Je ne sens ni le béton glacé sous mes jambes ni la neige me tomber dessus. Je ne sens que le trou béant qui me déchire la poitrine. Impuissant, à genoux, je regarde Zed sortir du parking avec Tessa sur le siège passager.
Je n’aurais pas pu imaginer une telle scène, jamais dans mes putains de cauchemars les plus tordus je n’aurais pu imaginer ressentir cette douleur. J’ai entendu dire que ça s’appelait la douleur de la disparition. Je n’ai jamais eu quelque chose ou quelqu’un à aimer, jamais eu le besoin de posséder une femme, de la faire mienne complètement, et je n’ai jamais voulu m’accrocher à quiconque avec autant de force. La panique, cette putain de panique totale à l’idée de la perdre, n’était pas dans mes plans. Rien ne l’était. C’était censé être facile : la baiser, récupérer mon blé et foutre les boules à Zed. Facile. Sauf que ça ne s’est pas passé comme ça. Au lieu de ça, cette fille blonde en jupe longue, qui fait de longues listes pour tout et n’importe quoi, s’est doucement insinuée en moi. Je suis tellement tombé amoureux d’elle que je n’arrivais pas à le croire. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point je l’aimais jusqu’à ce que j’en gerbe dans un lavabo après avoir montré à mes connards de potes la preuve que j’avais volé son innocence. J’ai détesté ça, j’ai détesté chaque instant… mais je ne me suis pas arrêté.
J’ai gagné le pari, mais j’ai perdu la seule chose qui m’ait rendu heureux. Et, par-dessus tout, j’ai perdu le soupçon de bonté qu’elle m’avait fait découvrir en moi. La neige détrempe mes fringues, mais je n’ai qu’une envie : rejeter la faute sur mon père de m’avoir transmis son addiction, sur ma mère d’être restée assez longtemps avec lui pour faire un gamin aussi ravagé et sur Tessa pour m’avoir adressé la parole. Je voudrais rejeter la faute sur tout le monde, mais je ne peux pas. C’est moi qui l’ai fait. Je l’ai détruite, elle et tout ce que nous avions.
Mais je ferai n’importe quoi pour rattraper mes erreurs.
Où va-t-elle ? Est-ce que je pourrai jamais la retrouver là où elle va ?
Zed m’explique comment le pari est né.
– Ça a pris plus d’un mois, dis-je en sanglotant.
J’ai la nausée, je ferme les yeux pour essayer de me soulager.
– Je sais. Il n’arrêtait pas de se pointer avec des excuses et de demander plus de temps. Il voulait baisser le montant du pari. C’était bizarre. On croyait tous qu’il était obsédé par la victoire, comme pour prouver quelque chose, mais maintenant je comprends.
Zed s’interrompt quelques secondes et scrute mon visage.
– Il ne parlait que de ça et puis, le jour où je t’ai invitée à aller au ciné, il a pété un câble. Après t’avoir déposée, il m’a fait tout un sketch pour me dire de rester loin de toi. Je me suis foutu de sa gueule, je croyais qu’il était bourré.
– Est-ce que… Est-ce qu’il vous a raconté pour la rivière ? Et les… autres trucs ?
Je retiens mon souffle en posant la question. La pitié que je lis dans son regard m’apporte la réponse.
– Oh mon Dieu !
Je couvre mon visage de mes mains. Sa voix se fait plus basse :
– Il nous a tout raconté… Je veux dire absolument tout.
Je ne dis plus rien et j’éteins mon téléphone qui n’a pas cessé de vibrer depuis que j’ai quitté le bar. Il n’a pas le droit de m’appeler. Il n’a plus le droit.
Nous approchons du campus.
– Tu es dans quelle résidence maintenant ?
– Je n’habite plus à la cité U. Hardin et moi… Il m’a convaincue d’emménager avec lui la semaine dernière.
– Il n’a pas fait ça ? demande Zed, le souffle coupé.
