Il est minuit passé quand Carter s’arrête devant mon immeuble dans sa vieille Ford crasseuse. Je ne sais pas comment il supporte de se déplacer dans une épave pareille. Il tire le frein à main dans un grincement strident et baisse le son de la radio.
— Alors, ça fait quoi de se faire conduire ? il raille en calant son bras sur le dossier de son siège.
— Je souffre en silence… je rétorque en pinçant les lèvres. Je ne devrais pas être ami avec un gars qui n’a aucun goût pour les bagnoles.
— N’insulte pas mon carrosse. On n’en fait plus, des comme ça !
— Encore heureux ! J’ai bien cru mourir trois fois rien qu’aujourd’hui. Avoue que tu as acheté ton permis au Nouveau-Mexique !
— Nope !
— T’as couché avec l’examinateur ?
— Nope !
— Avec la mère de l’examinateur ?
— Je suis un pilote, mon gars !
— Un pilote dyspraxique et malvoyant, ouais.
— Quel ingrat ! Je suis un père pour toi, Lane, et c’est comme ça que tu me remercies ?
— Le karma est définitivement contre moi pour ce qui est des darons ! Mais merci quand même de m’avoir servi de chauffeur ces derniers jours.
— À ton service, chéri.
Je dégaine un haussement de sourcil et recule quand il approche sa bouche en cul-de-poule de mon visage.
— Je récupère mon bébé chez le garagiste dans quelques heures, amen ! Une vraie caisse, lustrée et révisée !
— Juste à temps pour la rentrée, ça aurait été con que les filles du campus se languissent de leur chauffeur.
Je ricane en déverrouillant mon téléphone pour ouvrir l’application que nous avons créée avec mes meilleurs potes il y a un an. Campus Drivers, où comment se faire conduire à travers le campus en trois clics. Une putain de bonne idée, aussi bien pour remplir mon tiroir-caisse que pour vider mes bourses. L’été touche à sa fin, je suis pressé de reprendre du service.
— Je suis déjà bien booké dans les prochains jours, je le nargue en agitant l’écran devant ses yeux rougis.
— Les cours n’ont même pas encore repris qu’elles se jettent déjà sur vous. Ça me dégoûte !
— Si t’avais bougé tes neurones, t’aurais pu t’inscrire à l’université ! je lui rappelle en haussant les épaules.
Si le doyen a accepté notre projet de desservir le campus et ses alentours, il nous a imposé des conditions bien précises : pisser dans un bocal de temps en temps, éviter de sauter les clientes dans l’enceinte de la fac et y étudier. Carter n’est pas en mesure de respecter une seule de ces règles : pas de bras, pas de chocolat.
— C’est pas pour moi, ces choses-là, il grommelle en s’étirant. Rester assis à écouter une vieille bique ménopausée disserter sur la révolution espagnole…
Il mime un haut-le-cœur et poursuit :
— Je bosse mes petits scénars en indépendant, ça me suffit pour prendre mon pied !
— En parlant de ça, tu passes demain soir pour qu’on puisse terminer les dernières scènes ?
— Oui, monsieur !
— Bonne nuit, Carter, je conclus en sortant de sa voiture.
— À toi aussi, mon pote ! Hey, Lane, attends !
Je fais marche arrière en direction de la portière que je viens de claquer.
— Tiens, n’oublie pas ça !
— Quel con, merci !
J’enfonce mon portefeuille dans la poche arrière de mon jean, avec mon portable, et marche nonchalamment jusqu’à l’entrée du bâtiment dans lequel je loge. Si mes potes vivent tous ensemble dans l’une des résidences du campus, je préfère la solitude de mon appartement. Il reste assez proche de l’université, mais suffisamment éloigné pour que j’y sois tranquille. Et ça me permet de rafler tous les clients les plus éloignés.
Je tape le code, pousse la porte d’un coup d’épaule et rejoins l’escalier. En temps normal, je prends toujours l’ascenseur. Principalement parce que je vis au dernier étage et que je suis feignant, mais aussi parce que j’évite de croiser la cougar du troisième. Elle ne sort jamais de chez elle mais surgit dès qu’elle m’entend passer devant son appart pour tenter de me pincer les fesses. Une espèce de sixième sens de cinglée. Sauf que depuis deux jours, l’ascenseur est en panne. Je vais donc devoir affronter l’excitée du 3B à mes risques et périls. J’espère qu’à cette heure tardive, elle est occupée à peloter son traversin fleuri.
Les marches grincent sous mes pieds, je grimace en accélérant le pas. Je traverse le palier du premier, je ne connais même pas ceux qui vivent là. La plupart du temps, je suis à la fac, en voiture ou bien enfermé chez moi à bosser avec Carter sur nos scénarios. Quand je sors, il est donc souvent très tard ou très tôt. En bref, en dehors de l’obsédée qui doit passer ses nuits l’œil sur son judas, je ne connais pas mes voisins et je m’en porte bien. Lane O’Neill, Campus Driver associable, enchanté.
Je marche sur la pointe des pieds en arrivant au deuxième. La lumière s’est éteinte, et je ne prends pas le risque de la rallumer. Mieux vaut que je sois dans le noir quand je traverserai l’étage au-dessus.
Je m’apprête à poser le pied sur la première marche quand il me semble discerner quelque chose. Mon cœur s’affole, et je saute en arrière en réalisant que je ne suis pas seul. Un semblant de virilité m’empêche de pousser un cri, et je plaque ma paume sur l’interrupteur en reculant encore. La lumière d’une ampoule économique peine à éclairer le palier, mais j’y vois assez pour être rassuré.
