon plus grand dam, il se retient et préfère afficher un rictus amusé.

— Excuse-moi mais je te connais, Violette. Tu es ma petite Dyspraxie à moi, ajoute-t-il avec une expression qui ne demande qu’à m’amadouer.

Je le fusille du regard. Je déteste quand il me taquine avec ça. D’accord je suis un peu gauche, mais ça n’a rien de pathologique. Enfin j’espère. Je devrais penser à appeler mon médecin de famille très prochainement…

— Je suis maladroite, pas malade ! me rebiffé-je. Je sais tout de même mettre mes tee-shirts à l’endroit, lacer mes chaussures et me servir un verre sans rien renverser.

— D’accord, d’accord… Mais rassure-moi, tu as toujours tes deux poumons ?

— OUI !

Il lâche Mistinguette d’une main et la lève, signe qu’il déclare forfait.

— Très bien, très bien. Je me renseigne, c’est tout.

Un silence s’installe durant lequel il caresse Mistinguette de ses longs doigts. C’est une petite chanceuse, celle-là. Toujours bonne à se faire bichonner.

— À TABLE, AVANT QUE JE COMMETTE UN HOMICIDE VOLONTAIRE ! hurle soudainement Zoé depuis l’autre côté de l’appartement.

Oups, je réalise qu’on a laissé Jason et Zoé seuls un peu trop longtemps. Ça ne promet rien de bon…

Nous revenons au salon, prêts à trouver une scène d’apocalypse. Je ne sais comment, Jason est miraculeusement debout près de la porte, et je crois remarquer qu’il a toutes les parties de son corps là où elles doivent être. Zoé, elle, met la table. Ça sent bon les spaghetti bolognaise. J’ai l’impression que ma routine reprend, et j’adore ça.

Mais je remarque que Jason fait un signe à la compagnie, manifestement mal à l’aise.

— Bon, j’ai d’autres projets, je ne vais pas rester manger avec vous…

— Ça va, crétin, lance Zoé en roulant des yeux. Tu peux rester, je m’en vais, de toute façon.

Jason affiche instantanément un sourire victorieux avant d’aller s’installer. Je fronce les sourcils et me tourne vers ma meilleure amie. Je sens que Loan nous fixe.

— Tu vas où ?

— Je dois voir quelqu’un, répond-elle en m’offrant le regard codé que nous sommes seules à connaître.

Cela veut dire qu’elle risque de ne pas rentrer seule.

J’acquiesce imperceptiblement, ignorant Jason, que je vois du coin de l’œil mimer un geste lubrique nécessitant son poing et sa bouche. Loan lui adresse un regard noir qui le stoppe net.

— OK, à demain, alors.

Je la regarde enfiler son manteau, sceptique. Je n’aime pas trop qu’elle sorte avec des hommes sans me dire où elle va exactement. C’est bête, mais avant qu’elle passe la porte, je mémorise ce qu’elle porte. Juste au cas où.

Une robe noire décolletée, des bottines de la même couleur et une écharpe blanche. Elle est magnifique. Le noir et le blanc accentuent davantage le rose de son carré plongeant. Je remarque qu’elle a changé l’anneau de son piercing à la narine. Ça lui va bien.

— Des bisous ! me salue-t-elle avant de claquer la porte.

Je retourne à table avec les garçons, qui ne m’ont pas attendue avant de manger. Je me sers seule en leur demandant s’ils se sont nourris en notre absence. Loan laisse son ami répondre, la bouche pleine :

— On avait d’autres choses à faire, mon pote et moi. Pas vrai ?

— Pas vrai, répond Loan en se découpant un bout de pain.

Je ris devant Jason qui me fait discrètement signe de ne pas l’écouter. Même s’il est pervers, grognon et un tantinet macho, j’adore Jason. Car en dépit de tout ça, c’est un garçon qui ne se prend pas la tête, drôle à se pisser dessus et intelligent de surcroît. Il étudie à la fac en sciences politiques. Dingue, n’est-ce pas ? Qui aurait cru que cet énergumène avait un cerveau capable d’une réflexion poussée ?

C’est lui qui anime le reste du dîner, me racontant toutes les anecdotes drôles – selon lui – de leur séjour à Bali. Une fois que chacun a fini son assiette, j’aide mon meilleur ami à tout mettre dans l’évier puis le laisse faire la vaisselle. Il sait que je déteste ça. Je peux cuisinier, faire la lessive, faire le ménage, mais pas la vaisselle.

Je rejoins Jason sur le canapé en soupirant de fatigue.

— J’ai trop de boulot à la fac cette semaine, mais ça vous dit de fêter ça vendredi ? On n’a qu’à aller en boîte, propose celui-ci.

— Fêter quoi, au juste ?

— Tout est prétexte à aller en boîte, avec Jason, m’apprend Loan depuis la cuisine.

— Monsieur le trouble-fête est de retour…

— Pourquoi pas, réponds-je. J’ai bien envie d’aller danser !

Je jette un œil à Loan par-dessus mon épaule. Il me regarde avec impassibilité. Je lui demande silencieusement s’il en a envie ou s’il préfère qu’on passe la nuit tous les deux devant Netflix. Toujours sans parole, il me fait comprendre qu’il est partant pour sortir. Tant que ça ne dérape pas. C’est toujours l’unique condition de Loan.

Que ça ne dérape pas.

Je me retourne de nouveau vers Jason, un grand sourire aux lèvres.

— Alors, les strip-teaseuses prennent combien, à Bali ?

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Jason est parti vers minuit après m’avoir raconté ses quinze derniers jours dans les moindres détails. Il y en a certains que j’essaie encore d’oublier, d’autres qui vont, j’en suis sûre, hanter mes nuits jusqu’à la fin de mes jours. Comme Zoé, il n’a aucune pudeur, ce qui est très problématique au quotidien.

Après sa vaisselle, Loan s’est assis avec nous sur le sofa, le bras autour de mes épaules, à caresser la naissance de mes cheveux dans ma nuque. Mais il n’écoutait pas. Il restait le regard fixé sur la télévision. Pourtant je suis sûre qu’il ne regardait pas la télé non plus. Lorsque son ami est parti, il est allé se réfugier dans sa chambre, probablement pour ranger ses affaires.

J’éteins la télévision et la lumière du salon, puis je vais le rejoindre. Comme je m’en doutais, Loan est en train de disposer son linge propre dans son armoire quand j’entre dans la pièce. J’appuie une épaule au chambranle de la porte, les bras croisés. Il ne s’est pas encore retourné, pourtant il sent ma présence car il demande :

— Où est Zoé ?

Je fronce les sourcils. Je ne m’attendais pas à ça.

— Euh, je ne sais pas.

— Je croyais qu’après tout ce temps, tu avais compris que tu ne savais pas mentir. Sérieusement, Violette, ton visage exprime tout ce que tu penses.

