Chapitre 1

London

Il y a un certain nombre de choses qui arrivent quand on n’a pas couché avec un garçon depuis longtemps : sans le vouloir, à chaque scène de baiser dans une comédie romantique, un gémissement nous échappe – un bruit qui ressemble à un chuintement, une manière de lever les yeux au ciel qui s’entend, et il y a toujours quelqu’un pour nous envoyer un coussin de l’autre côté du canapé. Vous êtes capable de nommer de mémoire trois sites vendant des sex-toys et de commenter le montant de leurs frais de livraison, leur fiabilité et leur rapidité d’envoi. Au moins deux de ces sites apparaissent quand vous tapez une lettre dans la barre d’URL et vous êtes toujours la colocataire qui remplace les piles de la télécommande, de l’aspirateur sans fil et des lampes de poche.

Ce qui est ridicule, quand on y pense, parce que tout le monde sait que les meilleurs sex-toys ont une prise secteur ou fonctionnent sur batterie. Amateurs !

Vous devenez une experte de la masturbation. Vraiment. De niveau olympique. Arrivée à cette extrémité, coucher avec soi-même devient la seule option. Soyons honnêtes : comment un homme pourrait-il entrer en compétition avec notre propre main ou un vibromasseur de cent vingt volts, offrant la possibilité de programmer dix-sept vitesses différentes ?

Les effets collatéraux d’un vagin moins que sociable se repèrent tout particulièrement quand on est constamment entourée des trois couples les plus atrocement heureux de l’univers. Ma colocataire, Lola, et ses deux meilleures amies, Harlow et Mia, ont rencontré leurs moitiés pendant un week-end de débauche à Las Vegas. Un truc qui n’arrive jamais dans la vie réelle. Mia et Ansel sont mariés et ne cessent de s’embrasser que lorsqu’ils sont sur le point d’étouffer. Harlow et Finn semblent maîtriser l’art de coucher ensemble par le regard. Quant à Lola et son petit ami Oliver, dans leur nouvelle relation, ils en sont au stade où l’on se touche constamment et où le sexe survient de manière presque spontanée. Faire la cuisine devient faire l’amour. Regarder The Walking Dead  ? Excitant, bien évidemment. C’est l’heure de baiser. Parfois, ils passent la porte en discutant normalement puis s’arrêtent, se regardent, et c’est reparti pour un tour.

Alerte vie privée ! Les cris d’Oliver retentissent dans tout le loft, je ne savais pas que les Australiens utilisaient avec autant de liberté le mot « chatte ». Heureusement que je les adore tous les deux.

Car, Seigneur, c’est le cas. J’ai rencontré Lola à l’université de San Diego, dans le programme d’art, et même si nous ne nous fréquentons régulièrement que depuis qu’elle est devenue ma coloc cet été, j’ai l’impression de la connaître depuis toujours.

Je souris en entendant ses pas dans le couloir. Elle émerge, les cheveux décoiffés, les joues rouges. Je lance, en avalant une cuillère de muesli :

– Oliver vient de partir. (Il est sorti il y a moins de dix minutes, un grand sourire aux lèvres, aussi ébouriffé qu’elle.) Je lui ai tapé dans la main et lui ai donné une bouteille de Gatorade pour la route parce qu’il doit être déshydraté et manquer d’énergie après ça. Sérieusement, Lola, je suis impressionnée.

Je ne pensais pas que des joues puissent être aussi écarlates avant de voir celles de Lola. Heureusement que je n’ai pas parié.

– Désolée, fait-elle avec un sourire penaud, en ouvrant un placard. Tu ne dois plus en pouvoir, mais je suis sur le point de partir à L.A. et…

– Je t’interdis de t’excuser parce qu’un Australien magnifique et fou de toi te baise jusqu’à plus soif. (Je lève mon bol comme pour porter un toast.) Je t’engueulerais si tu n’en profitais pas tous les jours.

Elle hausse les épaules.

– Parfois, j’ai l’impression que conduire jusqu’à sa maison prend une éternité. (Lola referme la porte du placard et regarde au loin.) C’est fou. Nous sommes fous.

– Jai essayé de le convaincre de rester. Je serai dehors toute la journée et je travaille ce soir. Vous auriez pu avoir l’appartement pour vous.

– Tu travailles encore ce soir ? (Lola se sert un verre d’eau et s’appuie contre le comptoir.) Tu ne t’es pas arrêtée cette semaine.

À mon tour de hausser les épaules.

– Fred avait besoin de quelqu’un et les heures supplémentaires ne me font pas de mal. (Je nettoie mon bol et le range.) Tu ne dois pas finir des planches, toi ?

– Si, mais j’aurais bien aimé qu’on passe du temps ensemble… Tu es toujours à la plage ou en train de travailler…

– Et toi, tu as le petit copain le plus sexy de la Terre et une carrière ahurissante.

Lola est probablement la personne la plus surbookée que je connaisse. Quand elle ne retouche pas sa nouvelle bande dessinée, Junebug, ou ne se rend pas sur le tournage de l’adaptation cinématographique de sa première BD, Razor Fish, elle s’envole pour Los Angeles, New York ou toute autre destination choisie par son éditeur ou par l’équipe de production du film.

– Je savais que tu travaillais aujourd’hui et que tu passerais la soirée avec Oliver. (Je l’attrape par l’épaule.) Et puis avec ce beau temps, je ne vois pas ce que je pourrais faire de mieux que surfer !

Elle sourit.

– Je ne sais pas… sortir avec un garçon, peut-être ?

Je siffle en refermant le placard.

– Tu es mignonne.

– London, me réprimande-t-elle, l’air soudain sérieux.

– Lola, je réplique en souriant.

– Oliver m’a dit que l’un de ses amis australiens venait lui rendre visite, on pourrait peut-être passer la soirée tous ensemble. (Elle fixe ses ongles avec un intérêt feint.) Aller au cinéma, quelque chose dans le genre ?

– Pas de guet-apens. Ma chérie, nous avons déjà eu cette conversation au moins dix fois.

Lola sourit d’un air coupable, j’éclate de rire en sortant de la cuisine. Mais elle me suit.

– Tu ne peux pas m’en vouloir de m’inquiéter pour toi, au moins un petit peu. Tu es tout le temps toute seule et…

J’esquisse un geste évasif de la main.

