Le calme qui règne dans la salle de concert me surprend lorsque j’arrive au rendez-vous. Le lieu est presque vide, seules quelques personnes traînent près du bar. J’ai l’impression que c’est la quiétude habituelle avant que la musique n’échauffe et ne fasse vibrer les corps.
Mon regard se pose sur la large scène vide et je me demande quel effet cela procure de s’y tenir, face à l’enthousiasme de la foule, aux cris, aux regards emplis d’admiration… Je peux presque m’y voir. Ça doit être grisant.
À présent je ne suis qu’une simple spectatrice arrivée un peu en avance qui attend son ami.
D’ailleurs où est passé Matt ? Il devrait déjà être là.
J’aurais dû me douter qu’il serait en retard, après tout, depuis que je bosse chez Carter Corp, je ne l’ai jamais vu arriver à l’heure. Cependant, son petit défaut de ponctualité ne nous a pas empêchés de nous entendre et même de devenir amis. Matt est sympa et il ne manque pas de charisme, comme me le fait souvent remarquer Lisa, standardiste de Carter Corp. Cette fille est extra. Jamais je n’aurais cru qu’il était possible de se lier si vite à quelqu’un – on peut même dire qu’elle est devenue ma confidente.
Mais revenons à Matt. Un vrai piège à filles : bien trop dragueur et bien trop sexy. Son charme n’opère pourtant pas sur moi, peut-être parce que je commence à bien le connaître ?
Notre relation se résume à de l’amitié, ce qui n’est pas plus mal étant donné qu’il occupe le box voisin du mien dans l’immense open space de Carter Corp.
C’est grâce à Matt que j’ai obtenu un billet pour le concert de ce soir. Je ne connais pas le groupe qui va jouer, les Nightmareden, mais d’après mon collègue, ils ne tarderont pas à être célèbres et il faut les suivre de près.
Pour me convaincre de l’accompagner, Matt m’a raconté l’histoire de leur rencontre, alors qu’ils étaient au lycée, puis comment il les a suivis et les a vus évoluer, passant des répétitions dans de vieux garages à des concerts comme celui de ce soir.
J’avoue que lorsque mon binôme m’a proposé de venir avec lui, j’ai hésité car je craignais de me retrouver seule à cette soirée : Matt est ami avec les membres du groupe et j’ai eu peur qu’il me laisse en plan pour sortir avec eux. Mais ma vie sociale est inexistante en ce moment, alors j’ai accepté.
Voilà comment je me retrouve à poireauter dans une salle de concert vide en attendant que Matt daigne arriver. S’il ne se pointe pas dans les cinq prochaines minutes, je ne donne pas cher de sa peau. Je suis tellement excédée que l’idée d’enrouler les lacets de ses baskets autour de sa gorge me semble tentante.
L’appeler pour lui passer un savon me démange, mais ça ne ferait que le retarder encore plus. Il faut croire que ce manque de ponctualité doit faire partie de son charme ! Enfin, si on craque pour lui.
— Salut princesse !
Je me retourne et vois Matt arriver, l’air nonchalant, les mains dans les poches de son jean. Ses cheveux bruns en bataille encadrent un visage aux traits virils. Une lueur espiègle traverse son regard et un petit sourire étire le coin de ses lèvres tandis qu’il me détaille de la tête aux pieds. Je ne me fie pas à son air faussement appréciateur, il est spécialiste en matière de moquerie… Il me lance un clin d’œil avant de tourner la tête vers l’inconnu qui l’accompagne.
— Même pas un « désolé pour le retard », fais-je en grommelant.
— Je te présente Adam, mon pote et, accessoirement, le batteur du groupe.
Je me concentre sur le nouveau venu qui me tend la main tout en m’adressant un large sourire aux dents blanches :
— Salut !
— Juliet, enchantée. Je suppose que tu es la raison du retard de Matt ?
Son sourire s’élargit encore et il lève les mains avec un signe de dénégation :
— Pas du tout ! C’est à 100 % de sa faute. Tu devrais savoir qu’il n’est jamais à l’heure.
Matt adopte une mine innocente qui ne trompe personne. Je lui donne une tape sur l’épaule.
— Tu pourrais au moins t’excuser. Et tu aurais aussi pu te servir de cette invention géniale qu’on appelle le téléphone.
Je prononce ce dernier mot en articulant bien et en lui agitant le mien sous le nez. Matt m’adresse un regard implorant, un peu à la manière du Chat Potté, avant de dégager une mèche de cheveux de son front.
Adam rit tout bas du manège de son ami.
— Il était sur le trottoir en pleine discussion avec une jolie fille quand je suis arrivé.
— Tu m’en diras tant, grommelé-je.
Matt intervient :
— C’est elle qui parlait avec moi, nuance ! J’étais juste poli. Je ne pouvais pas la laisser en plan comme ça. Pour qui vous me prenez, à la fin ?
— Pauvre Prince charmant harcelé par les filles qui viennent à nos concerts, ironise Adam. C’est toi qui récoltes tous les fruits de notre dur labeur…
— Dur labeur ? Mon pote, t’es pas un membre des Rolling Stones non plus !
— Un jour je serai célèbre et tu regretteras tes paroles.
Je ne peux pas m’empêcher de sourire face à leur échange complice. J’étudie Adam un instant. Il est plutôt beau gosse, enfin si on aime le genre surfer blond. Il est sexy en diable avec son jean déchiré aux genoux et son tee-shirt blanc. Son sex-appeal est indéniable.
