Jour 1

Breen

Jeudi 27 juin 2013.

 

Je suis éreintée. Mes muscles souffrent, mes cuisses me brûlent et mon intimité est marquée pour toujours par ce qui vient de se passer. Je ne suis plus que courbatures et fatigue. J’ai mal, aussi bien en dedans qu’en surface. Je ne supporte plus le moindre effleurement, même la plus petite respiration me provoque des élancements douloureux.

Comment ai-je pu en arriver là ? Il paraît que le temps aide à oublier ce genre d’épreuves, mais en cet instant, je n’en crois pas un mot. Comment pourrais-je effacer de ma mémoire ce que je viens de traverser ?

 

Depuis que je suis arrivée ici, je ne fais que revivre inexorablement les actes qui m’ont conduite dans cet endroit, regrettant chaque mauvaise décision qui a jalonné ces derniers mois. Mon corps ne s’en remettra jamais et mon esprit gardera cette empreinte jusqu’à la fin de ma vie. Mon envie de pleurer est abyssale, mais mes sanglots restent bloqués, devenant une boule épineuse dans ma gorge encore irritée de mes suppliques. Même mes haut-le-cœur n’arrivent pas à m’en débarrasser. Je n’ai pas versé une seule larme jusqu’ici, j’ai hurlé dans ma tête, serrant les dents jusqu’à risquer de les briser. J’ai prié, pour la première fois de ma vie, cherchant un soutien quel qu’il soit. Sauf qu’il n’y a eu personne pour me venir en aide. Personne pour me mettre en garde, me protéger ou même me soutenir maintenant que c’est terminé.

Je ne suis plus prisonnière de son existence, il n’a plus d’emprise sur mon corps. C’est fini. Mais plutôt que d’être soulagée, je me sens perdue. Isolée. Terriblement bouleversée. Pourtant les inconnus qui m’entourent ne semblent pas porter de jugement sur moi. Ils m’envoient au contraire de l’empathie et de l’espoir. Comme s’ils savaient déjà ce qui m’attend. Comme s’ils n’avaient aucun doute sur le futur qui patiente derrière ce mur gris, que je regarde sans réellement le voir. Ce futur que je n’espère plus et qui s’apprête à chambouler ma vie.

 

Les allées et venues sont si fréquentes que j’ai cessé de regarder vers la porte chaque fois que celle-ci s’ouvre. J’ai rempli ma part du marché, j’ai fait exactement ce qu’ils attendaient de moi. J’ai mis ma honte et ma peur entre leurs mains. J’ai parlé, ils savent. Maintenant, je veux juste me reposer. J’ai besoin d’un moment afin de remettre de l’ordre dans mes idées, de réfléchir à ce que je vais devenir. Ma grand-mère est morte, ma mère m’a rayée de sa vie, je n’ai plus un seul ami ici.

 

Les minutes s’égrènent au rythme des tic-tac de l’horloge, des boum-boum de mon cœur, des pleurs lointains qui résonnent entre mes tempes. Puis, sans prévenir, toutes ces sensations et ces pensées sont éclipsées par une présence qui pénètre dans la petite pièce tamisée dans laquelle je me trouve. Mes yeux se tournent vers elle et mon cœur réagit instantanément, alors que je le pensais trop blessé, trop abusé pour ça.

Un courant d’air à la fragrance inconnue se faufile jusqu’à mon lit tandis que la silhouette approche. Je remonte le drap sur moi, le serre entre mes doigts froids pendant que je contemple mon visiteur.

— Salut.

C’est un garçon. Sa tenue est exactement comme celle des autres que j’ai aperçus en arrivant ici, sauf qu’il est sans aucun doute le plus beau de tous. Sa beauté se fracasse contre mon cœur fatigué et, même si je ne croyais pas ressentir une telle chose à un moment pareil, je ne peux pas la nier. Je ne peux pas la rejeter.

 

Il me semble le connaître, pourtant c’est la première fois que je le vois. Mais je n’ai besoin que de cette seconde pour sentir au fond de moi l’effleurement d’un sentiment nouveau. Oui, moi, cette fille paumée et fragile qui vient de vivre sa pire année, en un seul regard, c’est comme si je l’aimais déjà. Je devrais être terrifiée. Je le suis peut-être un peu jusqu’à ce qu’il tourne ses yeux bleus dans ma direction. Il ne sourit pas, sûrement tout aussi troublé que moi par cette étrange atmosphère. Il partage mon air surpris, regardant par-delà mon corps comme s’il s’était trompé d’endroit. Une petite voix me souffle qu’il est exactement là où il doit être.

Ce n’est ni le lieu ni l’instant pour ressentir quelque chose comme ça et pourtant… Des tas de questions affluent dans mon esprit soudain plus alerte. Des interrogations saugrenues, un brin désespérées. J’attends, sans respirer, que ses iris inconnus rencontrent les miens. Suspendue dans un moment hors du temps, une réalité où ce que je viens de traverser ne doit rien venir gâcher. Il est peut-être ma chance de me relever. Mon unique espoir pour avancer. Et quand il s’adresse à moi, le son mélodieux qu’il m’offre annihile tous mes doutes. Ma poitrine se contracte et je sais. Je sais, sans comprendre comment, que quelque chose s’est aussi allumé en lui, alors qu’il ne connaît même pas celle que je suis. Étrange ? Probablement. Mystique ? Irrémédiablement.

 

Il avance vers moi et je me redresse pour mieux l’accueillir. Il me salue d’une main hésitante, se présente d’une manière inattendue et un peu maladroite. Et je ris. Doucement mais sincèrement. Un son que je n’avais plus entendu depuis des lustres. Et ça m’emplit d’espoir.

Cela fait des mois que je navigue dans la brume, sans confiance et sans soutien. De longs mois à prier pour qu’il arrête de me faire si peur. Pour qu’il ne soit plus le cauchemar qu’on m’a promis. Ce temps-là semble révolu aujourd’hui, comme le premier jour d’une nouvelle vie. Mon instinct s’enflamme et me promet que cette rencontre marquera à jamais un tournant dans mon existence.

 

Jour 1. Celui où les certitudes meurent et où une nouvelle voit le jour : l’amour.


 

Jour 1

Breen

Cinq ans plus tard. Aujourd’hui.

 

Je pose une main sur la porte vitrée devant laquelle j’hésite depuis dix bonnes minutes. Partir ou entrer, je n’arrive pas à me décider. L’expo photo à laquelle mon ami Ben m’a invitée a attiré du monde, il ne remarquerait peut-être pas mon absence si je choisissais de faire machine arrière. Il me suffirait de sauter dans ce taxi et…

— Breen !

Zut, je suis repérée.

— Salut, Ben.

— Tu es venue, il lance avec un grand sourire en me serrant dans ses bras. Suis-moi !

Il attrape ma main, pousse la porte d’un coup d’épaule et me traîne à sa suite parmi la foule.

— Il y a beaucoup de monde ! je m’étonne en m’accrochant à son bras. C’est super pour toi !

— Ils ne sont pas tous là pour moi, tu sais. Je ne suis pas le seul à exposer ce soir, il y a aussi ce photographe anglais hyper connu, Sawyer Hall.

Il vient de prononcer ce nom en prenant une voix de speaker de fête foraine et en exagérant un horrible accent anglais. Cet imbécile arrive toujours à me faire rire de rien.