– Seule et heureuse de l’être.

Aussi attrayante que soit l’idée de coucher avec un homme, un vrai, toutes les histoires qui en découlent me donnent des frissons d’horreur. J’ai suffisamment à faire avec le planning surchargé de Lola et de son groupe d’amies toujours en expansion, sans parler des élus de leur ur. J’arrive déjà à peine à retenir leur nom de famille.

– Ne fais pas ta Harlow.

Lola fronce les sourcils, je me penche pour l’embrasser sur la joue.

– Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi. (Je jette un coup d’œil à l’heure.) Je dois y aller, changement de marée dans vingt minutes.

-

APRÈS UNE LONGUE JOURNÉE passée dans l’eau, je me glisse derrière le comptoir de chez Fred’s – le bar que tout le monde appelle affectueusement le « Regal Beagle » à cause du nom de son propriétaire, Fred Furley et noue un tablier autour de ma taille.

Le pot en verre des pourboires est à moitié plein, ce qui signifie qu’il y a eu du monde, mais pas assez pour que Fred soit obligé d’appeler quelqu’un d’autre. Un couple discute tranquillement d’un côté du bar, deux verres de vin entamés devant eux. Ils sont en pleine conversation et lèvent à peine les yeux quand j’entre dans leur champ de vision. Quatre femmes d’un certain âge sont assises à l’autre bout du bar. Vêtements élégants, sacs à main hors de prix. À leurs éclats de rire, je devine qu’elles sont sorties pour célébrer quelque chose, ce qui signifie probablement que leur humeur festive les poussera à donner de généreux pourboires. Je note mentalement : aller les voir dans quelques minutes.

Des rires tapageurs et des hourras attirent mon attention vers le fond de la salle, où Fred sert des bières à un groupe de garçons installés autour d’une table de billard. Comme il s’en occupe, je commence à parcourir l’inventaire.

Je travaille chez Fred’s depuis seulement un mois, mais c’est un bar comme les autres. Je n’ai eu aucun mal à me fondre dans le paysage. Avec ses grandes vitres lumineuses, son bois chaleureux et ses banquettes en cuir, l’ambiance est beaucoup plus calme que dans la boîte de nuit où j’ai travaillé pendant mes deux dernières années d’université. L’endroit compte pourtant son lot de tordus. Ici, je dois faire beaucoup de choses moi-même, mais Fred est un super-patron, j’apprécie beaucoup son sens de l’humour. Et il est passé maître dans l’art de repérer les types angoissants.

C’est pour ça qu’il s’occupe des mecs du fond, et pas moi.

Je suis du genre maniaque dans mon univers de travail, je commence toujours par organiser le bar exactement comme j’aime : le pic à tickets, le couteau, l’économe, la passoire, les cuillères de bar, les shakers. Chaque chose à sa place.

Je suis sur le point de découper un fruit quand un client commande deux White Russians, l’un avec de la glace, l’autre sans. J’acquiesce en sortant deux verres propres, Fred arrive.

– Dis-moi si ces gamins t’embêtent.

Il désigne de la tête la table de billard, les garçons crient et rient à des plaisanteries anodines.

Ils ressemblent au stéréotype des mecs de l’UCSD1 qui traînent ici : grands, bien foutus, bronzés. Certains portent des T-shirts imprimés, les autres des chemises. Je les étudie du regard en préparant les cocktails ; à voir leur taille, leur musculature et leur bronzage, je parie qu’ils font partie de l’équipe de water-polo.

L’un d’eux, dont les cheveux bruns et la mâchoire sont de véritables machines à fantasmes, lève les yeux au moment où je le fixe. Nos regards se croisent brièvement. Il est beau – à vrai dire, ils le sont tous – mais chez ce type, il y a quelque chose qui attire l’œil. Aucune envie de détourner les yeux. Malheureusement, il est un peu trop conscient de ses atouts – typique des beaux gosses aux airs supérieurs.

Ça, je connais. Je me désintéresse immédiatement de lui.

Je sors un pot de verre flanqué de l’étiquette « Voiture » de dessous le comptoir et le tends à Fred.

– Tu sais que tu n’as pas à t’inquiéter pour moi. (Il sourit, secoue la tête en terminant de servir des verres.) Il n’y a que toi et moi ce soir ?

– Je pense. (Il glisse les verres sur le bar.) Ce week-end, il n’y a pas de match important. Le bar ne sera pas bondé. On aura peut-être même le temps de s’occuper de l’inventaire.

J’acquiesce en jetant à la poubelle le citron que je viens de presser et jette un coup d’œil circulaire pour vérifier que je n’ai besoin de rien d’autre. Quelqu’un s’éclaircit la gorge derrière moi, je me tourne pour me retrouver à quelques centimètres à peine des yeux qui me dévisageaient de l’autre côté de la salle.

– Qu’est-ce que je te sers ?

C’est assez poli, surtout que j’y ajoute mon sourire amical mais professionnel. Il plisse les yeux et même s’il ne me donne pas l’impression de me déshabiller du regard, je sens qu’il a déjà eu l’occasion de me reluquer pour me classer dans l’une des deux catégories universelles chères au genre masculin : baisable ou pas. Si j’en crois mon expérience, il n’y a pas vraiment de nuances entre les deux.

– Une autre tournée, s’il te plaît.

Il fait un signe vague derrière lui. Son téléphone vibre dans sa main, il y jette un coup d’œil, tape un message rapide avant de reporter son attention sur moi.

Je sors un plateau. Dans la mesure où Fred s’est chargé de la première tournée, je ne sais pas ce qu’ils ont commandé, mais je devine facilement.

– Heineken ?

Il fronce les sourcils, feignant de se sentir insulté, ce qui me fait rire.

– D’accord, pas d’Heineken. (Je lève les mains pour m’excuser.) Vous buviez quoi ?

Maintenant, je le regarde pour de bon et il est encore plus mignon de près : des yeux marron encadrés par des cils si longs que la plupart des mannequins paieraient pour avoir les mêmes, des cheveux bruns soyeux et épais. Autant ne pas se mentir : j’adorerais y plonger les doigts…

Mais je me doute qu’il sait tout ça, l’assurance qu’il dégage est encore plus évidente que tout à l’heure. Son téléphone vibre encore, il le regarde très brièvement avant de le mettre en silencieux.