Les deux amis n’ont physiquement rien en commun : Matt a l’air du bad boy ultra sexy, tandis qu’Adam fait penser au metal, à la mer et à l’appel du grand large.
Il surprend mon regard posé sur lui et m’adresse un sourire amusé, il sait que j’étais en train de le mater. Cela dit, il doit avoir l’habitude d’être reluqué, difficile d’échapper aux regards sur scène.
Je sens qu’Adam a conscience de son charme mais il n’a pas l’air d’être du genre à en abuser. Ce serait pourtant si facile pour un musicien…
Une ligne de tatouage tracée sur son biceps attire mon regard. Je n’arrive pas à en détacher les yeux : l’encre noire dessine sur sa peau un ange qui se déploie tout le long de son bras jusqu’au coude. Je dois admettre que le dessin est magnifique. J’ai toujours eu envie de me faire tatouer sans oser franchir le cap, et l’ange noir d’Adam me plaît beaucoup.
Le batteur pivote juste ce qu’il faut pour m’en offrir une meilleure vue :
— Il te plaît ?
— Il est très joli, fais-je en rougissant.
Pour la discrétion, je peux repasser… Je pose la première question qui me vient pour chasser ma gêne :
— Il a une signification particulière ?
Il se penche un peu vers moi comme pour me faire une confidence.
— Il est censé me rappeler ce que je dois trouver.
Je fronce les sourcils, pas certaine de bien le suivre.
— Et donc, tu dois trouver… un ange ?
Le regard d’Adam s’accroche au mien. Il a l’air très sérieux lorsqu’il me répond :
— Ou une femme digne de l’être.
Matt lui tape l’épaule en ricanant.
— Bon courage, mon pote.
Adam me quitte du regard pour répondre à son ami :
— Tout le monde ne cherche pas celle qui retirera sa culotte plus vite que son ombre.
— Je suis carrément vexé là ! Je cherche juste la femme qui sera heureuse de m’offrir sa petite culotte, nuance !
J’interviens :
— Aucune femme ne voudrait faire ça.
Matt affiche un air faussement boudeur et grimace. Je ne peux pas m’empêcher de lui prendre le bras et de m’approcher de lui, puis je lui glisse à l’oreille :
— Un jour tu trouveras la femme qu’il te faut, Matt, celle qui sera assez folle pour t’offrir sa culotte.
— Il suffirait que tu montes sur scène avec nous, mon pote, renchérit Adam avec un clin d’œil. Bon, ce n’est pas tout ça, mais j’ai des choses à faire avant que le spectacle commence. Matt, tu me files un coup de main ?
Mon ami retrouve son attitude nonchalante.
— Bien sûr ! En plus je pourrai monter sur scène !
— Je peux vous aider si vous voulez.
Les deux hommes se tournent vers moi et j’ajoute :
— Je n’ai rien à faire en attendant le début du concert.
Adam me regarde de haut en bas.
— Ce n’est pas du boulot pour les fillettes. Le matos est lourd.
— Pour ce que tu en sais, la « fillette » pourrait te donner un coup de genou bien placé tout en portant un carton de 40 kilos d’une main.
— Je demande à voir ! Sans le coup de genou par contre.
Adam nous conduit backstage jusqu’aux portes de derrière qui donnent sur le parking où se trouve le van du groupe. Lorsque les deux hommes sortent, les battants se referment, replongeant les coulisses dans l’obscurité.
Je me sens nostalgique tout à coup. L’endroit éveille quelque chose enfoui en moi, peut-être parce que j’aurais aimé être musicienne. Je dévore l’espace du regard. Tout me semble familier, depuis la lueur poussiéreuse qui se dégage des murs noirs jusqu’à la tribune, en passant par le rideau de scène.
Adam réapparaît, chargé de sa grosse caisse et des pieds en métal de la batterie. Matt le suit, il porte à bout de bras un ampli qui va rejoindre les autres qui sont déjà sur la scène.
— Tu t’en sors, champion ?
Mon ton moqueur ne lui échappe pas.
— Bien sûr ! T’as pas vu mes muscles ?
Il exhibe son biceps, plutôt bien sculpté d’ailleurs, mais par défi je secoue la tête.
— Non.
Matt approche son bras de moi pour que je le touche. Je tâte son muscle du bout des doigts, il se contracte. Il est plutôt bien foutu, mais plutôt mourir que le reconnaître ! Ma paume reste sur son bras un peu plus que nécessaire, assez pour que je prenne conscience que je suis célibataire depuis trop longtemps… Je me ressaisis :
— Non, vraiment, je ne vois rien !
Matt grogne tandis qu’Adam rit tout bas.
— Vous êtes proches tous les deux… Vous vous connaissez depuis quand déjà ?
— Quelques mois, répond Matt. Mais cette fille est un vrai pot de colle.
— Un pot de colle ? On aura tout entendu !
Ma voix est partie dans les aigus. Je me racle la gorge.
— Tu as tellement besoin de compagnie que tu ne me quittes pas d’une semelle, ajoute Matt.
Ses paroles me vexent. Je lui lance un sourire narquois.
— Tu as bien de la chance que je te supporte, Matt.
— Cette fille est la voix de la sagesse ! confirme Adam.
