Prologue

Connor

Huit ans plus tôt
17 ans


Toutes les grandes histoires commencent par un « il était une fois ». Qu’elles soient grandioses n’est pas obligatoire. Les médiocres démarrent aussi de la même façon. En tout cas, c’est ainsi qu’avait commencé la mienne.

Il était une fois un jeune garçon terrorisé de perdre la personne qu’il aimait le plus au monde.

Autrefois, un professeur m’avait appris qu’il existait deux choses dans la vie auxquelles, malgré tous nos efforts, nous ne pouvions pas nous préparer. L’amour et la mort.

Je n’avais encore jamais eu de relation amoureuse, mais je connaissais l’amour qui unit un enfant à sa mère. C’est cet amour qui me fit craindre la mort. Pendant plusieurs années, je nageai dans un océan de tristesse, un océan apparu de nulle part. Je n’étais pas du tout préparé. Mon moteur de recherche fourmillait de questions qu’aucun enfant ne devrait avoir à se poser.

Que se passe-t-il si ton seul parent meurt ?

Quelle est la probabilité qu’une personne survive à un cancer de stade trois ?

Combien d’argent faut-il dépenser pour un traitement expérimental ?

Pourquoi tout le monde ne reçoit pas le même traitement pour le cancer ?

Sans parler du nombre de boulots auquel je postulai pour aider ma mère à payer les factures. Je me lançai même dans plusieurs activités à mon compte pour lui permettre de joindre les deux bouts. Ma mère détestait que je travaille autant. Moi, je détestais son cancer. Ainsi nous étions quittes.

Devant les autres, je faisais bonne figure. Je restais le charmeur que j’avais toujours été. Dans ma petite bourgade, tout le monde savait qu’on pouvait compter sur moi pour faire le clown, pour être un bon ami ou pour bosser dur. J’étais fier d’être ce pitre bosseur. Et j’en avais tant besoin. Car lorsque je n’étais pas en train de faire le singe ou de me saigner au travail, je pensais trop. Trop réfléchir, c’était perdre pied.

Jamais je ne révélais ma souffrance à personne. Autrement, on se serait inquiété pour moi, me disais-je. Et je n’avais pas envie qu’on s’inquiète pour moi, surtout pas ma mère. Elle avait déjà suffisamment de problèmes.

Pourtant, elle se faisait quand même du souci pour moi. Cela devait être normal pour une mère. Les mères s’inquiètent.

Dans cette relation, chacun s’occupait toujours de l’autre. Ma mère était ma complice. Ce cycle se répétait sans fin.

– Tu peux venir avec moi, dit-elle alors que nous étions dans la salle d’attente du docteur. C’est la deuxième fois que tu traverses toutes les épreuves à mes côtés, donc je veux que tu assistes à ce rendez-vous, quoi qu’il arrive.

J’avalai ma salive et fis oui de la tête. Je ne souhaitais pas y aller, mais jamais je ne l’aurais laissé seule.

Je ne supportais pas l’odeur de la salle d’attente, un mélange de naphtaline et de bonbons à la menthe. Des années plus tôt, lorsque le cancer de ma mère venait d’être diagnostiqué, je remplissais mes poches de ces bonbons quand je l’accompagnais au cabinet. À présent, leur simple odeur me donnait des haut-le-cœur.

Nous attendions le docteur Bern pour les résultats de ses derniers examens. Il s’agissait de vérifier si la chimiothérapie avait fonctionné ou si le cancer s’était répandu dans son corps. Évidemment, j’étais extrêmement tendu.

– Madame Roe ? Vous pouvez venir, annonça une infirmière en nous souriant.

Alors qu’elle avait divorcé d’avec mon vaurien de père des années auparavant, ma mère avait conservé son nom et ce, malgré mes protestations. Elle rétorquait toujours que ce nom lui avait donné le plus beau des cadeaux : son fils. Elle aimait le fait qu’il l’unisse à moi.

Maman était une grande sentimentale.

Une fois dans le bureau, je ressentis une grande aversion pour la familiarité qui s’en dégageait. Personne ne devrait jamais devenir familier du cabinet d’un docteur. C’était horrible d’avoir patienté dans cette salle d’attente à dix, onze puis douze ans. Puis de recommencer à quinze, seize et dix-sept ans.