– Pourquoi as-tu dit Heineken ?

Je pose une poignée de dessous de verres sur le plateau et hausse les épaules en tentant d’éviter la conversation.

– Aucune raison particulière.

Mais il ne se laisse pas faire. Les coins de sa bouche se relèvent.

– Allez, Fossettes.

À ce moment précis, j’entends Fred jurer : « Bordel ! » et je tends une main dans laquelle il dépose un billet d’un dollar. Très contente de moi, je le glisse dans le pot.

Le type ne perd rien de mes mouvements, il cligne plusieurs fois des yeux.

– « Voiture » ? s’étonne-t-il en lisant l’étiquette. Qu’est-ce que c’est ?

– Rien du tout. (Je désigne les pompes à bière.) Vous buviez quoi, les garçons ?

– Tu viens de gagner un dollar grâce à moi et tu ne veux pas me dire pourquoi ?

Je replace une mèche derrière mon oreille et cède, en réalisant qu’il ne commandera pas tant que je ne lui aurai pas répondu.

– C’est quelque chose qu’on me dit souvent.

En réalité, on m’appelle plus fréquemment par ce surnom que par mon prénom. J’ai des fossettes impressionnantes et je mentirais si je prétendais que ce n’est pas ce que je préfère dans mon visage. Avec mes cheveux blondis par le soleil – souvent emmêlés par le vent – et mes taches de rousseur, il paraît que je ressemble à un fantasme.

– Fred ne me croit pas, mais tout le monde m’appelle comme ça. (J’agite le billet.) Nous avons donc fait un marché : un dollar chaque fois que quelqu’un m’appelle Fossettes, ou parle de fossettes. Je vais finir par pouvoir m’acheter une voiture.

– La semaine prochaine si ça continue comme ça, lance Fred au loin.

Le téléphone du beau gosse vibre encore, mais cette fois, il n’ouvre pas le message. Il le glisse dans la poche arrière de son jean, son regard va et vient entre Fred et moi, il sourit.

J’ai besoin d’une seconde pour reprendre mes esprits.

Je trouvais ce type mignon mais depuis qu’il sourit… tout son visage s’illumine, ses yeux étincellent, toute trace d’arrogance semble… s’être évaporée. Sa peau bronzée est lisse, une chaleur douce semble émaner de son corps, colorant ses joues. Ses traits accusés s’adoucissent, ses yeux se plissent légèrement. Je sais que ce n’est qu’un sourire, mais je n’arrive pas à décider ce que je préfère chez lui : ses lèvres pleines, ses dents blanches et parfaites ou le coin de sa bouche qui se relève légèrement plus que l’autre. Il me donne envie de lui rendre son sourire.

Le type fait tournoyer un dessous de verre sur le bar devant lui sans cesser de sourire.

– Tu es en train de dire que je ne suis pas original.

Je lance en souriant :

– Je ne dis rien du tout. Mais j’aime avoir raison, surtout quand ça me permet de gagner de l’argent.

Il considère mes joues pendant un moment.

– Ce sont de très belles fossettes. Il y a bien pire comme surnom. Personne ne t’appelle Jambes Poteaux ou Femme à Barbe.

Mais je ne compte pas le laisser continuer à flirter avec moi.

– Donc, la bière. En bouteille ou en pression ?

– Je veux savoir pourquoi tu as pensé que je buvais de la Heineken. Mon orgueil blessé mérite au moins ça.

Je jette un coup d’œil derrière lui, là où ses amis jouent au billard en se donnant des coups de canne dans les couilles. Je décide de lui répondre la vérité :

– En général – et par « en général », je veux dire « toujours » les buveurs de Heineken sont insolents et hautains. Ils sont aussi les premiers à aller aux toilettes quand la note arrive alors qu’ils conduisent des voitures de sport.

Le mec hoche la tête en riant.

– Je vois. C’est une étude scientifique ?

Son rire est encore plus mignon. Il a l’air maladroit, ses épaules remuent comme s’il gloussait.

– Rigoureuse. J’ai été aux premières loges des essais cliniques.

Il s’efforce de réprimer un fou rire.

– Alors, tu seras soulagée d’apprendre que je ne comptais pas commander une Heineken, je voulais te demander ce que vous aviez en pression. On vient de boire une tournée de Stella, j’aurais aimé goûter quelque chose de plus intéressant.

Sans même regarder les étiquettes, je récite :

– Bud, Stone IPA, Pliny the Elder, Guinness, Allagash blanche, Green Flash.

– Ce sera la Pliny. (J’essaie de masquer ma surprise – nécessité professionnelle oblige ; il doit s’y connaître en bière – c’est la meilleure.) Six, s’il te plaît. Et je suis Luke, au passage. Luke Sutter.

Il me tend la main. Après un instant d’hésitation, je la serre.

– Enchantée, Luke.

Sa main est énorme, un peu rugueuse… et agréable à toucher. De longs doigts, des ongles propres, une poigne ferme. Je retire presque immédiatement ma main et commence à servir les bières.

– Et ton prénom est

– Ça fera trente dollars.

Le sourire de Luke s’accuse. L’air encore plus amusé, il sort deux billets de vingt dollars de son portefeuille et les pose sur le bar. Il prend les trois premiers verres et me fait un signe de tête avant de se tourner.

– Je reviendrai chercher le reste.

Et il s’en va.

La porte s’ouvre, des femmes en pleine fête d’enterrement de vie de jeune fille entrent. Pendant les trois heures suivantes, je prépare plus de verres aux couleurs acidulées et de cocktails aux noms sexuellement explicites que je ne peux en compter. Je n’ai pas le loisir de remarquer si Luke ou un autre est venu récupérer les trois dernières bières. Ce qui n’est pas plus mal, parce que la seule règle à laquelle je me tiens depuis toujours est que je ne sors pas avec les mecs que je rencontre au travail. Jamais.

Et Luke est… l’incarnation même des raisons pour lesquelles cette règle existe.

-

Quand le dernier client est parti, j’aide Fred à fermer, je rentre dans l’appartement vide et me jette sur mon lit.