Matt ne semble pas enclin à expliquer comment nous nous connaissons, donc je prends le relais :
— En fait, on bosse ensemble chez Carter Corp, on est voisins de box, si on peut dire.
— Tu ne dois pas t’ennuyer, compatit Adam.
— Ça c’est clair ! Je dois quand même avouer qu’il rend mon quotidien au boulot plus joyeux.
Matt en profite pour passer un bras autour de ma nuque.
— Ah ! Qu’est-ce que tu ferais sans moi ?
Je le repousse et réponds, taquine :
— C’est la question que je me pose tous les jours.
Matt m’adresse un large sourire tout en se dirigeant vers les portes pour aller chercher le reste du matériel. Adam rit tout bas.
— Le pire, c’est qu’il a toujours été comme ça.
— Et je l’apprécie tel qu’il est, mais ne le lui répète surtout pas. Sinon il va être insupportable…
Adam hoche la tête en souriant et, sans prévenir, il me lance une paire de baguettes. Je les rattrape au vol. Surprise de mon réflexe, je fixe les baguettes entre mes doigts avant de regarder Adam qui m’adresse un clin d’œil. Ses muscles jouent sous son tee-shirt blanc et son ange noir se déploie.
— Ça me portera chance.
— Ah bon ? Comment ?
— Une jolie fille qui tient mes baguettes ? Je dois vraiment t’expliquer ?
Je pousse un soupir exaspéré, les mecs sont tous les mêmes !
Il s’éloigne vers les portes avec un rire amusé qui déclenche le mien en écho.
La bonne humeur d’Adam est communicative. Je le trouve aussi curieux que solaire.
Tandis que les garçons rapportent les caisses, je furète entre les boîtes noires. Sans y penser, je me mets à chantonner. Je soulève un ou deux couvercles, par curiosité.
Mon regard croise celui d’Adam qui est planté là à me fixer, une caisse dans les mains.
— Quoi ?
— Rien. Tu as une jolie voix, c’est tout.
— Oh, merci.
Je détourne la tête, gênée.
— Je suis sérieux.
Je ne suis pas habituée à chanter en public parce que j’ai peur de me rendre ridicule. Entendre Adam faire l’éloge de ma voix me déstabilise.
J’agite nerveusement les baguettes comme si elles avaient le pouvoir de faire disparaître ma gêne.
— Je chantais un peu quand j’étais plus jeune et je jouais du piano aussi. Ça fait une éternité que je n’ai pas posé les doigts sur un clavier… Mon Yamaha est la seule chose que j’ai emportée en quittant ma famille pour m’installer à New York.
Adam m’adresse un sourire compatissant. Je ne sais pas pourquoi je me confie à lui, mais je continue :
— C’est triste de ne plus s’en servir, tu ne crois pas ? Un instrument qui devient un objet inutile…
Il hausse les épaules.
— Ça arrive de perdre la motivation. La musique me permet de respirer et de m’évader, c’est magique… Il faut que tu retrouves ton mojo, Juliet.
La sensation des touches sous mes doigts me revient et je suis nostalgique de l’époque où je ne vivais que pour jouer.
Le bruit d’une caisse qui tombe sur le sol met fin à ce moment de confidences, Matt marmonne quelque chose à propos de son dos en miettes, mais il retrouve vite son sens de l’humour.
— Adam, ne drague pas ma copine !
Le batteur se tourne vers moi, la main sur le cœur, et déclame :
— J’espère, madame, que vous savez que je ne me permettrais jamais de tenter de vous ravir à ce jeune homme ici présent qui semble en pincer pour vous en secret.
Les joues de Matt virent à l’écarlate.
Tiens, cela peut lui arriver d’être gêné.
— Juliet et moi ? Non, je suis sûr qu’elle se comporterait comme ma mère. C’est juste IM-PO-SSI-BLE !
Adam rit et s’installe sur une caisse.
— Mais je dois avouer que Juliet se débrouille bien en matière de chant, reprend Matt.
— La dernière fois que tu m’as entendue chanter, tu as dit qu’un crissement d’ongles sur un tableau noir était plus supportable que ma voix.
Matt éclate de rire avant d’enrouler son bras autour de mes épaules.
— Il ne te fatigue jamais ? demande Adam.
— Constamment… D’ailleurs, on devrait échanger nos places : je monterais sur scène et toi tu irais bosser avec lui. Tu en penses quoi ?
— Tu veux jouer de la batterie ?
— Pourquoi pas ? Je pourrais laisser libre cours à ma créativité.
Je fais mine de taper sur les caisses avec les baguettes, en secouant mes cheveux dans tous les sens à la manière d’une rock star.
— T’as du potentiel, j’en suis sûr.
J’ajoute, plus sérieuse :
— J’adore cette ambiance, la petite tension qui règne dans les coulisses. Il y a quelque chose de grisant. Un peu comme si j’avais bu des tonnes de caféine et que la seule chose qui pouvait me calmer serait de me dresser sur le devant de cette scène. Tu vois ?
Matt me dévisage, surpris, Adam hoche la tête.
— C’est exactement ce que je ressens chaque jour de ma vie. Tenir ces baguettes, monter sur scène, jouer de la musique… c’est électrisant. En vérité, il n’y a pas de mot assez fort pour décrire ce qu’on éprouve, tellement c’est puissant.
