« J’ai toujours rêvé d’être l’héroïne d’un kdrama. Il faut dire que j’ai plongé dedans très jeune ; je leur dois l’idée que je me fais de l’amour aujourd’hui. Déjà toute petite, je m’inventais mille et un scénarios. Aaron détestait les regarder. Il trouvait cela trop niais, mais surtout trop prévisible.
Je n’osais pas lui dire que c’était justement ça, que j’adorais. Le fait de savoir. D’avoir la certitude que malgré les disputes, les ruptures et les obstacles qui semblaient pourtant insurmontables, le couple principal finirait ensemble, marié et heureux jusqu’à la fin des temps.
Parce qu’il n’y avait aucun intérêt à regarder si cela finissait mal.
Je me fichais bien de savoir ce qui allait se passer. Au contraire. J’aurais aimé dire la même chose de ma vie. Tout ce que j’ai toujours voulu, c’est être sûre que malgré les coups durs, la ligne d’arrivée en vaudrait la chandelle.
Alors, seulement dans ce cas-là, j’aurais la force de tout endurer.
Malheureusement, la vie n’est pas un kdrama.
N’est-ce pas ? »
— Toi, Fleur Durand, tu as un entretien d’embauche ? répète Dana d’un ton incertain, tandis que je lui conte les folles aventures de ma journée.
Je hoche la tête frénétiquement, tentant toujours de calmer mon mal de ventre. En toute honnêteté, je comprends son scepticisme. Moi-même, j’ai du mal à y croire. Je suis du genre à postuler à un emploi pour ensuite jouer les fantômes, et mes deux colocataires le savent.
C’est simple, je fais la morte.
Un jour, mon futur employeur potentiel m’a appelée à plusieurs reprises, au point que j’ai bloqué son numéro – ainsi que son adresse e-mail. Je ne répondais plus à mon téléphone de peur que ce soit lui. Pourtant, j’étais très intéressée !
J’ai juste de gros problèmes.
C’est pourquoi je ne me vexe pas de la réaction de mon amie. Je ne comprends toujours pas ce qui vient de se passer, à dire vrai. Comme tous les jours, je me suis levée à six heures du matin pour prendre ma douche, petit-déjeuner en vitesse, enfiler un tailleur et prétendre avoir un travail auquel me rendre le matin…
Avant de me poser dans le sofa pour regarder Miraculous Ladybug jusqu’à onze heures.
Rien d’anormal jusqu’ici.
Je ne m’attendais certainement pas à ce qu’une telle compagnie me contacte pour me proposer un entretien d’embauche.
— Une entreprise de jeux vidéo… continue Dana en levant les yeux de son livre, de plus en plus suspicieuse.
Je suis quant à moi assise sur le canapé, mon ordinateur posé sur mes genoux, toujours vêtue de mon tailleur et de mes sandales à talons.
J’aime m’inventer une vie. Après tout, je suis écrivaine.
(Ou quelque chose comme ça.)
— Et pas n’importe laquelle, dis-je dans un souffle conspirateur. On parle de la Jack Sparrow des compagnies de jeux vidéo, là.
Mon amie prétend être impressionnée, même si je sais qu’elle n’en comprend pas un mot. Le monde du gaming, elle ne s’y connaît pas plus que moi. Son truc à elle, c’est le basketball. Dana rêve de passer pro depuis qu’elle a cinq ans, un vœu qui est déjà en train de se réaliser. En parallèle, elle bosse « comme vendeuse dans un magasin de chaussures appartenant à sa petite amie.
— Je suis déjà surprise que tu aies décroché.
Son ton est accusateur, même légèrement impressionné. Oui, car ce n’est pas seulement les employeurs que j’évite. C’est tout le monde. Je hais téléphoner. C’est simple : lorsqu’un numéro inconnu m’appelle, je fixe l’écran de téléphone avec angoisse jusqu’à ce qu’il s’arrête de sonner. Les filles se moquent de moi, persuadées que je me cache sous mon lit chaque fois que l’engin du diable retentit.
C’est devenu une blague entre nous.
Quand on y pense plus de deux secondes, ce n’est pas drôle du tout. C’est plutôt inquiétant, en fait.
— J’ai mûri, réponds-je, le menton haut. Je n’ai plus peur.
Son regard lourd de soupçons ne me lâche pas une seconde. Je sais qu’il est impossible de lui mentir, pourtant j’essaie toujours. J’adore Dana, mais son pire défaut est de passer son temps à nous faire la morale.
Eleanor est assez forte pour l’envoyer paître, mais je suis trop gentille pour faire de même.