Mes parents ne cautionnent en rien la vie que je me suis construite à San Diego, ce qu’ils ne manquent pas de me rappeler à chaque visite. Ils ne comprennent pas que j’aie une colocataire alors que Nana (ma coloc’) a laissé le loft entier à ma disposition. Même si j’ai passé le plus clair de mon enfance ici, ils ne s’expliquent pas pourquoi je n’ai pas vendu le loft après la remise des diplômes pour retourner vivre à la maison. Difficile, en effet… Colorado glacial ou San Diego ensoleillé ? Peu d’hésitation. Et ils se lamentent ouvertement de me voir passer mes journées à surfer et mes soirées à servir au bar alors que le diplôme en arts graphiques pour lequel j’ai tant travaillé prend la poussière.

D’accord, sur ce point, ils ont raison.

Mais, pour l’instant, ma vie me plaît comme elle est. Lola s’inquiète parce que je suis trop souvent seule – et c’est le cas, mais je ne suis jamais malheureuse. Être serveuse, c’est un boulot sympa ; surfer, c’est une passion. Une part de moi. J’adore regarder l’océan monter, se déchaîner, voir le haut de la vague se briser en écume. J’adore être dans les vagues, quand elles sont si démesurées qu’elles me propulsent jusqu’à la crête, en rugissant à mes oreilles. J’aime sentir l’air salé de la mer emplir ma bouche et mes poumons. À chaque seconde, l’océan construit un château pour le détruire. Je ne m’en lasserai jamais.

Et j’aime m’effondrer dans mon lit, épuisée après une journée de surf et une soirée à servir debout, et non parce que j’ai passé douze heures assise devant un ordinateur.

Pour l’instant, la vie est belle.

-

Pourtant, quand j’arrive chez Fred’s ce samedi soir, je me sens abattue et sur les nerfs : j’ai mal aux côtes, l’impression d’avoir bu la tasse persiste.

Certains jours, l’océan coopère et les vagues viennent à moi. Aujourd’hui, ce n’était pas le cas. La houle était décente, mais je n’ai pas réussi à prendre la moindre vague. Je me relevais trop tôt ou trop tard. J’ai perdu le compte du nombre de fois où je suis tombée. J’ai passé toutes les vacances de mon adolescence chez ma grand-mère, je surfe à Black Beach ou à Windansea depuis que j’ai l’âge de porter ma propre planche. Mais aujourd’hui, plus je surfais et plus je me sentais frustrée. Une énorme vague m’a surprise et je suis tombée… violemment. Le comble.

Le type aux beaux cheveux et au sourire éclatant est de retour. Luke, si je me souviens bien. Il est installé sur une banquette avec des amis, mais je le repère à l’instant où j’entre.

Le bar est plein à craquer, une bouffée d’envie me submerge quand j’entends le rire d’Harlow couvrir la musique. Je préférerais être assise avec eux au lieu de travailler ce soir. Ça se lit sur mon visage. Je passe derrière le comptoir et attache mon tablier.

– J’en connais une qui a passé une mauvaise journée, lance Fred en terminant de préparer un plateau de Margaritas. Ce n’est pas toi qui m’as dit qu’un jour désagréable sur l’océan est toujours mille fois plus agréable qu’une merveilleuse journée ailleurs ?

Euh. Je lui ai bien dit ça. Pourquoi les gens se sentent-ils obligés de nous rappeler ce genre de phrases quand on est en rogne ?

– J’ai juste quelques courbatures et je suis de mauvaise humeur. (J’essaie de sourire.) Je m’en remettrai.

– Tu es au bon endroit. Les gens ivres qui hurlent sont un remède imparable contre la mauvaise humeur.

Après m’avoir arraché un sourire, Fred se penche pour m’effleurer le menton.

Je récupère l’un des tickets étalés sur le comptoir. Deux Dirty Martini, avec double ration d’olives. Je dispose deux verres sur un plateau, remplis un shaker de glace, verse le vermouth et le gin, avec un peu de jus d’olive. La routine m’apaise : doser, secouer, verser, servir… les gestes familiers m’aident à me détendre.

Mais j’ai toujours le souffle coupé, comme pendant les quelques secondes terrifiantes où j’ai pensé ne pas réussir à sortir la tête de l’eau. Ça m’est déjà arrivé par le passé, et me si je sais qu’en toute logique je vais m’en remettre, il m’est difficile d’oublier que j’ai failli me noyer.

Luke entre dans mon champ de vision, je lève les yeux. Il s’écarte du groupe pour écrire un message. Il est donc de ce genre-là. J’imagine le nombre de filles qui lui font la cour. Une petite brune assise à leur table semble s’intéresser de près à ce qu’il fait, je suis tentée de m’approcher d’elle, avec l’excuse de les servir, pour lui dire de laisser tomber : occupe-toi plutôt des autres ringards assis avec toi.

J’agite puis verse le liquide trouble dans les verres, je parcours encore une fois le ticket avant d’ajouter une grande quantité d’olives sur deux brochettes. La serveuse sourit et s’éloigne avec le plateau, je prépare la commande suivante, saisissant la bouteille d’Amaretto, lorsque j’entends un tabouret de bar grincer derrière moi.

– Alors, où en est l’achat de cette voiture ?

Je reconnais immédiatement sa voix.

– Rien aujourd’hui, je réplique sans le regarder, en terminant de préparer les cocktails. Mais je ne suis pas d’humeur à sourire, donc je n’ai guère d’espoir ce soir.

– Tu veux en parler ?

Je me tourne pour le regarder : même chevelure parfaite, T-shirt bleu marine, trop beau pour ne pas être un aimant à problèmes. Je ne résiste pas à sourire.

– C’est moi qui suis censée dire ça.

Luke hausse les sourcils avant de jeter un coup d’œil vers ses amis.

– D’ailleurs, il semblerait que tes amis t’attendent.

Je remarque le regard de la brune qui ne le lâche pas. Il fouille dans sa poche, lorgne l’écran de son téléphone puis me dévisage.

– Ils ne sont pas près de partir. (Ses yeux pétillent de malice, il sourit.) Je me suis dit que je pourrais venir commander un verre moi-même.

– Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Une autre bière ?

– Oui. Et ton nom. À moins que tu n’aies envie que je t’appelle Fossettes pour le restant de nos jours.

Les yeux de Luke s’écarquillent, je comprends son air joueur quand il sort un billet d’un dollar de sa poche et le glisse dans le pot en murmurant :

– Oups ! (Il continue en me regardant lui verser une pinte d’IPA.) J’avais prévu le coup.. Au cas où tu travaillerais ce soir.