Je hoche la tête. Je ressens un pincement au cœur : j’aimerais être à sa place. La sensation de jouer de la musique me manque à tel point que, parfois, je souhaiterais l’oublier pour ne plus ressentir ce vide.
Les garçons repartent à l’extérieur pour récupérer les derniers éléments de matériel et j’en profite pour reprendre mon inspection des coulisses. La scène est toujours déserte, l’espace est occupé par les instruments qui attendent leurs propriétaires.
Mon regard parcourt le reste de la salle et je me laisse entraîner par mon vieux fantasme : me trouver sur scène, sentir le faisceau des spots balayer mon visage, ressentir la musique vibrer dans chaque cellule de mon corps. La montée d’adrénaline, le trac, les acclamations du public, la liberté folle créée par la mélodie… Il n’existe probablement rien de plus transcendant, pas même faire l’amour avec un homme. D’ailleurs, aucun de mes ex ne m’a jamais fait ressentir quelque chose d’aussi intense que l’émotion qui m’assaillait lorsque je jouais du piano.
J’avise une magnifique guitare électrique posée entre deux flight-cases. Je tends la main pour effleurer délicatement les cordes mais, soudain, quelqu’un attrape mon bras, me faisant presque décoller du sol.
Mon dos heurte violemment le mur tandis que les baguettes d’Adam tombent au sol avec un petit bruit. Une haute silhouette me domine, nous plongeant dans l’obscurité. Des doigts enserrent mon poignet, les ongles meurtrissent ma peau.
Le visage de l’homme est en partie dissimulé par la pénombre et par ses longs cheveux noirs. J’aperçois seulement un regard clair, qui brille d’un éclair furieux, fixé sur moi.
Surprise, je cherche à me soustraire à son étreinte mais sa poigne m’en empêche. La peur monte en moi et même la présence d’autres personnes dans la salle ne suffit pas à me rassurer. Après tout, j’ignore ce que ce type me veut, et son geste était violent.
Il raffermit sa prise autour de mon bras pour m’empêcher de bouger. Son corps est collé au mien. Je remarque qu’il porte des bracelets en cuir aux poignets et… qu’il est torse nu !
Nos regards s’accrochent et la colère que je lis dans le sien me frappe de plein fouet.
Oh, merde.
Mon cœur bat fort. L’inconnu penche la tête et je découvre la nuance particulière de ses iris : bleu glacier. Je me sens rapetisser.
Je n’ai même pas l’idée de crier. Muette, j’attends qu’il s’explique mais pas un son ne sort de sa bouche. Seul son souffle effleure ma joue.
Son genou se glisse entre mes jambes tandis qu’il lève un bras au-dessus de ma tête, le poing fermé. Je le distingue de mieux en mieux. Hypnotisés, mes yeux se perdent le long des courbes que ses muscles tracent sous sa peau.
Je ressens la tension qui parcourt son corps et qui s’imprime dans ma propre peau.
Vais-je me liquéfier à cause de ce regard ? Merde, réveille-toi, Juliet !
Toutes mes sensations sont exacerbées : le sang qui pulse contre mes tempes, ses cheveux qui chatouillent mes joues, son parfum sensuel aux notes de musc et de forêt… Je ressens tout puissance dix. Ses longues mèches tombent autour de nous, créant un cocon à l’abri du reste du monde.
Comment un mec peut-il autant appeler à la luxure en quelques secondes à peine ? Mon cerveau se fait la malle, j’en perds le fil de mes pensées.
La tension, déjà forte, gagne encore en intensité au point que j’ai du mal à respirer.
Sa bouche se tord en un rictus aussi méprisant que son regard. Il me laisse la sensation d’avoir plongé la main dans un seau à glaçons ou de m’être collé les doigts dans le givre.
Mon cerveau se remet enfin à fonctionner et je m’apprête à lui demander de me lâcher mais il parle le premier :
— Tu t’es perdue ?
Je bafouille une réponse inintelligible. Sa voix est rauque et profonde. Elle s’infiltre sous ma peau et pénètre dans mes veines pour les brûler aussi efficacement que ses prunelles. Mon ventre prend vie et se met à palpiter sous l’effet de ce timbre brûlant.
Est-ce que c’est ça, la combustion spontanée ?
Malgré mon trouble, je mets un point d’honneur à le regarder droit dans les yeux. L’intensité de son regard est presque insoutenable. Le contact de sa main sur mon poignet éveille des sensations dans tout mon être… Jusqu’au plus profond de mon ventre qui se met à gronder d’envie. C’est trop pour moi. Je ne suis pas capable de faire face.
Je me prends à prier Dieu et tous ses saints pour que l’inconnu me lâche et que je m’échappe de cette situation gênante. Je ne réussis qu’à bafouiller à nouveau.
Ses yeux s’étrécissent tandis qu’il m’observe. Je me demande ce que j’ai bien pu faire pour le mettre dans une telle colère. J’étais sur le point de toucher la guitare lorsqu’il est arrivé… Je l’ai à peine effleurée, cette fichue gratte, pas de quoi fouetter un chat.
— Vous me faites mal.
— Et ça n’a pas l’air de te déplaire.
— Votre ego est un poil surdimensionné.
Les lèvres de l’inconnu s’étirent en un sourire difficile à interpréter, entre la colère et le désir. Sa bouche approche dangereusement de la mienne…
Du bruit retentit dans la salle, nous faisant sursauter tous les deux et empêchant nos lèvres de se trouver. Il s’écarte un peu de moi lorsque la porte s’ouvre, sans me lâcher pour autant.