Quoi ? Je le regarde, étonnée et confuse. Son ton n’est pas accusateur, je sais qu’il ne me reproche rien. Il est juste curieux. Sauf que je ne sais vraiment pas où elle est. D’ailleurs, ça fait quatre heures qu’elle est partie et je suis toujours sans nouvelles. Je n’aime pas ça.

— Je te le jure ! Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

Il se tourne enfin vers moi, l’ombre d’un petit sourire plane sur ses lèvres.

— Je vous ai vues. C’est comme toi et moi, vous arrivez à vous parler sans ouvrir la bouche.

Je m’esclaffe, soulagée de comprendre de quoi il s’agit, et grimpe paresseusement au centre du lit.

— OK, tu m’as eue. Mais je ne sais vraiment pas où elle est… Son regard codé voulait juste dire qu’elle risque de rentrer en bonne compagnie.

Il opine du chef, rangeant son sac désormais vide dans le dernier tiroir de sa commode.

— Mmh. Donc tu dors là ce soir.

Je hoche la tête, souriant avec espièglerie.

— Place de droite.

— Tu me fais chier, Violette.

Je souris angéliquement tandis qu’il attrape un oreiller et me le lance à la figure. Je sais qu’il n’arrive à dormir qu’à droite du lit, la place près de la fenêtre. Un jour je l’ai questionné à ce sujet et il m’a dit : « Je ne sais pas… S’il se passe quelque chose, la fenêtre représente la seule échappatoire. C’est rassurant. » Je n’ai pas voulu lui demander ce qui pouvait bien se passer qui nécessite de s’enfuir par la fenêtre.

— OK, je te la laisse.

Il se frotte le visage et bâille dans son poing.

— Désolé. Je tombe de sommeil…

— Tu es sûr que ça va ? Tu n’avais pas l’air avec nous, ce soir.

Il plonge ses yeux dans les miens, y voit toute l’inquiétude que je peux ressentir pour lui. Il esquisse un rictus censé me rassurer et fait le tour du lit pour me prendre dans ses bras puissants. Je me laisse aller contre son torse, la joue sur son pectoral.

— Oui, ne t’en fais pas. Je suis juste éreinté, sans oublier que je reprends le taff demain soir.

— Superman reprend du service, marmonné-je.

Mes yeux tombent sur la plaque militaire qu’il a autour du cou. Je reste collée à son tee-shirt en m’emparant du pendentif. Je la regarde comme si c’était la première fois. Loan ne l’enlève sous aucun prétexte. Je suis sûre qu’il la garde même sous la douche. C’est la plaque de son grand-père, mort durant la guerre d’Algérie. Il ne l’a jamais connu, mais je sais qu’il tient à cet objet.

Soudain, un bruit nous sort de notre torpeur. Nous savons tout de suite de quoi il s’agit. Loan et moi accourons comme un seul homme jusqu’à la porte de la chambre, qu’on entrouvre tout doucement. Je m’accroupis pour passer un œil, Loan fait de même au-dessus de moi.

Zoé est rentrée. Et pas seule, comme prévu. Elle est plaquée contre le mur du couloir, les mains emmêlées dans la chevelure d’un homme inconnu. Ce dernier écrase sa bouche sur la sienne bruyamment, si bien que Zoé lui souffle de faire plus doucement car « ses colocs dorment ». Oui, nous dormons, bien entendu.

Il opine rapidement avant de remonter sa robe sur ses hanches et de glisser la main dans sa culotte. De l’autre, il lui malaxe brutalement le sein. Je grimace, chuchotant à l’adresse de Loan :

— Il croit qu’il va en sortir de la limonade, ou quoi ?

Loan pince les lèvres pour se retenir de rire. Je n’ai malheureusement pas le temps d’assister à la fin du film car mon meilleur ami me tire en arrière et referme la porte en silence.

— Hé ! Je regardais !

Il penche la tête sur le côté en voulant me réprimander du regard – en vain.

— J’avais remarqué. Mais on n’est pas des voyeurs.

— Parle pour toi.

— Ce n’est pas bien, on devrait respecter son intimité.

— Dit-il alors qu’il est le premier à se jeter sur la porte !

Cette fois, il sourit franchement en levant les yeux au ciel. Il sait que j’ai raison. Chaque fois que Zoé rentre avec un type sorti de nulle part, c’est comme un réflexe. On a tendance à jeter un œil pour voir quel genre de poisson elle a attrapé cette fois.

— Tu aimerais qu’on te regarde, toi ? lance-t-il en contre-attaque, en soulevant la couverture.

Je hausse un sourcil explicite pour le faire rire.

— Bah peut-être bien que oui. Ça te dérange ?

Il m’adresse un regard noir que j’ignore royalement en m’emmitouflant sous la couette. Il retire son jean, qu’il laisse par terre, et me rejoint. Sa chaleur fait tout de suite monter la température sous la couverture. Loan a toujours la peau brûlante, comme mon père. Contrairement à moi, que tout le monde chasse parce que j’ai les mains constamment gelées.

— Tu fais ce que tu veux.

La porte de l’autre chambre claque avant qu’il ait terminé sa phrase. Loan éteint la lumière et soupire en laissant tomber sa tête sur son oreiller. Je ne veux surtout pas m’imaginer ce qui se passe dans la pièce d’en face, pourtant ça me turlupine. Je chuchote donc dans la semi-obscurité :

— J’espère qu’ils ne vont pas faire des trucs sur mon lit…

Loan ne répond rien, probablement en train d’y penser. À moins qu’il ne se soit déjà endormi. Je me répète qu’il ne faut pas que j’imagine Zoé et monsieur je-te-malaxe-les-seins-comme-si-c’était-des-citrons, malheureusement, plus je me fais violence et moins ça fonctionne.

Je me redresse comme un ressort, la mine dégoûtée.

— Oh mon Dieu, imagine s’ils font des trucs dans mon lit !

J’ai envie de vomir. Je ferme les yeux comme si l’image pouvait disparaître de mon cerveau. Bordel, c’est encore pire.

— Pourquoi est-ce qu’ils feraient l’amour dans ton lit alors que Zoé a le sien ? me rassure Loan sans même ouvrir les yeux.

— J’en sais rien, moi, cette fille n’est pas toujours logique !

Je l’entends étouffer un rire et tirer sur ma queue-de-cheval pour me forcer à me rallonger près de lui.

— Tais-toi et viens là.

Je me place sur le côté, laissant ses bras brûlants m’entourer. Je colle mon dos à son torse et serre l’une de ses mains dans la mienne. Je ne sens plus que son souffle contre ma nuque, ses jambes entremêlées aux miennes et ses doigts mélangés aux miens. Loan est un peu mon ancre, ces derniers temps. À ses côtés, tout va parfaitement bien. Je me sens en sécurité. Il a ce pouvoir sur moi, et ce depuis le premier soir, dans l’ascenseur.