Je m’efforce de ne pas m’attarder sur l’idée qu’il a spécifiquement prévu quelques billets d’un dollar pour moi et pour ce petit jeu.

– C’est Lon… (Au moment où j’ouvre la bouche, Mia entre avec Ansel. Luke tourne la tête. Je marmonne.) … don.

Luke me regarde à nouveau, l’air étrangement tendu. Il hoche rapidement la tête.

– Ravi de faire officiellement ta connaissance.

Je suis à peu près sûre qu’il n’a pas entendu mon prénom, mais s’il s’en fiche, je ne risque pas de le répéter pour ses beaux yeux.

Un autre client s’assied au bar et me fait un signe de la main pour attirer mon attention. Je glisse la bière vers Luke et souris quand il lève les yeux en sentant le dessous de verre effleurer ses doigts.

– Cinq dollars.

Il cligne des yeux, sort son portefeuille et murmure :

– Merci.

Je me dirige vers le nouveau client en voyant Luke poser un billet sur le bar et s’éloigner sans attendre la monnaie. Soit il n’a pas laissé de pourboire, soit il a été très généreux.

Malheureusement, malgré tous mes efforts pour me prouver à moi-même que c’est un connard, je devine que la deuxième solution est la bonne.

Deux whiskies, quatre Blue Moon et un pichet de Margarita plus tard, je suis à la caisse. Mia, Ansel et Harlow sont là, ils attendent Finn pour aller au cinéma. Je les contemple avec le même genre de dépit mêlé d’indifférence que je ressens en voyant les gens en couple depuis ce qui me semble une éternité. D’un côté, je vois mes amis tellement heureux – même en étant mariés pour certains d’entre eux – que j’aimerais vivre la même chose. De l’autre, je sais que je ne suis pas prête.

Justin et moi avons rompu depuis seulement un an et je me rappelle encore très bien ce qu’on ressent quand on ne fait qu’un avec quelqu’un, quand on pense en permanence à deux avant de considérer le reste du monde. Je suis certaine que les gens auraient du mal à me croire, mais après avoir travaillé comme une folle pendant mes années d’université tout en étant avec le même garçon, j’apprécie de ne pas avoir d’obligation. Je surfe, je travaille, je rentre chez moi. Je prends toutes mes décisions en pensant à ce qui est bon pour moi, en tant que personne plutôt qu’en tant que moitié de couple.

Pourtant, il y a des moments comme ce soir où je réalise que je me sens seule, vraiment seule. Rien à voir avec le manque de sexe, j’aimerais parfois que quelqu’un me regarde comme s’il attendait ça depuis le matin, me distraie avec des films, sa conversation ou son corps chaud pour m’aider à m’endormir.

Le tiroir-caisse se referme bruyamment. Je lève la tête en direction du rire d’Harlow et j’aperçois Luke et Mia en grande discussion près des toilettes.

Nous sommes tous allés à l’UCSD et même s’il y a plusieurs écoles distinctes à l’intérieur de l’université, je ne suis pas surprise qu’ils se connaissent. Mais je souris en réalisant le nombre de détails que j’ignore à propos des nombreux amis de Lola.

Je savais qu’Harlow avait des parents célèbres, mais je n’ai réalisé que récemment que sa mère était l’actrice favorite de ma mère quand j’étais petite.

Je savais que Mia dansait avant, mais j’ai très récemment appris que sa carrière avait été brisée par un accident.

Je savais que Finn était proche de son père et de ses deux frères, mais je n’ai réalisé qu’en mettant les pieds dans le plat – c’est-à-dire en lui demandant ce qu’il avait prévu pour la fête des Mères – que sa mère était morte pendant son enfance.

J’entends crier mon nom, je cligne des yeux pour revenir à moi. J’apporte un plateau de verres à une table, Harlow m’intercepte sur le chemin du retour en m’enlaçant étroitement.

– Salut beauté. (Elle me dévisage et replace une mèche de mes cheveux.) Ça fait des lustres que je ne t’ai pas vue. Tu ne pourrais pas mettre un peu de crème solaire pour nous épargner ? Seigneur, tu ressembles à une publicité pour l’édition maillot de bain de Sports Illustrated, la surfeuse. Allez vous faire voir, toi et tes adorables taches de rousseur.

Je lui souris largement.

– Je devrais t’emmener partout avec moi, Flatteuse.

– Peux-tu t’échapper pour aller au cinéma avec nous ce soir ?

Je secoue la tête, elle fait la moue.

– Il n’y a que Fred, une autre serveuse et moi, et un groupe vient jouer plus tard.

– Peut-être ce week-end ? Finn a la visite des frères Roberts.

Je hoche la tête. L’idée d’une soirée amusante avec un grand groupe d’amis me redonne le sourire.

– Je regarderai mon emploi du temps.

Son mari, Finn, un ancien pêcheur industriel, est sur le point de devenir une des personnalités de télé-réalité les plus sexy du moment grâce à « The Fisher Men », une émission dont Finn, son père et ses deux jeunes frères sont les héros sur l’océan.

Harlow lève les sourcils, et c’est là que je réalise mon erreur. Je connais Harlow depuis seulement neuf mois mais sa tendance à se mêler des affaires des autres est légendaire.

– Peut-être que Levi et toi…

Je suis déjà en train de chercher une sortie de secours.

– Non. Non. (Je jette un coup d’œil au bar où plusieurs clients attendent d’être servis.) Je dois y retourner, Mademoiselle la maquerelle, mais je t’enverrai un message demain pour te dire si ça me tente.

Harlow acquiesce avant de se diriger vers sa table.

– Daccord, espèce d’entêtée ! crie-t-elle.

De retour derrière le bar, je trouve Fred en train de servir des bières et de discuter avec des habitués. Luke est assis sur un tabouret, seul.

Il a l’air… bouleversé, son expression est très sérieuse, je me doute que ce n’est pas courant. Certes, je ne sais presque rien à propos de ce mec en dehors du fait que les filles passent leur temps à le regarder, qu’il a tout d’un connard arrogant même s’il ne l’est pas réellement quand on lui parle, et qu’il reçoit plus de textos en une soirée que moi en une semaine. Mais je ne connais rien de lui.