— Putain, tu m’as fait peur ! je grogne en passant une main sur mon menton râpeux.
Je pose un poing contre ma poitrine sans quitter des yeux la personne assise par terre, calée contre le mur. Avec sa capuche sur le crâne et ses jambes repliées chaussées de Vans noires usées, je ne sais pas dire s’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. Je m’attends à une réaction, mais il ou elle garde la tête baissée.
Le temps de reprendre mon souffle, je remarque qu’une musique résonne en sourdine jusqu’à mes oreilles. Ça doit être la raison pour laquelle cette personne reste hermétique à ma présence. Sûrement un ado défoncé qui a besoin d’un moment pour atterrir avant de rentrer chez ses parents. Une chance que ce ne soit pas la concierge qui lui soit tombée dessus, sinon les flics auraient rappliqué en moins de deux.
— Bonne soirée, je lance en reprenant mon ascension.
Aucune réponse.
J’atteins enfin ma porte et, dans l’obscurité de mon appartement, j’enlève mes boots, puis balance ma veste sur le canapé. Raté ! Elle atterrit par terre et n’en bouge plus. Pas de meuf sérieuse, pas de coloc maniaco-névrosé, je peux bien foutre le bordel que je veux. L’avantage de vivre seul.
Carrément pas motivé pour une douche, je me laisse tomber sur le canapé et m’endors presque instantanément.
Ce sont les vibrations de mon téléphone qui me tirent de mon semi-coma. J’ai l’impression d’avoir dormi un quart d’heure. Le temps de me racler la gorge et de faire un ou deux essais vocaux, je fais glisser mon doigt sur l’écran pour répondre à Carter.
— Ouais ?
— Lane, j’espère que je ne te réveille pas !
J’éloigne le téléphone de mon oreille et cligne des yeux une bonne douzaine de fois avant de réussir à voir l’heure.
— Six heures du mat, tu te fous de ma gueule ? Évidemment que tu me réveilles, abruti !
— Eh ben alors, c’est qu’il est de mauvaise humeur, le garçon…
— Tu m’as ramené à minuit, tu pouvais pas attendre encore deux ou dix heures pour me rappeler ? On est dimanche !
— Que veux-tu, je me languissais déjà de toi, mon amour !
Il ricane avant de poursuivre sur sa lancée :
— J’ai eu un méga flash de fou pour le scénario ! J’étais en train de me désaper et j’ai…
— Abrège !
— Il nous faudra des acteurs qui n’ont pas froid aux yeux et un producteur un peu dérangé. Est-ce que je peux passer t’en parler ?
— Bordel, non ! Pas à 6 heures du mat’, Cart ! Redemande-moi ça vers 11 heures !
Je raccroche sans lui laisser le temps de négocier.
Je garde les yeux fermés cinq minutes, peut-être dix, mais c’est foutu, je ne réussirai pas à me rendormir. Je m’extrais du canapé en insultant mon ami d’une voix caverneuse et me traîne jusqu’à l’îlot central de la cuisine.
En farfouillant dans mes placards, je prends conscience que cette journée est bien partie pour être pourrie. Parce que j’ai beau chercher, il n’y a plus un seul gramme de café ici. C’est forcément l’un de mes potes qui a vidé mes réserves. Donovan, probablement. Il va me le payer.
J’enfile mes chaussures sans les lacer puis claque la porte de chez moi avant d’appuyer machinalement sur le bouton de l’ascenseur.
— Oh ! Putain, ça continue… je râle en me souvenant qu’il est en panne.
Je descends en vitesse les marches et cours presque au troisième pour échapper à la menace fantôme qui plane.
— Sérieux ? je marmonne au deuxième en retrouvant, à la même place, la personne déjà installée là hier soir.
Je me demande ce qui peut pousser quelqu’un à passer la nuit ici, mais l’appel du café est trop fort, alors je ravale mes questions.
Heureusement, l’épicerie qui fait l’angle est toujours là pour illuminer mes journées mal engagées. Je ne sais pas si Sami, le proprio, dort de temps en temps, mais cette boutique semble m’attendre chaque fois. À 6 h 12, alors que la rue est calme et que presque tout le monde dort profondément, un paquet de café patiente fièrement sur l’un des étals.
— Sami, t’es une mère pour moi ! Je crois que j’ai envie de t’épouser !
— Tu te rends compte que cette proposition est hyper bizarre ? il me demande avec sa voix cassée.
Je me gratte le menton avant de hocher la tête.
— Mettons ça sur le compte de ma crise de manque, ok ? je rétorque en déposant un billet sur le comptoir.
— C’est noté. Bonne journée, l’ami.
— À toi aussi.
Je rebrousse chemin, le café serré contre mon torse comme s’il s’agissait de mon premier-né et, en arrivant à nouveau au deuxième étage de mon immeuble, une pointe de curiosité pique mon esprit. Je reste planté devant le squatteur immobile, j’essaie d’apercevoir son visage, mais sa foutue capuche me cache la vue.
— Hey ! Allô ?
Je tente tout un tas de stimulations sonores, mais rien n’y fait, pas de réaction.
— Tu devrais pas rester ici…
Trop curieux, je m’approche de ce corps caché sous des habits larges et m’accroupis. Je garde quand même une distance de sécurité, j’ai vu assez de films d’horreur où des types bizarres vous sautent à la gorge sans crier gare, je ne tiens pas à ce que ma carotide se fasse bouffer.
— Est-ce que tout va bien ? je demande en enfonçant mon index dans son épaule.