– Si. Il est tellement… Il est juste…
Je bégaie, incapable de trouver le bon mot pour définir sa cruauté.
– Je ne savais pas que c’était allé aussi loin. J’ai cru qu’une fois que… tu vois, après la preuve… il redeviendrait comme avant, avec une fille différente chaque soir. Mais c’est là qu’il a disparu. Il ne venait plus nous voir, sauf l’autre soir quand il s’est pointé aux docks et qu’il a essayé de me convaincre avec Jace de ne rien te dire. Il a offert un gros paquet de fric à Jace pour qu’il la ferme.
– De l’argent ?
Hardin n’aurait pas pu faire pire. À chaque révélation répugnante, l’espace dans la voiture de Zed se rétrécit un peu plus.
– Ouais. Jace s’est foutu de sa gueule évidemment, mais il a dit à Hardin qu’il la fermerait.
– Et pas toi ?
Je me souviens des mains abîmées d’Hardin et du visage de Zed.
– Pas vraiment… Je lui ai dit que s’il ne t’avouait pas tout rapidement, je le ferais. Visiblement, il n’a pas trop aimé, répond-il en désignant son visage. Si ça peut t’aider à te sentir mieux, je crois qu’il se soucie vraiment de toi.
– Ce n’est pas le cas. Et même si ça l’était, ça n’a aucune importance.
J’appuie ma tête contre la vitre. Chacun de nos baisers, chacune de nos caresses ont été partagés avec les amis d’Hardin, chacun de nos instants révélé. Mes moments les plus intimes. La seule intimité que je n’aie jamais eue avec quelqu’un ne m’appartient plus, plus du tout.
– Tu veux venir chez moi ? Je ne veux pas être lourd ou te faire flipper, juste j’ai un canapé que tu peux squatter, jusqu’à ce que tu… saches ce que tu veux faire.
– Non. Non merci. En revanche, je peux me servir de ton téléphone ? Je dois appeler Landon.
D’un mouvement de tête, Zed désigne le téléphone sur le tableau de bord et, l’espace d’un instant, je laisse mon esprit divaguer sur la façon dont les choses auraient tourné si j’étais allée jusqu’au bout avec Zed au lieu d’Hardin, après le feu de camp. Je n’aurais jamais commis toutes ces erreurs.
Landon répond à la seconde sonnerie et, comme je m’y attendais, il me dit de venir directement chez lui. Je ne lui ai pas dit ce qui s’est passé, mais il est tellement gentil. Je donne son adresse à Zed qui garde le silence pendant que nous traversons la ville.
– Il va me tomber dessus pour t’avoir éloignée de lui.
– Je te demanderais bien pardon de t’avoir mêlé à tout ça… mais c’est vous qui vous êtes mis là-dedans.
Si je suis honnête avec Zed, je dois dire que j’ai légèrement pitié de lui. Je crois qu’il avait de bien meilleures intentions qu’Hardin, mais mes blessures sont trop récentes et trop douloureuses pour penser à lui en ce moment.
Landon me fait vite entrer chez lui.
– Il pleut des cordes. Où est ton manteau ?
Il me gronde gentiment avant d’écarquiller les yeux en me voyant en pleine lumière.
– Que s’est-il passé ? Qu’a-t-il fait ?
Après voir jeté un coup d’œil dans la pièce, je croise les doigts pour que Ken et Karen ne soient pas au même étage.
– C’est si évident que ça ?
J’ai à peine le temps de m’essuyer le visage que Landon m’attire dans ses bras, je tente encore de sécher mes larmes. Je n’ai plus la force physique ou émotionnelle de sangloter. J’ai dépassé ce stade, vraiment dépassé. Landon me donne un verre d’eau et m’intime de monter dans ma chambre.
