Sun,
Excuse-moi si je t’ai contrariée dans mes dernières lettres. Je ne sais pas quoi faire. J’ai tout gâché et je n’ai plus personne à qui parler. Mon frère me déteste. Mon père me déteste. Il me déteste vraiment, et je ne sais pas quoi faire. Je n’arrête pas de pleurer et je voudrais m’enfuir loin sans jamais me retourner. Tu disais que je pourrais toujours m’enfuir s’il le fallait, tu t’en souviens ? Est-ce que je peux ? Est-ce que je peux venir chez toi ? Tes parents pourraient peut-être venir me chercher ? Tu connais mon adresse. Si tu viens, je t’attendrai. Je déteste cet endroit. Tout est de ma faute. Il faut que je parte. Je t’en prie, permets-moi de venir chez toi.
Est-ce que je te fais peur maintenant, à cause de ce que j’ai fait ? C’est pour ça que tu ne me réponds pas ? C’était une erreur. Je ne l’ai pas fait exprès. C’était ma meilleure amie, tout comme toi.
Je t’en prie, réponds-moi.
Je suis désolé, désolé, désolé.
Je n’en peux plus d’être ici. Je ne veux plus ressentir ce que je ressens. Tout ça me fait horreur. Excuse-moi.
Je t’en prie, réponds-moi.
Je t’en prie, Sun. J’ai besoin de toi.
Moon
– S’il te plaît, ne me fais pas honte ce soir, dit Penn en ajustant sa cravate pour la cinquantième fois de la soirée.
Dans notre maison, le papier peint était imprégné de fumée de cigarette et de promesses non tenues. Non tenues par mon mari, pour certaines, mais il y en avait d’autres que j’avais moi-même fait voler en éclats. Est-ce que la vie de couple se réduisait à cela ? Des jours qui devenaient des semaines qui se transformaient en mois et en années de promesses non tenues ? Le mot « Oui » était suivi de lignes en petits caractères que personne ne lisait jamais vraiment. Nous survolions les termes du contrat avant de cocher la case « Lu et approuvé » en bas de page, ignorant les attendus de ce que l’on signait.
J’avais trahi mes vœux, mais il avait trahi les siens, lui aussi.
Des promesses, des promesses, tant de promesses non tenues.
Ce soir-là, je lui avais promis de ne pas partir en vrille devant ses collègues et clients au cours de la réception donnée par l’agence immobilière pour laquelle il travaillait. Cette soirée était pour Penn l’occasion de dîner avec des personnes très riches à la recherche de grosses propriétés. Il était important pour lui que tout se passe bien afin de consolider ses relations avec des acheteurs potentiels, ses clients. Il aurait préféré que je ne l’accompagne pas, mais son patron avait insisté pour que les conjoints soient présents.
J’avais promis à Penn de ne pas faire d’allusion à notre passé, non plus. J’étais bien déterminée à ne pas trahir mes promesses au cours du dîner. J’avais pris mes anxiolytiques. J’avais fait mes exercices de respiration. Je m’étais contentée de fermer les yeux aux carrefours durant le trajet en voiture. Une fois sur l’autoroute, j’allais bien. J’étais normale, même – enfin, si tant est que je puisse être normale.
Mes promesses étaient intactes.
Tout était parfait, aussi parfait que possible étant donné mes problèmes, mais c’est alors que Marybeth – la belle, la superbe Marybeth – s’est penchée vers moi au cours du repas. Il y avait cinq couples à notre table, et parmi eux, la collègue de Penn, Marybeth. Les autres étaient des clients potentiels qui pesaient plus d’argent que ce que j’aurais jamais pu imaginer.
J’aurais voulu ressembler à Marybeth. Elle était parfaite. La maman parfaite, l’épouse parfaite, la courtière en immobilier parfaite. Il émanait d’elle des effluves de Chanel N°5, et à son cou scintillaient des diamants. Son sourire aux dents éclatantes poussait les autres femmes à garder les lèvres closes parce qu’elles savaient qu’elles ne pourraient jamais rivaliser dans l’admiration que déclenchait Marybeth en souriant. Elle était tout ce que je n’étais pas et tout ce que j’avais rêvé de devenir.
À une époque, dans ma vie, je m’aimais suffisamment pour ne jamais envier la vie d’une autre femme.
Que m’était-il arrivé ? À quel moment ma force m’avait-elle abandonnée ?
La parfaite Marybeth effleura mon poignet en souriant des lèvres et aussi de ses yeux noisette.
– Curieux tatouage, Kennedy. Qu’est-ce qu’il signifie ?
À ce moment précis, la promesse faite à Penn explosa. Elle commença par se fêler dans un coin avant de voler en éclats.
– C’est… ma…
J’inspirai profondément en me tournant vers Penn qui me dévisageait avec intensité. Je lus la déception dans son regard bleu. Il savait reconnaître les signes avant-coureurs de mes défaillances. Il voyait bien que j’étais en train de glisser, de glisser, de glisser. Il percevait les tremblements qui agitaient mon corps, la fêlure dans ma voix et la difficulté que j’éprouvais à chaque respiration.
– C’est… enfin…
Je baissai les yeux vers le tatouage qui ornait ma peau : une pâquerette avec un D en guise de cœur.
– Ma… c’est…
J’avalai péniblement le souffle qui se coinçait dans ma gorge et fermai les yeux. Mes larmes étaient au bord de mes paupières et j’avais horreur de penser que j’allais les laisser couler.
– C’est pour mes parents et ma…
J’ouvris les yeux et me tournai vers Penn dont les yeux me criaient en silence « Non ! ». Mais maintenant que j’avais commencé, il fallait que j’aille jusqu’au bout.