Et là, miracle, une réaction. Une putain de réaction atomique, même. Un sursaut qui fait décoller son corps d’au moins quinze centimètres, accompagné d’un cri rauque contenant une belle liste de jurons. Puis une main fine sort de la poche avant du sweat, et je regarde, perplexe, des ongles vernis disparaître sous la capuche pour tirer sur des écouteurs. L’instant d’après, le tissu glisse, et je découvre une masse hirsute de cheveux bruns retombant sur un visage fatigué. Un visage de gonzesse.
— Quelle heure il est ? elle croasse en plissant ses yeux bruns.
— Six heures et demie.
— Chiottes…
Je détaille son visage marbré et ses paupières gonflées.
— Est-ce qu’il t’est arrivé quelque chose ?
Elle me regarde avec un air qui oscille entre antipathie et désespoir, et je frissonne malgré moi.
— Est-ce qu’on t’a fait du mal ?
Elle entrouvre la bouche sans pour autant me répondre. Puis, au bout d’un moment, elle doit se dire qu’elle peut bien me raconter sa vie pendant une minute ou deux. Quel chanceux !
— Oui… elle m’avoue en grimaçant.
— Tu veux que j’appelle les flics ? je propose en me tendant.
— Pour quoi faire ? elle renifle avec dédain. Je viens de me faire larguer, je crois pas qu’ils en aient grand-chose à carrer. Larguer, elle répète en faisant rouler les lettres sur sa langue comme si c’était la première fois qu’elle prononçait ce mot.
— Oh ! je souffle, soulagé, avant de lui sourire. J’ai cru que c’était pire que ça !
— « Pire que ça » ? elle crache comme si rien ne pouvait être plus grave que se faire jeter par son mec.
— T’as passé la nuit ici ?
La réponse est évidente, mais j’ai parlé sans réfléchir.
— On dirait bien… elle rétorque en haussant les épaules.
Puis elle grimace de nouveau et se tortille pour faire craquer sa nuque des deux côtés.
— Et tu penses squatter encore longtemps ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre, d’abord ?
— Tout doux ! Moi, j’m’en cogne, mais la concierge va sans aucun doute appeler la police si elle te trouve ici. Elle aime rôder dans les étages pour débusquer les vils locataires.
— Cette vieille conne de Miss Curtis… elle marmonne en essuyant son nez d’un revers de manche.
— Tu la connais ? je demande, stupéfait.
— Évidemment, je vis ici ! Enfin, je vivais ici…
Et voilà qu’un flot de larmes inonde soudain son visage, déjà noirci par son maquillage qui a coulé et séché le long de ses joues. Merde, je fais quoi maintenant ?
Je l’observe sans trop savoir quoi lui dire. En temps normal, j’aurais déjà rejoint mon appart, mais quelque chose me retient. Peut-être que ses larmes me rappellent des souvenirs sensibles, même si une peine de cœur n’est franchement pas une raison de se mettre dans un état pareil. Il y a des choses bien pires… Perdre quelqu’un pour toujours, par exemple. Je serre les dents pour retenir ma remarque et prends une longue inspiration. Mon regard oscille entre le paquet de café que je tiens dans une main et cette fille.
— T’as envie d’un café ? je lance, un peu à contrecœur, en exhibant mon trésor.
Elle reste muette, et ses sanglots ne se calment pas. J’ai suffisamment joué au mec serviable alors je lâche l’affaire et monte deux marches avant de me figer et de lui lancer un dernier regard interrogateur. Je ne la connais pas mais je culpabilise de la voir là, dans cet état. Foutu réflexe !
— Dernière chance ! j’insiste d’une voix lasse.
Elle lève finalement son visage vers le mien puis tourne ses yeux en direction du couloir plusieurs fois. Je sens qu’elle hésite, comme si bouger allait sceller sa destinée.
— Je vais pas te découper en morceaux et cacher tes restes dans des bacs à glace, tu sais.
— J’avais plutôt imaginé que tu m’étoufferais avec un sac plastique avant de déposer mon corps dans une cave humide, elle grommelle en se renfrognant.
— J’ai pas de cave et des sacs-poubelles vraiment bas de gamme. Ce serait un jeu d’enfant de remonter jusqu’à moi !
Elle se mord la lèvre comme si elle pensait vraiment que j’allais l’agresser et, à bout de patience, je grimpe quatre marches de plus.
— C’est comme tu voudras, je lâche en soupirant. J’ai déjà outrepassé toutes mes règles de solitaire blasé, je conclus en la laissant là.
Je me dirige vers ma porte d’entrée, surpris de m’être si longtemps intéressé à son cas. Non pas que je sois un sale égoïste, mais les peines de cœur, très peu pour moi.
Sans me retourner, je donne un coup de talon dans la porte pour la refermer et attends de l’entendre claquer. Sauf que je suis obligé de me retourner car aucun bruit ne résonne. Dans l’encadrement, sa main posée contre le bois usé, je découvre la fille de l’escalier, pensive. Son sweat lui descend jusqu’aux genoux, rivalisant presque avec ses cheveux. Elle a l’air toute jeune, j’espère que je ne suis pas en train d’accueillir une lycéenne fugueuse.
— Oh ! Tu as changé d’avis ?
— Ouais, elle souffle en ravalant un sanglot.
— T’as surmonté ta peur de te faire assassiner par le psychopathe de l’immeuble ?
Elle hausse légèrement les épaules.
— Peut-être que j’en ai juste rien à faire…
Un sourcil levé, je la regarde refermer la porte derrière elle et avancer vers mon canapé. Alors qu’elle s’y installe lentement, je lui tourne le dos pour rejoindre la cafetière. Plusieurs fois, je me retourne dans sa direction et, si son regard est d’abord dirigé vers la fenêtre, sa tête est ensuite rejetée en arrière, ses paumes recouvrant son front et ses paupières.