— La plupart des gens présents sont là pour lui, il reprend avec le même engouement. Ses expositions sont peu nombreuses, ce qui les rend exceptionnelles. J’ai halluciné quand j’ai su qu’un mec de son envergure avait lui-même demandé à exposer ici. Il aurait pu aller sur Paris, mais au lieu de ça, il a choisi la Bretagne ! J’ai jamais vu autant de monde débarquer à Camaret, les rues sont bondées !

— C’est vrai qu’on a eu beaucoup de clients au café aujourd’hui, je comprends mieux. Mais peu importe qu’ils viennent pour ce type, c’est l’occasion pour eux de découvrir ton talent.

— Carrément, je suis trop content de partager les murs avec lui ! C’est comme un fantasme que tu t’attends pas à réaliser. Ça me prend aux tripes, ça descend même plus bas et…

— J’ai saisi ! je le coupe en grimaçant, mes paumes levées devant son visage.

— Désolé, je suis tout excité ! il exulte en tapant dans ses mains. Attends-moi là, je vais saluer un ami et après je te ferai une visite guidée.

— Classe !

Il s’éloigne et je tourne sur moi-même pour repérer un coin moins peuplé. Camaret est une petite ville, c’est aussi pour ça que je m’y sens si bien, et je n’ai pas l’habitude de la foule. Quand les touristes débarquent, je les évite un maximum. Mais là, même si la galerie est plutôt immense, je suis obligée de jouer des coudes. Je m’excuse en souriant, jusqu’à me retrouver dans une aile plus calme. Je frotte mes mains contre mon pantalon, pas très à l’aise entre ces murs couverts de photographies que je détaille sans le vouloir. Des portraits, des lieux insolites made in France. Sans m’en rendre compte je déambule, incapable de les quitter des yeux, cherchant mon souffle dans ces moments de vie.

C’est étrange ces choses que j’aimais dans le passé et que je déteste aujourd’hui. Les photos en font partie. Elles me rappellent trop que ces arrêts sur image sont un mensonge. En immortalisant l’instant, elles promettent l’éternité alors qu’en réalité la seconde qui suit a déjà tout effacé. Sourire sur une photo n’empêche pas de pleurer une fois le flash passé.

Et puis il y a ce que j’aimais et que je désespère de retrouver. Jour après jour. Ma vie est comme une photographie, tout compte fait, qui me maintient prisonnière d’un paysage qui ne change jamais.

 

Mon cœur s’agite. Je n’aurais pas dû venir. Il y a tout ce monde et toutes ces photos, partout… Ça m’oppresse. J’amorce un pas pour rejoindre la sortie, avant de me figer face à un mur qui me renvoie une image que je reconnais. Elle a été prise à quelques kilomètres d’ici, à la pointe de Pen-Hir, sur la plus haute des falaises qui surplombe l’océan agité. J’adore cet endroit, j’y vais souvent, chaque fois que j’ai besoin de respirer.

Absorbée par ma contemplation, je détaille la minuscule silhouette qu’on aperçoit à peine, tout en haut de la toile brillante. Qu’est-ce que je disais ? Encore un leurre ! Cette personne a peut-être sauté et la trace qu’elle laisse ici n’a plus d’écho dans la réalité.

— Vous aimez ? me demande une voix grave derrière moi.

— J’aime cette falaise, je réponds sans me retourner.

— J’ai cru comprendre…

Son timbre étrange me fait lâcher la photo des yeux. Je me retourne pour faire face à l’homme qui n’a pas bougé et, soudain, comme si je me trouvais moi-même à l’extrémité de cette falaise, je ressens un profond vertige. Exactement comme lorsque je marche tout au bord pour apercevoir les rochers meurtriers en bas. Le vent y souffle fort, il tourbillonne dans un vide qui m’attire. Et cet inconnu me fait le même effet, ses iris bleus, perdus entre des cils épais, me fascinent. Ils ont une profondeur que je reconnais.

 

Mon cœur tressaute. Je cligne des yeux, consciente que je suis en train de le dévisager avec trop d’insistance. Il est beau, ce qui ne m’aide pas à me détourner. Je ne sais pas dire quel âge il a. Peut-être vingt-cinq ou trente ans. Il a essayé de coiffer ses cheveux en arrière, sûrement pour coller au cadre propret de l’endroit, mais ils ne tiennent pas en place. La même mèche retombe sans cesse sur son front hâlé. Il est rasé de près, mais je suis prête à parier que ça n’arrive presque jamais. Sa bouche est entrouverte, probablement à cause de cette fille bizarre en train de le reluquer. Mon regard descend le long de son torse, courant sur sa chemise blanche impeccable. Sur la poche est épinglée une petite carte portant ce qui doit être son nom. En le lisant, j’entends la voix de Ben résonner dans mon crâne. Sawyer Haaaall !

— C’est bien moi, il précise en voyant ma tête aller et venir entre lui et le grand cadre derrière nous. Sawyer Hall, enchanté.

Ben a dit qu’il était anglais mais son français est parfait. Si je tends l’oreille, il a bien un léger accent, que je reconnais uniquement parce qu’à une époque j’ai eu le même. Je mets plusieurs secondes à repérer la main qu’il tend dans ma direction et la serre, maladroite. Je ne sais même pas ce qu’il vient de me dire. Je vois bien qu’il attend que je me présente, mais je suis trop perturbée par la chaleur qui se diffuse entre nos doigts.

 

— Je l’ai prise il y a quelques semaines, il m’informe en parlant de la photo exposée devant nous, sans me lâcher.

— Elle ne ressemble pas aux autres, je murmure en scrutant ses prunelles.

Je ne peux pas m’en empêcher. Elles ont ce je-ne-sais-quoi de… familier.

— C’est vrai, elle n’est pas comme les autres, il acquiesce en plissant ses yeux, comme s’il voyait en moi quelque chose d’insolite.

Je pourrais presque croire qu’il est en train de parler de moi. Mon cœur s’emballe.

— Elle ne devait pas être exposée, au départ, il poursuit sur le même ton. C’était censé être un simple paysage parmi tant d’autres, rien qu’un souvenir de voyage perdu sur une énième pellicule.

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— Elle, il chuchote comme si cet aveu était son plus grand secret.

Je reste muette, à observer cette petite silhouette lointaine que je regardais plus tôt et qu’il me montre du doigt. Floue et minuscule au milieu du reste. Insignifiante. Pas pour lui, apparemment.

 

— Breen, tu es là ! s’exclame Ben en interrompant cet instant étrange. Je t’ai cherchée partout !

— Trouvée, je rétorque en fermant les paupières.

En les rouvrant, je me rends compte que le photographe a finalement lâché ma main, pour disparaître dans la foule.

— C’était qui ce type ? il me questionne en me tendant une coupe de champagne.

— Sawyer Hall.

— Sérieux ? Merde, il est parti si vite que je ne l’ai même pas reconnu ! Il a coupé ses cheveux, faut dire ! Il t’a parlé de mes photos ?

— Du calme, il s’est juste présenté.

— En tout cas, il est encore plus canon que sur Instagram. Tristement hétéro, mais canon, il ajoute en grimaçant de déception, le regard braqué derrière moi. Mais on dirait que ton joli petit cul lui a tapé dans l’œil… il susurre en posant son bras sur mes épaules.