– Notre fille. Le D à l’envers, c’est pour notre fille.
Elle entrouvrit les lèvres en prenant conscience de ce que je venais de dire. Elle se rassit, avec un regard coupable. Bien sûr elle savait, pour l’accident. Tout le monde savait, seulement ils préféraient contourner le sujet sur la pointe des pieds plutôt que l’affronter directement. La mort, cela mettait les gens mal à l’aise, et je ne pouvais pas leur en vouloir d’éviter le sujet. C’était tellement étrange de parler de cela.
Je passai le doigt sur le D renversé sur ma peau alors que les larmes se mettaient à couler sur mon visage.
– Ma fille s’appelait…
Je voulais le lui dire. J’avais besoin de continuer à parler d’eux pour les garder en vie pour moi. C’était une petite consolation dont j’avais besoin, mais parfois les mots hésitaient un peu trop longtemps à passer mes lèvres.
– Kennedy.
Une main vint se poser sur mon poignet, recouvrant le tatouage. Je levai les yeux. Penn me regardait fixement en secouant la tête tout en serrant mon poignet un petit peu plus fort qu’il n’était nécessaire.
– Je pense que tu devrais aller te refaire une beauté, prendre un petit moment pour toi.
Ce qui signifiait : Tu me fais honte, une fois de plus – ressaisis-toi.
Il n’était plus triste pour moi. Pourquoi l’aurait-il été ? Plus d’un an avait passé, il était parvenu à surmonter notre tragédie. J’aurais dû être capable d’en faire autant, mais pourtant, quelle qu’en fût la raison, je n’allais pas mieux.
J’aurais tellement voulu aller mieux.
J’essuyai les larmes qui coulaient sur mes joues, mais je ne réussis qu’à les faire couler de plus belle.
– Oui, bien sûr, désolée. C’est juste que…
Je repoussai ma chaise et m’excusai auprès des autres convives.
– Je suis vraiment désolée, murmurai-je.
La culpabilité emplit le regard de Marybeth. Elle porta les mains à sa poitrine. Comme je m’éloignais, je l’entendis chuchoter des excuses à Penn.
– Non, non, tu n’as rien à te reprocher, Marybeth, dit Penn, l’air de s’excuser en réconfortant sa collègue plutôt que sa propre épouse. Ça lui arrive. Ce n’est pas de ta faute. Elle est trop émotive. Il faut qu’elle apprenne à se maîtriser. Vraiment, à son âge…
Trop émotive.
Je me dirigeai vers les toilettes pour aller me rafraîchir le visage. En me regardant dans le miroir, je fus saisie par l’image qu’il me renvoyait. Quand était-ce arrivé ? Quand avais-je perdu mes couleurs et mon éclat ? Est-ce que les poches sous mes yeux avaient toujours été aussi gonflées ? Combien avais-je perdu de poids pour que mes joues soient aussi creuses ?
Soudain la porte des toilettes s’ouvrit et une femme entra – Laura, l’épouse d’un collègue de Penn.
C’était une femme d’un certain âge, probablement la cinquantaine bien passée. Elle était toujours très gentille avec moi, même quand, ce qui était souvent le cas, j’apparaissais comme empruntée et maladroite dans la plupart des situations. Au cours de l’année qui venait de s’écouler, Penn m’avait laissé entendre que j’étais plus un boulet qu’un atout dans ses soirées professionnelles. Il me disait tout le temps que je ferais mieux de rester à la maison.
– Tout va bien, mon petit ? demanda Laura, l’air totalement sincère.
Elle ne cherchait pas à dissimuler les mèches naturellement grisonnantes qui apparaissaient dans ses cheveux châtain foncé et, lorsqu’elle souriait, on sentait que ce n’était pas factice.
Je laissai échapper un petit rire tout en séchant mes larmes du mieux que je pouvais.
– Oui, excusez-moi. Je suis seulement un peu trop émot…
Elle m’interrompit et vint vers moi, un mouchoir en papier à la main.
– Vous n’êtes pas trop émotive. Votre réaction n’est pas disproportionnée. J’ai perdu un enfant lorsque j’étais plus jeune – une fausse couche, mais un enfant quand même – et cela a failli me détruire. Mon mari m’a sauvée du désespoir. C’était le roc auquel me raccrocher lorsque je m’effondrais. Écoutez, je ne voudrais pas être indiscrète, mais je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer la façon dont Penn s’est comporté avec vous tout à l’heure. Mon petit, ne prenez pas mal ce que je vais vous dire, mais je trouve que ce n’est pas le comportement qu’un mari devrait avoir avec sa femme. Il ne devrait jamais vous rabaisser, surtout lorsque vous êtes au plus bas. Il devrait vous aider à vous relever au lieu de vous enfoncer.
J’entrouvris les lèvres pour réagir, mais ne sus quoi dire.
Laura tamponna mes yeux et m’adressa un petit sourire.
– Encore une fois, ce ne sont pas mes affaires et Jonathan me tuerait s’il savait que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais… vous avez le droit de faire votre deuil et vous devriez avoir le droit de parler de votre fille sans en avoir honte. Vous devez être consciente de votre valeur. Et être plus exigeante.
Je déglutis avec difficulté alors qu’elle me serrait dans ses bras. Cette démonstration d’affection était juste ce dont mon âme avait besoin sans que je le sache, alors je me laissai aller contre Laura et me mis à pleurer dans ses bras.
– Ce n’est pas grave, mon petit. Tout va bien. Il faut que ça sorte. Laissez-vous aller à ce que vous ressentez.
