Chapitre 1

Shad

Poughkeepsie, New York, 30 juin 2017

Les yeux fixés sur cette saloperie de plafond couvert de lambris, je compte pour la dixième fois les étoiles phosphorescentes que les anciens proprios du van ont collées là. Ou leurs enfants, peut-être. C’est un truc de gosse ce genre de déco kitsch. Je reconnais que ça me plaisait bien au début : les avantages de la belle étoile sans les inconvénients. Mais après un mois sur la route, quand je veux voir la Voie lactée, je me contente de sortir. Ce qui m’arrive assez souvent.

Les vingt-six premières années de ma vie m’avaient fait oublier que les astres existent, que la terre n’est pas la seule planète dans l’univers, et surtout qu’elle ne tourne pas autour de mon nombril. S’en rendre compte au bord du lac Michigan, une nuit de juin, c’est déstabilisant. Et surtout pathétique.

Je glisse dans une semi-torpeur. Mes paupières se ferment, je me repasse les images de l’Hudson River State Hospital que j’ai mitraillé de mon Leica SL aujourd’hui : l’imposante façade de briques qui semble avoir résisté aux années et à l’abandon, les sièges parfaitement alignés de l’auditorium, son piano aux touches manquantes, la chapelle dans laquelle il ne vaut mieux pas se recueillir sous peine de passer à travers le plancher, les dizaines de lits à armature métallique qui paraissent attendre que leurs occupants reviennent se coucher. Ce sentiment que le temps s’est arrêté, c’est ce que je préfère quand j’explore un lieu déserté par l’homme, dans lequel la nature a bien souvent repris ses droits.

Quand j’essaie d’ouvrir les yeux, mon plafond de bois s’est transformé en mur de brique rouge. Peut-être que je dors déjà, après tout. Un mouvement sur ma droite me tire du sommeil en sursaut. La fille que j’ai ramenée hier soir a dû bouger. Encore une des habitudes de merde de mon ancienne vie. Les bonnes résolutions monacales de mon début de road trip n’ont pas tenu longtemps. J’ai fini par lâcher prise quand je me suis rendu compte que je ne cherchais pas l’absolution, juste à me pardonner à moi-même.

Dans un soupir, Meghan se colle à moi. Ou Melissa, peut-être. C’est pour ça que je devrais m’astreindre à ne pas les ramener dans le van. Le connard que je suis n’arrive même pas à se souvenir de leur prénom. Évidemment, comparé à l’ordure que j’ai pu être par le passé, il y a du progrès.

La jambe de la brune élancée, avec laquelle j’ai tout juste échangé quelques mots dans un bar étudiant de l’université Vassar, se pose sur moi et frotte inconsciemment mon bas-ventre. Je l’observe. Si elle émergeait, on pourrait profiter tous les deux. L’idée de la réveiller me traverse l’esprit, mais je la chasse instantanément. Ma montre affiche 3 heures du matin, elle ne dort que depuis deux heures à peine. Je ne suis pas un saint, mais j’ai quand même assez de respect pour lui foutre la paix. De toute façon, si je veux reprendre la route demain, je ferais mieux d’essayer de retrouver ce sommeil qui semble me fuir.

Une nouvelle étape m’attend à Newark. La vieille prison y est un passage obligé pour le fan d’urbex que je suis. Et ensuite ? Baltimore, probablement. Je devrais y être pour le 4 juillet, en espérant y dénicher un motel libre. Ça fait un bail que je n’ai pas dormi dans un vrai lit.

Voilà un mois que je parcours les routes en essayant de capter l’insaisissable à travers mon objectif. En m’efforçant de trouver qui je suis. Heureusement, le pays est grand, car je sens que le voyage va être long.

Chapitre 2

Sam

Baltimore, Maryland, 1er juillet 2017

Il me faut toute la volonté du monde pour continuer à marcher nonchalamment dans les rues de West Baltimore à mesure que la luminosité diminue. J’essaie de me fondre dans le décor, de ne pas avoir l’air d’être en train de fuir. Ce que je fais pourtant. Bien enfoncée sur la tête, ma casquette cache à peu près mes yeux, mais dans ces quartiers une tout autre ambiance émerge à la nuit tombée. Ça sera beaucoup plus dur de passer inaperçue à ce moment-là. Ce n’est pas pour rien que Baltimore est septième dans le classement Forbes1 des villes les plus meurtrières aux États-Unis… Toutefois, il m’est impossible de trouver un endroit plus sûr. D’abord parce que je ne trouverais nulle part où dormir : j’ai bien un peu d’argent dans mon sac à dos « la grande évasion », mais pas suffisamment pour me payer un motel. Sans compter qu’on ne me laissera jamais errer en toute tranquillité dans ces rues-là. Un bon samaritain voudra savoir ce que je fous ici, seule. Une chose en entraînant une autre, ma fausse carte d’identité ne résistera pas à un contrôle policier en règle. Et je n’ai qu’une certitude : il est hors de question que je retourne chez le père Reed.