— Qu’est-ce que tu racontes ? je grince en me dégageant de son étreinte. Tu l’as dit toi-même, tu l’as à peine vu !

— Ouais, mais maintenant je l’ai dans le viseur et il a les yeux braqués sur toi, chérie.

— N’importe quoi, je râle en le bousculant. Quand est-ce que tu vas arrêter de m’inventer continuellement des pseudo-prétendants ?

— Je ne mens pas ! Regarde !

Il attrape mon menton et je suis la direction du doigt qu’il pointe sans discrétion.

Mon cœur connaît son premier vrai raté depuis presque une année. Ce petit loupé de battement caractéristique, qui m’avait tant manqué. Comme le signal muet d’une nouvelle chance à espérer.

Les yeux du photographe de renom s’accrochent aux miens et je frissonne quand il m’adresse un léger signe de la main.

— Qu’est-ce que je disais… raille Ben en vidant son verre.

Je suis incapable de lui répondre, ni de me détourner de Sawyer Hall. Parce que mon esprit vient de partir bien plus loin qu’il n’y paraît. En arrière de quelques années, lors de ce jour fatidique où il ne m’a fallu qu’un regard pour aimer.

— Je vais à l’étage, tu viens ? me demande Ben.

— Je te rejoins, j’articule doucement.

— Ok !

 

Quand je réussis enfin à détacher mes yeux de Sawyer Hall, c’est pour me replonger dans la contemplation de cette falaise. Je retiens mes doigts qui aimeraient tracer le contour de la silhouette minuscule, si proche du précipice qu’on la verrait presque chuter sans prévenir. Un frisson bizarre glisse le long de mes reins, alors je vide ma coupe d’une traite et tourne les talons, bien décidée à sortir. J’ai besoin d’air.

 

— Si vous cherchez votre petit ami, je l’ai vu prendre les escaliers.

C’est lui. Je reconnais déjà sa voix, comme si elle avait toujours fait partie de ma vie.

— Pardon ? je questionne sans comprendre.

— Votre petit ami, il répète en tendant son doigt vers le fond de la galerie.

J’éclate de rire, si fort qu’il m’adresse une moue surprise.

— Je ne sors pas avec Ben ! je me justifie immédiatement en comprenant qu’il est sérieux.

— Oh…

Son air soulagé entoure mon cœur d’une bulle de chaleur.

— Je m’appelle Breen, je lance tout à coup, alors qu’il ne m’a rien demandé.

— Breen… il répète pour lui-même. Ravi de vous rencontrer.

On se scrute en silence, aveugles de l’effervescence qui tourbillonne autour de nous.

— Je dois y aller, je souffle, même si j’aimerais rester là à le contempler.

— Déjà ? Vous venez à peine d’arriver.

— Comment…

Je ne termine pas ma phrase, trop décontenancée par son air impénétrable. Parmi tous les gens qui se pressent ici, il n’a pas pu me remarquer entrer. Pourtant, j’ai l’impression que c’est ce qu’il vient d’avouer à demi-mot.

— Laissez-moi vous offrir un verre, il reprend en cherchant mon regard. J’aimerais votre avis sur certains clichés.

— Je ne crois pas être la mieux placée. Pour tout avouer, je suis venue uniquement pour faire plaisir à Ben, alors…

— Vous n’aimez pas les expos photo ?

— Je n’ai rien contre les expos…

Je danse d’un pied sur l’autre et passe une main dans mes cheveux lâchés. Ce mec est photographe, alors si je lui dévoile le fond de ma pensée, il risque de m’assommer avec son appareil. D’ailleurs, d’où est-ce qu’il l’a sorti, je me demande en le découvrant dans ses mains.

 

— Hey ! je m’écrie quand le flash m’explose en pleine figure.

— Désolé, mon doigt a ripé, il se marre en jetant un coup d’œil rapide sur le petit écran. Donc, il poursuit en souriant, vous détestez les photos… Mon cœur saigne, il surjoue en frappant sa poitrine.

Ma salive passe de travers dans ma gorge, j’essaie de lui répondre par un sourire crispé.

— Je plaisante ! il s’empresse d’ajouter en remarquant mon malaise. Allez, venez !

Il m’attrape par le coude et m’attire à sa suite, sans me laisser la moindre chance de lui opposer une résistance.

— Celle-ci, il lance en me plaçant devant un cadre et en se glissant derrière moi. Qu’est-ce qui te chagrine ?

Je frissonne en l’entendant me tutoyer, ou peut-être parce que ses mains viennent de se poser sur mes épaules. Je recule et l’objectif de l’appareil qu’il a accroché autour de son cou s’enfonce entre mes omoplates.

— Je ne suis pas susceptible, il souffle dans mes cheveux. Je t’écoute.

Je détaille ce qui s’expose dans mon champ de vision. Je tremble un peu, Sawyer doit s’en rendre compte parce qu’il resserre sa poigne sur moi.

— Qu’est-ce qui la fait rire autant ? je lui demande en scrutant la jeune femme sur le portrait.

— Est-ce que c’est important ?

— Évidemment !

— Pas pour moi, il contre d’une voix plus rauque. C’est l’instant qui prime sur le reste.

Je poursuis mon observation de ce visage rieur, cherchant à définir ce qui peut bien provoquer l’éclat de rire immortalisé. Je ne suis pas d’accord avec lui, c’est la raison qui compte, pas la conséquence. Si ce qui la rend heureuse disparaît, son sourire n’a plus de raison d’exister. Et je sais de quoi je parle. Voilà pourquoi je n’aime pas ces fichues photos !

Il me pousse sur le côté et m’immobilise devant un nouveau cliché.

— Qu’est-ce que tu vois ?

— Une barque à la dérive, je murmure.

Vide, sans passager pour la manœuvrer. Certainement ce qui se rapproche le plus de la réalité.

— Je l’aime bien, je m’entends articuler en caressant le papier glacé.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a de si particulier ?

— Elle ne ment pas.

Il se met à côté de moi et je regarde son profil concentré. Une main sous le menton, il observe son œuvre comme s’il la voyait pour la première fois.

— Je vois…

— Pourquoi tu fais ça ? je lance, piquée par la curiosité. Pourquoi tu as choisi ce métier ?

— Parce que les gens ont cette faculté insupportable à oublier, il réplique d’une voix étrange. Dès que je prends une photo, j’arrête le temps. Je capture le moment pour que personne n’oublie. Jamais.

Je le regarde, bouche bée. Sawyer Hall est mon exact opposé. Moi, je veux me souvenir seulement pour mieux oublier.

Il se racle la gorge et secoue la tête, comme s’il se rendait compte de la portée de ses confessions.

— J’ai besoin d’un verre ! il lance en tapant dans ses mains.

Il part d’une démarche certaine et je fixe son dos, en me demandant qui est ce type avec qui je discute comme si nous nous connaissions depuis longtemps.

 

— Breen ? il m’interpelle, en remarquant que je ne l’ai pas suivi.

J’ouvre la bouche, sûrement pour lui rétorquer que je dois vraiment rentrer chez moi. Pourtant, mes pieds ont déjà traversé l’espace qui nous sépare. Je le suis en silence dans les escaliers, étourdie par le petit sourire qu’il m’adresse par-dessus son épaule tous les trois pas. Il est si large que je ne vois pas par-delà son corps. Alors je me contente de le suivre, comme si ma vie en dépendait. Et c’est peut-être vrai.