Nous nous racontons absolument tout, ou tout du moins c’est ce qu’on aime à se dire. Pour ma part, il y a des choses que je ne suis pas encore prête à lui confesser. Sur ma famille, mes crises d’angoisse. Pas parce que je n’ai pas confiance, mais parce que je ne vois pas l’utilité de remuer le passé. Et je sais qu’il comprend, car je suis certaine qu’il ne me dit pas tout non plus. Je ne connais rien de sa famille, par exemple. Quelques fois, j’ai l’impression d’être la seule auprès de lui, avec Jason. Puisque je suis égoïste, ça me va la majeure partie du temps. Mais d’autres fois, j’y pense, et ça me tue.

— J’ai achevé six créations jusqu’à aujourd’hui, lui chuchoté-je avant de sombrer dans le sommeil. Je me prépare pour aller quémander un entretien chez Millesia.

J’ai préféré lui dire ça plutôt que de lui parler de ma rencontre avec Clément. De toute manière, Loan et moi ne nous parlons jamais de nos histoires de cœur ou de sexe. C’est comme un pacte qu’on n’aurait pas eu besoin de prononcer à haute voix. On le sait, c’est tout.

— Je suis sûr que tu vas tout déchirer, murmure-t-il d’une voix déjà ensommeillée.

Je souris doucement dans le noir, reboostée à bloc. Je me rappelle encore sa réaction, la première fois où je lui ai dit que je créais de la lingerie fine. Une soirée inoubliable…

3

Un an plus tôt

LOAN

Je suis assis dans le canapé, exténué après une longue journée à la caserne. Je regarde Lucie qui me parle en enfilant son manteau, mais je n’entends rien. Elle est allée chez le coiffeur il y a deux jours et ça lui va à merveille. Ses cheveux de jais encadrent ses yeux verts avec perfection. Elle est tellement jolie…

Elle s’arrête soudain, levant les yeux vers moi. Elle croise les bras en s’efforçant de ne pas sourire.

— Tu n’as rien écouté de ce que je viens de dire, pas vrai ?

Je souris automatiquement, lui offrant une moue d’excuse.

— Tu es vraiment obligée d’y aller ? lui demandé-je en la ramenant près de moi. Tu pourrais dire que tu es malade.

Elle me fait les gros yeux mais se laisse faire. Je l’embrasse avec douceur, tentant de la persuader comme je peux. Lucie mêle sa langue à la mienne, sa main sur ma joue. Je connais ces lèvres depuis si longtemps que le goût m’est plus familier que n’importe quoi d’autre…

— Oui, Loan. Je suis de garde cette nuit, je n’ai pas le choix.

Je soupire en laissant tomber ma tête sur le dossier du canapé. Depuis quelque temps, on se voit de moins en moins. Soit c’est moi qui suis en service à la caserne, soit c’est elle qui est de garde à l’hôpital. Lucie est infirmière depuis peu. Jason nous appelle « le couple de bons samaritains ».

— Au fait, pourquoi est-ce qu’on a trois paquets de farine ?

Merde.

Je relève si vivement la tête que j’ai l’air coupable. Je me reprends aussitôt, irrité d’une pareille réaction. Je n’ai rien à me reprocher, après tout. J’avais simplement envie d’avoir de la farine chez moi au cas où elle viendrait m’en demander.

— Je suis allé en acheter la semaine dernière.

Lucie ne m’écoute que d’une oreille distraite, concentrée sur son téléphone. Elle finit par lever les yeux et me sourire.

— Bon, j’y vais. À demain.

— À demain. Je t’aime.

— Moi aussi.

Au moment où sa main touche la poignée, quelqu’un sonne à la porte. Elle me regarde, je la regarde. Ça ne risque pas d’être Jason, dans la mesure où lui et Lucie ne peuvent pas se voir en peinture – elle lui reproche d’être un pervers quand lui la trouve trop coincée.

Ma petite amie ouvre la porte et la première chose sur laquelle mon regard tombe sont des yeux ambre striés d’échardes blondes. Il ne m’en faut pas plus, je les reconnais instantanément. Je me lève pour les rejoindre tandis qu’elle rougit violemment.

— Bonsoir.

— Bonsoir, répond Lucie. Je peux vous aider ?

Violette grimace et s’excuse du dérangement, je décide alors de prendre la parole.

— Lucie, je te présente Violette, notre nouvelle voisine. Violette, voici Lucie, ma petite amie.

Elles se serrent la main. Lucie sourit poliment, comme d’habitude. Elle est tout simplement gentille avec tout le monde. Même ceux qui ne le méritent pas, malheureusement. C’est un débat que nous ne cesserons jamais d’avoir.

— Bon, renchérit Lucie, je dois partir travailler.

Elle nous souhaite une bonne soirée et me fait un clin d’œil avant de prendre l’ascenseur. Je pose la main sur la porte ouverte et reporte mon attention sur Violette, vêtue d’un pull beige épais aux manches trop longues et au col roulé immense. Il lui va bien, mais je ne peux m’empêcher de me rappeler son short en sequins vert. C’est con, un homme.

— Je n’osais pas sonner à ta porte…

Je fronce les sourcils en la voyant triturer le bout de ses manches. En dehors de ses iris étonnants, ce sont ses taches de rousseur qui me perturbent le plus. Ces dernières ne sont réparties que sur la moitié de son visage, s’arrêtant à la lisière de son nez fin. Comme si Dieu s’était arrêté en chemin en le saupoudrant. C’est bizarre, mais j’aime bien.

Ça reflète parfaitement ce qu’elle est. Insolite.

— En fait, mon père vient me rendre visite demain et je voulais lui faire un gâteau aux ananas ; son préféré.

J’esquisse un sourire, mais je le réprime. Je sais tout de suite ce dont elle a besoin, évidemment. Je veux sourire également parce que je sais que j’ai ce qu’elle veut. Une partie de moi, une partie très, très enfouie, se réjouit d’être allé faire les courses.

Ses grands yeux se reposent sur moi.

— J’aurais besoin de farine. Si tu en as pour me dépanner, je veux dire.

— Bouge pas, je crois qu’on en a.

Quel idiot fini. « Je crois qu’on en a » ; je me déteste d’avoir dit une chose pareille. Je me rends dans la cuisine et ouvre le tiroir en question pour en sortir l’un des fameux paquets.

— Tiens.

— Oh, génial ! s’exclame-t-elle en le prenant, un grand sourire étirant ses lèvres couleur grenat. Merci, Loan.

Je lui offre un petit sourire forcé. Elle a l’air différente de ce soir-là, dans l’ascenseur. Elle est plus calme. Elle parle moins, aussi. Étrangement, ça me déçoit un peu.

Mais soudain, comme si elle avait entendu mes pensées, elle redevient la Violette du premier soir et déblatère à tout-va. Je l’écoute en souriant, les mains dans les poches. Il lui faut trois bonnes minutes pour s’arrêter de parler, la bouche ouverte sur ses derniers mots. J’ai presque envie de les rattraper pour ne pas qu’elle se bride.

Elle lève les yeux au ciel.

— Je l’ai encore fait, c’est ça ?

— Quoi donc ?

— Raconter ma vie.

— Tu veux que je te réponde franchement ?

— Tant qu’à faire.

— Oui.