Après m’avoir laissée prendre le temps nécessaire, elle me lâcha et me sourit.
– Au fait, j’ai lu tous vos romans. Ce que vous écrivez est précieux. Je meurs d’impatience de lire les suivants.
Cela faisait cinq ans que j’écrivais et publiais des romans, mais depuis l’accident, je n’avais plus écrit une ligne. Mon agent m’avait dit de prendre mon temps, que l’inspiration me reviendrait, mais je commençais à en douter. J’avais perdu ma muse, et avec elle les mots aussi m’avaient quittée.
Nous fîmes le trajet de retour en silence, je tournai le dos à Penn et gardai les yeux clos durant tout le chemin. Mais, à peine entré dans la maison, Penn laissa libre cours à sa colère contenue.
– Tu m’avais pourtant promis de ne pas faire ça, dit-il avec un soupir, tout en passant ses doigts dans ses boucles plaquées en arrière par le gel. Tu avais juré de ne plus faire de scène en public, putain ! Je veux dire, bon sang, Kennedy ! Tu n’en as pas marre de passer pour une fichue tarée ?
Ses propos étaient cinglants.
Je m’y attendais, parce que, chaque fois que je craquais, les mêmes reproches tombaient invariablement. Les premières fois, il s’était montré compréhensif parce qu’il éprouvait du chagrin lui aussi. Mais, au fil des mois, son attitude compatissante s’était transformée en amertume. Il ne me supportait plus, et je ne pouvais pas lui en vouloir. J’avais du mal à me supporter moi-même. Toutefois, j’aurais aimé qu’il voie que je faisais des efforts. Je faisais tout mon possible pour redevenir normale, pour redevenir moi.
J’essayais.
Je le regardai fixement, incapable de répondre. Les excuses semblaient vidées de sens après toutes ces tentatives malheureuses de redevenir celle que j’étais auparavant.
Il retira sa veste et la lança sur une chaise du salon avant de déboutonner ses manches de chemise.
– Non mais quelle idée, ce tatouage idiot ! C’est rien d’autre que l’évocation complaisante d’une époque de merde, Kennedy. Je ne pige pas ce que ça t’apporte d’avoir en permanence ce souvenir sous les yeux, chaque jour que Dieu fait.
Sa remarque était brutale, mais encore une fois, je ne pouvais pas lui en vouloir. Je me contentai de rester silencieuse, les yeux baissés sur mon poignet. Il ne comprenait pas, mais moi j’avais besoin de cette piqûre de rappel quotidienne. J’avais besoin de sentir ma petite fille dans ma peau. J’avais besoin de me donner l’impression qu’elle était toujours là, avec moi.
– T’as rien à dire ? demanda-t-il en détachant la boucle de son pantalon.
Il inclina la tête vers moi comme l’aurait fait un parent déçu au lieu d’un époux aimant et inquiet.
– Rien du tout ?
– Je suis…
Je déglutis péniblement en baissant les yeux.
– Je suis dé… déso…
– Tu es désolée. Évidemment. Tu es toujours désolée. Ta vie entière n’est qu’une excuse perpétuelle.
Il était en colère et je pouvais l’entendre, mais je ne comprenais pas son besoin de m’agresser comme ça. C’était peut-être dû aux nombreux verres de whisky qu’il avait ingurgités au dîner. Mon mari était beaucoup plus frontal et belliqueux avec moi lorsqu’il avait bu. Tout devenait prétexte à disputes.
– Tu sais quoi… ? J’en peux plus.
Il soupira et se passa la main dans les cheveux avant de se laisser tomber sur le canapé en face de moi. Il sortit un paquet de cigarettes et en alluma une.
– J’en ai assez.
– Je… je sais.
Je déglutis avec difficulté et fermai les yeux.
– Je sais que je peux être pénible parfois…
– Parfois ? Mais, Kennedy, c’est tout le temps. Cela fait un temps fou que tu ne te conduis plus normalement. Et c’est épuisant. C’est difficile. Cela fait des mois que tu as arrêté d’écrire. Tu ne sors pratiquement plus de la maison. Le simple fait de monter en voiture, c’est déjà toute une histoire pour toi. Cela m’étouffe. Tu m’étouffes. Je ne peux pas continuer comme ça. Je ne peux pas…
Il secoua la tête.
– Je n’aurais jamais dû faire ça, pour commencer.
– Faire quoi ?
– T’épouser. Nous n’aurions jamais dû nous marier. Mes parents m’avaient dit que c’était une très mauvaise idée, mais j’étais jeune et stupide, et regarde où cela m’a mené. Ils m’avaient prévenu que tu voulais juste me mettre le grappin dessus, mais je ne voulais pas l’admettre.
Je secouai la tête et tournai les yeux vers lui.
– Penn…
– Et voilà où j’en suis, pris au piège. J’aurais dû les écouter. Je serais parti en courant si j’avais été moins bête.
– Tu… tu es contrarié. Je sais que j’ai tout gâché aujourd’hui, mais…
– Oh arrête ! Mais tu ne comprends pas, Kennedy ? Je ne t’ai épousée que parce que tu étais en cloque, et maintenant, je n’ai même plus de fille pour le justifier, à cause de toi, persifla-t-il en se passant les doigts dans les cheveux.
Un sentiment de vide m’envahit et j’eus l’impression que mes poumons se creusaient complètement.
Malgré la distance qui s’était installée entre nous et qui aurait dû me rendre indifférente à ses reproches, ces mots me firent mal. Cela faisait un moment que nos rapports s’étaient distendus pour se cantonner au sexe machinal et à mes participations à ses soirées professionnelles. Je n’aurais su dire quand nous avions ri ensemble pour la dernière fois. Les battements de mon cœur ne lui étaient pratiquement plus jamais destinés.