Il attrape deux coupes sur un plateau au passage et reprend sa route jusqu’à la terrasse qui entoure le bâtiment.

— Tu as froid ? il s’inquiète en me voyant frissonner.

Été comme hiver, j’ai toujours froid, mais je ne lui dis pas.

— Tu es de Camaret ? il me demande en s’appuyant contre la rambarde. Ton prénom ne sonne pas très français.

— Je suis née au pays de Galles, près de Cardiff, je m’entends lui confier sans filtre. Mais ma grand-mère a une maison ici, qui appartenait à son père breton. Elle est revenue y vivre à la mort de mon grand-père et on l’a rejointe quand j’avais dix ans.

— Donc tu vis là avec ta famille ?

— Ma famille… je murmure en grimaçant. Je suis fille unique et ma mère et son nouveau mari vivent à Brest, maintenant, enfin, aux dernières nouvelles.

Je ne suis pas proche d’eux. Je ne l’ai jamais vraiment été et je n’ai plus de nouvelles depuis des années. Ce n’est pas comme s’ils me manquaient.

— Et ton père ?

— Inconnu au bataillon. Et toi ? Il paraît que tu es anglais ?

— Yes ! Je suis né à Brighton, très exactement. Mes parents y sont toujours. Quant à moi, dès que j’ai eu l’âge de partir, j’ai dépensé toutes mes économies dans un appareil photo et un billet d’avion pour l’Australie. Depuis, j’ai voyagé non-stop et je ne me suis plus posé nulle part.

— C’est pour ça que tu parles si bien français ? Grâce à tous tes voyages ?

— Mon père est français, j’ai grandi avec les deux langues. J’ai aussi passé deux étés sur la côte ouest quand j’étais au lycée. Et je reviens souvent en France, parce qu’il y a des tonnes de choses fabuleuses à photographier.

— Tu connais déjà ta prochaine destination ?

— J’ai décidé de faire une pause. Camaret ne m’a pas encore dévoilé tous ses mystères.

— Pourquoi être venu ici ?

— Un grand professionnel de la photographie m’a parlé de cet endroit et de l’atmosphère particulière de ses alentours. Il avait raison, cette ville et ses habitants m’inspirent…

Il prend une longue respiration, en me regardant droit dans les yeux.

— C’est chouette.

Je ne sais pas trop quoi dire de plus. Ma vie est tellement différente de la sienne. Fade, en comparaison. Pour autant, il s’intéresse à toutes les petites choses que je veux bien lui raconter et, sans m’en rendre compte, j’écoute les anecdotes de ses shootings à l’étranger. Je m’entends rire, le questionner, le charrier, et mon champagne manque même de me ressortir par le nez. Sawyer est drôle et avenant, ça faisait longtemps que je n’avais pas passé un aussi bon moment. C’est seulement lorsqu’un lointain clocher sonne vingt-trois heures que je réalise que je n’ai pas vu les minutes s’écouler.

 

— Cette fois j’y vais, je lance en renouant mon foulard autour de mon cou.

— Les gens doivent se demander où j’ai disparu tout ce temps, il rit en posant nos coupes à ses pieds. Je te raccompagne en bas.

On retraverse la foule toujours aussi compacte, il en profite pour me redemander mon avis sur plusieurs de ses œuvres. Je le remercie quand il me tient la porte pour sortir de la galerie et j’inspire une grande bouffée d’air frais.

Je n’ai même pas dit au revoir à Ben. Ce n’est pas bien grave, je l’ai aperçu avant de sortir, il avait l’air très occupé à échanger avec un homme. Échanger sa salive, pour être plus précise.

— Bon… j’amorce en refermant ma veste. C’était sympa de te rencontrer.

— Oui, il acquiesce en mordant sa lèvre.

— Bonne continuation…

Je laisse ma phrase en suspens, sur un léger ton d’interrogation. Je n’arrive pas à m’éloigner de son aura attirante et inutile de chercher le soutien de mon cerveau, ce n’est pas lui le capitaine de mon âme. C’est mon cœur qui commande, toujours. Il ignore les bons usages, il est intenable, intransigeant. Pressé d’aimer.

— Écoute, Breen, il m’interrompt d’un air gêné. Comme je te l’ai dit, je reste dans le coin un petit moment, alors, ce serait sympa de se revoir…

Ce serait sympa de le revoir, oui. Ce serait encore plus sympa de l’embrasser. Ça fait des jours et des jours que je n’ai pas ressenti une attraction aussi forte envers un homme. Mon cœur est compliqué. Et en cet instant, il me hurle d’essayer.

— Enfin, si ça te dit… il articule en riant devant mon visage perplexe.

Il prend ça pour de l’hésitation, mais j’essaie juste de maîtriser mon cœur surexcité. Il bat si fort que mon corps tressaute en avant, comme s’il essayait de me pousser vers Sawyer.

— Ok.

Quelle conne, cette réponse est nulle !

— J’aimerais bien, je m’empresse d’ajouter d’une voix trop aiguë.

— Tu m’intrigues et je… Mince, j’ai l’impression que si je te laisse partir comme ça, je ne te reverrai pas.

— Tu ne me connais que depuis quelques heures…

— En fait, je…

Il ne termine pas sa phrase et je hausse un sourcil étonné. Il regarde autour de nous, avant de me dévisager.

— Tu risques de me prendre pour un fou, mais si je ne le fais pas, j’ai peur de le regretter.

De quoi est-ce qu’il parle au juste ?

 

Et puis je comprends. Ses yeux vont et viennent entre mes prunelles et ma bouche. Je salive et mes lèvres tremblent, mais je ne me détourne pas. Je l’aime bien et mon cœur, lui, habitué à œuvrer de son propre chef, me crie de ne surtout pas reculer.

Sawyer amorce un pas vers moi, hésite, cherche à s’assurer que je suis prête à le laisser approcher. L’un comme l’autre, nous sommes conscients que cet instant est étrange, que deux personnes ne sont pas censées faire ça après seulement quelques paroles échangées et une coupe partagée. Pourtant, je hoche la tête dans un mouvement à peine perceptible et c’est tout ce qu’il attendait. Il efface le dernier espace entre nous et pose ses mains sur chacune de mes joues. Un truc passe dans ses yeux.

J’inspire quand ses lèvres me touchent, avide de son oxygène. Il m’embrasse, lentement, comme s’il pressentait déjà tout ce qu’il va avoir à apprivoiser. Il laisse sa bouche contre la mienne, immobile. Je le sens sourire, apprécier l’étreinte de nos souffles courts. Mon cœur exulte, espérant déjà pouvoir battre plus longtemps que cette barrière qu’il n’arrive jamais à dépasser. Quarante-neuf marches vers la liberté. Prêt, feu, partez !

J’entrouvre mes lèvres et il en profite pour glisser sa langue entre mes dents. Il m’embrasse avec une tendresse incroyable, tout en me laissant deviner ce qui bout derrière. Et j’ai hâte de le découvrir.