Et je trouve ça putain d’hilarant. Elle se mord la lèvre, fronçant le nez comme une enfant.

— Désolée. C’est pas facile tous les jours, d’être bizarre.

Je ne réfléchis que quelques secondes rapides avant de prendre ma décision.

— Tu sais, je n’ai rien à faire ce soir. Alors je peux t’aider à déballer tes cartons pendant que tu fais ton gâteau. C’est toi qui vois.

Elle ouvre grands les yeux, étonnée. Au fond de moi, j’espère qu’elle va accepter. Un peu de compagnie ne me ferait pas de mal.

— Pourquoi pas ! J’ai besoin de muscles saillants.

Parfait. J’attrape mes clefs et sors sur le palier en claquant la porte derrière moi. Violette reste immobile, tenant son paquet de farine contre son cœur. Après un long silence, je ne peux m’empêcher de la taquiner.

— Tu comptes m’emmener chez toi ou on fait une soirée pyjama dans le couloir ?

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Dès que j’entre chez Violette, je me retrouve dans le salon, seulement séparé de la cuisine par un comptoir. Une corbeille de fruits trône au centre de cette dernière et son frigo est couvert de photos et de listes en tout genre. Un sourire amusé m’échappe à l’idée que cette fille ne puisse rien retenir toute seule. Pourquoi est-ce que ça ne m’étonne pas ?

— Bienvenue chez moi.

Tous les murs sont blancs, excepté un, qui a manifestement été peint en noir. Je distingue également tout un tas de vêtements éparpillés partout ; une robe sur le canapé ivoire, une botte solitaire sous la table basse ou encore un pantalon roulé en boule sur le tapis en peluches.

Violette suit mon regard sur l’ensemble de la pièce.

— Je ne pensais pas que j’aurais du monde, dit-elle en guise d’excuse.

C’est sûr qu’elle et moi sommes très différents… Je suis quelqu’un d’assez ordonné. Pas maniaque, mais disons que j’aime que tout soit à sa place. Depuis que je suis petit, j’ai dû apprendre à avoir le contrôle sur tous les aspects de ma vie, ne laisser place à aucune surprise. Tandis que Violette… eh bien je dirais qu’elle est la définition même de l’imprévisibilité.

Elle disparaît dans le couloir pour ranger ce qui traîne et j’en profite pour m’approcher de son frigo. Je la reconnais sur la plupart des photos, bien qu’elle soit plus jeune. Elle pose avec des personnes inconnues, pour la plupart des filles. Sur d’autres, elle est avec un homme d’âge mûr, probablement son père. Je ne peux m’empêcher de remarquer qu’elle lui ressemble.

Pourtant, les yeux de son paternel sont noirs. Je me demande si elle tient ses iris extraordinaires de sa mère ou s’ils lui sont uniques. Mais je ne peux pas encore le savoir, car je ne remarque aucune photo d’elle avec sa maternelle. Sur tous les clichés, elle a ce putain de sourire contagieux. Le genre de sourire qui éclaire toute la pièce, le genre à vous faire oublier tous vos soucis.

— Tu veux boire quelque chose ? me demande-t-elle en revenant.

— Non merci, ça va aller.

Elle hausse les épaules et va se servir un verre de jus d’orange. Je remarque qu’elle a enlevé ses chaussures pour se mettre pieds nus.

— Lucie a l’air très sympa.

Je relève les yeux vers elle, l’air adouci – comme chaque fois que j’entends son nom. Lucie est bien plus que sympa. Elle est géniale.

— Elle l’est.

— Vous êtes ensemble depuis longtemps ?

— Presque cinq ans. On s’est rencontrés pendant notre première année de lycée.

Elle siffle, je crois qu’elle est admirative. C’est vrai que quatre ans, c’est quelque chose. Aujourd’hui, je n’imagine pas mon quotidien sans elle. Elle est mon quotidien.

— Waouh… Bientôt les enfants et la maison de campagne ? plaisante-t-elle.

Je souris, crispé.

— Lucie déteste la campagne et moi je ne veux pas d’enfants, donc non.

Elle semble légèrement déçue, même si elle fait tout pour le cacher.

— Tu n’aimes pas les gosses ?

— Si, au contraire… J’ai mes raisons, c’est tout. Ce sont ces cartons-là ? dis-je pour changer de sujet, en pointant du doigt les boîtes entassées les unes sur les autres près de la télévision.

— Oui.

Je me dirige vers eux, les désempile pour les étaler par terre. À peine ai-je ouvert le premier carton que je sens quelque chose me filer entre les jambes. Je baisse les yeux avec stupéfaction et découvre une boule de poils blancs. Mon premier réflexe est de reculer, si bien que je manque de l’écraser. Violette vient à son secours et prend l’animal dans ses bras. Je hausse un sourcil.

— Je crois t’avoir déjà parlé de Mistinguette.

— La fameuse, acquiescé-je en l’observant de plus près.

La petite lapine est toute blanche si l’on fait abstraction de son petit nez rose et de ses yeux bleu clair. J’approche ma main pour la caresser pendant qu’elle se débat entre les bras de Violette. Je lui donne mon doigt pour essayer de l’amadouer mais elle me mord. Je retire ma main avec une grimace et la frotte sur mon jean, amusé.

— J’ai bien l’impression qu’elle et moi n’allons pas devenir grands amis.

— Tu vois ! Elle a senti le tueur en série à dix kilomètres.

Je souris et roule des yeux avant de retourner à ma tâche. Je commence par ouvrir tous les cartons tandis que Violette s’active en cuisine. Pendant ce temps-là, nous parlons. Je lui explique que Lucie travaille souvent de nuit, ce qui fait que je reste à la maison pour regarder des séries. On se découvre un amour commun pour Game of Thrones et Outlander, puis j’en viens naturellement à me demander si elle n’a pas quelqu’un dans sa vie.

Au bout d’une heure, j’ose poser la question.

— Tu n’as pas de copain ?

Elle plisse machinalement le front, toujours sans me regarder. OK, j’y suis peut-être allé trop franchement.

— Pourquoi avoir un copain quand j’ai Mistinguette ?

— Bonne question. Pour les câlins sous la couette, peut-être ?

— Mistinguette aussi me fait des câlins au lit ! s’indigne-t-elle.

— Pas ce genre de câlin. Enfin, j’espère pour toi, plaisanté-je.

Je la sens se figer, si bien que je me demande si je suis allé trop loin.

— Ne t’en fais pas pour moi, Loan. J’ai tout ce qu’il faut de ce côté-là, dit-elle d’un ton ferme qui ne laisse aucune place à l’argumentation.

Ah. OK. Désemparé, je choisis de ne rien répondre et de commencer à monter sa bibliothèque IKEA. Elle embraye rapidement sur un nouveau sujet de conversation, ce qui me va totalement.

C’est si facile de parler avec elle que ça me surprend. Violette fait partie de ces personnes entières qui vous ouvrent leurs bras d’un regard et ne vous laissent jamais partir. Ces gens-là sont dangereux parce qu’ils vous gardent involontairement sous leur emprise. Et le pire, c’est que vous aimez ça.