Cependant, le venin contenu dans ses propos provoqua des ravages dans mon esprit, s’insinua dans les cellules de mon cerveau et vint empoisonner mon amour-propre, ou le peu qu’il en restait.
Il poursuivit son travail de sape. S’ingéniant à me détruire par ses commentaires.
– Mon père avait raison, tu aurais mieux fait d’avorter. Cela nous aurait fait gagner beaucoup de temps.
Mon cœur…
Ses battements…
Ils s’arrêtèrent net.
Le noir…
Je m’écroulai.
Mes genoux fléchirent sous moi et le contact du parquet froid et dur arrêta ma chute. Les mains sur le visage, j’éclatai en sanglots, il n’y avait personne pour me consoler. Penn était fatigué, fatigué de moi, fatigué de tout ça, de mes crises d’angoisse, mes dépressions, mes difficultés.
La réalité m’apparut à cet instant précis.
Notre relation, notre couple, nos promesses, c’était fini.
Il inclina la tête dans ma direction, apparemment indifférent à tout cela.
– Il serait peut-être préférable que tu ne restes pas ici cette nuit. Et même un peu plus longtemps, en fait. Quelques semaines, quelques mois… Il faut que tu trouves une solution, parce que ta présence dans cette maison, ce n’est plus possible, en fait.
– Mais je vais aller où ?
Je m’étranglai, je n’étais pas sûre de comprendre.
– J’en sais rien, Kennedy. Va chez ta sœur, je ne sais pas, moi.
Yoana…
Cela faisait plus d’un an que je ne l’avais pas vue. J’aurais l’air de quoi si je me pointais comme ça, après tout ce temps, sans avoir donné de nouvelles ? Que dirait-elle ? Pourquoi m’aiderait-elle alors que j’avais disparu des radars depuis si longtemps ? Tout ce qu’elle avait reçu de moi, c’était quelques textos, de temps en temps, disant que j’allais bien alors que ce n’était pas vrai. Mais elle, qui ne me devait rien, continuait de se montrer généreuse avec moi. Elle m’envoyait de longs messages pour me parler de sa vie et me tenir au courant de tout et de rien. Alors que moi, je n’étais capable que de lui envoyer quelques émojis, par-ci, par-là, parce que, alors que sa vie poursuivait son cours, la mienne était à l’arrêt.
Le dernier message qu’elle m’avait adressé, c’était pour me parler de son voyage de noces, qu’elle allait enfin pouvoir faire au bout de deux ans de mariage. Le précédent, c’était pour m’inviter à venir lui rendre visite. Et encore avant ? Elle m’avait laissé un long message vocal me racontant comment elle et Nathan retapaient une maison pour la revendre ensuite. Depuis qu’ils s’étaient mariés, ils s’étaient totalement investis dans cette idée de rénover des maisons. Cette capacité qu’ils avaient de travailler ensemble, sans que cela porte préjudice à leur bonheur, faisait vraiment penser à nos parents. Papa et maman avaient été exactement comme ça.
Penn et moi ? On ne pouvait pas être plus différents. Lorsque je lui avais parlé de mes intentions de devenir écrivaine, il m’avait ri au nez, me disant que je n’avais pas le bagage universitaire nécessaire. Lorsque j’avais signé mon premier contrat d’édition, il avait dit que c’était de la chance. Lorsque mes premiers droits d’auteur étaient arrivés, il m’avait conseillé de les mettre de côté parce que ce serait probablement les derniers.
Penn se rendit dans son bureau et en revint avec une liasse de documents à la main.
– J’avais l’intention de te les donner avant l’accident, mais finalement j’ai attendu. Tu n’auras qu’à signer aux endroits indiqués et les déposer dans l’entrée en partant.
Puis il sortit de la pièce, me laissant en tête à tête avec ma nature trop émotionnelle, après avoir planté le clou final dans le cercueil de notre mariage. Les papiers du divorce.
Je signai tout, la mort dans l’âme.
J’empaquetai mes affaires dans trois valises, n’emportant que les choses essentielles, que les objets qui avaient une signification pour moi. Puis j’appelai un taxi et m’embarquai pour le trajet de quarante-cinq minutes qui me conduirait auprès d’une sœur qui ne pouvait pas imaginer une seconde que j’allais surgir devant sa porte pour la supplier de m’accueillir.
Une fois que le chauffeur de taxi m’eut laissée devant chez elle, à Rival, petite ville du Kentucky, je traînai mes valises jusqu’à sa porte.
En voyant leur voiture garée dans l’allée, je poussai un soupir de soulagement.
Je m’empressai de frapper. Il était plus de vingt-deux heures, et il y avait de fortes chances que Yoana soit déjà couchée. Elle n’avait jamais été du genre oiseau de nuit, et s’était toujours levée aux aurores.
– Qui est-ce ? demanda une voix grave, celle de Nathan, bien sûr.
– Yoana, c’est moi, dis-je d’une voix étranglée par mes sanglots contenus. C’est Kennedy. Je, enfin, j’ai besoin…
Je ravalai avec difficulté la crainte qui me serrait la gorge et fermai les yeux.
– J’ai besoin de toi.
La porte s’ouvrit brusquement et elle apparut, en pyjama, l’air plus inquiète que jamais en me voyant.
Même comme ça, tirée de son sommeil en plein milieu de la nuit, ma sœur aînée avait l’air d’une déesse. Bon sang, comme j’avais besoin d’elle. J’avais tellement besoin d’elle que cela me donnait littéralement mal au ventre de voir ses yeux agrandis par la surprise posés sur moi… des yeux qui me rappelaient tellement ceux de maman.