— Tu as appuyé sur « décrocher » au lieu de « raccrocher », devine-t-elle d’un air blasé.
Mon silence honteux lui donne raison. Inutile de préciser « préciser que j’ai paniqué en sautillant sur place pendant au moins dix secondes, hésitant entre raccrocher et feindre la boîte vocale – un classique signé Fleur Durand.
Dana rit en secouant la tête. Au moins, je l’amuse.
— Plus sérieusement, qu’est-ce que je suis censée faire ? J’aurais dû refuser l’entretien dès le début, tout simplement. Mais je n’ai pas osé dire non…
— Tu as un vrai problème avec ça – en plus de toutes les autres choses, je veux dire. Tu as rappelé ta psy ?
— … et voilà où j’en suis.
Dana comprend à mon changement de sujet que non, je n’ai pas rappelé la psy et que non, je n’ai pas envie d’en parler. En vérité, je n’y suis pas retournée depuis qu’elle m’a affirmé que j’avais « des problèmes de riche » et qu’il fallait juste que je grandisse.
Payer soixante euros pour entendre ça, non merci.
Dana m’adresse un regard attendri et confus à la fois. Elle a totalement oublié son bouquin.
— Mais je ne comprends pas. Tu as postulé, au moins ?
J’ouvre la bouche pour répondre par l’affirmative, avant de m’arrêter en plein mouvement. J’étais tellement paniquée à l’idée de décrocher que ce léger détail m’a échappé. « Si j’avais envoyé ma candidature chez Abisoft, soit la plus grande compagnie de jeux vidéo du pays, je le saurais.
— Merde, non, dis-je platement. Tu as raison. Les jeux vidéo, ce n’est pas du tout mon domaine de prédilection… Oh mon Dieu, chuchoté-je. Ils ont dû se tromper de personne. J’ai volé l’entretien de quelqu’un d’autre !
— Ils ne t’ont pas appelée par ton nom ?
Je réfléchis, tentant de me remémorer les faits. J’étais trop occupée à tenter de ne pas bégayer, mais je crois me souvenir que l’homme au bout du fil m’a effectivement appelée Lilas. Je suis totalement perdue. Rien ne fait sens. Tout ça doit être une vaste blague. »
— Si… Enfin, il a utilisé mon nom de plume. Ce qui veut dire qu’il me connaît par le biais de mon statut d’auteure illustratrice, continué-je. C’est vraiment étrange.
Quand je dis « auteure illustratrice », je suis gentille. Je ne me considère pas comme telle, mais les filles m’obligent à leur donner un euro chaque fois que j’utilise des guillemets en le disant.
Et après, on se demande pourquoi je suis fauchée !
Petite, je voulais être pirate. Intelligente comme j’étais, j’ai rapidement compris que les débouchés professionnels étaient minces – raison pour laquelle je me suis tournée vers l’écriture. De cette façon, je pouvais toujours affronter les mers en quête de trésors à travers les pages.
À l’école, j’écrivais des histoires pour amuser la galerie. Des lettres aussi, bien que bourrées de fautes, que je cachais dans les casiers de mes camarades. J’ai terminé ma première bande dessinée à l’âge de treize ans. J’en ai écrit dix de plus depuis.
J’étais convaincue que cela fonctionnerait. Que j’avais enfin trouvé quelque chose dans lequel j’excellais ; une passion qui me tiendrait éveillée la nuit.
Spoiler alert : il faut croire qu’être auteure est tout aussi compliqué qu’être pirate, de nos jours.
« C’est pourquoi je tente de trouver un emploi à temps partiel pour subvenir à mes besoins, en attendant de pouvoir vivre de ma plume. Autant vous dire que ça ne se passe pas pour le mieux…
— Pourquoi ça ? demande Dana en haussant les épaules. Tu as déjà publié trois BD en auto-édition, et tu as même rencontré un petit succès. Écoute, va à cet entretien et vois ce qui se passe.
Je ne l’écoute déjà plus, arrachant les peaux de ma lèvre inférieure avec les dents. Je me force à m’arrêter en m’apercevant de ce que je fais, toujours pensive.
— Mmh. Très étrange.
Elle roule des yeux au moment où Eleanor, ma deuxième colocataire, franchit la porte d’entrée en secouant ses longs cheveux auburn mouillés par la pluie, en nous pointant du doigt.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez mais si c’est à propos d’hier, je tiens à répéter une bonne fois pour toutes que NON, fantasmer sur Jean Reno n’est pas étrange. J’ai grandi en regardant Léon, OK ?