Je la questionne sur ses études de stylisme, elle m’avoue en mettant son gâteau au four qu’elle souhaite faire carrière dans la lingerie féminine. Attendez, quoi ? J’ai bien entendu ? Si on se fie à l’effet que ça me fait, je dirais que oui.

— Vraiment ?

— Vraiment. Pourquoi ça a l’air de te surprendre ?

— Je ne sais pas.

Elle m’adresse un clin d’œil mystérieux qui me fait sourire. Moi qui adore la lingerie féminine, je ne peux m’empêcher de trouver ça sexy. Automatiquement, je pense à Lucie et à ce qu’elle porte en dessous de sa blouse d’infirmière. J’espère être réveillé quand elle rentrera…

J’ai presque fini de monter son meuble lorsque l’horloge murale indique minuit et dix minutes. J’ai chaud à cause de l’effort et du chauffage qui tourne à plein régime. Par réflexe, mes mains s’accrochent au col de mon tee-shirt pour le retirer. Lorsque je me rends compte de mon geste, je m’immobilise. Hors de question que j’enlève mon tee-shirt. Je peux crever de chaud, ce n’est pas une éventualité envisageable.

— Pourquoi tu fais ça ? m’interrompt-elle.

Je fais volte-face, ne comprenant pas ce qu’elle me demande.

— Pourquoi je fais quoi ?

— Ça. Te proposer.

Je hausse les épaules. Ça me paraît évident, à moi. Aider les gens, c’est mon métier, après tout.

— Parce que j’aime donner un coup de main.

Je lui tourne le dos pour fixer les dernières vis, concentré.

— Pourtant, continue Violette, avant que je te force à me parler, dans l’ascenseur, tu avais l’air de te méfier de moi. Alors j’ai réfléchi et j’en suis arrivée à la conclusion qu’il n’y a que deux solutions possibles à ta générosité soudaine.

Je secoue la tête tout en fixant une deuxième vis, tenté de rire dans ma barbe. Elle a « réfléchi » et en est venue à une conclusion, dit-elle. Là, c’est clair, je suis curieux.

— Je t’écoute.

— Soit tu es masochiste, soit tu es dérangé et tu te sens, pour une raison précise qui remonte à ton passé douloureux, attiré comme un aimant par les foldingues dans mon genre.

Je hoche la tête, lentement, en faisant mine de considérer la question sous tous ses angles. Concrètement, si je n’ai le choix qu’entre ces deux-là, je pencherais plutôt pour la première option. Bien que la supporter ne m’apparaît pas comme un supplice.

Violette s’impatiente dans mon dos.

— Alors ? Masochisme ou passé douloureux ?

— Moi aussi, j’ai une théorie, dis-je en me redressant enfin. Tu regardes trop de séries.

Elle sourit largement, l’air espiègle.

— Allez, réponds à la question, c’est tout.

Je roule des yeux. Nom de Dieu, elle ne va pas me lâcher.

— Quelle question idiote, aussi.

— Waouh, la repartie du feu de Dieu que tu te tapes ! se moque-t-elle. Je suis jalouse.

Cette

fille

est

complètement

barrée.

— Très bien, soupiré-je. Si j’ai été distant durant nos premiers échanges dans l’ascenseur, c’est parce que je le suis toujours envers les gens que je ne connais pas. Je ne donne pas ma confiance facilement.

Elle me considère avec patience, déroutante. Je hausse les épaules en laissant tomber le tournevis sur le canapé. Je compte mes amis sur les doigts d’une main, c’est vrai, mais au moins je suis certain à cent pour cent qu’ils sont fiables.

— Dès que tu as commencé à paniquer en me racontant ta vie sans même prendre la peine de respirer entre chaque phrase, ma première pensée a été : « D’où sort cette fille ? ». La deuxième a été « Je veux la connaître ». C’est bête, je sais… et je vais très probablement conforter tes soupçons de tueur en série, mais à ce moment-là, j’ai su qu’on pourrait s’entendre.

Après coup, je me rends compte que mes paroles sonnent ridicules. Je m’en veux d’avoir dit une chose pareille, elle va sûrement me prendre pour un vieux mec. Mais au fond, je suis sûr qu’elle comprend ce que je veux dire. Qu’elle comprend qu’elle a été un coup de foudre platonique.

— Qu’est-ce qui t’a convaincu ? C’est mon anecdote sur mon oral de bac, avoue.

Je rigole sincèrement et me passe la main dans les cheveux, soulagé.

— Il y a de ça. Mais je dirais : un mélange entre ton franc-parler, ta maladresse et ton parfum de fleur. Sans oublier ton short en sequins vert, bien sûr.

Son sourire ne fait que s’élargir, tellement, que je me demande jusqu’où il va aller, mangeant la moitié de son visage. Elle repousse une mèche de cheveux derrière son oreille et croise les bras en plissant des yeux, l’air narquois.

— Loan Millet… je rêve où vous êtes en train de me déclarer votre flamme ?

Je ris une nouvelle fois, la main sur ma poitrine.

— Désolé, mon cœur est déjà pris.

4

Aujourd’hui

VIOLETTE

Nous sommes vendredi soir.

Autant dire que la semaine a défilé à une vitesse incroyable ! C’est simple, je ne l’ai pas vue passer. D’ailleurs, j’ai vu très peu de choses passer tout court ; ni Loan, ni Clément. Le premier a été beaucoup pris à la caserne après son retour de vacances, et quant au second, il a passé une semaine d’oraux. En clair, je me suis coltiné Zoé cinq jours.

Je répète : Cinq. Jours.

Heureusement, c’est le week-end. Comme prévu avec les autres, nous sortons en boîte ce soir. Je pousse la porte de l’ESMOD et jette un coup d’œil à ma montre, m’emmitouflant dans mon écharpe. Il est vingt heures trente. Si je me dépêche, je peux réussir à retrouver les autres dans les temps… Je roule des yeux en m’écoutant penser. De qui je crois me moquer, au juste ? On sait tous que lorsque Violette ici présente commence une phrase par « Si je me dépêche… », c’est qu’elle sera forcément en retard.

Du coup, j’envoie un texto à Loan pour lui demander où il est. Sa réponse ne tarde pas : « En route. Je viens te chercher ».

— Violette ?

Je sursaute comme si l’on m’avait prise en flagrant délit, avant de faire volte-face. Voir ces yeux gris me détend immédiatement. Je souris en m’approchant de Clément, agréablement surprise de le voir là, à m’attendre.

— Bonsoir, bel inconnu. Que faites-vous ici ?

Il me sourit à son tour, les mains fourrées dans son manteau.

— Je viens te kidnapper, bien sûr. Au programme : glace Häagen-Dazs sur les Champs et tour en grande roue. Histoire que tu te pelotonnes contre moi et que j’en profite de manière indécente.