– Tout va bien ? demanda-t-elle, et ces trois mots suffirent à fendre en deux la carapace qui recouvrait mes blessures.
La sincérité dans sa voix me toucha plus que j’aurais su le dire – le souci, la douceur, l’amour. Depuis un an, je mentais à ma sœur au sujet de mon bien-être, par stupidité, toute au combat que je livrais contre mes démons intérieurs, et elle, sans hésiter une seconde, me demandait si j’allais bien.
J’ouvris les lèvres, mais aucun son n’en sortit. Les larmes affluèrent à mes yeux et, enfouissant mon visage dans mes mains, j’éclatai en sanglots incontrôlables.
– Excuse-moi, Yoana, m’écriai-je, gênée et malheureuse. Je suis désolée, désolée, désolée.
Elle ne semblait pas attendre mes excuses. Elle ne me bombarda pas de questions. Elle ne me reprocha pas de l’avoir tenue à distance. Au contraire, elle fit un pas vers moi, me prit dans ses bras et me serra bien fort contre elle.
– Tout va bien, Kennedy. Tout va bien. Je suis là. Je suis là.
Elle me serrait fort. Pour la première fois depuis un an, je recommençais à respirer librement et ma sœur ne me laissait pas tomber.
Alors qu’elle me tenait contre elle, elle me posa une question de la plus grande importance, probablement la plus importante que j’aie entendue depuis longtemps.
– Ça te dirait, un petit verre de vin ?
– Oh oui, dis-je en riant, déconcertée par l’évidence de cette idée. Volontiers.
Les nouveaux départs devraient être accompagnés d’une notice d’avertissement.
Avertissement : Les nouveaux départs n’empêcheront pas les souvenirs lointains d’envahir votre cerveau, provoquant des crises d’angoisse, de la gêne sociale, des vagues d’émotion diverses, allant de la dépression à la gratitude, et émaillées d’accès de colère. Aucun sentiment n’est laissé derrière soi.
Cela faisait trois jours que j’occupais la chambre d’amis de ma sœur, et Penn n’avait pas une seule fois tenté de me joindre. Je faisais de mon mieux pour ne rien laisser paraître des pensées confuses qui m’agitaient. Je ne voulais pas faire peser le poids de ma détresse sur ma sœur et Nathan, ils ne méritaient pas ça. Ils méritaient de n’avoir que ma reconnaissance, pas la tristesse que je traînais avec moi depuis toute une année. C’était le problème avec Penn, il avait vu ma tristesse et m’avait démontré que cet aspect de moi n’était pas digne d’être aimé. Et donc, je faisais de plus en plus attention à ne pas le laisser transparaître. Je ne voulais plus éloigner les autres avec mon chagrin.
Je voulais qu’ils restent.
Fais semblant, Kennedy, et tout ira pour le mieux.
C’est un fait attesté que plus on sourit, plus les gens pensent qu’on est heureux. C’est un principe de base. Je souriais tellement depuis que j’étais arrivée chez Yoana que j’en avais mal aux joues. Parfois, je m’isolais dans les toilettes uniquement pour lâcher le sourire un petit moment avant de me le recoller sur le visage.
Personne ne m’avait percée à jour jusqu’à présent, ce qui aurait dû me valoir l’Oscar du meilleur sourire.
– Bon, on ne regarde pas, d’accord ?
Yoana me guidait par la main le long des rues d’un village du nom d’Havenbarrow. Ce n’était qu’à un quart d’heure de chez elle, et elle prétendait que c’était l’endroit le plus charmant du monde. Depuis plusieurs jours, elle n’arrêtait pas de vanter le charme de cette petite ville.
Je n’aurais pas pu le vérifier, même si je l’avais voulu, à cause du bandana qui recouvrait mes yeux. Cela faisait un moment que nous marchions et je trébuchais tous les cinq mètres alors que Yoana faisait de son mieux pour me maintenir en vie.
– C’est vraiment nécessaire, ce bandeau ? demandai-je, intriguée par tous les mystères que ma sœur faisait en me guidant.
Tout de suite après que nous nous étions garées en ville, Yoana m’avait ordonné de fermer les yeux. Puis elle m’avait entraînée dans cette aventure.
– Oui ! Maintenant, tais-toi et continue d’avancer. On y est presque. Attention ! Arrête-toi ! Voiture ! cria-t-elle d’une voix suraiguë en me tirant en arrière.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
Yoana éclata de rire.
– Je rigole. On n’est pas du tout au bord du trottoir. J’ai juste trouvé ça marrant.
– Oh, c’est vrai que ton sens de l’humour m’a manqué.
J’avais dit ça sur un ton ironique, mais la réalité était que son humour m’avait effectivement manqué. En fait, pratiquement tout ce que la proximité avec ma sœur représentait m’avait manqué, et depuis que j’étais venue lui demander de l’aide, elle avait été une sainte pour moi.
– Allez, un dernier virage à gauche, me dit-elle en posant les mains sur mes épaules, avant de me pousser vers la droite. Droite, je voulais dire à droite ! Okay, encore quelques pas en avant… deux pas en arrière.
– On va faire la danse de Paula Abdul, Opposites Attract ? Parce que si c’est le cas, il faut que je change de chaussures.
– Silence, meuf. On est arrivées. Bouge juste un peu sur la gauche. (Je m’exécutai.) Encore un peu. (Je bougeai encore un peu les pieds.) Ok. C’est ça, bien. Maintenant, juste un poiiiil sur la droite.
– Yoana !
Elle se mit à rire, ce qui suffit à me faire rire aussi.