Ses doigts se perdent dans mes cheveux, les miens s’enfoncent dans sa taille. Ses mains pressent mes joues plus fort, me faisant pencher la tête pour approfondir nos mouvements. C’est langoureux, incroyablement bon. Un premier baiser à la hauteur de ce premier jour. Puissant et étonnant.

 

J’éloigne mes lèvres de celles de Sawyer après des minutes qui se confondent en heures et laisse mes yeux se perdre encore un peu dans les siens.

— J’ai eu envie de t’embrasser dès que je t’ai aperçue, Breen.

Il y a tant d’intensité dans sa voix que j’ai l’impression qu’il a attendu cet instant toute sa vie. Dans le fond, je sais que c’est seulement ce que je ressens moi. Parce que je suis comme ça. J’attends la rencontre qui me changera. Et dans mon esprit abîmé, désespéré, l’idée que Sawyer est peut-être celui qui réparera mon cœur vient de s’imprimer. C’est de la folie, mais je me mets à prier pour qu’il soit celui qui réussira là où tous les autres ont échoué.

 

L’exaltation embrase mes veines et je presse ma bouche sur la sienne, si fort qu’il grogne et me colle à nouveau contre lui. Je le sens partout, chaud et vibrant. C’est lui qui recule, cette fois, et je lèche mes lèvres pour apprécier encore un peu le goût qu’il y laisse.

— Un resto ? Demain soir ? il m’interroge, essoufflé, en levant un sourcil complice.

— Demain soir, j’accepte sans hésiter.

— Le Kraken ?

— Le Kraken.

Il rit, recommence à m’embrasser avant de se détacher à contrecœur.

— Je dois y retourner, il grommelle en coiffant mes cheveux ébouriffés derrière mes oreilles. Je t’attendrai à vingt heures. Non, à dix-neuf heures, il corrige en me faisant un clin d’œil.

Moi aussi je suis pressée de le retrouver demain. Je le connais à peine, mais ce qu’il crée en moi trouve un écho qui n’a rien d’étranger.

— Bonne nuit, jolie Breen.

Il enfonce ses mains dans ses poches et recule lentement, sans me quitter des yeux. Son sourire est magnifique et il continue à flotter dans mon esprit durant tout le trajet de retour.

 

Quand je verrouille ma porte, mon corps fourmille d’excitation. J’éclate même de rire en réalisant que je viens d’échanger un baiser, plusieurs, même, avec un homme à peine rencontré. Est-ce que c’est important ?

— C’est parti, Breen, je me murmure à moi-même.

Non, ça n’a aucune espèce d’importance.

 

Je marche jusqu’à la commode, jette un coup d’œil à l’horloge. Il est presque minuit. Je tire sur le tiroir pour en sortir un stylo. J’ouvre ma paume gauche et observe cette peau restée vierge d’encre trop longtemps. J’appuie la mine, je la sens s’enfoncer à mesure que je trace les contours de ce chiffre qui m’avait tant manqué.

1

 

Ce soir, un homme m’a embrassée, une nouvelle relation est née. Le Jour 1 vient de lancer le compte à rebours. Celui que je vénère autant que je le redoute. Mon cœur frappe un coup fort contre ma poitrine, comme pour me jurer qu’il va essayer. Encore une fois. Ce pauvre cœur déréglé, qui ne sait plus comment aimer plus de 49 jours. Perdu dans un labyrinthe passé, dont la clé a été emportée en même temps que le reste.

Cette rencontre inattendue vient de m’offrir une nouvelle chance. Mon dernier échec m’avait laissé croire que ça n’arriverait plus. J’avais tort. Sawyer vient de remettre la machine en route. Mon cœur se tient prêt, comme au premier jour. Revigoré par les sentiments que cet homme vient de lui insuffler. C’est encore léger, mais c’est bien assez pour relancer les rouages que je croyais bloqués. Seigneur, ça m’avait tellement manqué. Il m’avait tellement manqué.

 

Jour 1. Celui où les certitudes meurent pour mieux renaître. Recommencer.


Jour 2

Breen

Vendredi 28 juin 2013.

 

Je n’ai pas dormi de la nuit, je suis pourtant fatiguée. Les sutures sont encore douloureuses et gonflées. Pour la première fois, ce ne sont plus mes mauvais rêves qui m’ont tenue éveillée. Ni cette présence angoissante qui a pris possession de mon corps sans mon consentement. Encore moins l’empreinte qu’il laissait un peu plus en moi semaine après semaine et dont je ne pouvais pas me défaire. À présent, mon corps m’appartient. Un corps encore fragile et marqué, mais libéré.

Non, je n’ai pas fermé l’œil car j’ai passé chaque seconde à penser à lui. Il s’appelle Will, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai prononcé son prénom à voix haute depuis hier. Pas pour m’y habituer, parce que j’ai le sentiment que c’est déjà fait. Nous venons à peine de nous rencontrer, dans des circonstances peu propices à ce genre de sensations, mais je ne peux déjà plus me retenir d’imaginer des scènes d’un avenir jusque-là incertain. Je ne devrais pas m’emballer, mais je n’ai pas pu m’empêcher de fantasmer sur des instants de nos vies, quand nous serons sortis d’ici. Sur nos rires, nos disputes, nos étreintes à venir. Des détails d’une existence qui ne m’auraient jamais effleuré l’esprit avant.

Avant lui.

 

Tout va si vite, mais il y a des choses contre lesquelles on ne peut pas se battre. Les sentiments ne se maîtrisent pas. Je m’étais juré de ne plus subir les assauts de mon cœur, d’être mon seul guide. Je pensais être guérie de l’amour. Mais ma rencontre avec Will vient de tout remettre en question. Il a ce regard confiant, il ne me juge pas quand je lui confie certaines de mes craintes. Avec lui, ce sera différent, je le sens, c’est certain. Je n’ai eu besoin que d’un seul jour pour l’espérer. D’un deuxième pour m’y accrocher.

Les autres peuvent bien se moquer, me dénigrer ou essayer de me faire trébucher. Avec Will, j’ai l’intuition de pouvoir me relever quoi qu’il arrive. Je trouverai en lui la force qui me manquait. Je ne suis déjà plus celle que j’étais en entrant ici. Je n’accepterai plus qu’on me blesse sans riposter. C’est fou ce revirement. Comment un garçon que je viens tout juste de rencontrer peut-il à ce point m’ébranler ? Comment réussit-il à me convaincre que, au fond, la vie vaut d’être vécue ?

 

La porte s’ouvre et je sais déjà que c’est lui. Parce que personne d’autre ne se préoccupe de la pauvre Breen, mais surtout parce que mon cœur tressaute en sa présence. Will est venu me rendre visite plusieurs fois, comme pour me prouver combien lui aussi est perturbé par la situation. Je sens qu’il aimerait rester plus longtemps à mes côtés, mais il doit me laisser récupérer. Me retaper. Les médecins sont formels, si je veux sortir au plus vite, je dois me reposer. Et Will aussi. Il ne me le dit pas ouvertement, bien sûr, mais ses yeux parlent pour lui. Ce qu’il vient de traverser de son côté l’a bouleversé, j’ai entendu les médecins en parler. J’ai envie de le réconforter, mais je suis encore trop faible et maladroite. Il nous faut plus de temps pour nous cerner, nous apprivoiser, nous aider mutuellement.