Qu’est-ce qui m’a pris de la faire monter chez moi, déjà ? J’aurais pu glander pendant deux bonnes heures avant de voir rappliquer Carter, mais voilà que je me tape une voisine effondrée. Une gamine au cœur brisé, magnifique !
— T’as quel âge ? je l’interroge, par acquit de conscience.
— Dix-huit ans.
Ouf.
Quand le café a fini de couler et que j’ai rempli un mug rouge à moitié, j’approche jusqu’à la surplomber. Elle est maintenant allongée de tout son long sur le canapé. Profondément endormie. Mon doigt s’approche de son bras mais s’arrête à quelques centimètres, avant de rebrousser chemin.
— Eh bien, pour quelqu’un qui flippe, j’te trouve plutôt à l’aise ! je chuchote pour ne pas la réveiller.
Je pose son café fumant sur la table basse et la regarde pendant une poignée de secondes. Elle a rabattu sa capuche, enfilé une paire de Ray-Ban sortie de nulle part, et ses respirations sont encore hachées. Sacré tableau.
— Bon…
Je pars m’accouder au plan de travail et avale un bol de café en plusieurs longues gorgées. Je ne suis pas foutu de savoir si je dois la laisser là ou téléphoner à l’un de mes potes pour qu’elle ne s’attarde pas. Je décide de lui foutre la paix. Je n’ai rien de valeur ici, je ne risque pas grand-chose à lui offrir une brève hospitalité.
Je recule lentement et rejoins ma chambre sans me douter de ce que je viens de laisser entrer chez moi.
Boum !
J’ai le souffle coupé et je suis désorientée. À plat ventre contre un parquet massif, dans une pièce plongée dans l’obscurité, je n’ai pas la moindre idée d’où je me trouve.
— Qu’est-ce… je murmure, la bouche pâteuse.
Je me redresse sur les coudes, mais j’ai si peu de forces que je me laisse vite retomber sur le sol. J’arrache mes lunettes d’une main faible, décolle des mèches collées contre mes joues et mes lèvres.
Après quelques minutes à remettre de l’ordre dans mes pensées, je reprends conscience de la réalité. Mon premier réflexe est de rouler sur le dos et d’attraper mon téléphone dans ma poche. Je le dégage de mes écouteurs enroulés autour et essaie d’appeler mon petit ami.
— Réponds, Kirk, je t’en prie.
Messagerie.
Je recommence deux, peut-être dix fois. En vain. Ce n’est pas en train d’arriver. C’est un cauchemar sordide, et je vais me réveiller. Respire, Lois. Tout va bien. Tu vas te réveiller dans ton lit, à côté de Kirk, et vous allez vous embrasser comme vous le faites depuis que vous avez emménagé ensemble. Vous embrasser comme vous le faites depuis quatre ans.
« Je veux arrêter, Lois. » Sa voix résonne encore à mes oreilles. Cette même voix qui me soufflait encore des paroles d’amour la veille. Ces trois mots n’ont pas de consistance, ils ne signifient rien, pas vrai ? Je veux arrêter. Il parlait forcément du basket-ball. Oui, voilà, il doit vouloir arrêter ce sport qu’il pratique avant tout pour faire plaisir à ses parents. Ou bien peut-être qu’il parlait de la cigarette. Ça fait bientôt deux ans qu’il me promet d’arrêter. Il ne parle pas de nous. Impossible. On est ensemble depuis qu’on a 14 ans, notre histoire ne peut pas se terminer.
Il faut forcément avoir quelque chose à se reprocher pour se faire larguer, non ? J’ai beau chercher, je ne vois pas ce que j’ai pu faire de travers. Au contraire, toute ma vie a toujours été organisée pour que Kirk soit comblé. J’ai bien senti qu’il était bizarre cet été, mais j’avais mis ça sur le compte du stress de notre entrée à la fac. Je n’avais pas entièrement tort tout compte fait, il devait déjà être en train de réfléchir à tout ce qu’il allait louper en débarquant sur le campus affublé d’une copine. Il m’a dit des choses… des choses que je n’aurais jamais cru entendre un jour de sa part.
Quand ma respiration cesse de buter contre mes amygdales, je me hisse sur le canapé duquel je viens de chuter et détaille le salon dans lequel je me suis endormie. Le four indique 3 h 47. Merde, je n’ai plus la notion du temps. Le voisin m’a dit qu’il était 6 h 30 quand on s’est parlé tout à l’heure, et j’ai du mal à croire qu’il m’ait laissée dormir chez lui une journée entière.
Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Le seul truc dont je suis sûre, c’est que je ne devrais pas être chez ce voisin du cinquième que je n’ai jamais rencontré. Il vient sûrement d’emménager, parce que je vis ici depuis le mois de juin et je ne l’ai jamais vu. Bon ok, j’ai les paupières hyper gonflées d’avoir pleuré, et ce mascara discount qui me coule dans les yeux n’arrange rien. Mais quand même, il devrait me dire quelque chose !
Bref, je suis passée d’une marche collante à un canapé qui sent le torse velu. Je suis assise au milieu du salon d’un inconnu, qui pourrait facilement me découper et me congeler. Je devrais me lever et quitter cet endroit. Mais pour aller où ?
Je suis incapable d’imaginer poser un pied hors de cet immeuble. Si je le fais, ça voudra dire que mon histoire avec Kirk est bel et bien terminée. Et je ne peux pas l’accepter. L’idée de rentrer chez mes parents est vite mise de côté, même si ce sont les gens les plus géniaux au monde. On est très proches, mais je ne veux pas leur parler de ça. Ils ne comprendraient pas, et ça ne ferait que me rendre plus triste.