La pointe de ses cheveux frôle ma joue, ce simple contact m’électrise de la tête aux pieds.
— On dirait que j’ai trouvé une petite fouineuse…
— Pas du tout ! Je ne faisais que regarder.
Son parfum m’enveloppe et semble vouloir m’entraîner dans un endroit chaud et rassurant, tout le contraire du regard de son propriétaire qui brille de colère. La chaleur de sa paume se diffuse jusqu’à mon poignet qui en portera la marque s’il continue à me serrer ainsi.
— Toucher ma guitare est un délit. Je pourrais exiger des dommages et intérêts en réparation du préjudice…
Je me crispe, je suis outrée et je me sens insultée. J’essaie de rassembler mes esprits pour lui expliquer que je ne faisais rien de mal.
— Il va falloir vous calmer, cow-boy, parce que je n’ai pas touché à votre guitare. Je ne faisais que regarder les instruments.
Un sourire mauvais se déploie sur ses lèvres, au demeurant absolument parfaites. C’est presque triste qu’elles soient utilisées ainsi alors qu’elles ne devraient servir qu’à embrasser…
Qu’à embrasser… mes lèvres ?
Je chasse cette pensée. Ce type est trop imbuvable et prétentieux pour moi !
— En général, les groupies ne viennent dans les coulisses que pour obtenir un baiser d’un membre du groupe… voire plus si affinités. Tu es venue pour qui ? Adam ? Moi ?
Je cligne des yeux tandis que mon cerveau traite les informations et soudain, je panique. Je tente, en vain, de me dégager de son emprise.
— Un baiser contre une guitare, murmure-t-il tout près de mes lèvres.
Mon cœur accélère sa course. Je ne parviens plus à respirer. Ses lèvres parfaites me fascinent.
Oh, putain !
Je sais que je devrais le repousser de toutes mes forces, je ne suis pas une groupie ni une de ces poupées venues l’acclamer, mais mon corps ne réagit pas. Son magnétisme agit sur mes membres qui se sont noués autour de son corps parfait.
La porte de derrière claque, faisant légèrement reculer l’inconnu, sans pour autant qu’il relâche sa prise. Les garçons reviennent, j’en profite pour essayer de me dégager mais l’inconnu est trop grand, trop imposant pour que j’arrive à me libérer. En fait, plus je gigote, plus il se rapproche pour m’empêcher de bouger.
C’est Matt qui nous aperçoit en premier :
— Hé mec, qu’est-ce que tu fous ? Ce n’est pas une groupie, lâche-la !
Il avance vers nous, l’air contrarié, Adam sur ses talons.
— Elle est avec moi, Colin. C’est une amie, précise mon collègue de travail.
Le Colin en question ne leur jette même pas un regard, ses iris restent figés sur moi. Ses doigts sont toujours fermement serrés autour de mon poignet.
— Je n’en ai rien à foutre qu’elle soit ta copine, ta grand-mère ou la petite copine du Père Noël ! Elle n’a rien à faire en coulisses.
Il me toise d’un air dédaigneux qui me met en colère. Je ressens une furieuse envie de lui coller un coup de pied dans les couilles. Plus j’y pense, plus je trouve qu’il le mériterait bien étant donné sa façon de me traiter. Je prends sur moi pour lui répondre :
— Je portais chance à ton copain en tenant ses baguettes !
Je fais un geste de la main en direction de la paire qui gît sur le sol. Colin baisse les yeux vers les morceaux de bois avant de les remonter le long de mon corps. Il prend le temps de me reluquer avant de répliquer ironiquement :
— Je vois à quel point tu excelles dans l’accomplissement de ta tâche.
Je riposte du tac au tac :
— Tout allait bien jusqu’à ce qu’un mec complètement barge me saute dessus !
Il se décide enfin à me relâcher et recule de quelques pas, un sourire figé sur son visage. À la lumière du bar, je peux mieux distinguer ses traits et je me mords l’intérieur de la joue pour ne pas rester bouche bée : il n’est pas seulement beau, le pouvoir d’attraction qu’il dégage déclenche en moi des vagues de désir.
Je maudis mon propre corps de réagir si fortement à sa présence, mais je ne peux pas m’empêcher de le détailler. Ses longs cheveux noirs encadrent un visage parfait, son nez est fin et droit, ses lèvres charnues sont appétissantes. Le reste de sa personne n’a rien à envier à sa gueule d’ange. Son torse nu est sculpté de muscles fins, je peux presque compter le nombre d’abdos qui parcourent son ventre. Mon regard tombe sur la ligne de poils noirs qui descend dans son pantalon…
Je détourne le regard mais c’est trop tard, son image est gravée dans mon esprit. Pour me calmer, je pense à la manière dont il doit traiter les femmes qu’il considère comme des proies à afficher à son tableau de chasse. La lueur moqueuse que j’aperçois dans ses yeux ne fait que me conforter dans cette idée.
Il a parfaitement conscience de son charme et il en joue. Il m’adresse un sourire qui ne me dit rien qui vaille, puis il tourne les talons. Au passage, il prend la caisse qu’Adam tient dans les mains.
— Je veux plus la voir ici.