 

Quand il ne me rejoint pas, il est seul et ça me tord le bide. Littéralement. Sa famille ne veut plus en entendre parler, je ne comprends pas qu’une si belle personne puisse être ainsi rejetée. Je me sens investie envers lui d’une mission que je ne comprends pas encore très bien. Peut-être parce qu’on ne m’a jamais protégée et que Will a besoin d’une aide que personne ne veut lui donner. Moi, je le veux. Je devrais me concentrer sur moi-même, me reconstruire d’abord, mais il me touche d’une manière inconnue. Il me ressemble beaucoup et notre solitude trouve le même écho. Je crois que c’est l’une des raisons qui nous poussent l’un vers l’autre. Ça, et cet incroyable lien qui semble unir nos âmes. Un vrai coup de foudre. Je n’avais jamais rien compris à ces histoires d’âmes sœurs, totalement fermée à ce genre de pensées. Étanche à l’humanité. Jusqu’à aujourd’hui.

Car aujourd’hui, alors que je le regarde sans plus savoir comment respirer, j’ai envie de serrer la main qu’il me tend, pour ne plus jamais la lâcher. J’avais peur, peut-être que je tremble encore à l’intérieur, mais mon corps meurtri se sent prêt à l’accueillir avec douceur. Avec espoir. Avec amour.

 

Jour 2. Le deuxième jour de ma nouvelle vie, celui des premiers cris du cœur.

Jour 2

Breen

Aujourd’hui.

 

Je n’ai pas dormi de la nuit. Ce n’est pas à cause de la peur, ni de la douleur, ou du silence insupportable qui m’étrangle depuis cinq années. J’ai fait défiler le film de l’expo, encore étonnée de la tournure que cette soirée a prise. J’essaie de saisir ce qui a pu provoquer une telle explosion d’émotions en moi. J’ai déjà fréquenté des hommes et ressenti cette urgence du premier jour, mais pas si fort. Sawyer a réveillé quelque chose de plus profond dans mon cœur. C’est encore trop obscur et englué dans une vieille souffrance pour que je puisse le comprendre, mais c’est bien là.

J’espère que ça ira, cette fois.

 

Je repousse la couverture et serre l’oreiller contre ma poitrine. Au matin du deuxième jour, j’ai toujours cette angoisse latente qui me tourmente. J’ai tendance à aimer vite. Trop. Est-ce que j’aime comme il faut ? La seule façon de le savoir est de laisser les jours faire leur œuvre, encore. Ce sont eux qui mènent la barque. Comme celle que Sawyer a photographiée, qui dérive sans que personne ne connaisse sa destination. J’espère juste qu’elle ne sombrera pas au quarante-neuvième jour.

Chaque jour en son temps.

 

Je me lève et rejoins la cuisine. Comme chaque matin, je fais réchauffer le café de la veille, celui que j’oublie toujours de boire. Je joue distraitement avec le stylo que j’ai laissé là hier soir, perdue dans mes pensées.

— Sawyer Hall…

Je le prononce à voix haute, variant les intonations comme une étrange incantation. Ça sonne bien, je trouve. Quand je pense que je l’ai laissé m’embrasser, mon cœur s’emballe. Je suis à la fois gênée et ravie. Bon sang, un photographe, qui l’aurait cru ? Il m’intrigue. Il ne partage pas la vision négative que j’ai des photos, mais il semble avoir une motivation intime qui aiguise ma curiosité. S’il y a bien une chose que j’ai comprise ces dernières années, c’est qu’il ne faut jamais alimenter ses a priori. Will est le premier à me l’avoir appris, et depuis, j’essaie de m’y tenir.

 

Je réalise ce que je suis en train de faire quand je sens la pointe du stylo s’enfoncer dans ma paume.

2

 

J’ai hâte d’être à ce soir. J’aime quand la peur se laisse doucement recouvrir par l’espoir.

 

Je m’active, prends une douche rapide qui n’efface pas ce chiffre familier et enfile mon uniforme de travail. Le café qui m’emploie depuis quatre ans m’oblige à porter une robe aubergine qui me tombe aux genoux, recouverte d’un tablier noir que j’ai oublié de repasser. Je crois que c’est ce que j’aime le plus dans ce boulot. Derrière ces habits imposés, personne ne devine ce qui se cache.

 

***

 

— Salut, Breen ! m’accueille Josie, la gérante de l’endroit. Comment c’était hier soir ?

— C’était… étonnant, je réponds en m’installant derrière le comptoir.

— J’espère que Ben a su se tenir, elle raille en me tendant un donut recouvert de sucre.

— Tu le connais !

— C’est bien ce que je pensais. Il m’a dit qu’un autre type exposait, je l’ai cherché sur Google et waouh…

— C’est vrai que Sawyer est canon, je souffle sans réfléchir, en croquant dans mon beignet.

— Je parlais de ses photos… elle précise en haussant un sourcil.

— Ah. Oh. Oui, oui, je m’empresse de rétorquer. Les photos étaient bien.

Elle m’observe avec ce regard canaille qui fait craquer tous les clients.

— Toi, tu ne me dis pas tout… elle articule en pointant son doigt vers moi.

Bon sang, cette femme est impossible !

 

La plupart du temps, les gens qui partagent mon quotidien ne font pas attention à moi. Du moins, pas plus que ce que je veux bien leur montrer. Mais Josie a le nez fin. Elle ne sait pas ce que j’ai traversé, elle ne connaît rien de Will et de ce qu’il a provoqué dans mon existence. Mais elle sent malgré tout que je cache beaucoup de choses. Elle a vu les marques sur mon poignet. Peut-être parce qu’elle a les mêmes.

Machinalement, je regarde le tatouage que j’ai fait faire par-dessus, pour recouvrir ce souvenir douloureux.

« Will I survive »

 

Une phrase simple au premier coup d’œil, un mantra stupide pour certains. Pourtant, il signifie beaucoup plus que ça pour moi. Personne ne voit qu’il y a plusieurs façons de traduire ces trois petits mots. Ils sont à la fois une question que je me pose chaque fois que ça devient trop dur : est-ce que je vais survivre ? Mais ils sont aussi une promesse, un pas en avant quand mon cœur reprend son décompte. Will, je survis. Sans toi. Pour toi. À cause de toi.

 

— Hey ! s’exclame Josie pour me ramener au moment présent.

— Désolée.

— Tu t’apprêtais à me parler de ce fameux Sawyer, elle insiste en posant deux thés sur un plateau.

— Je n’ai jamais dit ça.

— Ne m’oblige pas à te virer !

— Mais quel tyran ! On a un peu discuté, voilà, c’est tout.

— Et…

— Et j’ai rendez-vous avec lui ce soir, j’avoue en verrouillant le percolateur.

— J’en étais sûre ! Je l’ai tout de suite vu sur ton visage quand tu es entrée !

 

Elle traverse la salle pour servir nos clients et revient au pas de course. Elle attend que j’emballe une pâtisserie, souffle quand l’homme que je sers met trop de temps à compter sa monnaie.

Quand il part enfin, elle reprend son interrogatoire.

— J’espère que tu vas lui laisser le temps de t’amadouer, cette fois.

Je hausse les épaules, pour éloigner la raideur qui cherche à les accabler. J’espère aussi, mais ce n’est pas si simple.

— Ton dernier rencart était sacrément sexy. Vous êtes restés ensemble quoi… un mois ?