La douleur qui tournoie dans ma poitrine frappe contre mes tempes. J’ai beau fermer les paupières et appuyer dessus avec mes mains, elle est trop forte. Je me rallonge et ferme les yeux. En les serrant assez fort, j’arriverai peut-être à éloigner les images de solitude qui se forment dans mon esprit. Enfin, j’espère. J’essaie. En vain.
— Eh merde ! je jure en me relevant d’un mouvement brusque.
Je tourne autour de la table basse comme une cinglée au sens de l’orientation inexistant. Je prends de grandes inspirations, mais, au bout de la troisième, les sanglots reviennent. Et la marée déferle à nouveau sous mes cils. Les quelques forces qui m’empêchaient de m’effondrer se font emporter, et je tombe à genoux. Je retiens les gémissements qui courent sur ma langue et enfonce mes ongles rongés dans le bois usé de la table. Il faut que je dorme encore. C’est le seul moyen efficace que je connaisse pour fuir la réalité. Alors, je programme mon réveil, rattrape ma paire de lunettes de soleil pour cacher ma faiblesse, rabaisse ma capuche sur mes cheveux emmêlés et retourne m’allonger sur ce canapé inapproprié. Au beau milieu d’un appartement étranger. Tant pis. En cet instant, je n’ai plus de repères auxquels me raccrocher, alors je peux bien rester ici encore un peu.
Le sommeil ne dure pas, je rouvre les yeux avant même que mon réveil ne se manifeste. Je tire sur mes lunettes et lance un coup d’œil flou vers le four. 07 h 19. Je me redresse en position assise, les paupières bouffies et l’équivalent de onze pics à glace enfoncés dans le crâne. Un douzième dans le ventre. Un treizième dans la poitrine, plus large et plus tranchant que les autres. J’agrippe mes genoux, pince ma peau et prends une inspiration douloureuse et hachée. Je tire ensuite mon téléphone de ma poche ventrale. Pas d’appel, pas de message. Juste une flopée de notifications Facebook. Je clique sur l’icône et ouvre le profil de Kirk, consciente que je ne devrais pas faire ça. Mais j’ai besoin de le voir, il me manque comme si je ne l’avais plus revu depuis une éternité. Une petite voix me souffle de prendre une journée pour respirer, mais je ne peux pas m’empêcher de faire défiler ses photos. Des photos de lui… seul. Il n’a quand même pas déjà…
Mon doigt glisse sur l’écran, encore et encore. Je ne suis plus là, je n’existe plus. Il a tout effacé. C’est fini, Lois.
Je plaque une main sur ma bouche et poursuis mon manège masochiste. Je remonte le fil jusqu’à la description de son profil, là où mon nom était fièrement affiché en gras pas plus tard que la semaine dernière. « En couple avec Lois Hogan ». Mais ce matin, j’ai définitivement disparu. La mention a disparu. Tout a disparu. Je le remercierais presque de ne pas avoir remplacé ce pan de ma vie par un affreux « Célibataire ». J’imagine qu’avoir mes frères dans ses contacts l’a convaincu de se faire discret. Merci, mon Dieu ! Je refuse que notre rupture soit étalée aux yeux de tous. J’ai l’espoir fou de tout arranger avant ça.
Je finis par renfoncer l’appareil malfaisant dans mon sweat et fixe d’un œil hagard la cuisine ouverte qui me fait face. Le silence qui m’entoure depuis mon réveil est soudain éclipsé par le bruit lointain de l’eau qui coule, et je me rappelle où je me trouve. Bon sang, il faut que je sorte d’ici ! Je n’ai pas envie de revoir l’homme qui vit là, aussi serviable soit-il.
Je saute sur mes pieds, grimace en sentant mes maux de tête se renforcer et fonce vers la porte d’entrée. Je devrais le remercier, c’est la moindre des choses, mais je suis déjà sur le palier du premier étage quand j’y pense.
Je reste pantoise devant la porte de chez moi. Enfin, de chez Kirk. Mon père m’a mise en garde le jour où j’ai annoncé que je comptais vivre avec lui dans l’appartement de sa grand-mère, décédée au printemps dernier. Il m’a conseillé de prendre une chambre sur le campus, de cultiver mon indépendance et blablabla, mais j’ai mis ses doutes sur le compte d’une angoisse paternelle et j’ai foncé. Je n’attendais que ça, notre vie commune. J’ai emménagé chez Kirk sans penser une seule seconde aux conséquences d’une rupture.
« Je laisserai tes affaires chez Miss Curtis, je suis sûr que Rebecca sera d’accord pour t’héberger le temps que tu trouves mieux », il m’a annoncé sur un ton détaché avec un haussement d’épaules nonchalant.
J’approche de la porte, le poing levé. J’ai envie de frapper, de le supplier de me laisser entrer et, en même temps, je ne crois pas être prête pour un deuxième round.
Quand j’entends des pas dans l’escalier, je détale comme une voleuse prise sur le fait. Je ne veux pas risquer une humiliation publique.
Je freine devant la loge de la concierge et pousse le battant vitré, le cœur au bord des lèvres.
— C’est pour quoi ? elle lance sur un timbre excédé, en éloignant un combiné aussi vieux qu’elle de sa joue ridée.
— Bonjour, je…
— Ah vous voilà ! elle crache aussitôt en me reconnaissant. J’avais dit à M’sieur Olson que ça ne devait pas rester ici plus de quelques heures. J’étais sur le point de tout jeter aux ordures !