Je jette un coup d’œil à Mia, Ansel et Harlow qui récupèrent leurs affaires et font signe à Finn qui les attend près de la sortie.

Je demande à Luke, en sortant un verre à shot :

– Ça va ?

Il acquiesce, lève la tête et cligne les yeux pour revenir à lui. Son expression sérieuse a disparu, il sourit à nouveau. D’instinct, je détourne le regard et plonge une cuillère dans le bac à glaçons.

– Je rêvasse. Les bars sont un bon endroit pour ça.

J’acquiesce. Et comme il semble attendre que j’ajoute quelque chose, je m’exécute :

– Les meilleurs endroits pour réfléchir. Mauvaises notes. Licenciement. Problèmes d’argent. Premières amours.

Il me regarde dans les yeux.

– C’est du vécu ?

– Ouais. (Je lui verse un shot de Jack et le fais glisser sur le comptoir. Même avec un sourire aux lèvres, il a l’air d’en avoir besoin.) Du vécu de barmaid. Tu as peut-être simplement besoin d’une distraction.

Je jette un coup d’œil vers ses amis, la brune continue à le fixer. Il suit mon regard et secoue la tête.

Luke lève le shot, renverse la tête en arrière et le vide cul sec. Il repose le verre sur le bar et soupire en toussant un peu.

– Merci.

– Je t’en prie.

– Et toi ?

Je mets le verre dans l’évier.

– Moi quoi ?

– As-tu besoin d’une distraction ?

Un sentiment étrange m’envahit, mais je lui souris d’un air amical.

– Ça va.

Luke penche la tête en me regardant par en dessous.

– Que veux-tu dire par ça va ?

Je saisis un torchon et lui réponds sans le regarder :

– Ça veut dire que je ne fréquente pas les mecs que je rencontre au travail.

– Je ne te demande pas une relation, Fossettes.

Avec un sourire sournois, il sort un autre billet d’un dollar et le glisse dans le pot. Quand il me regarde, mon corps se contracte. Son regard me prouve qu’il sait, il sait que j’ai passé une mauvaise journée, je sais qu’il passe une mauvaise soirée, il apprécie que je le devine à demi-mot.

Je n’apprécie pas de ressentir une telle alchimie entre nous, je n’aime pas l’idée de lire si facilement en lui.

Ou plutôt, je n’apprécie pas de l’apprécier à ce point. Je ressens encore l’angoisse de ce matin, mais lui parler semble me libérer.

– En parlant de ça, ajoute-t-il calmement, je n’ai pas beaucoup vu tes fossettes ce soir.

Je hausse les épaules.

– Pour résumer, j’ai passé une mauvaise journée.

Il s’appuie sur ses coudes et m’examine :

– On dirait que tu as de la pression à évacuer, toi aussi.

J’éclate de rire, incapable de résister à avouer :

– Probablement vrai.

Il attrape un dessous de verre et le fait tourner devant lui.

– Quelqu’un pourrait peut-être t’aider.

Je l’ignore et commence à nettoyer le bar. C’est loin d’être la première fois qu’on me drague au travail. Mais c’est bien la première que je suis tentée d’accepter. Mon cœur tambourine quand j’imagine ce qui pourrait se passer.

– Tu as un petit ami ? demande-t-il sans se décourager.

Je secoue la tête.

– Non.

Si ce que je vois de son corps habillé est une indication fiable, je parie qu’il est superbe nu.

Je parie aussi qu’il en a parfaitement conscience.

Cette conversation avec moi-même est le signe que ça fait bien trop longtemps que je n’ai couché avec personne. La dernière chose dont j’ai besoin, c’est d’un mec comme Luke. Je respire un bon coup et m’éloigne un peu de lui.

Il me suit des yeux.

– Donc ne pas fréquenter les mecs que tu rencontres au travail, c’est une vraie règle, genre ?

– Plus ou moins.

Je plie le torchon et le glisse dans mon tablier en le regardant dans les yeux.

– Et si je promets que ça vaut le coup ?

Pourquoi suis-je instantanément persuadée qu’il dit la vérité ? Il sourit timidement, mais dans ses yeux brun miellé, je lis qu’il ne compte pas s’arrêter là.

– Je ne doute pas que tu sois extraordinaire. (Je m’appuie contre l’évier en le regardant, étonnée par ma propre audace.) Mais je ne souviens pas de ton prénom.

– Bien sûr que si.

Il croise les bras et sourit.

Je m’efforce de ne pas l’imiter.

– À quelle heure termines -tu ce soir ?

Je ne peux pas m’empêcher de regarder sa bouche et d’imaginer ce que je ressentirais s’il m’embrassait le cou, la poitrine, le ventre de ses lèvres chaudes et ouvertes.

Tant qu’à enfreindre une règle, autant le faire en étant sûre du résultat, non ? Quoi de mieux pour me sortir de ma sécheresse sexuelle que quelqu’un qui sait vraiment ce qu’il fait ? Quelqu’un qui n’aura jamais envie de quelque chose de sérieux ?

Le silence s’étire entre nous, je me redresse, attrape le ticket que la serveuse pose sur le bar. C’est maintenant ou jamais.

– Je termine à une heure du matin.

 

Chapitre 2

Luke

JE NE SAURAIS DIRE CE QUI LA DIFFÉRENCIE de toutes les filles que j’ai invitées chez moi. Je me hâte dans les escaliers, j’arrive devant la porte avant elle pour jeter un coup d’œil rapide au salon et à la cuisine plongés dans l’obscurité.

Ça va à peu près.

Pas de carton de pizza sur la table basse – et, plus important encore – pas de boxers par terre dans la cuisine. Je me concentre très fort en invoquant les dieux de la garçonnière pour m’assurer de leur soutien : il n’y a pas intérêt à y avoir le moindre préservatif en vue dans la chambre. Ou dans la salle de bains, d’ailleurs.

J’ouvre grand la porte et souris :

– Je t’en prie.

Logan me dévisage puis observe l’entrée avant d’avancer avec précaution. Je tends la main pour allumer la lumière du salon.

Et voilà la différence : la plupart des filles entrent chez moi à reculons, agrippées à ma chemise. Certaines me dévisagent en attendant le petit signe du menton qui leur indiquera la direction de la chambre. Cette fille observe les alentours, exactement comme elle me regarde, comme si elle n’était pas sûre d’avoir envie de toucher quoi que ce soit.