Il a craché cette phrase plus qu’il ne l’a prononcée, puis il quitte les coulisses en claquant la porte derrière lui. J’ai des envies de meurtre tout à coup ! Quel abruti ! J’aurais dû le gifler quand j’en avais l’occasion.
Tout ça pour une guitare !
Adam pousse un soupir.
Matt me rejoint alors que je me surprends à fixer la porte par laquelle Colin vient de sortir.
— Ça va, Juliet ?
Je masse mon poignet endolori.
— Oui, ne t’inquiète pas. C’est juste un peu disproportionné… Je veux dire, je l’ai à peine effleurée, cette guitare !
Matt me sourit d’un air contrit tandis qu’Adam s’approche. Je lui tends ses baguettes, que je viens de ramasser.
— T’as l’air d’avoir vu un fantôme.
— Ou plutôt un crétin stupide, tu veux dire.
Matt éclate de rire et Adam reprend :
— Ne fais pas attention à Colin, il est un peu borderline parfois.
Je pousse un soupir exaspéré en regardant une nouvelle fois en direction de la sortie. Qu’est-ce qui se serait passé si j’avais volé son portefeuille ou si… j’avais descendu sa braguette pour braquer autre chose ?
Oh bordel !
Je chasse cette pensée aussi délicieuse qu’inopportune.
— Laisse tomber, reprend Adam, il a un truc particulier avec sa guitare. Puis, de manière générale, il ne supporte pas qu’on empiète sur ses plates-bandes, ça le rend, euh… susceptible.
— Attends, ce type fait partie du groupe ? On dirait que le succès lui monte à la tête, va falloir qu’il redescende sur terre… Tout le monde n’est pas à ses pieds !
Matt a un petit sourire en coin en avisant mon regard de tueuse et Adam ajoute :
— Tu serais surprise… Allez, beauté, je t’offre un verre pour faire passer le goût de Colin. On a encore le temps avant que la salle se remplisse.
J’ai bien senti l’odeur de Colin lorsque son torse était collé contre ma poitrine, mais son goût ? Je me rabroue, ce mec est une plaie et c’est tout !
Adam nous accompagne jusqu’au zinc. Les garçons commandent une bière et je choisis un gin tonic. J’ai besoin de siffler la moitié de mon verre avant de retrouver un semblant de calme.
La peau de Colin frôlant la mienne s’invite de manière intempestive. Je ne devrais pas songer à la sensation de son corps pressé contre le mien, mais c’est plus fort que moi, je ne parviens pas à me l’ôter de l’esprit.
J’ai l’impression qu’Adam perçoit mon trouble. En tout cas, c’est ce que je crois lire dans ses jolis yeux bleu-vert.
— Colin, le tombeur de ces dames… C’est notre chanteur. Il a l’air impressionnant quand on ne le connaît pas, mais ne t’y fie pas.
— Il est toujours comme ça ?
Adam hausse les épaules tout en parcourant la salle du regard. Les spectateurs commencent à arriver par petits groupes.
— Il a des jours avec et des jours sans. Tu n’es pas tombée le bon jour.
— Ben voyons… Il n’aura qu’à mettre une pancarte la prochaine fois…
Adam et Matt rient de mon air agacé. Je sirote une nouvelle gorgée tandis qu’Adam s’appuie sur le comptoir pour se pencher vers moi :
— Et tu n’as encore rien vu… Attends de rencontrer Doris, notre bassiste. Colin ce n’est rien à côté d’elle.
Une enragée en plus du mal luné, j’ai trop hâte.
Je me détends à mesure que mon verre se vide. J’observe des filles qui entrent dans le bar. Elles se mettent à dévisager Adam avec insistance. Elles se penchent les unes vers les autres et se font des messes basses sans le quitter des yeux.
Je suis certaine qu’Adam a repéré leur petit manège, mais il ne semble pas se formaliser. Les jeunes femmes se déplacent en groupe vers le bar pour passer commande.
Adam m’adresse un petit sourire en coin en haussant les épaules avec un air faussement désolé :
— La rançon de la gloire.
Il affiche une expression blasée mais je sens que ce n’est qu’une façade. De son côté, Matt se contente de répondre aux œillades des jeunes femmes qui le mangent des yeux.
Je connais déjà la réponse puisque Matt m’a dressé un rapide historique du groupe, mais je demande à Adam :
— Ça fait combien de temps que vous jouez ensemble ?
— Depuis le lycée. À la base, on jouait dans le garage de mes parents. C’était juste comme ça, pour le fun, tu vois ? Puis on a trouvé notre mojo. Maintenant, on se produit dans de petites salles. Il y a une bonne ambiance, on s’amuse et on profite.
Matt fait un mouvement de tête pour désigner les coulisses.
— Mais tu sais pourquoi ils sont comme ça, parfois, les deux ?
— Ne m’en parle pas ! Ils commencent à me taper sur le système. Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre… Doris passe son temps à chercher les ennuis et Colin est incapable de lui donner ce qu’elle attend. Et c’est moi qui compte les points. C’est épuisant.
Matt passe la main dans ses cheveux bruns tout en saluant un groupe de filles qui ne nous lâche pas des yeux. J’esquisse un petit sourire que je dissimule derrière mon verre. Je dois reconnaître qu’Adam et Matt sont sexy à souhait. Que penseraient-elles si elles savaient que quelques minutes plus tôt, j’avais le corps du chanteur lui-même plaqué contre le mien…
Non, non, non. Ça suffit !