Treize et quatorze ans furent de belles années – le bonheur était réel et la tristesse ne faisait presque plus irruption la nuit. Tout ce que je souhaitais pour mon avenir et pour celui de ma mère, c’était de multiplier les belles années.

Comme je haïssais l’angoisse que réveillait le souvenir de ce bureau. Tout, de ce bâtiment, me révulsait – des chaises sales à la lumière crue. Le tapis présentait des taches qui dataient probablement des années quatre-vingt-dix. Le docteur Bern avait sans doute plus de deux cents ans. Pourtant, on ne lui en donnait pas plus de cent. Il avait toute mon admiration.

Ma mère ne s’était jamais plainte de lui. En vérité, elle ne se plaignait jamais de rien. Elle était simplement reconnaissante d’avoir un docteur qui s’occupait d’elle alors que les assurances maladie refusaient de la couvrir. Je me demandais comment c’était pour les riches. Les salles d’attente de leurs hôpitaux possédaient-elles des machines à cappuccino ? Des mini-frigos de boissons fraîches ? Leur demandait-on leur carte d’assuré avant tout traitement ? Les réceptionnistes les regardaient-ils de haut en bas quand ils avaient compris que la personne en face d’eux vivait aux crochets de l’aide publique ?

Le cancer quittait-il leur corps plus vite que celui des pauvres ?

Comment aurait été la vie de ma mère si nous avions eu de l’argent ?

On nous indiqua de nous asseoir sur les chaises.

Je ne me sentais pas bien.

– Pensées positives, chuchota-t-elle en me serrant le genou, comme si elle devinait que le doute et la colère s’emparaient de moi.

Comment faisait-elle ? Comment parvenait-elle à savoir quand mon esprit me jouait des tours ? Elle y arrivait à tous les coups. Un don de mère, sans doute.

– Ça va. Et toi ? demandai-je.

– Oui, ça va.

Ma mère tout craché. Même au plus bas, elle préférait mentir pour ne pas me tourmenter. Je ne le comprenais pas. Alors qu’elle traversait son deuxième cancer, elle se montrait plus inquiète de mon bien-être que du sien.

Toutes les mères devaient être ainsi – des super-héroïnes, même en étant victimes.

Pendant que nous attendions l’arrivée du docteur Bern, l’horloge retentit bruyamment. Mes ongles rétrécissaient à mesure que je les rongeais. Cela m’était égal. Tant que je ne connaissais pas les résultats, je ne pouvais me concentrer sur rien d’autre.

– Tu as hâte de fêter ton anniversaire ? demanda ma mère en serrant mon bras.

La fête de mon dix-huitième anniversaire approchait. Et franchement, je m’en fichais. Ma priorité, c’était d’avoir les résultats et d’être sûr qu’elle allait bien.

Mais je lui mentis. J’esquissai un sourire dont je savais éperdument qu’elle avait grand besoin.

– Ouais, j’ai hâte. Ça va être génial. Toute la ville sera là. Je crois que j’ai même réussi à persuader Jax de passer.

Jax, c’était mon patron. J’étais son boulet, mais aussi son meilleur ami. La plupart des gens de la ville ne comprenaient pas ce mec grincheux, mais moi oui. Il avait eu sa part de problèmes dans la vie, mais il avait un grand cœur.

En revanche, il ne savait pas vraiment que nous étions meilleurs amis parce qu’il était un peu lent à la détente, mais il allait s’y faire. J’étais comme une sorte de champignon fantastique – qui pousse sur les gens.

– Bien sûr qu’il viendra. Il t’adore, rétorqua maman.

Malgré sa mauvaise humeur, elle avait vu combien Jax m’appréciait.

Ou peut-être que nous étions tous les deux dans le déni ?

Le docteur Bern fit irruption dans la pièce. Je tentai de deviner ses pensées en analysant sa façon de marcher. Allait-il annoncer une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Cette nouvelle pesait-elle sur sa conscience ?

Je n’arrivais pas à le savoir.

Résolu, le ventre noué, j’attendais de savoir ce qui était écrit sur les documents qu’il avait dans les mains.