Dana et moi échangeons un regard gêné et légèrement déconcerté. Je ne sais toujours pas en quoi cette dernière précision justifierait quoi que ce soit, « mais nous savons bien qu’il est inutile de discuter avec Eleanor quand elle a passé une mauvaise journée.
Dana, pas du genre à arrondir les angles pour faire plaisir, déclare :
— Tant de choses me déroutent dans ce que tu viens de dire…
… Au moment où je m’empresse de répondre :
— C’est tout à fait normal, moi aussi ça m’arrive.
Dana fronce ses sourcils dans ma direction, dégoûtée, mais je secoue la tête en guise d’explication. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça moi-même.
« Cela semble toutefois calmer Eleanor car elle soupire et se laisse tomber sur le canapé, l’air exténuée.
— Est-ce que cette journée peut se terminer rapidement ? se lamente-t-elle.
— Oh, chaton…
Je pose mon ordinateur sur la table basse et tends les bras vers elle, si bien qu’elle s’allonge sur mes cuisses et replie ses genoux contre sa poitrine. Sa jupe plissée Givenchy se relève tellement qu’on peut apercevoir sa culotte rouge « J’peux pas, j’ai raclette ». Je caresse doucement ses cheveux soyeux et ondulés, et m’apprête à lui demander ce qui se passe quand elle me devance :
— Jeremy m’a foutu la honte devant ses potes. Quel connard. Il m’emmène boire un verre dans l’endroit le plus chic de Paris, me présente à ses amis d’enfance, pour ensuite me faire le discours du : « C’était sympa, mais tu n’as quand même pas cru que c’était sérieux ? On ne vient pas du même monde blabla, je préfère qu’on arrête. » Qu’est-ce qu’il croyait ? Que j’étais amoureuse ? Pff.
Je plisse le front, agacée. Dana, elle, reste impassible, son attention reportée sur son bouquin. Les deux filles sont aux antipodes l’une de l’autre, raison pour laquelle je me retrouve bien trop souvent a« u milieu de disputes stupides. Eleanor est extravertie, souriante et intelligente ; du genre à tomber « amoureuse » à tous les coins de rue mais à toujours privilégier ses copines à son mec. Son plus grand amour : l’argent. Étudiante en droit des affaires, elle vit principalement de ce que lui offrent les garçons qu’elle fréquente. Elle sait ce que les gens peuvent en penser, mais elle s’en fiche. Elle assume tout.
On ne lui dit jamais rien, même si Dana a toujours été honnête sur le sujet. Celle-ci est facile à vivre, mais possède un franc-parler qui peut parfois déconcerter.
— Jeremy… Ce n’est pas celui qui t’a offert la paire de Valentino ?
— Si, soupire Eleanor après s’être redressée avec dignité. Heureusement, ces petits bijoux restent avec moi. Il peut essayer, je ne renoncerai jamais à leur garde.
Ce genre de situation arrive à peu près une fois tous les mois, si bien que je ne suis plus surprise. Je sais qu’Eleanor n’en a rien à fiche, de ce mec. D’ici dix jours, elle aura oublié son prénom. C’est simplement son ego qui en prend un coup.
— Je croyais qu’il était stupide et imbu de lui-même ? « Bon débarras, non ? intervient Dana sans lever les yeux vers nous.
Eleanor la fusille du regard, l’air de dire : « Tu ne comprends rien. »
— Ce n’était pas une raison pour m’humilier de la sorte. Tout va toujours pour le mieux avec ces types-là, ils te traitent comme une princesse, jusqu’au jour où ils s’ennuient. Et tout à coup, tu deviens un mouchoir usagé bon pour la poubelle. Il m’a traitée comme une… comme une prostituée, ajoute-t-elle d’une voix abattue, et l’espace d’un instant je comprends que ça la touche vraiment, mais elle se lève d’un bond et nous adresse un sourire rayonnant. Il ne sait pas ce qu’il rate. Sinon, vous parliez de quoi avant que j’arrive ?
Je suis quelque peu déroutée par son changement d’humeur. Je veux insister mais le regard de Dana m’ordonne de laisser tomber. Elle joue le jeu et lance :
— Fleur a un entretien d’embauche dans deux jours. Elle refuse d’y aller. Rien de nouveau sous le soleil.
Je baisse les yeux, trop honteuse pour soutenir leurs regards désapprobateurs. Eleanor me contemple avec de grands yeux, perplexe. Une fois que Dana lui raconte l’affaire, mon amie se tourne vers moi d’un air on ne peut plus sérieux.