Je suis à sa hauteur, désormais. Il me dépasse de quelques centimètres seulement, mais il m’intimide toujours autant. Clément a l’air si parfait que j’ai peur de faire tâche à côté de lui, avec ma dyspraxie et mon débit de parole illimité. Bon sang, voilà que je me mets à utiliser les termes débiles de Loan ! Quoi qu’il en soit, je me restreins encore à être totalement moi-même en sa présence. Je ne veux pas qu’il prenne peur tout de suite.

— J’aurais adoré me pelotonner contre toi… Mais je sors avec les copains, ce soir.

Il fait la moue tout en enfouissant ses mains gelées dans les poches de ma veste, son visage à quelques centimètres du mien. Ai-je déjà dit combien je l’adorais ?

— D’accord, mais en règle général, un kidnappeur ne demande pas l’avis de sa victime…

Je le contemple droit dans les yeux, amusée. Même si l’on ne s’est pas vus beaucoup, on n’a pas arrêté de parler au téléphone – quand il avait du temps. Parfois j’ai l’impression qu’on est ensemble depuis une éternité. Alors que, techniquement, nous ne sommes pas encore en couple, puisqu’il n’y a eu aucun baiser. Je me demande ce qu’il attend, d’ailleurs…

— C’est vrai. J’espère que ton coffre est assez grand.

— Je t’adore, Violette, dit-il alors, une confession qu’il n’avait manifestement pas l’intention de laisser échapper.

Je le regarde, stupéfaite. Ses yeux ne mentent pas, je le sens, je le sais. Il n’est pas un énième Émilien. Il m’aime bien. Et bon Dieu, moi aussi.

— Alors kidnappe-moi lundi soir. Je ferai semblant d’être surprise.

— Lundi soir… Parfait.

Je lui souris, le cœur battant un peu plus rapidement que d’habitude. Ses mains dans mes poches, il est tellement près de moi que je sens son souffle contre mes lèvres, tout proche. Ses yeux dérivent vers ma bouche un instant, si bien que je crois qu’il va se lancer.

Mes supporters intérieurs l’encouragent et jouent les cheerleaders : « Je veux un B, je veux un A, je veux un I, je veux un S, je veux un E, je veux un R ! Je veux un BAISER ! ». Alors que je me rapproche subrepticement, je le vois qui détourne les yeux et fixe un point au-dessus de mon épaule. J’attends quelques secondes. Comme ses yeux ne reviennent pas vers moi, je fronce les sourcils.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Il désigne quelque chose derrière moi d’un mouvement de tête.

— Il y a un gars qui nous regarde fixement.

Je me retourne, curieuse. En voyant Loan en train de nous observer, à peine descendu de sa voiture, mon cœur manque un battement. C’est un réflexe débile, mais mon corps s’éloigne légèrement de Clément. Mon meilleur ami est là, la mine fermée, mais surprise aussi.

— Oh, c’est Loan, rassuré-je Clément, en faisant signe à mon ami que j’arrive.

Clément hausse un sourcil. Gênée, je me racle la gorge et fais un pas en arrière, assez grand pour qu’il reprenne possession de ses mains.

— Je dois y aller. Il est venu me chercher.

Clément plisse le front, désarçonné.

— C’est… ton petit copain ? Je dois lui casser la gueule, sortir mon épée, ou autre ?

— Non, m’esclaffé-je. Loan est mon meilleur ami.

— Meilleur ami comme dans « je vis avec mes deux meilleurs amis » ?

Je me mords la lèvre inférieure, honteuse. Il fallait bien que ce moment arrive un jour…

— Entre autres, oui. J’habite avec Zoé et lui. Mais tu n’as pas de souci à te faire, je t’assure. Loan et moi sommes juste amis.

Pour me faire pardonner, je lui offre une moue contrite. Clément me considère un instant, l’air pensif. Puis il soupire et se rapproche à nouveau. Cette fois, malgré le regard de Loan que je sens me brûler les joues, je ne bronche pas d’un cil.

— C’est vrai ?

— Je ne mens jamais, chuchoté-je. Sauf quand je dis que je ne mens jamais, bien sûr…

— Coquine.

Avant que j’aie pu m’esquiver, il pose les paumes sur mes deux joues et m’embrasse. Je ferme les paupières, me laisse aller à la sensation de ses lèvres douces contre les miennes. J’en arrive à oublier la présence de Loan le temps d’une nanoseconde. Assez pour me dire que c’est très, très agréable. Et que j’en veux encore. Bon sang, c’est la première fois que je prie pour me faire kidnapper.

— C’était sympa… mais je dois y aller.

— À lundi ! Passe une bonne soirée.

Je lui offre un dernier sourire et rejoins Loan, qui a eu le temps de s’adosser contre la voiture. Je jette un œil à sa tenue avant de m’installer côté passager. Loan porte un jean noir, un tee-shirt long avec l’inscription « NO PANTS ARE THE BEST PANTS », et l’un de ses bonnets gris duquel s’échappent quelques mèches brunes. Je remarque qu’en une semaine sa barbe a eu le temps de repousser.

Je le préfère avec sa barbe.

— On peut repasser à l’appartement, s’il te plaît ? Il faut que je me change. Je ne serai pas longue, promis.

— Ne fais pas des promesses que tu ne pourras pas tenir.

Je lui coule un regard amusé qu’il ignore royalement, les yeux rivés sur la route. Malgré sa plaisanterie, il a l’air distant. Je crois que c’est parce que j’ai pris mon temps avec Clément alors qu’il attendait. Ou bien parce que je me suis affichée devant lui. Il n’aime pas les démonstrations d’affection en public.

Après un silence qui réussit à me mettre mal à l’aise, Loan ouvre enfin la bouche, sur le ton de la conversation :

— Qui c’était ?

— Clément.

— Son nom est censé me dire quelque chose ?

— Non, je l’ai rencontré la semaine dernière seulement.

Loan tourne à un carrefour, puis stoppe au feu rouge. Il ne me regarde toujours pas.

— Cool. Et donc vous êtes ensemble ?

— On peut dire ça, je crois.

Après, il ne me pose plus aucune question. Le trajet jusqu’à chez nous se fait dans le plus grand et le plus embarrassant des silences. Tout comme le chemin jusqu’à la boîte de nuit. Bien que j’en aie très envie, je me retiens de lui faire remarquer que je me suis habillée en moins de vingt minutes.

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— Mamma mia ! s’écrit Jason dès qu’il me voit, passant ma tenue au peigne fin. Violette, il va falloir que Loan garde un œil sur toi ce soir, s’il ne veut pas que tu te fasses emmerder.

Mon meilleur ami et moi arrivons enfin à la hauteur de Jason, qui attend sa commande au bar. La musique me vrille les tympans, mais il parle assez fort pour que je l’entende. Je souris à son compliment déguisé.

— Qu’un seul ?

— L’autre vient de tomber, je crois.

Je m’esclaffe en regardant Loan, qui esquisse un sourire amusé. J’avoue que j’étais d’humeur festive après le baiser de Clément. J’ai voulu être belle ce soir, et voir que j’ai en partie réussi me fait très plaisir. J’ai enfilé un body noir dos nu que je n’avais encore jamais porté, sous un slim taille haute et des talons noirs.