– Bonjour. Pardonnez mon retard.

Sourcils froncés ; expression maussade qui alourdissait son visage ; épaules affaissées, comme d’habitude. Je savais ce qu’il allait nous dire.

Une mauvaise nouvelle.

Le cancer n’était pas parti.

Rien n’avait donc changé ? S’était-il propagé ailleurs dans le corps de maman ? Était-elle en train de mourir ? Combien de temps lui restait-t-il à vivre ? Combien de jours pourrais-je encore passer avec elle ? Me verrait-elle diplômé de l’université ? Me verrait-elle avoir du succès ? Est-ce que…

Je jetai un coup d’œil à maman. Des larmes coulaient sur ses joues. Je clignai des yeux, me demandant pourquoi elle pleurait déjà, pourquoi elle s’effondrait. Je me tournai vers le docteur. Soudain, je réalisai que je m’étais égaré dans mes pensées, obnubilé par le temps qu’il me restait avec ma mère – ma référence, ma meilleure amie.

Eh oui. J’étais un ado de dix-sept ans et ma meilleure amie, c’était ma mère. Je parie que ce serait arrivé à plein d’autres abrutis, si, par deux fois, ils avaient failli la perdre d’un cancer.

Douleur à la poitrine.

J’eus la sensation d’être percuté par un camion. L’air ne circulait plus dans mes poumons. Impossible de respirer. Maman pleure.

Je ne peux pas respirer. Ma mère pleure.

Je veux pleurer aussi.

Je sentais les larmes monter tandis que je déglutissais péniblement et tentais d’être celui qui reste fort. Il le fallait. Voilà ce que c’était que d’être l’homme de la maison – ça voulait dire rester solide même quand on sent que notre cœur se liquéfie en une flaque de souffrance.

– Tu as entendu, Connor ? demanda ma mère, les mains tremblantes en position de prière.

Je croisai son regard et, le temps d’une seconde, j’aperçus une lueur d’espoir. Les lèvres retroussées, elle pleurait à chaudes larmes. Je braquai mon regard sur le docteur Bern, cramponné à ma chaise.

Le même espoir brillait dans son regard et il souriait. Je n’imaginais pas le docteur Bern capable de courber ses lèvres dans ce sens. Tout ce que j’avais reçu de lui par le passé n’était que pessimisme et, là, il souriait, nom d’une pipe !

– Excusez-moi, pourriez-vous répéter ? murmurai-je, trop prudent pour sauter à pieds joints dans l’optimisme avant d’avoir entendu les paroles du docteur.

Celui-ci retira ses lunettes, se pencha en avant avec ce sourire dont j’ignorais l’existence et il répéta :

– On l’a eu, Connor. Ta mère est en rémission.

Je m’affalai sur ma chaise, sentant d’un seul coup se diffuser un tourbillon d’émotions positives. Un sentiment bouleversant de bonheur prenait le dessus sur moi.

Le cancer avait disparu. Ma mère allait bien. Je pouvais enfin respirer de nouveau et laisser les pires années de ma vie derrière moi.

– Maman ?

– Oui ?

– Putain, mais je t’emmène à Disney World.

– Surveille ton langage, Connor.

– Désolé, maman.

Chapitre 1

Aaliyah

Aujourd'hui


– Arrête un peu de déprimer comme une fille trop sentimentale, Aaliyah. Regarde-toi. Tu es repoussante. Et tu manges si mal que tes chevilles grossissent, s’exclama Sofia en secouant la tête, lasse.

Rien de tel qu’une colocataire qui vous signale à quel point vous avez mauvaise mine pour vous remonter le moral.

En guise de réponse, je poussai un grognement.

Alors elle leva les yeux au ciel.

– Tu vois ? C’est ce qui arrive quand on se laisse aller pendant des semaines à regretter un mec infidèle. Tu es littéralement en train de pleurer un coureur de jupons. C’est gênant. Allez, debout. C’est Halloween, on sort boire un coup.

Cette conversation eut pour effet de m’extirper du canapé pour enfiler un déguisement de Petit Chaperon rouge. Sofia et moi n’étions pas vraiment amies. Nous vivions ensemble depuis quelques mois et tout nous opposait. Elle aimait la fête alors que je préférais rester à la maison pour lire des BD. Mais, depuis ma rupture, je n’arrivais même plus à lire, tant mes larmes abîmaient les pages.