Merde, je comptais lui demander de me les garder jusqu’à ce soir ! Je peine à porter mon regard sur les trois sacs qui s’entassent dans un recoin, ces mêmes sacs que j’étais ravie de déposer chez Kirk il n’y a même pas deux mois. Plutôt que de partir en vacances, je me suis attelée à nous construire un petit nid douillet. Comment j’en suis arrivée là ? Qu’est-ce que j’ai loupé ?
Miss Curtis reprend sa conversation téléphonique, me signifiant clairement que je lui ai fait perdre assez de temps comme ça. Je balance le premier sac sur mon épaule, et fais de même avec le deuxième en manquant de tomber en arrière sous son poids. Je le cale du mieux que je peux et m’empare du dernier, sans oublier mon sac de cours dans lequel est fourré mon ordinateur portable. Indispensable, vu qu’aujourd’hui, c’est ma première rentrée à l’université…
— Bonne journée, je soupire en reculant vers la sortie.
Elle agite sa main devant elle sans un regard.
Je progresse tant bien que mal jusqu’au trottoir. Je lâche mes bagages à mes pieds en prenant une longue inspiration et pose mes fesses au milieu. Ok, et maintenant ? Je pourrais effectivement appeler Rebecca, elle accepterait peut-être de me laisser dormir sur le sol de sa chambre universitaire le temps que Kirk change d’avis. Mais je n’ai pas la force d’affronter mon amie. En plus, le mot « amie » est un poil exagéré. On ne se connaît pas depuis longtemps, nous avons sympathisé lorsqu’elle m’a fait visiter le campus en mai dernier. Elle est super sympa, on s’est envoyé des messages presque chaque jour, mais j’ai honte de lui demander l’asile. Et puis, personne ne doit savoir, je vais tout arranger. Sans oublier que je ne supporte pas l’idée de m’éloigner de cet endroit.
— Oh ! Tu es là ?
Je sursaute au son de cette voix qui vient de résonner derrière moi. En me retournant, je reconnais sans peine le gars du cinquième.
— Salut, je murmure en mordant ma joue.
— Pendant une seconde, j’ai cru que mon canapé t’avait bouffée. Je viens de lui passer un de ces savons ! La présomption d’innocence… il ajoute en tapant dans ses mains. J’aurais dû m’en souvenir !
Il est à l’aise, parle comme si cette journée était belle et ensoleillée. Il fait beau, ouais, mais le reste est moche. Moche ! Je lui en veux presque de parader ainsi devant moi.
— Je suis désolée, je m’oblige à articuler. Je ne voulais pas abuser, alors je suis partie.
— Tu attends un taxi ? il demande en me détaillant, assise sur mes maigres affaires.
— Euh…
C’est tout ce qui parvient à sortir de ma bouche.
— J’imagine, oui.
On se dévisage en silence, ou presque. Le bout de ma semelle râpe l’asphalte dans un bruit régulier.
— C’est la rentrée, je m’entends alors énoncer sans le vouloir.
— Je sais, ouais, il se marre en haussant les épaules. T’es inscrite à OSU, toi aussi ?
Je suis surprise, je ne m’attendais pas à ce qu’il soit étudiant lui aussi. Peut-être parce qu’il est très grand et qu’il arbore un air mature. Il doit être en dernière année.
— T’es inscrite à OSU ? il répète plus lentement comme si j’étais débile.
J’acquiesce en sentant le nœud dans mon ventre se resserrer. Aujourd’hui était censé être un merveilleux premier jour à l’Ohio State University. La même fac que Kirk, parce que… parce que je voulais être avec lui. Pathétique, a soupiré mon frangin quand nous avons reçu mon dossier d’admission. Il n’est jamais tombé amoureux, il ne sait pas ce que c’est.
On aurait dû se réveiller tôt parce que Kirk aime se lever aux aurores. Boire un thé et grignoter un bout ensemble. Enfourcher son scooter et rouler jusqu’au campus, mes bras fermement enroulés autour de sa taille. Certainement pas se séparer deux jours avant sous prétexte de vouloir profiter de l’expérience universitaire…
—… dépose ?
Je relève la tête vers mon hôte d’une nuit en comprenant qu’il me parle.
— Comment ?
— Je te dépose ?
— Où ça ?
— Tu souffres de troubles de l’attention ou quoi ? À la fac ! À moins que tu comptes déjà sécher ? Chose que je te déconseille, il argue d’une voix soudain plus grave. Le doyen ne rigole pas avec les rebelles de première année ! Et je sais de quoi je parle, il ajoute en levant haut ses sourcils. Je l’ai redoublée.
— Je n’ai pas l’intention de rater les premiers cours…
Je baisse les yeux vers mes affaires. Qu’est-ce que je vais en faire ? Je ne peux pas me farcir une journée entière avec l’équivalent de toute ma vie sur les épaules. Épaules qui, soit dit en passant, sont déjà chargées de ma peine et de mes regrets. Même si je meurs d’envie de trouver un trou sombre où passer le restant de mes jours, je ne peux pas prendre le risque de perdre ma petite bourse et l’argent que mes parents ont déjà versé.
— Je n’ai toujours pas l’intention de te kidnapper pour assouvir un rite satanique dans le désert, il raille en retroussant ses lèvres.
— Il n’y a pas de désert à moins de deux mille bornes.
— Je sais, mais ça fait son petit effet dit comme ça.
— Si tu l’dis.
— Alors, tu te décides, Cœur Brisé ?
J’ouvre de grands yeux choqués. Il n’a pas osé ?
— Ne m’appelle pas comme ça ! je m’énerve en me redressant subitement.