— Tu vas y aller.
— Je…
— Non, me coupe-t-elle sèchement. Tu es flippée, on comprend. Mais c’est la vie ; tu es partie de chez toi pour réaliser ton rêve, tu refuses l’aide financière de tes parents alors même que tu n’as pas les moyens de payer les factures, donc bouge-toi.
— Mais…
— Mais rien. Tu as besoin d’un job au plus vite. Tu as vingt-quatre ans, et je suis désolée d’être aussi franche mais je ne veux que ton bien : il faut que tu sortes de ta zone de confort et que tu affrontes le monde réel. »
Ses mots font mal, mais ils ne sont douloureux que parce qu’ils sont vrais. Mes problèmes de confiance en moi sont légitimes, mais je n’ai plus dix ans. Je ne peux plus les laisser m’empêcher de grandir. J’ai besoin d’argent, que je le veuille ou non. Hors de question que j’avoue à mes parents avoir échoué.
— Je vais te prêter une tenue correcte, ajoute-t-elle en retournant dans sa chambre, si bien que je n’ai pas le temps de décliner l’offre.
Dana m’observe en silence depuis son fauteuil. Je lui offre un petit sourire, même si je n’ai qu’une seule envie : pleurer.
Elle le devine car elle ajoute d’une voix douce :
— Il est temps. Il est temps d’être adulte, maintenant.
J’opine, un grand sourire factice plaqué sur mon visage. J’ai peur de laisser échapper une larme, c’est pourquoi je saisis mon ordinateur portable et me réfugie dans ma chambre.
Je me déteste. Je déteste être comme je suis. Qu’est-ce qui cloche chez moi ? Je ne manque pas de volonté, pourtant. Je suis juste beaucoup trop flippée à l’idée d’échouer, trop flippée à l’idée de me ridiculiser et de prouver à la terre entière que je ne suis qu’une incapable.
Je me laisse tomber sur mon lit, les bras et les jambes en étoile de mer, et ferme les yeux pour faire le vide.
Du plus loin que je me souvienne, je n’ai toujours eu qu’un seul souhait : être aimée. Appréciée, admirée, louée.
Le plus drôle, c’est que je n’ai jamais manqué d’amour. Bien au contraire. D’après mes papas, ils ont eu le coup de foudre pour moi au premier regard. Les yeux d’Arthur ont croisé les miens et c’était parti. Lui et James ont décrété que du haut de mes quatre ans, chipie et toujours le sourire aux lèvres, j’étais leur rêve incarné.
Je ne me suis jamais sentie comme une orpheline auprès d’eux ; j’ai toujours eu tout ce que je voulais. Les plus jolies robes, les week-ends à Disneyland Paris, toutes les Nintendo DS possibles et j’en passe. James et Arthur passaient leur temps à me montrer leur affection, à me faire voyager, à me répéter que j’étais la plus belle, la plus intelligente, la plus drôle et la plus gentille des petites filles.
Ils m’aimaient tellement, à dire vrai, qu’ils craignaient ne pas aimer le suivant autant. Bien sûr, ils ont vite compris leur « erreur en adoptant mon petit frère, Sélim. Mais cet amour a fini par m’étouffer.
Parce qu’en grandissant, la dure réalité de la vie m’a éclaté au visage sans prévenir. Et celle-ci était bien différente de ce que mes parents me laissaient croire.
Là où ils ont toujours dit que leur fille ferait des choses extraordinaires, je ne suis que… moyenne. Ni laide ni belle, ni bête ni intelligente, ni drôle ni ennuyeuse. Je suis aussi fade et creuse qu’une huître.
Je sursaute lorsque mon téléphone m’annonce l’arrivée d’un nouveau message. Justement, c’est Arthur.
Salut, ma puce. Tu veux manger à la maison demain soir ? Tu nous manques… Sélim te demande.
Mon préadolescent de frère qui me quémande ?
C’est suspect.
Il ne l’avouera jamais, mais c’est la vérité…
C’est du chantage affectif, mais OK. À demain alors.
Super. Je t’aime. »
Je lui envoie un emoji cœur pour toute réponse, gênée.
Je ne suis pas très douée quand il s’agit de montrer ce que je ressens. Je sais qu’il le sait et qu’il ne s’en formalise pas.
Je n’ai jamais dit « je t’aime » à mes parents ; c’est encore trop dur. Pourtant, je les aime. Je les aime tellement, en fait, que c’en est douloureux.
Ce n’est pas le problème.
Je pense juste que m’adopter était la plus grosse erreur de leur vie.