Sofia avait pitié de moi. Je le savais parce qu’elle me l’avait dit par texto : « Ma pauvre, tu me fais pitié. »

C’était quelqu’un de très direct.

Et elle parvint à me faire sortir pour une soirée entre filles avant de m’abandonner au bout de dix minutes, ayant trouvé un mec avec qui se peloter dans les toilettes.

Quelle idée de lui faire confiance ! C’était pratiquement une inconnue. Mais aussi la seule copine que j’avais.

Ta vie est bien triste, Aaliyah.

Gênée, je décidai de rester à l’Oscar’s Bar. C’était étrange de se sentir seule au beau milieu d’une foule. Puis je sortis prendre l’air. Je tentai de joindre Sofia, qui ne répondait plus à son téléphone depuis une vingtaine de minutes. Trahie par ma coloc. Ce n’était pas une nouveauté. Elle allait sans doute ne plus donner signe quelques jours avant de réapparaître par enchantement dans l’appartement avec un paquet de cigarettes et des histoires à dormir debout. Puis elle me demanderait vingt balles pour acheter des grilles de Loto.

La brise d’octobre effleurait ma peau tandis que j’assistais à un combat entre Thor et Captain America. Un début de guerre civile ?

Je fixais la scène qui se déroulait sous mes yeux. C’était toujours embarrassant de sortir prendre l’air seule. Je n’avais rien pour me distraire. Jamais je ne restais dans les rues de New York le nez collé à mon écran de téléphone au cas où un psychopathe en profite pour m’assassiner en douce.

J’en avais des idées saugrenues ! Regarder son téléphone en pleine nuit pouvait conduire à la mort. J’avais du mal à contrôler mon imagination débordante, sans doute parce que j’avais vu trop d’épisodes d’Esprits criminels.

Dans la rue, je regrettai de ne pas être fumeuse. Pas pour le plaisir – je doute que mon cœur et mes poumons puissent supporter le tabagisme. J’aurais simplement aimé pouvoir occuper mes mains. Les fumeurs paraissent toujours à l’aise quand ils sont seuls. C’est parce qu’ils sont occupés à faire quelque chose. Moi, tout ce que je pouvais faire, c’était observer les gens. Oh ! Étais-je en train d’assister à un moment historique ? Thor venait d’asséner à Captain America un coup de poing en pleine poire.

Wonder Woman était là, elle aussi – mais rien de très merveilleux chez elle. J’avais remarqué que Captain America était sorti du bar juste après moi. Lui, semblait-il, n’avait pas peur de passer un coup de fil dans les rues de New York. Sans doute parce qu’un mec a moins de chances d’être harcelé et agressé qu’une femme. T’en as de la chance, Cap’.

Alors qu’il était au téléphone, il avait remarqué que Thor braillait et insultait Wonder Woman. Et il n’y allait pas de main morte. Sale pute ! Salope ! Connasse !

Tout à coup, Wonder Woman s’était retrouvée le dos plaqué contre le bâtiment, avec Thor penché au-dessus d’elle pour l’intimider, lui crachant ses paroles à la figure. Elle était petite, mais cette façon qu’il avait de la cerner la faisait paraître encore plus minuscule. Les épaules voûtées, elle tremblait des genoux et laissait pleuvoir les insultes qu’on lui jetait à la figure.

Je détestais ces hommes qui osaient se comporter si mal envers les femmes.

Captain America décolla lentement le téléphone de son oreille. Comme moi, cette altercation retenait son attention.

Thor secoua Wonder Woman contre le mur en brique.

– Hé ! criai-je.

Je me tenais toute droite, pleine d’inquiétude. Wonder Woman pleurait. Elle repoussa Thor qui ne lui laissa pas le temps d’en placer une. Il la frappa. J’en fus transie. Ce n’était pas un petit coup. Ou une gifle. Non. Il lui avait balancé un coup de poing au visage.

C’était du jamais-vu pour moi. Deux rixes en une soirée. Rien à voir avec les films. Cela m’affectait plus que ce que j’avais imaginé. Voyant la fille porter sa main à son visage et crier, je sentis une vive douleur le long de la mâchoire.