– D’accord, d’accord, désolée. Je veux juste que la surprise soit parfaite, c’est tout.
– Bon, alors dis-moi ce que je dois faire. Je peux voir la surprise à présent ? Bien que tu ne me doives rien étant donné que tu as déjà fait plus qu’il n’en fallait en me laissant utiliser ta chambre d’amis. En plus du fait que…
– Kennedy.
– Oui.
– Ferme-la.
– D’accord.
– Ok, merci. Maintenant, à trois, je te retire ton bandeau pour te montrer la chose la plus excitante du monde. Un… deux… trois !
Elle m’arracha mon bandeau. Nous étions devant une maison. Une adorable petite maison fraîchement repeinte avec une barrière en bois entourant le jardin envahi d’une végétation luxuriante. Nathan – le mari de Yoana – nous attendait sur les marches du perron avec deux bouteilles de champagne à la main et le sourire le plus niais qui soit.
Je jetai un regard à ma sœur, complètement perdue.
– On fête quoi, exactement ?
– Surprise ! cria-t-elle d’une voix aiguë. C’est ton nouveau chez-toi !
– Mon nouveau…
Je fis volte-face pour regarder Yoana, bouche bée.
– Mon nouveau quoi ? m’écriai-je, n’en croyant pas mes oreilles.
– Ton nouveau chez-toi. Comme tu le sais, Nathan et moi avons entrepris de rénover des maisons, et celle-ci, c’est notre dernier chantier dans la plus charmante petite ville du monde. On avait l’intention de la mettre en vente, mais on a décidé d’attendre pour que tu aies un endroit bien à toi.
Elle disait ça comme si ce n’était pas une idée complètement folle, tout en se dirigeant vers le porche.
– Il reste à faire le jardin, mais les paysagistes doivent commencer dans quelques jours, Bon, c’est vrai, elle est vide, mais j’ai commandé quelques trucs qui devraient te plaire et qui devraient arriver ces jours-ci. J’ai choisi une machine à laver et un sèche-linge qui vont être livrés, et pour le moment dans la cuisine il y a un réfrigérateur bleu, haut de gamme, vintage, que Nathan et moi t’avons dégoté dans notre garage. J’ai aussi demandé à Nathan de faire un saut au supermarché pour te prendre les trucs de base, un chouette matelas gonflable, queen-size, des ustensiles de cuisine, une table de cuisine pas chère, tous les trucs de base pour la salle de bains. Et…
– Pourquoi tu fais tout ça ? dis-je d’une voix étranglée, complètement stupéfaite et gênée par la gentillesse imméritée dont Yoana faisait preuve à mon égard. C’est de la folie.
Je ne méritais pas tout cela. Je ne pouvais pas habiter dans une maison qu’ils s’apprêtaient à mettre en vente. Je ne pouvais pas accepter tant de choses de ma sœur alors que j’avais fait si peu pour elle depuis un an.
Et quand bien même, je l’avais privée des choses qui comptaient le plus dans sa vie.
– Pourquoi je fais tout ça ? demanda-t-elle, surprise par ma question.
Elle posa les mains sur mes épaules et plissa les yeux.
– Kennedy… tu es ma sœur. Je ferais n’importe quoi pour toi.
Quand j’imaginais des anges sur terre, je pensais toujours immédiatement à ma grande sœur. Yoana était une sainte parmi les saints, une bienfaitrice. On ne rencontrait que très rarement des cœurs aussi gros que le sien. Elle était aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur, même si c’était sa beauté extérieure que les gens remarquaient en premier. Yoana McKenzie Lost était le portrait craché de notre mère. Elle avait les boucles noires de maman, sa peau couleur café, ses yeux de biche et la profonde fossette qui sculptait sa joue gauche. Chaque fois que ma mère me manquait, j’avais la chance de pouvoir la retrouver dans les yeux de ma sœur.
Moi, en revanche, j’étais un parfait mélange de mes deux parents, l’incarnation de leur histoire d’amour. J’avais hérité du sourire et de la lèvre supérieure en arc de Cupidon de maman. J’avais le nez fin et légèrement busqué de papa et ses joues rebondies. Maman et moi avions la même tache de naissance sur l’omoplate, et une fossette sur le menton. Mes boucles lâches, couleur de miel, étaient un mélange hérité de mes deux parents.
Quant à mes yeux ? Ils me venaient directement de mon père. J’avais les yeux dorés de papa, aux iris rehaussés de paillettes brunes et vertes. Si jamais il me manquait, il me suffisait de me regarder dans une glace. En me voyant, certains diraient que je suis métisse, mais pour moi, je suis simplement la fille d’Aaron et Renée.
Ma sœur et moi étions la preuve tangible et vivante de l’histoire épique de nos parents, leur plus grand objet d’amour. Papa n’était pas le père biologique de Yoana, mais il ne faisait aucun doute qu’il était son papa. Alors que ma mère s’était retrouvée perdue et abandonnée avec une petite fille de deux ans, papa les avait enlevées toutes les deux et il avait aimé Yoana comme sa fille dès l’instant où il avait posé les yeux sur elle pour la première fois.
Tous les hommes ne sont pas capables d’aimer un enfant qui n’est pas de leur sang. Mais pas un seul instant mon père n’a fait de différence entre Yoana et moi. Parfois, lorsque j’étais plus jeune, il m’est même arrivé de penser qu’il l’aimait plus que moi. C’était sans intention de sa part, bien sûr, et en grandissant, je l’ai mieux compris. Dans le roman de la vie de Yoana, un chapitre manquait et papa faisait tout pour qu’elle sache que son histoire était pleine d’amour quand bien même elle ne connaîtrait jamais son père biologique.