Les flatteries de Jason me font plaisir, c’est pourquoi je lui dépose un baiser sur la joue. Celui-ci ramène la main à son cœur, feignant d’en mourir pétrifié. Loan lui donne une tape très virile dans le dos.

— T’emballe pas, mon pote. Je te vois venir.

— T’inquiète, je sais qu’on ne la touche pas, celle-là. Je ne suis pas suicidaire.

Jason récupère ses boissons et nous dit de le suivre. Mon meilleur ami pose la main dans mon dos pour me faire signe de passer avant lui. Je remarque rapidement Zoé assise à la dernière banquette de la rangée, entourée d’Alexandra et Chloé, des filles de l’ESMOD. Ethan, un collègue et ami de Loan, est là aussi, en compagnie d’un homme que je ne connais pas. Lorsque nous arrivons enfin, Zoé pousse un cri survolté en guise d’accueil.

— Voici la plus belle !

Je fais la bise à tout le monde avant de m’asseoir à leurs côtés. Les filles me prennent rapidement à part pour me raconter toutes sortes de choses tandis que les garçons activent leur « radar à nanas » – petit sobriquet inventé par Jason, sans grande surprise.

Zoé se penche soudain vers moi, l’œil brillant. Je devine tout de suite qu’elle a déjà bu au moins deux verres.

— Tu te souviens de la dernière fois où l’on est venues ici ?

Oh oui, je m’en souviens… Pour la petite – mais non négligeable – info, j’ai avoué à Zoé que j’étais vierge il y a environ huit mois. Lorsqu’elle l’a su, elle s’est mis en tête de m’aider à « me faire déflorer ». Ce sont ses mots, je n’invente rien. Du coup, c’est vite devenu un petit jeu entre nous, un petit jeu parfois agaçant, quand on sait qu’elle essayait de me caser avec le premier venu. On avait appelé ça « l’opération Asperge » – pour notre défense, nous étions complètement bourrées.

Émilien et moi sommes sortis ensemble un moment, mais dès que ça n’a plus été le cas, elle me traînait dans les bars et les boîtes de nuit en me disant que je n’avais plus qu’à choisir le plus beau mec de la soirée et à le ramener à l’appartement pour conclure. Sauf que ça ne coulait pas vraiment de source, pour moi…

 

 Alors ? me demande Zoé en venant à ma rescousse. Qu’est-ce que t’as chopé ?

J’ouvre la bouche pour lui présenter Édouard, mais je me rends compte qu’il est parti. Je suis seule avec mes sept shots vides. Bon sang, pourquoi je fais ça déjà ? Ah oui. LE SEXE. Au bord du gouffre, je me laisse tomber dans les bras de ma meilleure amie en chouinant. Elle me caresse les cheveux comme le ferait ma maman. Non, pas ma maman. Mon papa. Rien que mon papa.

 Je n’y arrive pas, Zoé, pleurniché-je dans son épaule. Je crois que je serais plus à l’aise avec quelqu’un que je connais.

 Je te conseille pas Jason, je suis sûre qu’il en a une petite.

Une fille à la robe ultra moulante passe près de moi et me bouscule assez pour me déséquilibrer. Je fusille son dos du regard en lâchant un « Morue… » pâteux.

Zoé reprend rapidement un air sérieux et se met à siroter son cocktail. Elle me fait penser aux enquêteurs qu’on voit à la télé.

 Laisse-moi réfléchir à notre entourage.

J’ai trop bu pour réfléchir avec elle. Tout à coup, elle s’illumine, levant des yeux radieux vers moi.

 Mais bien sûr ! La personne la plus qualifiée, c’est Loan !

Je ris encore une fois, réprimant mon envie de vomir. Je sens que l’alcool commence à remonter.

 Toi, t’as trop bu, lui dis-je.

 Arrête, je suis sûre qu’il est super bien monté. Il joue les mecs sages comme ça, il boit pas, ne ramène aucune fille, ne s’énerve jamais, blablabla… Mais c’est souvent les mecs les plus sages en apparence qui sont les plus chauds au pieu.

Je fais la moue, mes pensées dérivant vers Loan, qui n’est célibataire que depuis peu. Je n’ai pas le temps de considérer la question, Zoé poursuit :

 Les autres vantards, ils te prennent en missionnaire le temps d’une minute et finissent par t’assommer à coup de « C’était bon, hein ? ».

Je suis tellement morte de rire que je crois un instant m’être fait pipi dessus. Zoé se joint à moi, réalisant ce qu’elle vient de dire. Une fois la crise de fou rire terminée, je m’essuie les yeux et redeviens triste.

 Je vais rester vierge toute ma vie.

Alexandra se ramène à ce moment-là, rangeant un bout de papier dans son soutien-gorge. Si je n’étais pas bourrée, je dirais ça avec plus de subtilité… mais Alexandra s’est tapé tout Paris. Alors entre elle et Zoé, je me sens comme une potatoes dans un sachet de frites.

 Vous croyez que je vais finir dans la rubrique « Insolite » d’un magazine barbant avec ma photo sous le titre « Violette, 60 ans : pucelle un jour, pucelle toujours » ?

Au moment précis où ma meilleure amie s’écrie « Non ! », Alexandra hoche vivement la tête en répondant avec aplomb : « C’est sûr ». Ma lèvre inférieure tremble, je sens que je vais pleurer. Zoé grogne et se tourne vers notre troisième mousquetaire.

 Oh, tais-toi, Heidi Fleiss.

Cette dernière fronce les sourcils.

 Pourquoi tu me parles de cette paysanne d’Heidi ?

Zoé roule des yeux. Je suis toujours vierge ce soir et je suis sûre que je le serai encore demain, mais rien que le fait d’entendre ma meilleure amie mettre Alexandra au même rang que l’une des prostituées les plus populaires du monde sans même qu’elle comprenne… eh bah, ça me fait ma soirée.

 

J’offre un sourire complice à Zoé, qui me le retourne. Je crois que ce soir-là, j’ai pris la pire cuite de ma vie.

— … coup, je te conseille de laisser tomber, dit Jason de l’autre côté de la banquette.

Chloé se lève pour aller aux toilettes, j’en profite donc pour prendre sa place près d’Ethan. Il est en pleine discussion avec les garçons. Ethan, en plus d’être pompier (oui, ça entre dans les avantages notables selon moi), est l’homme le plus gentil que je connaisse.

— Tu as rencontré quelqu’un ? lui demandé-je avec excitation. C’est super !

— Ce n’est pas sérieux ni rien, me calme-t-il, un peu sur la réserve. Pour l’instant, on en est à se découvrir l’un l’autre. Mais elle est féministe, et selon Jason, c’est un obstacle.

Je fronce les sourcils à sa dernière réplique tout en cherchant mon verre sur la table basse.

— Où est mon verre ?