Adam se redresse, il vide son verre avant de s’étirer, dévoilant l’ange noir encré dans sa peau aux regards curieux. Je détourne les yeux pour ne pas paraître indiscrète.
— Je vous abandonne, je dois terminer de préparer le matos sinon je sens que Colin va m’en faire baver.
— Bon courage, marmonné-je.
Il m’adresse un petit clin d’œil puis s’éloigne vers les coulisses. Colin apparaît par l’interstice de la porte. Les deux hommes échangent quelques mots puis se dirigent vers la scène.
Je mate Colin un instant. Non, je ne le trouve pas sexy. Pas du tout. C’est juste un crétin fini. Dans la salle, l’attention des filles est focalisée sur les deux mâles qui sont sur la scène.
Le concert va commencer. Adam s’est changé et Colin porte un blouson en cuir noir, une chemise grise, un pantalon noir style motard et des boots. Je n’aime pas les bad boys d’habitude, encore moins ceux qui me traitent comme une idiote ou une groupie. Pourtant mon regard est comme aimanté à son corps.
Quel effet cela me ferait-il de caresser ses abdos ?
Je me foutrais des claques de penser ça ! Je ne suis pas ce genre de nana qui devient hystérique juste pour un tas de muscles. Sans compter qu’il m’a traitée de la pire des manières. Il ne devrait m’inspirer que du dégoût.
À côté de moi, Matt se met à rire. Je tourne la tête vers lui :
— Quoi ?
Il hausse les épaules puis avale une gorgée de bière.
— Il t’intéresse ?
— Autant que choper la dengue au retour d’un voyage au Mexique.
Il pouffe de rire.
— J’ai toujours adoré ton sens de la formule.
— Sérieux, ce type est imbuvable. Il m’a prise pour une de ses groupies, mais s’il les traite de cette manière, je les plains vraiment.
— N’accorde pas trop d’importance à ce qui s’est passé dans les coulisses. Je t’assure que Colin est un mec sympa, caractériel c’est clair, mais sympa. Il n’est pas comme ça d’habitude. C’est un mec sérieux.
— On peut dire qu’il cache bien son jeu alors.
Tout en parlant, j’ai toujours du mal à en détacher mon regard.
— Il a beaucoup de boulot, sans compter les concerts et… Doris. Ce type est une grosse tête : il pense toujours à un milliard de choses à la fois. C’est comme ça qu’il fonctionne. Pas toujours facile de suivre les pensées d’un génie.
Je préfère ne pas poser de question, en savoir plus sur Colin est une mauvaise idée.
Pour l’instant, l’objet de mes pensées est sur scène en train d’accorder sa guitare. Ses doigts glissent sur les cordes et soudain une drôle de sensation envahit mon ventre, une de celles qui ont tendance à réduire mes fonctions cérébrales à néant. J’essaye de me convaincre que c’est l’effet produit par la musique…
Je pousse un léger soupir. Adam et Colin échangent quelques mots, le guitariste sourit. Je ne peux pas m’empêcher de voir à nouveau le prédateur en lui. Il ressemble à un félin. Colin a l’odeur du danger, de la brutalité et du défi.
Vraiment pas un mec pour moi !
N’empêche que je le dévore du regard. Quand il se redresse, ses yeux rencontrent les miens. Son sourire s’efface et l’intensité de ses prunelles me coupe le souffle. Mon ventre se noue, ma bouche s’assèche. J’essaie de me détourner, sans succès. Je suis attirée par le danger qu’il représente. Mon cœur bat douloureusement dans ma poitrine. Mon corps a pris le contrôle pour anéantir ma raison.
Quelque chose m’attire en Colin, une force irrépressible contre laquelle je n’arrive pas à lutter.
Un nouveau sourire étire les lèvres du jeune homme, mais il n’a rien à voir avec celui qu’il a adressé à Adam : il semble moqueur et sauvage, et surtout, parfaitement conscient de l’effet qu’il a sur moi. Cette sensation qu’il puisse lire en moi comme dans un livre ouvert est déstabilisante.
Matt rit à côté de moi, m’arrachant à ma contemplation de ce Colin bien trop sexy.
— Tu veux des jumelles ? Quoiqu’un gilet pare-balles serait tout aussi utile… J’hésite sur ce que je dois te proposer.
— Non, ça ira. Je risque de me brûler les yeux, grommelé-je.
Soudain, une fille se précipite vers le bar. Elle jette son casque sur l’une des banquettes, celui-ci retombe sur le sol avec un fracas qui fait tourner toutes les têtes. Elle s’accoude au comptoir, elle semble vouloir buter quelqu’un. Ses cheveux coupés court, en mode punk, ont les pointes vertes. Elle a un joli visage même si son regard trahit son énervement. Elle est trop maquillée, je la trouve presque vulgaire. Sa courte robe en laine décorée de têtes de mort est ouverte le long des bras. Les guêtres déchirées qui habillent ses longues jambes sont retenues par des porte-jarretelles noirs bien trop visibles.
Ses doigts pianotent sur le bar tandis que je scrute les tatouages qui ornent sa peau. Elle est foutue comme une déesse mais son allure et son maquillage gâchent tout.
Je chasse la pointe de jalousie que j’éprouve en la regardant.
— Putain, j’ai soif. Où est le barman ?