— Désolé, il articule d’une voix ironique.
Il avait l’air presque sympa en me proposant ce café que je n’ai jamais bu, mais en cet instant, un seul mot le caractérise : connard ! Je serre mes paupières une seconde, ravale ma colère avant de recroiser son regard.
— C’est juste que… je ne sais pas quoi faire de mes affaires.
— Comment ça ?
— Ben tu sais, la meuf qui vient de se faire larguer, tout ça, tout ça, je siffle en balayant l’espace autour de moi d’une main crispée.
Il hoche la tête activement en se grattant le menton.
— Ton mec t’a fichue dehors sans se demander où tu pourrais crécher ? Tu lui as fait quoi ? T’as couché avec son père ?
— Je n’ai rien fait, je murmure en sentant les larmes faire leur grand retour.
— Alors c’est un bel enfoiré ! il conclut en gonflant ses joues.
— Non ! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Il… Il est…
Mon premier réflexe est de défendre Kirk, mais je ne sais pas comment poursuivre ma phrase.
— T’es un expert en relation de couple ? je débite à la place, cinglante. – Putain, non !
— C’est bien ce qu’il me semblait.
Je détaille son style, à la fois branché et négligé. Dans ma position, il a l’air immense, ses larges épaules remplissent presque la totalité de mon champ de vision. Ses cheveux bruns sont rejetés en arrière et tiennent en place seulement grâce à la douche qu’il a prise. Ses iris verts et espiègles semblent perpétuellement lancer des défis. Tous ces détails ne me laissent aucun doute : ce type n’a pas la moindre idée de ce que représente un couple. De ce que ça représente à mes yeux. Je décide alors que je ne l’aime pas beaucoup.
— Bref, je reprends en me détachant de mon observation. Je vais aller voir au secrétariat, il leur reste peut-être une chambre universitaire.
— Ça m’étonnerait, mais tu peux essayer.
Je fronce les sourcils avec l’envie fugace de lui jeter l’un de mes sacs à la figure. Mais je me retiens car, à bien y réfléchir, j’ai en effet besoin d’un chauffeur.
— J’accepte, je lance en serrant les lèvres. Je veux bien que tu me déposes.
— Eh bien, t’as tapé dans le mille, Cœur Brisé ! Tu as devant toi le plus efficace des Campus Drivers !
Il frotte son torse et bombe la poitrine. Je me retiens de lever les yeux au ciel.
— Les quoi ?
— Les Campus Drivers, il articule en m’affublant d’un regard outré.
Je me creuse la cervelle pour essayer de faire émerger quelque chose à ce sujet. Néant. Vide intercérébral.
— Les chauffeurs du campus ? Euh, ok.
— Les seuls et uniques ! Quatre valeureux chevaliers en jantes d’acier pour servir les étudiantes en détresse.
— Seulement les filles ? je rétorque en fronçant les sourcils.
— De préférence, il ricane en avançant vers sa voiture garée à côté de nous.
Je croise les bras sur ma poitrine en secouant la tête avec dédain. Il a l’attitude du mec sûr de lui qui doit multiplier les conquêtes. Tout ce que j’exècre.
— Alors, on fait affaire ?
— C’est combien ? je soupire en plissant les yeux.
— La première course est offerte.
— Marketing de fidélisation, j’énonce d’une voix plate.
— Je dirais même plus, marketing d’addiction. Bon, le temps file, tu montes ?
Je contemple à nouveau mes bagages et une vague de peine remonte dans ma gorge.
— Ok, je lâche entre mes lèvres tremblotantes.
Je l’entends ouvrir son coffre et revenir vers moi pour empoigner deux de mes sacs. Je le suis et jette un coup d’œil à l’intérieur au moment où il me débarrasse de mes dernières affaires.
— Tu vois, y’a plus de place pour cacher ton cadavre, il chuchote en m’adressant un regard faussement flippant.
— Tu sais parler à tes clients, je grommelle en faisant le tour de la voiture.
Il me dépasse et m’ouvre la portière de manière théâtrale.
— Si Madame veut bien se donner la peine, il argue en s’inclinant.
— Ne te donne pas tant de mal. Si je vis sur le campus, mes pieds seront amplement suffisants, je le préviens en bouclant ma ceinture.
Et quand Kirk retrouvera ses esprits, je reprendrai ma place à l’arrière de son scooter.
— Dans ce cas…
Il laisse ma portière grande ouverte, si bien que je suis obligée de frôler une luxation de l’épaule pour la refermer. Il contourne le véhicule, s’arrête devant le capot en embrassant sa voiture d’un regard enamouré, puis s’installe derrière le volant.
— Je viens de la récupérer au garage, il se sent obligé de m’informer face à mon sourcil dressé. Elle m’a manqué.
— Je vois…
— C’est une Camaro SS 1969, il ajoute avec fierté.
— Et c’est censé me dire quelque chose ?
Il me regarde comme si je venais d’écraser son chien.
— Waouh, une Camachin, c’est… waouh, je fais mine de m’extasier.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu.
Il démarre et s’insère aussitôt dans la circulation.
Le trajet jusqu’au campus doit durer environ vingt minutes, alors je tire sur le pare-soleil pour utiliser le petit miroir. Je me défais enfin de mes lunettes, les repousse sur le dessus de mon crâne pour dégager mes cheveux hirsutes et soupire devant mon reflet. Mais quelle sale tronche, Lois… Je fouille dans mon sac à dos pour en sortir un paquet de lingettes. Ma dernière douche remonte à… samedi. On est lundi matin. Bonté divine, je fais peine à voir.