J’arrive à esquisser un sourire, mais en haut, un instinct pervers me conduit devant la chambre d’Hardin. Lorsque je m’en rends compte, la douleur est tellement ravivée que je me détourne brusquement pour revenir de l’autre côté du couloir. Les souvenirs de la nuit où j’ai accouru à son chevet alors qu’il hurlait dans son sommeil brûlent encore en moi. Je reste assise, abasourdie, sur le lit de « ma chambre », pas très sûre de ce que je vais pouvoir faire dans les minutes qui suivent.
Landon me rejoint quelques instants plus tard. Il s’assied à côté de moi, assez près pour me montrer sa sollicitude mais assez loin pour me témoigner son respect, comme il le fait toujours.
– Tu veux en parler ? me demande-t-il gentiment.
J’acquiesce en silence. Même si répéter cette histoire me fait plus de mal que de l’apprendre pour la première fois, tout raconter à Landon me libère un peu ; c’est réconfortant de savoir qu’au moins une personne n’était pas au courant de mon humiliation depuis le début.
En m’écoutant, Landon est resté de marbre, à tel point que je n’arrive pas à deviner ce qu’il pense. Je voudrais savoir ce qu’il en déduit de la personnalité de son demi-frère. Et de la mienne. Mais lorsque je termine mon histoire, il se lève d’un bond, débordant de colère.
– Je n’arrive pas à y croire ! Qu’est-ce qui ne va pas dans sa tête ? Et moi qui croyais qu’il devenait presque… correct… il a fait ça ! C’est du grand n’importe quoi ! Je n’arrive pas à croire qu’il t’ait fait une chose pareille, à toi. Pourquoi détruire la seule chose qu’il a ?
À peine Landon a-t-il fini sa phrase qu’il tourne brutalement la tête… Et je les entends aussi, ces pas précipités dans l’escalier. Pas simplement des pas, d’ailleurs, plutôt le bruit de lourdes bottes claquant contre les marches de bois à un rythme d’enfer. L’espace d’un instant, je pense même à me cacher dans le placard, mais nous nous exclamons d’une même voix :
– C’est lui !
Le visage de Landon est devenu grave.
– Tu veux le voir ?
Je secoue la tête frénétiquement et Landon esquisse un mouvement pour fermer la porte juste au moment où la voix d’Hardin me transperce.
– Tessa !
À l’instant où Landon tend le bras, Hardin franchit le pas de la porte, le bouscule et passe devant lui. Il s’arrête au milieu de la pièce en même temps que je me lève du lit. Peu habitué à ce genre de scène, Landon reste planté là, interdit. Hardin soupire en se passant la main dans les cheveux.
– Tessa, Dieu merci. Dieu merci tu es là.
Le voir me fait mal, je détourne le regard pour me concentrer sur le mur.
– Tessa, Bébé. Il faut que tu m’écoutes. S’il te plaît, juste…
Sans dire un mot, je m’avance vers lui. Ses yeux s’illuminent d’espoir et il tend la main vers moi, mais je poursuis mon chemin. Je sens une vague d’espoir s’écraser contre lui. Bien fait.
– Parle-moi, me supplie-t-il.
Mais je ne fais que secouer la tête et m’installe aux côtés de Landon avant de lui crier :
– Non. Je ne te reparlerai jamais.
– Tu ne peux pas dire ça…
– Éloigne-toi de moi !
Il m’attrape le bras. Landon s’interpose entre nous et place sa main sur l’épaule de son demi-frère avant de dire :
– Hardin, il faut que tu y ailles.
Hardin serre les dents et promène son regard de lui à moi avant de l’avertir :
– Landon, casse-toi !
Mais Landon reste campé sur sa position. Je connais suffisamment Hardin pour savoir qu’il est en train d’évaluer si ça vaut la peine de tabasser Landon sous mes yeux. Semblant décider que le jeu n’en vaut pas la chandelle, il prend une grande inspiration en essayant de garder son calme :
– S’il te plaît… Donne-nous une minute.
Landon me regarde et je le supplie du regard. Il se retourne vers Hardin :
– Elle ne veut pas te parler.
– Ne me dis pas ce qu’elle veut, putain !