Je marchai vers elle et ouvris la bouche pour redire quelque chose, mais trop tard, Captain America était entré en scène.

– Lâche-la ! aboya-t-il en s’approchant du duo.

Il avait l’accent du Sud. Une voix grave et rocailleuse à l’intonation méridionale. Étrangement, cela me surprit.

– Et si tu t’occupais de ce qui te regarde ? bredouilla Thor, saoul, de toute évidence, et belliqueux.

– Ça me regarde que tu t’en prennes à une femme, renchérit Captain.

Refusant de céder, il collait son torse contre celui de Thor.

Montre-lui, Captain !

Je l’encourageais dans ma tête.

– Elle est à moi. Je peux faire ce que je veux d’elle, dit Thor.

À toi ? Quel salopard ! Qui peut bien oser parler comme ça ? De quelle planète d’un autre âge venait ce super-héros ? Par ses actes, il ressemblait davantage à Loki qu’au héros de Asgard.

– Tu vas bien ? demanda Captain America à Wonder Woman, sans se soucier de l’imbécile qui lui parlait.

– Ne t’approche pas d’elle ! cracha Thor en agrippant fermement la jeune femme par le poignet et en la faisant valser derrière lui.

Elle trébucha avant de s’écrouler au sol. Dans un grand fracas, elle atterrit sur les mains, s’écorchant sans doute la peau au passage. Cela me fit mal au cœur.

Son compagnon ne jeta même pas un œil vers elle pour voir si elle allait bien. Captain America, oui. Il s’avança pour l’aider. Mais Thor l’arrêta d’un coup de poing.

Je sentis mon corps se crisper, une fois de plus. Regarder une deuxième personne se faire tabasser n’était pas plus facile. Mon cœur s’emballa devant ce spectacle. Le plus triste, c’était de voir tous ces gens passer sans même remarquer la scène.

Captain America trébucha légèrement avant de se redresser. Il essaya d’aider la fille à se relever. Seulement, au lieu d’accepter sa main, elle s’insurgea comme une cinglée.

– Fous-nous la paix, connard ! hurla-t-elle.

Elle s’était relevée et mise à le frapper à l’aide de son lasso. Comme s’il n’avait pas tenté de la protéger de son abruti de mec violent.

Quelle mauvaise plaisanterie !

Le fouet claquait tellement fort que je finis par m’interposer, lui arrachant son arme des mains avant de la jeter par terre.

– Il essayait de t’aider ! m’écriai-je, écœurée par tout ce qui se passait.

Elle me dévisagea, les yeux injectés de sang, puis les leva au ciel avec une telle exagération que je me demandais comment elle pouvait encore y voir.

– La ferme ! Allez, Ronnie, on se tire de là, clama Wonder Woman en prenant la main de Thor.

Ce dernier passa son bras autour d’elle et l’embrassa sur la tempe. Ils s’éloignèrent, presque guillerets. La quintessence d’une relation toxique.

Quelle étrange soirée d’Halloween !

J’aurais aimé que Mario assiste à la scène avec moi. Je me demandais comment il aurait géré la situation. Je parie qu’il serait intervenu. Je parie qu’il aurait agi comme un super-héros. Je parie que…

Stop. Non. Qu’il aille se faire foutre !

Pourquoi pensais-je à mon ex ? Étais-je saoule ? Non, juste triste. C’était drôle, saoule ou triste, j’avais les mêmes pensées.

– Merde, grogna Captain America en se frottant la tête.

Le chouchou de l’Amérique avait pris un sacré coup. Alors qu’il retournait vers le bar, je fis quelque chose de totalement inattendu : pour la deuxième fois de la soirée, en moins d’une minute, je m’immisçai dans la vie quelqu’un.

– Hé, tu as fait tomber ça, criai-je en me penchant vers son téléphone et son bouclier tombés au sol.

Je ramassai ses affaires et me dirigeai vers lui tandis qu’il continuait à se masser la mâchoire. Celle-ci était sexy et fidèle à Captain America : ciselée à la perfection.