J’essuie mon visage sale en ignorant les coups d’œil de mon conducteur et, quand les dernières traces de mon épopée sentimentale ont disparu, je laisse l’air sécher ma peau humide.
— Tu veux écouter un morceau en particulier ?
Je me retourne vers l’autoradio qui diffuse une légère mélodie. Mon chauffeur approche un doigt pour changer de canal, mais je l’interromps en posant ma main sur la sienne.
— Laisse, j’aime cette chanson.
Je décale mon doigt et tourne la molette pour augmenter le volume.
— Tu connais Tool ? il m’interroge avec stupéfaction.
— Ben oui. Pourquoi, ça te surprend ?
— Un peu, mon n’veu ! T’es la première fille que je rencontre qui connaît ce groupe !
— Eh bien, t’es le premier mec que je rencontre à ne pas connaître une fille qui connaît ce groupe.
Il plisse les yeux.
— Ça me donne un petit aperçu des nanas que tu fréquentes…
Merde, qu’est-ce qui m’a pris de lâcher une connerie pareille ?
— Bref…
— Je n’ai pas besoin qu’elles aient de bons goûts musicaux. Elles peuvent même crier faux ! il ajoute en se marrant.
Je mime un vomissement silencieux et me retourne vers le paysage qui défile.
Lorsque je reconnais les abords de la fac, mes entrailles s’emmêlent. À bien y penser, je vais sûrement gerber pour de vrai. La voiture contourne les grilles avant de rejoindre une allée à l’écart. Il y a des étudiants partout, et je tire mon sweat sur mes genoux.
— On y est ! il s’exclame en pilant non loin d’un groupe de garçons bruyants.
Je me décale pour détacher ma ceinture, mais mes doigts sont si crispés que je dérape plusieurs fois. J’insulte cette maudite lanière oppressante.
Clac.
Je lève des yeux fatigués vers mon sauveur, qui secoue la tête en riant.
— J’ai l’intuition que tu te souviendras longtemps de ton premier jour à l’université, Cœur Brisé !
Je lui offre un doigt d’honneur, mais il s’est déjà retourné et sort de la voiture. J’en fais de même et étire mes jambes lourdes. Je m’avance vers l’arrière de la voiture en prenant de grandes goulées d’air. Je tends ma main vers le coffre…
— Pas touche !
Son propriétaire hoche gravement la tête, comme si je venais de commettre le pire des impairs. Il ouvre le battant dans un grincement léger puis attend, les bras encore accrochés en l’air, si bien que ses muscles saillants frôlent mon nez. Je recule d’un pas en me raclant la gorge. Une fois, dix fois, pendant qu’il persiste à fixer mes sacs.
— Et sinon ? je tente en perdant patience.
— Je te propose un truc, il articule en me regardant de biais. Tu peux laisser tes affaires dans mon coffre aujourd’hui. T’auras qu’à m’appeler quand ils t’auront filé une chambre… ou une tente.
— Ça va aller, je murmure d’une voix trop faible.
Merde ! Fais pas ta fillette, Lois !
— Sérieux, y’a pas de soucis ! il insiste. Je t’imagine mal traîner ta vie toute la journée ! Tu te rends pas compte à quel point c’est grand ici. Vois ça comme ma seule bonne action du jour, les autres vont déjà te prendre pour une vagabonde…
Il appuie ses paroles par un coup d’œil sur ma tenue dégueulasse. Avec mon sweat qui m’arrive en bas des cuisses et mes leggings noires trouées au genou, je suis affreuse.
— Et comment je suis censée te retrouver ? je lance, acerbe.
— Campus Drivers, Cœur Brisé ! Tu télécharges l’appli et tu m’envoies un MP1 !
— Hé ! mec, tu ramènes ton cul ou bien ? crie soudain une voix.
Je porte mon attention sur le groupe de garçons qui attend plus loin, à côté d’une voiture rouge flambante. Sûrement ses amis, qui partagent sa passion pour les belles cylindrées.
— Tu as une vue directe sur le reste de l’équipe, souffle une voix dans mon oreille.
— Je suis tellement émue ! j’ironise en feignant d’essuyer une larme imaginaire. Pourquoi tu fais ça ? je reprends alors qu’il ricane.
— Ça ?
— M’aider. Si c’est une tentative pour…
— Pour ?
— Je ne suis pas intéressée, je me sens obligée de préciser.
Son visage s’est figé jusqu’à ce qu’il éclate d’un rire rauque. Il lâche enfin son coffre et continue à se marrer en s’approchant de moi.
— Le prends pas mal, Cœur Brisé, mais loin de moi l’idée de flirter. Avec toi, j’entends.
Évidemment. Qui voudrait d’une pauvre fille comme moi. Comme l’a dit Kirk, je…
— Je préférais m’en assurer, je parviens à formuler. Je veux bien laisser ça là.
Il lève un pouce avant de refermer son coffre dans un claquement sec. Je n’ai plus qu’à espérer qu’il ne soit pas cleptomane ou fétichiste de sous-vêtements dépareillés.
— Bonne chance pour ta rentrée, il ajoute en reculant vers ses amis.
— Merci. Et merci, pour cette nuit et… Merci.
Il pose une main sur sa poitrine et m’offre une courbette ridicule. Puis il se retourne, et je l’observe s’éloigner.
— Allez, Lois, je m’encourage en faisant face à l’entrée qui me nargue au loin. Ça va bien se passer.
Je fais retomber mes lunettes sur mon nez et avance vers la foule agglutinée. Cachée derrière mes verres noirs, je ne peux pas m’empêcher de chercher Kirk du regard, un brin désespérée. Juste un brin, aussi épais qu’un pilier.