Elle crache plus qu’elle ne parle. Elle tourne la tête vers nous et semble reconnaître Matt.
— Salut Doris, répond mon ami. Ça ne va pas ?
— Occupe-toi de ton cul.
Elle jette un coup d’œil en direction de la scène. Je jurerais qu’elle observe Colin un petit instant. Ce dernier est occupé à installer son micro. Doris se détourne et tape sur le comptoir pour attirer l’attention du barman.
Elle renifle et s’essuie le nez avec le dos de la main. Elle semble enfin m’avoir remarquée. Ses joues très pâles et son nez rougi m’interpellent. Est-ce qu’elle consomme de la cocaïne ? Elle semble sur le point de me parler quand le barman dépose un verre devant elle.
La jeune femme l’avale cul sec avant de me toiser une demi-seconde. Elle se lève, s’étire et tourne les talons, non sans balancer un « putain ».
Elle est peut-être jolie, mais son attitude est vraiment nulle. Je préfère éviter ce genre de personnage.
— Voilà Doris, dit Matt.
— Elle est toujours comme ça ? demandé-je.
— Je l’ai trouvée plutôt calme, là.
— Et puis très polie.
— Ça, c’est sa marque de fabrique.
Sur scène, Doris et Colin sont en pleine discussion. J’ai la nette impression que la jeune femme minaude. Colin est un connard, elle n’est pas sympa : ils forment le couple parfait !
Non, je ne suis pas jalouse de cette fille. Pourquoi le serais-je ?
— Ils sont ensemble ?
Il faut croire que ma bouche lâche des mots que je n’ai même pas encore eu le temps de penser. Le sourire ironique de Matt s’accentue, mais c’est trop tard, les mots sont sortis.
— Non, ils sont amis. Ils se connaissent depuis toujours, Colin est plutôt un grand frère. Il ne s’intéresse pas à elle de cette manière-là.
— Elle est au courant ?
Matt ricane.
— Elle ne désespère pas de changer de statut pour devenir sa petite amie.
J’éprouve une sorte de soulagement incongru. Je bois mon gin tonic en essayant de ne plus regarder le chanteur, mais mes yeux semblent vivre leur propre vie.
Les filles dans la salle le matent sans discrétion. Elles essayent d’attirer son attention et adressent des messages explicites à son intention.
Tu voulais des groupies, abruti…
De son côté, Matt semble perdu dans la contemplation de la scène.
— Ça doit être génial d’être à leur place.
— Carburer à la coke, terminer à pas d’heure, pas de vie de famille, sans arrêt en tournée…
— T’es une rabat-joie, on te l’a déjà dit, Juliet ? Ça ne te fait pas rêver, toi ?
— La drogue en moins, oui. Monter sur scène et sentir les touches de mon clavier sous mes doigts. Oui, ça fait rêver.
— Je ne savais pas que tu aimais la musique.
— Tu ne m’as jamais vue avec mes écouteurs sur les oreilles ?
— Si, d’ailleurs je me demandais ce que tu écoutais.
— Un peu de tout. C’est le piano qui me fait le plus vibrer : un concerto de Rachmaninov1 me transporte dans un autre monde. Ce pianiste avait une idée mélodique bien particulière, pas très appréciée de ses contemporains, pourtant lorsque j’écoute ses compositions les arpèges me rentrent dans la peau et fusionnent dans ma poitrine, autour de mon cœur. Bizarre, hein ?
Matt affiche un air étrange, il a un petit sourire. Il désigne la scène d’un mouvement de tête.
— Je n’y connais rien en musique, mais ce que je vois, c’est qu’ils n’ont pas de pianiste, tu sais.
Je hausse les épaules.
— Étant donné mes rapports avec le chanteur, je crois que toute chance d’intégrer le groupe s’est envolée. Si tant est que je n’en aie jamais eu l’envie. De toute façon, je n’ai pas joué depuis des lustres. Mon piano prend la poussière dans mon salon. Comme le dit Adam : j’ai perdu mon mojo.
— L’inspiration peut revenir, parfois il faut juste trouver le déclencheur.
Un instant, je m’imagine sur scène, aux côtés de Colin, en train de partager notre musique. L’adrénaline envahit mes veines. Puis mon regard tombe sur Colin et je secoue la tête :
— Il ne voudrait jamais de moi dans son groupe, même si je me transformais en groupie dévouée ou en une réincarnation de Mozart lui-même. Les rêves ne sont que des rêves…
— Et moi je pense que quelquefois, les rêves doivent se réaliser.
Je préfère ne pas trop y songer. Trop d’espoir n’apporte que de la déception. Un rêve que je ne réalise pas reste entier dans ma tête, il n’est pas brisé et piétiné par un chanteur aux yeux bleus.
J’accomplis un travail de bureau, je ne suis pas une musicienne. Je ne vis plus pour la musique depuis longtemps. Je tape sur les touches d’un ordinateur, plus sur celles de mon piano. C’est la réalité.
La salle est bondée maintenant. Nous nous déplaçons devant la scène, ce qui n’est pas aisé étant donné le nombre de nanas agglutinées à cet endroit. Doris leur jette un regard noir. Colin adresse un petit signe de tête à Matt, mais il m’ignore totalement, comme si je n’existais pas. Il oublie qu’il m’a collée au mur quelques instants plus tôt…
Je suis soulagée : je n’ai aucunement besoin d’un crétin de plus dans ma vie.