Lorsqu’il se tourna vers moi, je retins mon souffle. Qu’il était beau ! Je savais que les hommes n’aimaient pas qu’on dise ça d’eux, mais je n’avais pas d’autre mot. Des yeux d’un bleu intense comme jamais je n’en avais vu dans ma vie. Comme si l’océan avait élu domicile dans son âme. Des lèvres charnues surmontées d’un petit arc de Cupidon et une barbe parfaitement entretenue. Malheureusement, son œil gauche était déjà gonflé, mais cela n’altérait pas sa beauté. Un super-héros qui aurait pu poser pour une publicité Calvin Klein.

– Je dois faire peur à voir.

Il se mit à rire en secouant la tête, puis récupéra les affaires que je lui tendais.

– Pardon ?

– Vu comment tu me regardes, ça doit se voir qu’on m’a tabassé. Ce qui est… vrai. Tu as tout vu ?

– Oui, tout.

Les bras croisés, je m’efforçais d’ignorer les frissons qui me gagnaient. Je devais retourner à l’intérieur avant d’avoir trop froid.

– Quel abruti, ce Thor ! Ce que tu as fait était courageux.

Il écarta les bras en esquissant un sourire.

– C’est grâce au costume, déclara-t-il, puis son sourire s’effaça lorsqu’il toucha le bord de son œil. Je pensais pourtant que ça se terminerait différemment.

– Laisse-moi deviner : tu imaginais que la fille te remercierait de l’avoir sauvée d’un homme violent ?

– Ouais, quelque chose comme ça.

Je haussai un sourcil.

– Tu n’es pas d’ici, hein ?

Il se mit à rire.

– Mon accent m’a trahi ?

– Non. Plutôt le fait que tu aies voulu intervenir. La plupart des New-Yorkais baissent la tête et poursuivent leur chemin.

– Je n’ai jamais été très doué pour ça. Et puis Mam’ m’aurait tué si elle avait appris que, face à une situation aussi lamentable, j’avais continué mon chemin.

Sans trop comprendre pourquoi, j’avais aimé la façon dont il avait prononcé « Mam’ ». C’était vraiment un gars du Sud.

– Je suis désolée qu’il n’y ait pas eu une fin de bande dessinée.

– Pas grave, dit-il en souriant. Peut-être la prochaine fois.

Son sourire faisait encore plus briller ses yeux. Il passa son pouce sur son nez, puis hocha la tête dans ma direction.

– Merci, Rouge.

– Rouge ?

Il fit un geste vers moi. Je parcourus mon corps du regard, puis levai les yeux au ciel. Bien sûr… le Petit Chaperon rouge.

– Ah oui. Merci, Captain, le sauveur de ces dames.

Sauveur de ces dames ? Tu ne pouvais pas faire plus foireux, Aaliyah ?

Il continuait de sourire en m’observant, de la tête aux pieds. Pas de façon envahissante. Juste comme s’il me contemplait dans mon ensemble. Un moment bref, sans une once d’irrévérence. Et puis, d’ailleurs, j’avais fait la même chose avec lui.

Il plongea ensuite son regard bleu dans mes yeux noirs.

– Je peux t’offrir un verre ? demanda-t-il, l’œil contusionné.

Il lui fallait beaucoup de courage pour me proposer un verre après une telle déconfiture. Cela suscita mon admiration. À sa place, je me serais déjà précipitée dans le métro pour panser mes blessures et éviter toute interaction humaine jusqu’à la fin de mes jours. Ainsi aurait pu commencer mon histoire de méchante de bande dessinée : dégommée par Wonder Woman et par Thor devant un bar de New York.

Mais notre Captain America avait bien la trempe des héros. Il paraissait n’avoir jamais été aussi sûr de lui.

J’hésitai un instant à accepter son invitation. D’un côté, je n’étais pas d’humeur à interagir avec le sexe opposé. De l’autre, c’était ça ou rentrer à la maison, boire du vin, pleurer en écoutant Taylor Swift, en regardant de vieilles photos de Mario et moi, et en relisant d’anciens messages.

– Captain America, dis-je en m’approchant de lui pour lui tapoter le dos. Laisse-moi t’offrir un verre. Tu en as plus besoin que moi.

Commander Compass Series T.2 - Lueurs de l'est