Hardin crie et lance son poing contre le mur, fissurant le plâtre.
Je saute en arrière et recommence à pleurer. Pas maintenant, pas maintenant. Je répète ces mots silencieusement pour essayer de gérer mes émotions.
– Va-t’en, Hardin !
Maintenant, c’est Landon qui crie juste au moment où Ken et Karen franchissent le pas de la porte. Oh non ! Je n’aurais jamais dû venir ici.
– Nom de Dieu, qu’est-ce qui se passe ici ? demande Ken.
Personne ne répond. Karen me regarde avec empathie et Ken réitère sa question. Hardin jette un regard meurtrier à son père avant de répondre :
– J’essaie de parler à Tessa, et Landon ferait mieux de s’occuper de son cul plutôt que de mes affaires !
Ken regarde Landon, puis se tourne vers moi et reprend :
– Qu’est-ce que tu as fait, Hardin ?
Son ton a changé. Il est passé de l’inquiétude à… la colère ? J’ai du mal à savoir.
– Rien ! Putain ! s’exclame Hardin en levant les bras.
– Il a tout foutu en l’air, voilà ce qu’il a fait et maintenant, Tessa n’a nulle part où aller, résume Landon.
Je voudrais parler, je ne sais juste pas quoi dire.
– Elle a quelque part où aller, elle peut rentrer à la maison. Là où est sa place… avec moi, répond Hardin.
– Hardin s’est joué de Tessa tout le temps de leur relation, il lui a fait des choses innommables, laisse échapper Landon.
Karen s’approche de moi, le souffle coupé. Je rentre dans ma coquille, littéralement. Je ne me suis jamais sentie aussi nue et petite. Je ne voulais pas que Ken et Karen soient au courant… mais ça ne va plus changer grand-chose puisque, dans quelques heures, ils ne voudront certainement plus me voir. Interrompant cette spirale infernale, Ken me demande :
– Est-ce que tu veux rentrer avec lui ?
Je secoue faiblement la tête.
– Je ne pars pas d’ici sans toi.
Hardin parle d’un ton tranchant, il s’approche de moi mais j’esquisse un mouvement de recul. Ken me surprend en s’interposant :
– Je crois que tu devrais y aller, Hardin.
Le visage d’Hardin prend une teinte rouge sombre, empreint de ce que je ne peux qualifier que de rage.
– Pardon ? Tu devrais t’estimer heureux que je vienne ne serait-ce que poser un orteil chez toi… et tu oses me mettre à la porte ?
– J’ai été ravi du tournant qu’a pris notre relation, mais ce soir, il faut que tu partes.
– C’est n’importe quoi. Qui est-elle pour toi ?
Ken se tourne vers moi puis revient vers son fils et lui répond avant de baisser la tête :
– Quoi que tu lui aies fait, j’espère que ça valait la peine de perdre la seule bonne chose qui te soit jamais arrivée.
Je ne sais pas si c’est à cause du poids des mots de Ken ou si sa rage maîtrisée avait atteint son paroxysme et s’est évaporée, mais Hardin s’interrompt soudain, me regarde rapidement, puis sort de la pièce. Nous demeurons tous interdits en l’entendant descendre les escaliers à un rythme régulier. Le claquement de la porte se répercute dans la maison, qui redevient silencieuse. Je me tourne vers Ken et me mets à sangloter :
– Je suis tellement désolée. Je vais m’en aller. Je ne voulais pas en arriver là.
– Non, reste aussi longtemps que tu en auras besoin. Tu es toujours la bienvenue ici.
– Je ne voulais pas me mettre entre vous.
Ken et Karen me serrent dans leurs bras. Je me sens très mal d’avoir poussé Ken à mettre son fils à la porte. Karen m’attrape la main, la serre légèrement et Ken me regarde, aussi exaspéré qu’épuisé, avant de répondre :
– Tessa, j’aime Hardin, mais nous savons tous les deux que sans toi, il n’y aurait rien entre nous.