Elle était sa fille, peut-être pas de sang, mais sans conteste de cœur. Leurs cœurs battaient à l’unisson, et parfois, j’avais même l’impression que Yoana avait le sourire de papa.
Il ne se passait pas un jour sans que mes parents me manquent, mais maintenant, j’avais la chance que ma sœur soit là pour me soutenir. Je regrettais de ne pas m’en être rendu compte plus tôt. Au lieu de cela, je l’avais repoussée parce que je m’étais mis dans la tête qu’elle m’en voulait pour l’accident.
Grâce à Yoana, il me semblait aujourd’hui que le ciel si lourd qui m’avait plombée depuis un an se dégageait enfin pour laisser place à des jours ensoleillés et à des nuits plus calmes. Jusqu’à la fin de ma vie, je lui serais redevable pour l’amour inconditionnel dont elle me gratifiait.
Ils me firent visiter la maison, et je n’en revins pas qu’elle soit aussi belle, surtout en comparaison avec les photos prises avant la rénovation, qu’ils m’avaient montrées. Quand approcha l’heure où ils devaient prendre l’avion pour s’envoler pour leur lune de miel, Yoana ne manqua pas de me donner une liste des choses à faire pendant leur absence.
– À présent, répète-moi ce que je t’ai dit, m’ordonna-t-elle.
– Méditer matin et soir, quoi qu’il arrive, ne serait-ce que cinq minutes, pour respirer. Oui, maman, grognai-je, sarcastique.
Elle m’agaçait mais, en vérité, je lui étais reconnaissante d’exprimer son amour pour moi.
Comme maman, elle avait un cœur en or. Avec elle à mes côtés, j’avais la sensation d’être enveloppée dans la plus chaude de ces couvertures qui vous procurent un réconfort instantané.
– Et tu vois ces bois derrière la maison, tu peux t’y promener sans crainte. Je sais qu’ils ne font pas partie de cette propriété, mais je doute que le propriétaire s’en soucie ni même qu’il le remarque. Quand Nathan et moi faisions des travaux dans la maison, nous nous y sommes perdus, et cela m’a rappelé les fois où maman et papa nous emmenaient randonner lorsque nous étions enfants. Tu te souviens du nombre de fois où nous nous sommes perdues ?
Je rigolai.
– Oh là là, oui. Et quand maman s’inquiétait de voir que le ciel s’assombrissait, papa disait toujours : « On n’est jamais perdus quand on est en pleine nature. Nous y sommes chez nous. »
En y repensant, un sourire me monta aux lèvres, mais s’estompa aussitôt.
– Ils me manquent, avoua Yoana.
– À moi aussi.
Plus que je ne pouvais le dire. Il était clair que j’allais me retrouver à me balader dans ces bois pour des sessions de méditation.
Lorsque nous étions plus jeunes, mes parents stimulaient notre énergie, à ma sœur et moi, tous les matins et tous les soirs. Papa nous enseignait le yoga et maman des techniques de respiration. Ces leçons m’avaient réellement aidée à façonner ma vie, mais lorsque les choses tournèrent mal, la méditation fut la seule chose qui disparut de ma routine quotidienne. Il est curieux de voir comment, lorsque notre monde est bouleversé, on a tendance à perdre de vue nos principes et nos certitudes.
Les autres tâches sur ma liste de choses à faire donnée par Yoana ?
• Trouver chaque jour une raison de sourire.
• Tenir un journal pour me réhabituer lentement à écrire.
• Profiter du soleil chaque jour où le temps le permet.
• Découvrir Havenbarrow.
Yoana me donna un coup de coude.
– À présent que tout est en ordre, ça te dirait d’aller manger un morceau quelque part ?
– En fait, je suis un peu fatiguée. Et puis, tu n’as pas un avion à prendre pour le Costa Rica ?
Son visage s’allongea lorsqu’elle jeta un coup d’œil à sa montre.
– Ah, c’est vrai. Il y a ça.
– Oui, il y a ça, dis-je en gloussant. Seulement la première étape du plus épique des voyages de noces.
Elle me lança un regard de chien battu.
– Tu es sûre de ne pas vouloir nous accompagner ?
– Euh, non. Crois-moi, je n’aurais rien contre tenir la chandelle au cinéma avec vous deux, mais taper l’incruste dans votre voyage autour du monde, ce serait dépasser les bornes.
– Comme tu veux. Mais je me demande comment je vais faire sans toi pendant tout ce temps. J’ai l’impression que je viens juste de te retrouver. (Elle marqua une pause et se mordilla la lèvre inférieure, son regard devint maussade et humide.) Je n’ai pas envie de te perdre de nouveau.
– Ne t’en fais pas. À ton retour, je serai de nouveau moi-même, et même plus. Tu ne me perdras plus jamais.
Je reniflai un peu en voyant l’émotion de Yoana.
– Ne te mets pas à pleurer, sinon, tu sais que je vais fondre en larmes moi aussi. Serre-moi dans tes bras et fiche le camp, tu veux ?
Elle me serra sur son cœur.
– On s’appelle tous les jours, d’accord ? Je me fiche du décalage horaire. On se contacte sur les réseaux sociaux, et si tu as besoin de moi, quoi qu’il arrive, je serai là pour toi.
– Je sais. Merci. Maintenant, vas-y ! ordonnai-je en poussant l’heureux couple vers la sortie.
Je me penchai vers Yoana pour l’embrasser sur la joue, puis serrai Nathan dans mes bras.
– Prends bien soin d’elle, ou tu auras affaire à moi, compris ?