Je devine la signification de son grand soupir avant même qu’elle n’ouvre la bouche :

– Je viens de réaliser que je n’ai aucune idée de ce que je fais ici.

Je recule d’un pas. Sans hésitation, je réplique :

– Rien que tu n’aurais pas envie de faire.

Mais dans mon for intérieur, je laisse échapper un long gémissement de souffrance : cette journée est décidément marquée par le signe du drame. J’aimerais me délester de mes préoccupations en la baisant vite et bien, mais je n’ai pas le courage de déployer des efforts interminables pour la séduire.

À l’instant où j’abandonne le plan A, mon ventre gargouille, je jette un coup d’œil vers la cuisine.

– Tu as faim ?

Elle hausse les épaules.

– Un peu.

– Jai des… (Je m’approche du réfrigérateur et l’ouvre pour en inspecter le contenu.) Bières. Tortillas. Sauce Sriracha. Céleri, poivron et… (j’ouvre le tiroir) du fromage râpé.

Elle ne répond pas. Je me tourne pour la regarder, son expression méfiante est à mourir de rire. Je dessine un cercle dans l’air devant son visage en lui demandant :

– C’est quoi cette expression ?

– Je n’ai aucune idée de la tête que je fais.

Elle se redresse et me sourit faiblement. Je m’appuie à la porte du réfrigérateur.

– Alors, dis-moi à quoi tu penses.

Elle lève les sourcils comme pour s’assurer que j’ai vraiment envie d’entendre sa réponse. Jacquiesce.

– Tu es presque trop caricatural pour être vrai.

J’éclate de rire.

– Ah oui ?

La vérité s’échappe de ses lèvres.

– Tu es un mec sexy, tu viens de vérifier que la dernière fille qui a dormi ici n’a pas laissé sa culotte sur le canapé et ton réfrigérateur est vide comme celui de tout célibataire qui se respecte.

J’ajoute « observatrice » à la liste des choses qui m’intriguent chez cette fille.

Je hausse les épaules en lui souriant :

– Je mange souvent dehors.

 Et si ces éléments sont aussi bien corrélés que je le pense, j’en déduis que tu es très bon au lit et que tu as probablement une énorme bite.

Elle est tellement drôle. Je tente sans succès de réprimer un sourire et finis par rire à gorge déployée. Elle m’offre un véritable sourire, qui réveille en moi un sentiment inattendu. Les sourires sexy m’excitent et me font bander, mais son sourire n’est pas seulement sexy, il est heureux. Et ce ne sont pas seulement ses fossettes. Ses yeux brillent, ces étincelles sont authentiques. Je ne sais pas si un véritable sourire peut être autre chose qu’heureux mais le sien est le plus beau et plus heureux sourire que j’aie vu depuis bien longtemps.

Je me passe une main sur le visage et m’approche d’elle, en m’efforçant de calmer la tension qui monte en moi quand j’effleure ses cheveux. Je fais glisser une mèche derrière son oreille en murmurant :

– Écoute, Logan.

Ses yeux se plissent d’un air sceptique, elle se mord les lèvres pour ne pas sourire.

Je pourrais lui demander pourquoi, mais je suis trop perturbé par le fait de la regarder, loin de l’éclairage tamisé et coloré de Fred’s. Là-bas, elle avait l’air sûre d’elle, son sourire taquin prenait le pas sur son regard prudent. Ici, je vois que ses yeux ne sont pas seulement bleus, leur iris est d’un turquoise éclatant, entouré d’un cercle de cobalt, son nez est recouvert de taches de rousseur. Elle se mord le coin de la lèvre en continuant à détailler mon salon.

Bordel de merde, est-elle vierge ?

Devrais-je poser la question ?

Non. Elle porte des bottes à talon et une jupe courte en tartan, je n’ai aucune envie de risquer de me prendre ces talons d’acier dans la cuisse, ou pire. J’ajoute :

– Si tu veux aller dans ma chambre, je suis partant. Tu es belle, mignonne, ta bouche ressemble à une sucrerie.

Même en fixant ses lèvres, je ne peux m’empêcher de remarquer quelle a levé les yeux au ciel. C’est une contradiction vivante : elle semble aussi déterminée et dure à cuire que fragile comme du cristal.

– Ou, je propose en reculant d’un pas, on peut commander une pizza et jouer à Titanfall sur la Xbox.

Je devine qu’elle refusera – ce qui est normal, parce que je ne vois pas comment il serait possible qu’une fille aussi sexy connaisse l’existence de Titanfall.

Je ne m’attends pas à voir ses yeux s’illuminer. Elle se reprend et observe à nouveau le salon. Je dois admettre que je me suis trompé sur son compte.

Je retire mes chaussures, me dirige vers la cuisine, récupère deux bières dans le frigo et ouvre l’application pour commander des pizzas de mon téléphone avant de faire un geste vers le salon :

– C’est parti !

Elle sourit et marche avec légèreté pour s’installer à côté de moi sur le canapé. Je la regarde attraper la manette, son pouce glisse avec assurance sur le petit joystick.

– Est-ce que tu mourras de honte si je te mets la pâtée ?

Je secoue la tête et souris en allumant la console.

– Non. Ma grand-mère m’a offert ce jeu la semaine dernière, je suis sûr qu’elle serait ravie d’apprendre qu’une fille m’a battue.

Je sens son regard insistant sur mon visage tandis que je sélectionne les options sur le menu. Je me tourne pour la regarder, ses fossettes se creusent, elle sourit :

– Cest mignon.

– C’est mignon que ma grand-mère m’ait offert un jeu vidéo de tir ?

Je suis tenté de lui raconter que ma grand-mère m’a aussi envoyé à Vegas pour mes vingt et un ans en me disant que je pouvais me faire tatouer mais en me faisant promettre de ne pas coucher avec une call-girl. Quand je lui ai répondu que je n’avais jamais eu besoin de payer pour du sexe, elle m’a donné une petite tape sur la joue.

– Ouais. (Logan regarde le téléviseur.) Tu as quoi ? Vingt-deux ans ?

– Vingt-trois. Vingt-quatre en octobre.

– Waouh. Vingt-trois ans et demi ! (Elle me pince la joue.) Mon cousin de onze ans et demi le précise toujours aussi.

– Tu es très drôle.