17 jours. Mon cœur sait aimer 49 jours, mais parfois il s’essouffle bien avant de les avoir atteints.

— Vous allez dîner ?

— Oui, au Kraken.

— Demain, je veux tous les détails !

Je souris, consciente qu’elle n’aura que la surface des événements. Et demain est un autre jour, rien ne dit que mon cœur battra encore pour Sawyer à ce moment-là.

 

On se sépare pour gérer l’affluence et, à la fin de mon service, je décide de faire un saut dans une boutique. J’ai besoin d’une nouvelle tenue, une qui ne portera pas les traces de mes précédents échecs. C’est facile de se recouvrir d’une couche toute neuve. C’est vital. Dommage que je ne puisse pas en faire autant avec mon cœur. Par chance, il est caché dans ma poitrine, terré dans sa grotte obscure.

Je traverse les rues de Camaret, sur ces trottoirs que je connais si bien. Je n’ai plus peur du regard des autres, ils ont oublié, si tant est qu’ils aient su. J’ai toujours été une fille transparente, vide de l’intérieur, et les seules fois où je me suis sentie comblée, c’était grâce à Will.

 

***

 

Je dépose mes achats sur le canapé et allume la télévision pour anéantir le silence qui règne chez moi. Le temps de reprendre une douche, de camoufler les dernières traces de ma nuit sans sommeil et de passer la combinaison kaki que je viens d’acheter, il est déjà l’heure de repartir. Je détache mon vieux vélo, l’unique moyen de locomotion dont je dispose, avant de le rattacher devant le restaurant dix minutes plus tard. Pile à l’heure.

Quand je remarque par la grande vitre que Sawyer n’est pas encore installé, je décide de l’attendre sur le trottoir. Je n’ai même pas pensé à prendre son numéro de téléphone, hier soir, et au bout de quinze longues minutes, je me dis qu’il n’a aucun moyen de me prévenir s’il a eu un empêchement.

 

— Je suis là ! j’entends une voix hachée crier derrière moi.

Je me retourne en souriant et mon souffle semble se caler au sien lorsque je l’observe courir vers moi. Ça tambourine dur dans ma poitrine quand je laisse mes yeux le détailler. Il est moins chic que la veille, il a troqué sa chemise pour un large tee-shirt et ses cheveux ont repris le dessus sur la coiffure qu’il leur avait imposée hier. Il est beau.

— Pardon, je suis en retard !

— Pas de souci.

 

On reste un moment à s’observer, à reprendre notre respiration. Je suis immobile depuis que je suis arrivée, mais j’ai le souffle court moi aussi.

— J’étais pas sûr que tu viendrais, il articule sans oser m’approcher davantage. Hier soir, c’était si…

— Soudain ?

— C’était intense, il corrige en mordant dans sa lèvre. Presque trop pour être vrai.

Il se balance d’un pied sur l’autre, en regardant tantôt ma bouche tantôt mes yeux.

— On entre ? je propose pour le mettre à l’aise.

Je sens bien qu’il a envie de m’embrasser, je ressens un besoin similaire. Mais j’essaie de m’imposer un rythme plus tranquille. Peut-être que ça préservera suffisamment mon cœur pour lui permettre de battre plus longtemps.

— Yes, il lance en se frottant les mains.

Il me tend son bras pour que je passe le mien en dessous et j’inspire l’odeur qui émane de lui. Je m’attends à une fragrance musquée, caractéristique des parfums d’homme, certainement pas à cette senteur légère, presque trop douce pour un mec comme lui.

— Tu as froid ? il s’inquiète en me sentant trembler contre son bras.

Oui, mais ce n’est pas ce qui fait tressaillir mon corps.

 

On pénètre dans le Kraken et le bruit des conversations étouffe mes souvenirs.

— L’expo s’est bien terminée ? je l’interroge en accrochant mon sac sur ma chaise.

— Ça n’en finissait plus, mais le résultat est là. J’ai vendu beaucoup de clichés et j’ai de nouveaux contacts plutôt énormes.

— C’est génial. La falaise a été acquise ?

— Celle-là n’était pas à vendre, il réplique d’une voix troublée. Mais la barque est partie !

— Elle vogue encore, alors…

— Elle vogue toujours, il ajoute en me dévorant de ses yeux brillants.

 

L’atmosphère est la même qu’hier soir, j’ai encore cette impression étrange que Sawyer voit en moi quelque chose qui m’échappe. Et notre baiser semble avoir amplifié cette électricité qui crépite entre nous.

J’attrape la carte et cache mon visage rougissant à l’intérieur. En parcourant les plats, je réalise que je meurs de faim.

— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?

— J’ai travaillé, je réponds en souriant au serveur qui approche pour prendre notre commande.

— Tu bosses où ? poursuit Sawyer dès que nous sommes à nouveau seuls.

— Dans un café sur la grand-rue, La Petite Tasse. C’est moins épique que ton boulot, mais je m’y plais.

— J’ai été barman à Sydney, j’adorais ça. Le bruit, la vie… le vin ! il renchérit devant la bouteille qu’on vient de nous servir.

— Je suis d’accord.

C’est drôle, sans le vouloir, Sawyer vient de citer les deux raisons principales qui m’ont poussée à choisir ce travail. La troisième étant bien sûr ma scolarité chaotique qui ne m’a pas permis de viser plus haut.

— Et toi ? J’imagine que tu as dormi toute la journée pour récupérer de ton bain de foule d’hier ? je plaisante en le regardant remplir mon verre de vin.

— Pour tout te dire, j’ai eu un mal fou à trouver le sommeil.

Il m’adresse un clin d’œil et j’avale l’alcool d’une traite. J’étends mes jambes pour soulager la pression qui court en moi et mon pied bute contre quelque chose.

Je me penche davantage sur le côté et souris en le voyant poser une main sur sa sacoche noire.

— Tu l’amènes partout avec toi ?

— Sans mon appareil photo, je me sens nu. Tu vois ces rêves où tes habits ont disparu et que tu te sens horriblement mal ? Eh bien, c’est l’effet que ça me fait.

Je vois très bien, même si mes raisons sont probablement très différentes des siennes. Je glousse en imaginant Sawyer déambuler entre les tables de ce restaurant, nu comme un ver. Je m’empresse de remplir mon verre pour noyer la sensation de chaleur que cette image diffuse en moi. Il rit à son tour, comme si mon visage trahissait le fond de ma pensée.

— Tu as quel âge ? je bafouille pour changer de sujet.

— Vingt-sept ans pendant encore quelques semaines. Toi ?

— Vingt-trois, je soupire malgré moi.

Même si j’ai l’impression d’en avoir cent, parfois.

— Je te donnais plus, il commente en me dévisageant.

Qu’est-ce que je disais…

— Au fait, j’ai discuté avec ton ami Ben après ton départ. Il a un sacré débit.

— Seigneur, je n’aurais jamais dû te laisser à sa merci ! je raille en secouant la tête. Dis-moi qu’il ne t’a pas parlé de sa muse japonaise…

— Alors il était sérieux ? il s’esclaffe en enfonçant sa fourchette dans son steak. Ce type est bizarre… mais ses photos sont cool !

— Attends, tu peux le redire pendant que j’enregistre ? Histoire que je lui fasse écouter chaque fois qu’il vient pleurnicher chez moi pour se plaindre de ses shootings !