– Oui, chef. Écoute, il y a en ville plusieurs chouettes endroits à découvrir, ou pour aller dîner. N’hésite pas non plus à nous contacter si quelqu’un t’embête. Je sais que les habitants de ces petites villes peuvent se montrer grossiers. Tu es ma sœur à présent, et ça ne me ferait pas peur de botter des fesses, par-delà les mers.
Je me mis à rire.
– Allez-y, les enfants, je vous aime, prenez soin de vous, et comme maman et papa disaient toujours au cours de leurs aventures, n’ayez pas peur de l’inconnu.
– C’est valable pour toi aussi, sœurette. N’aie pas peur de l’inconnu, reprit Yoana en écho.
Nathan me dit au revoir avant de sortir pour nous laisser un moment d’intimité, à Yoana et moi. Mon cœur se serrait à l’idée qu’elle me quitte, mais je fis de mon mieux pour ne pas le montrer.
– Penn a été cruel avec toi, et si j‘en avais l’occasion, je n’hésiterais pas à lui couper les couilles, mais ce chapitre de ta vie est clos. Tu te rappelles ce que papa et maman nous disaient de faire quand une personne te rabaisse et te met en position de faiblesse ?
Je hochai la tête sentant les larmes me monter aux yeux.
– Quand quelqu’un te met en position de faiblesse, accomplis une action qui t’aide à te sentir forte.
– Exactement, et c’est justement ce que tu es en train de faire. Tu repars à la découverte de toi-même. Tu prends un nouveau départ, et cela demande de la force et du courage de faire ça. Tu es très forte. Papa et maman seraient si fiers de toi. Moi, je le suis en tout cas.
Yoana avait vraiment le don de me faire pleurer.
– Purée, tu vas te barrer, oui ou non ? Je vais me retrouver à sangloter comme une imbécile toute seule dans une petite ville de province.
– D’accord, je t’aime. Je t’appelle de l’aéroport.
Nous nous dîmes au revoir encore une fois, parce que nous dire au revoir avait toujours exigé un rituel extrêmement long. Lorsque ma sœur referma la porte d’entrée, je pris une longue inspiration et laissai enfin libre cours à mes larmes.
En m’adossant à la porte, je fermai les yeux et sentis le vide de la solitude s’installer dans ma poitrine. Je m’en rendais compte à présent, que la maison soit grande ou petite, chaude ou froide, richement meublée ou non, lorsque la solitude s’y installe, on est toujours aussi triste.
À ce moment-là, une alerte de mon téléphone me signala un message.
Yoana : J’ai oublié de te dire ! Je t’ai laissé un petit cadeau de consolation. Tu le trouveras dans l’allée.
Je déglutis avec difficulté et me ressaisis en sortant pour voir la surprise. Dès que je mis le pied dehors, les larmes me montèrent aux yeux de nouveau.
Là, garée juste devant la maison, un cadeau venu du passé destiné à me procurer quelque réconfort, la décapotable de papa et maman. Cette voiture, qui n’était pas de la première jeunesse, symbolisait mes deux personnes préférées, des personnes que j’avais perdues. Elle était d’un jaune pisseux et recouverte de dessins. Pendant toute notre enfance, papa et maman nous avaient fait dessiner nos meilleurs moments sur la voiture, créant des souvenirs durables sur lesquels nous pouvions nous retourner au fil des ans.
En faisant le tour de la voiture, je revivais ces moments immortalisés par les inscriptions. Des goûters d’anniversaire. Des expositions. Des vacances en famille. Je ne pus retenir un petit sourire. C’était un rappel instantané de qui j’étais vraiment, au plus profond de moi.
Je me revis sur l’autoroute en famille, écoutant Lauryn Hill, les cheveux dans le vent, sans peur et tellement heureuse. Yoana était assise à côté de moi et son rire était communicatif. Elle piquait des fous rires tandis que nous faisions des bulles sur le siège arrière de la voiture. On ne pouvait qu’être heureux avec trois personnes aussi joyeuses dans sa vie.
Je m’installai derrière le volant et inspirai profondément une odeur tellement particulière qui m’envahit.
Maman.
Je jetai un coup d’œil vers le siège passager sur lequel était posé un panier contenant des petits cadeaux et une lettre. Il y avait le parfum préféré de maman et je sus que c’était ça que je sentais. Yoana devait en avoir vaporisé les sièges.
Lilas et miel.
En plus du parfum, il y avait une bouteille de whisky et un paquet de café.
J’ouvris la lettre.
Kennedy,
Cela me coûte de devoir te quitter si tôt après t’avoir retrouvée, mais je me suis dit qu’un petit souvenir de ta famille te ferait du bien pendant que tu te redécouvres. Pour cela, je te laisse un paquet du café préféré de maman, pour le matin, et une bouteille du whisky préféré de papa pour le soir.
Je t’aime, petite sœur. Appelle-moi si tu as besoin de moi. Je suis juste à côté, en avion.
Et essaie de ne pas trop réfléchir. Tu es sur la bonne voie, même si certains jours tu en doutes.
Yoana
En levant les yeux vers le ciel étoilé d’Havenbarrow, je débouchai la bouteille de whisky et passai le reste de la nuit à faire des vœux sur les étoiles, en espérant des jours meilleurs. Je demandai à papa et maman de m’envoyer un signe, n’importe lequel, tout était bon à prendre. Je demandai qu’ils me guident, qu’ils prient pour moi, qu’ils fassent des miracles.
J’avais bien besoin d’un miracle dans ma vie.
Au matin, j’eus vraiment l’impression que j’allais enfin revoir le soleil après tant de jours plongés dans l’obscurité.