Son rire vibre en moi.

– Presque vingt-quatre, répète-t-elle. Il est peut-être temps de laisser tomber les jeux vidéo, non ?

Je désigne ses mains de la tête.

– Tu as l’air plutôt à l’aise avec une manette, Fossettes.

Elle hausse les épaules et me dévisage à nouveau.

– Disons que ces derniers temps, j’ai plus souvent tâté de ce genre d’engins que de ceux-là, dit-elle en désignant ma braguette.

Je tousse, manque m’étouffer avec une gorgée de bière. Elle tourne la tête vers la télévision, éclate de rire en désignant l’écran :

– Dis-moi que tu n’es pas GiantD92.

Je lui fais un clin d’œil :

– J’imagine que tu sais que je le suis.

Logan secoue la tête, mais ça ne ressemble pas à un geste d’exaspération. Ses joues ont rosi, je le distingue même avec la lumière tamisée de la télévision. Elle est assise à seulement quelques centimètres de moi.

Elle rejoint le jeu, nous choisissons nos personnages. Au moment où le jeu se charge et où la carte apparaît, je réalise que je n’ai jamais joué aux jeux vidéo avec une autre fille que ma sœur Margot, qui est très mauvaise. J’ai appris les commandes basiques pour courir sur les murs, sauter par-dessus les obstacles, mais je ne contrôle pas encore totalement les actions de mon personnage et j’ignore la plupart des trucs de Titan. À côté de moi, Logan semble experte, je commence à me demander si ce n’est pas une hackeuse.

Elle n’est pas du genre à parler pour ne rien dire. Elle est belle à croquer, mais elle ne glousse pas pour un rien et n’essaie pas de m’impressionner à tout prix. Et pourtant, elle gagne. Je suis étonné de la facilité avec laquelle tout s’enchaîne, nous nous sentons bien tous les deux, le bruit des coups de feu du jeu vidéo et une occasionnelle ribambelle d’insultes en signe de victoire ou de frustration en fond sonore.

Elle hurle, alors qu’elle est juste à côté de moi :

– Utilise le sniper !

Nos pouces s’effleurent sur la manette.

– Non, j’aime bien le Mk5.

– Chaton, tu tires n’importe où, tu vas finir par me toucher. Essaie d’être plus précis pour deux petites secondes, putain !

Je ris, change d’arme et tire sur un ogre, ouvrant une nouvelle voie.

– Tu peux me dire merci, chantonne-t-elle.

– Merc… putain ! je crie. (Mon personnage vient de se faire tuer par une rafale de l’autre équipe.) D’où est-ce que ça vient, bordel ?

Elle met le jeu en pause.

– Waouh. Tu n’as pas duré longtemps.

Ses yeux pétillent d’amusement, elle me sourit d’un air sardonique.

Elle a l’air extrêmement à l’aise avec les sous-entendus, en plaisantant à propos du sexe – la raison pour laquelle nous sommes là – mais je sens qu’elle ne fera pas le premier pas.

– Puis-je te poser une question ?

Elle attrape sa bière.

– Tu veux dire une autre ?

Je la dévisage d’un air sérieux. Taquine, elle me sourit – ses fossettes me rendent fou, putain.

– Oui, d’accord. À la condition que tu ne te fâches pas si je refuse de répondre.

– Pourquoi es-tu partie avec moi ce soir ? Au risque d’avoir l’air d’un parfait connard, tu as dit que tu ne fréquentais pas les clients du bar, mais te voilà ici.

– C’est vrai, réplique-t-elle. Ça ne m’est jamais arrivé.

Sa réponse me surprend.

– Jamais ?

Elle secoue la tête.

Je me demande si c’est tout ce que je tirerai d’elle. Elle n’a pas répondu à ma question, mais elle semble continuer d’y réfléchir. Finalement, elle ramène une jambe sur le canapé et se tourne vers moi.

– Je vais te poser une question, moi aussi.

Je lève le menton en acquiesçant, bois une gorgée de bière, et j’attends.

– Est-ce que tu fais ça souvent?

me si son geste désigne toute la pièce, je devine qu’elle ne parle pas des jeux vidéo.

Je calcule mentalement dans ma tête. Peut-être dix fois ces deux derniers mois ? Ça lui semblera peut-être beaucoup.

– Euh… pas tous les soirs, mais oui, parfois.

– Pourquoi ? demande-t-elle.

Pourquoi ? La question semble absurde. Pourquoi coucher avec des filles ? Est-ce vraiment ce qu’elle me demande ?

Je la contemple, ses grands yeux bleus étincelants sont fixés sur moi, attendant une réponse. Comment est-il possible d’avoir l’air si innocent et si méfiant à la fois ?

Pour tout dire, on m’a déjà posé ce genre de question. En général, la fille lève les yeux vers moi au lit, avant ou après le sexe, et lance avec la plus grande désinvolture possible :

Tu dois avoir vu passer beaucoup de filles dans ce lit.

Quand as-tu ramené quelqu’un chez toi pour la dernière fois ?

J’espère que tu sais que je n’ai pas l’habitude de coucher le premier soir. C’est différent cette fois, Luke.

Mais on ne m’a jamais posé la question sur le canapé, dans une vraie conversation, tout habillés, en me fixant avec des yeux presque dépourvus du moindre jugement.

– En ce moment, je sais que je ne suis pas capable de plus. Ça ne signifie pas que j’ai peur de l’engagement ou de quoi que ce soit d’autre. Je veux dire… J’ai déjà été amoureux et je ne suis pas sûr d’être prêt à recommencer.

Elle laisse échapper un petit rire perçant, acquiesce et boit sa bière.

– Du moins, pas tant que je travaillerai comme un fou. (Ça a l’air ridicule. Je comprends l’absurdité de cette remarque. Tout le monde travaille comme un fou. Tout le monde a mille choses à faire, nous sommes tous jeunes et chaotiques.) Mais à part ça, je suis un mec. J’aime le sexe. J’aime les femmes. Est-ce que c’est assez franc pour toi ?

Elle hoche la tête.

– À ton tour.

Quelque chose s’éveille en moi. Ça fait très longtemps que je n’ai pas eu une conversation aussi franche et ouverte avec quelqu’un en dehors des membres de ma famille. J’avais oublié à quel point c’était agréable.

 

À SUIVRE