La simple évocation mentale du nom de ce trou du cul ravive les séquelles de la « remise dans le droit chemin » qu’il a jugé nécessaire de m’infliger tout à l’heure. La dernière. Je me le suis promis au moment où son poing entrait en contact avec ma pommette. Quand le bout renforcé de ses boots a atteint mes côtes, je n’étais déjà plus en état de réfléchir. Il devait avoir picolé plus que de raison. Et, comme d’habitude, la Reed n’a pas levé le petit doigt.

 

Le ciel est de plus en plus sombre. Il faut que je trouve un endroit pour crécher cette nuit, sans personne pour m’aider. La dernière et unique fois où j’ai fugué, Jake était avec moi. Mais il a eu dix-huit ans il y a trois mois, il n’était donc plus obligé de supporter nos geôliers. Son départ m’a laissée dans une solitude que je n’avais jamais connue auparavant, y compris à la mort de mes parents.

Un frisson court le long de mon échine. Le soleil est pratiquement couché, je ne peux plus reculer : je dois à tout prix me trouver un refuge pour dormir. Et peut-être pour m’y planquer un jour ou deux, le temps de m’organiser pour quitter cette ville de merde.

Je n’aurais jamais dû me précipiter autant. Je me traite d’idiote en me rendant compte que j’aurais pu anticiper mon coup bien mieux que ça. De la même manière que mon sac à dos était prêt depuis des mois sous mon lit avec le minimum vital pour survivre seule, j’aurais dû prévoir mon plan de sortie. Je n’ai pas de téléphone, donc pas la possibilité d’appeler Jake. De toute façon, rien ne me garantit qu’il habite désormais avec sa sœur aînée comme il le voulait.

— Hé, petite. Petite !

Un grand type torse nu, couvert de crasse, les dents bouffées par la meth2, s’approche de moi en tendant la main. Après un vif signe de dénégation, j’accélère le pas.

— Petite ! T’es perdue, ma mignonne ? Je peux t’aider ?

La panique me gagnant, je secoue cette fois la tête avec frénésie.

— Non, non. Je rentre chez moi, c’est tout.

C’est la vérité. Quel que soit le lieu où je me réfugierai cette nuit, ça sera toujours plus chez moi que l’endroit où je viens de passer cinq années.

Un coup d’œil derrière mon épaule m’apprend que l’inconnu qui m’a apostrophée ne m’a pas suivie. Je soupire de soulagement.

Je regarde autour de moi. La crise a frappé tous les États-Unis, mais comme souvent ce sont les plus démunis qui ont trinqué en premier. J’en ai la triste preuve sous les yeux : les maisons à l’abandon ne manquent pas dans West Baltimore. Le tout est d’en trouver une qui n’est pas squattée.

Après quelques minutes, je repère une townhouse un peu à l’écart des autres et encore plus décrépite que ses voisines de quartier. Il ne me reste plus qu’à prier qu’elle ne s’effondre pas sur moi.

Je me dirige instinctivement vers les fenêtres de la cave. Ce sont généralement les seules qui ne sont pas condamnées par des planches de contreplaqué. Visiter ce genre de baraque est quasiment une activité extrascolaire là où je vis ; je vérifie rapidement s’il y a quelqu’un dans les parages, avant de mettre un grand coup de pied dans le simple vitrage de la lucarne.

En descendant dans les soubassements de la maison, j’essaie de faire taire la nausée qui me monte aux lèvres. Le lieu me rappelle bien trop celui où Reed me jetait pendant des heures quand il en avait marre de voir ma « petite gueule », comme il disait.

Ce n’est pas le moment de flancher ! Je me précipite vers l’escalier qui mène au rez-de-chaussée. Je fais un tour rapide de toutes les pièces : pas de trace de squat, je devrais être tranquille jusqu’à demain au moins.

 

Assise dans un coin de ce qui semble avoir été un salon, j’enfile le grand sweat à capuche offert par Jake pour mes seize ans. Je dévore une des barres chocolatées que j’ai réussi à soustraire aux Reed. Ma bouteille d’eau à la main, je laisse mes yeux s’habituer à l’obscurité quasi totale. Je relâche lentement le souffle que j’ai la sensation d’avoir retenu depuis le début de ma fuite. Rien n’est pourtant résolu. Je suis seule, dans une maison pourrie qui empeste la moisissure et la merde de rat : rien de glorieux. Toutefois, j’ai le sentiment d’avoir une vraie chance d’échapper à cette vie de galère.

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