Il pose ses couverts, trifouille son téléphone et l’approche de sa bouche.

— Bonté divine ! il crie soudain vers l’appareil. Les photos de Ben…

Il s’interrompt, me lance un regard perdu.

— Lebreton, je lui réponds en essayant de ravaler mon fou rire.

— Lebr… Sérieux ?

— J’te jure !

— Ok… Donc, les photos de Ben Lebreton sont incroyables ! Il a vraiment du talent, ce mec ira loin !

Je plaque une main contre ma bouche pour étouffer mes rires et j’essuie mes yeux humides avec ma serviette. Il relève la tête, et devant mon visage rouge, il se met à rire à son tour.

— Je te l’envoie, c’est quoi ton numéro ?

Je lui dicte, tentée de faire remarquer combien il est malin. Jolie technique pour choper mon numéro l’air de rien.

Ma poche vibre, mon cœur aussi.

— Bonté divine ? je reprends ses mots en lui faisant les gros yeux.

— C’est mon côté français. Et j’avais peur qu’un « putain de merde » ne te donne une mauvaise image de moi. Je peux faire une deuxième prise, si tu veux !

— Non ! Je n’arriverai jamais à finir mon assiette si je me remets à rigoler !

— C’est un son agréable, il souffle en m’observant sous ses longs cils.

— Tu ne diras plus ça le jour où tu m’auras entendue renifler comme un petit porc épileptique.

— Je me tiendrai prêt à t’enregistrer.

— Enfoiré ! Oh, et je ne valide pas le « Bonté divine » !

— C’est noté, va pour les grossièretés !

On se marre comme deux amis, même plus que ça vu les regards que nous partageons parfois. Mais certainement pas comme si nous venions juste de nous rencontrer. C’est vraiment fou ce qui se passe entre nous.

 

***

 

— Excusez-nous, mais le restaurant va fermer, nous interrompt poliment le serveur.

Je lance un regard surpris à ma montre. Le temps a filé à toute allure et j’aurais aimé que cette soirée dure encore un peu. Quand je relève la tête, Sawyer range son portefeuille dans sa poche intérieure.

— On s’était mis d’accord pour faire moitié-moitié ! je grommelle en croisant les bras sur ma poitrine.

— Alors on est obligés de se revoir, il rétorque en haussant les épaules.

Il cache son sourire en coin en se baissant sur le côté, ce qui l’empêche par la même occasion de voir le mien. Je me retourne pour attraper ma veste sur mon dossier et avant de lui refaire face, un léger clic parvient à mes oreilles.

— Tu m’as prise en photo ? je l’interroge d’un air soupçonneux.

— Nope. Ce serait très impoli !

Il garde le nez sur son appareil, avant de le ranger aussi vite qu’il l’a sorti. Il fait racler sa chaise contre le sol et m’adresse un hochement de tête vers la sortie. J’ai les mains moites, soudain, parce que dehors, il n’y aura plus de table entre nous. Plus rien pour contrôler l’attraction que je sens remonter alors que je le suis à l’extérieur. Plus rien pour éloigner ses lèvres qui viennent déjà de se poser sur les miennes. J’entends un grondement léger, que sa langue dépose sur la mienne. En retour, je lui offre un doux gémissement qui se mêle à sa salive.

— Putain, il gronde en posant son front contre le mien.

— Bonté divine, quelle vulgarité écœurante, je raille en le repoussant à peine.

Il reprend possession de ma bouche et son baiser est aussi bon que celui d’hier. Il dure plus longtemps, s’insinue plus loin en moi. J’ai chaud partout. Je ne sais pas l’image que nous donnons, à nous étreindre de cette manière au beau milieu d’un trottoir. Mais je m’en fous. Sawyer est en train de me faire un bouche-à-bouche salvateur et je ne veux pas que ça s’arrête. Je ne demande rien de plus, pour l’instant du moins.

— C’est la dernière fois que je me retiens pendant tout le repas, il articule en serrant mon visage entre ses mains. Qui es-tu, jolie Breen ? Pourquoi est-ce que j’ai autant envie de t’embrasser ?

Et moi, pourquoi j’ai autant envie de t’aimer ?

Je sens mes joues chauffer entre ses doigts froids, comme s’il venait de ramasser mon cœur gelé au bord de la route.

— Je veux te revoir, il conclut comme une évidence imbattable.

— Tout ça pour que je te paie le prochain resto, je blague pour cacher mon trouble.

— Je suis démasqué.

On avance en silence jusqu’au bord de la route, là où ma bicyclette patiente sagement.

— Jolie bécane ! il lance en hochant la tête. Elle fait des pointes à combien ?

— Ne te moque pas, elle est très susceptible ! je chuchote en m’accroupissant vers l’antivol.

Il m’observe défaire la chaîne.

— J’ai une grosse journée demain, il se plaint en fourrageant dans ses cheveux. Et j’ai un rendez-vous le soir. Un rendez-vous pro ! il ajoute pour me rassurer. Je peux t’appeler lundi matin ?

J’acquiesce en souriant, avant d’enfourcher mon bolide.

— J’ai passé une très bonne soirée, il souffle en scrutant mon visage.

— Moi aussi.

Il attendait cet aveu pour m’embrasser une dernière fois.

 

Je m’élance en pédalant doucement et je me retourne pour lui faire un dernier signe de la main. Quand il disparaît de mon champ de vision, je ferme les yeux une seconde. Je suis épuisée, mon corps subit toujours les vagues d’émotions comme une tempête qui n’offre aucun abri. C’est usant, terrifiant, mais ce sont les seuls moments où je me sens réellement en vie.

 

***

 

Je suis en train de chercher mes clés au fond de ma poche quand mon téléphone vibre contre mes doigts.

** Sawyer : Bien rentrée ? **

J’ouvre ma porte en tapant d’un doigt sur l’écran, puis je la claque avec mon talon en appuyant sur envoyer.

** Breen : À l’instant et toi ? **

** Sawyer : Je viens à peine de réussir à boucler ma ceinture. **

** Breen : Seulement maintenant ? Pas très habile de ses doigts, le photographe. **

** Sawyer : J’avais la tête ailleurs J **

Mes joues s’échauffent et mes lèvres forment un sourire attendri. J’observe l’écran, je ne sais pas quoi lui répondre. J’attends le bon moment. Sûrement l’instinct de préservation. Mon attention est figée sur les minutes qui s’égrènent. 23 h 57. 23 h 58. 23 h 59. Minuit.

 

Je fouille dans mon sac, décapuchonne mon stylo avec les dents et pose le téléphone sur ma cuisse. L’instant d’après, je réponds à Sawyer.

** Breen : Bonne nuit et merci. **

Merci pour ce premier souffle que je désespérais de reprendre. Merci pour le deuxième qui laisse entrer un peu d’air dans ma poitrine. Merci pour le suivant qui débute à peine.

3

 

Je regarde ce chiffre tout frais sur ma paume, qui recouvre l’ancien, avant de serrer le poing. Pas d’une manière victorieuse, parce que le chemin à parcourir est encore long et incertain. Je le serre encore, et encore, et encore, comme si mon cœur était à l’intérieur.

 

Jour 2. Le deuxième jour d’une autre vie, d’un autre cœur.

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