Mes yeux se posent sur celui qu’Alexandra a entre les mains. Elle me fait une moue d’excuse.

— Désolée.

Je lui souris hypocritement, patientant le temps qu’elle détourne le regard pour mimer une scène de meurtre au couteau. Je vois Loan rire dans sa barbe avant de me tendre son verre, que je prends.

— Merci. Excuse-moi, Ethan, tu disais quoi ? Ah oui, la dame est donc féministe. Féministe genre « Femen qui scande des slogans devant le ministère de la Justice nichons à l’air », ou féministe genre « elle te rabâche H24 que t’as le droit à un salaire supérieur au sien juste parce que tu as quelque chose entre les jambes » ?

J’attends sa réponse tout en buvant une gorgée du verre de Loan. De toute évidence, il n’y a pas d’alcool là-dedans – ce qui n’est pas une mauvaise chose, quand on sait à quoi je ressemble après quatre verres.

— Je ne sais pas trop. Mais je ne crois pas qu’elle est dans l’extrême.

— Alors je ne vois pas en quoi c’est une contrainte. Au contraire, tu devrais être fier de savoir qu’elle se bat pour ce qui lui tient à cœur ; c’est une forme d’intelligence. Regarde, moi aussi je suis féministe et ça ne fait pas de moi une casse-couilles pour autant. Sérieux, pourquoi les gens nous prennent-ils toujours pour des rabat-joie ?

— Pardon, qui a dit que tu n’étais pas casse-couilles ? intervient Loan.

Je lui adresse un doigt d’honneur quand Jason y va de son commentaire :

— L’écoute pas, mon pote, c’est la voix du diable. Elle va te mettre dans le pétrin.

Celui-ci roule des yeux sans savoir qu’il vient de me faire démarrer au quart de tour.

— Tu peux développer, Casanova ?

— Je connais ce ton et je n’aimerais pas être à ta place, lui glisse Loan en lui tapotant l’épaule.

Jason secoue la tête comme s’il s’agissait de conneries et bombe le torse. Un vrai coq sur pattes.

— Tout ce que je disais à Ethan avant que tu viennes te mêler d’affaires d’hommes, c’est qu’il y a bien une chose dont je suis sûr : baiser une féministe, extrême ou non, ce n’est jamais un bon coup assuré.

J’ouvre la bouche, sous le choc. Je ne peux pas m’empêcher de rire devant tant d’imbécillité. Loan aussi sourit légèrement, les yeux baissés sur ses chaussures. Il sait que je ne risque pas de lâcher l’affaire. Il me connaît.

— Pourquoi tu dis ça ? insiste Ethan, méfiant.

Je croise les bras dans l’attente de sa réponse à l’instant même où « Run The World », de Beyoncé, retentit dans la boîte. C’est quand même un signe de folie, vous ne trouvez pas ?

— Elles sont féministes, crétin, s’exclame Jason, convaincu de prêcher la bonne parole. FÉ-MI-NISTES. Ce qui veut dire que, forcément, elles refuseront de se laisser prendre en levrette. Histoire de supériorité masculine réfutée ou je sais pas quoi.

J’échange un regard consterné avec Loan, qui se retient d’exploser de rire. Je connais Jason depuis longtemps maintenant, en tout cas assez pour en avoir entendu de belles sortir de sa bouche. Croyez-moi quand je vous dis que je pensais avoir entendu le pire. Mais ça… ça, c’est la cerise sur la pièce montée.

Je me penche donc en avant, plaçant les coudes sur mes genoux, et pose la seule question qui me taraude :

— Tu as déjà couché avec une féministe, Jason ?

J’ai désormais quatre paires d’yeux focalisées sur moi. Autant dire que c’est facile d’avoir l’attention d’un homme.

— Non.

— Bon, bah alors. Tes parents ne t’ont jamais dit « On ne sait pas tant qu’on n’a pas goûté » ?

Jason plisse le front, se grattant le crâne.

— Si, mais je ne crois pas qu’ils parlaient du cul d’une belle nana. Ou alors j’ai mal compris… Merdalors. Toute mon enfance n’est qu’un mensonge ! s’écrie-t-il.

Je ris en lui donnant un coup de pied. J’avale une nouvelle gorgée de cocktail avant de rendre son verre à Loan, qui boit derrière moi sans intervenir dans notre discussion. Je décide de clore le sujet en beauté, histoire qu’il y réfléchisse à deux fois avant de recaler une fille parce qu’elle est féministe ; c’est vrai, quoi, il pourrait passer à côté de la femme de sa vie !

— Se faire dominer spirituellement ou socialement diffère complètement du système de la levrette, crétin. Là, on parle de plaisir partagé. Ce n’est pas parce qu’une fille te laissera la prendre par-derrière que tu pourras exercer une autorité particulière dans un contexte tout autre…

— OK, OK, j’ai compris ! s’empresse de m’arrêter Jason, les doigts malaxant ses tempes. Je plaisantais ! Putain, c’est épuisant de parler avec toi.

Mon regard vire vers Loan, en face de moi, qui me regarde en buvant son cocktail. Chose qui me fait rougir davantage. Parce que je sais qu’il sait. Qu’il sait que je parle de sexe alors que je suis vierge et que, par conséquent, je n’y connais pas grand-chose.

Je me dérobe à son regard et m’accroche au cou d’Ethan pour lui murmurer tout bas :

— Ne te prends pas la tête et fonce. Tu verras tout ça après, OK ?

Je me recule à temps pour le voir sourire.

— Ne t’inquiète pas pour moi, Vio. Je ne vais pas la laisser passer pour une question de levrette. Même si c’est dommage, ajoute-t-il avec un clin d’œil.

Je lui souris et lui embrasse la joue avant de sentir une main chaude me frôler le dos. Je courbe celui-ci par réflexe.

— Je crois que Zoé va venir te chercher par la peau des fesses si tu ne fais pas une apparition immédiate sur la piste de danse, crie Loan pour se faire entendre.

J’opine et suis mon meilleur ami jusqu’à la piste bondée de monde. Je crois apercevoir la robe bleue électrique de Zoé parmi la foule, au centre, mais je suis trop petite pour me faufiler entre les corps endiablés.

Loan me parle mais je n’entends pas un mot, la voix de Britney Spears voilant la sienne.

— Laisse, on est bien, ici ! braillé-je en l’arrêtant.

Il plisse le front, confus, puis se penche.

— Non mais je ne danse pas, moi.

— Pourquoi ?

— Je ne danse jamais, dit-il en haussant une épaule.

Je le sais, idiot, que tu ne danses jamais. Ce que je demande, c’est « pourquoi » ! Mais bon, il faut que je me fasse une raison, apparemment. Loan Millet n’est pas du genre à danser dans les boîtes de nuit, c’est comme ça. Je m’apprête à le laisser repartir pour rejoindre ma meilleure amie quand mes yeux se posent sur la dernière personne que je pensais croiser ce soir.

— Oh mon Dieu, soufflé-je avant de violemment rattraper le tee-shirt de Loan.

Commander Viens, on s'aime