À califourchon sur le rebord du toit, je contemple les rues de Boston depuis le onzième étage, sans pouvoir m’empêcher de songer au suicide.
Pas le mien. J’aime assez ma vie pour compter la savourer jusqu’au bout.
Je songe davantage à d’autres gens et je me demande comment certains peuvent vouloir mettre fin à leurs jours. Et s'ils finissaient par le regretter ? Durant le moment qui sépare leur saut de l’impact final… Ils doivent bien être pris d’une seconde de remords au cours de cette brève chute libre. Regardent-ils le sol qui s’approche en se disant : Et merde ! Je n’aurais pas dû.
Au fond, peut-être pas.
Je pense beaucoup à la mort. Surtout aujourd'hui, alors que je viens – il y a douze heures – de prononcer la plus épique des oraisons funèbres à laquelle les habitants de Plethora aient jamais assisté. Bon, d'accord, ce n’était peut-être pas la plus épique. Certains la considéreraient davantage comme la plus désastreuse. Tout dépend s’il s’agit du point de vue de ma mère ou du mien. Ma mère qui ne voudra sans doute plus m’adresser la parole pendant au moins un an.
Qu’on ne s’y trompe pas ; mon oraison n’était pas assez profonde pour entrer dans l’Histoire, comme celle de Brooke Shields aux funérailles de Michael Jackson, ou celle de la sœur de Steve Jobs, ou celle du frère de Pat Tillman. Mais elle était quand même épique, dans son genre.
Au début, j’étais anxieuse. C’était bien l’enterrement du prodigieux Andrew Bloom, maire révéré de notre bonne ville de Plethora, dans le Maine. Propriétaire de la plus prospère des agences immobilières de la région. Époux de l’exquise Jenny Bloom, professeure adjointe la plus adorée de tout Plethora. Et père de Lily Bloom – cette drôle de fille aux improbables cheveux roux, qui avait trouvé le moyen de tomber amoureuse d’un S.D.F et jeté l’opprobre sur toute sa famille.
Bon, c’est moi. Je suis Lily Bloom, et Andrew était mon père.
J’avais à peine achevé son oraison funèbre que j’ai dû foncer prendre mon vol de retour pour Boston ; là, j’ai filé vers le premier toit accessible. Encore une fois, je ne suis pas suicidaire. Je n’ai aucune intention de me balancer au sol. J’avais juste besoin d’un peu d’air et de silence, choses totalement impossibles depuis mon appartement du deuxième étage, sans aucun accès au toit et où sévit une coloc qui adore s’entendre chanter.
En revanche, je ne pensais pas qu’il y ferait aussi froid. Ce n’est pas insupportable, c’est juste désagréable. Au moins, je vois les étoiles. Père décédé, coloc exaspérante, éloges douteux, tout ça ne paraît plus si terrible quand le ciel nocturne est assez clair pour littéralement témoigner de la grandeur de l’univers.
J’aime bien quand le ciel me rend trop insignifiante.
J’aime cette nuit.
Enfin… Pour tout dire, il faudrait que j’apporte une petite correction à cette dernière phrase.
J’aimais cette nuit.
Car, pas de chance, la porte vient de s’ouvrir si brutalement qu’on pourrait s’attendre à voir l’escalier cracher un être humain sur le toit. Puis elle claque et des pas retentissent derrière moi. Je ne me donne même pas la peine de regarder. Qui que ce soit, il ne risque pas me repérer, assise sur le rebord à gauche de l’entrée. Cette personne a surgi si brusquement… Ce n’est pas ma faute si elle se croit seule.
Dans un léger soupir, je ferme les yeux et appuie la tête sur le mur de stuc derrière moi, tout en maudissant la destinée de m’arracher à ce moment paisible. Le moins qu’elle pourrait faire, aujourd'hui, serait de m'envoyer une femme et non un homme pour me tenir compagnie. Malgré ma taille, je suis coriace et peux sans doute me défendre, mais je me sens trop bien en ce moment pour affronter un inconnu, seule sur un toit en pleine nuit. Je ferais sans doute mieux de m’en inquiéter et de me lever, seulement je n’ai aucune envie de partir. Comme je l’ai déjà dit, je me sens trop bien…
Je finis par tourner les yeux vers la silhouette accoudée au rebord. C’est bien ma chance : il s’agit d’un homme. Il a beau se pencher, on voit qu’il est grand. Ses larges épaules créent un étonnant contraste avec cette façon poignante qu’il a de se tenir la tête entre les mains ; et aux mouvements de son dos, on devine qu’il pousse de profonds soupirs.
Il semble sur le point de piquer une crise. J’ai presque envie de lui parler, pour qu’il prenne conscience de ma présence, ou au moins de m’éclaircir la gorge, mais c’est là qu’il se retourne pour balancer un coup de pied dans l’une des chaises de jardin derrière lui.
Je frémis quand j’entends les quatre pieds crisser sur le sol mais, apparemment inconscient de ma présence, ce type continue d’envoyer promener la chaise, comme s’il s’exaspérait de la voir chaque fois reculer au lieu de se renverser.
Cette chaise doit être en polymère marin.
Un jour, j’ai vu mon père heurter avec sa voiture une table en polymère marin qui lui a pratiquement ri au nez. Il y a cabossé son pare-chocs sans qu’elle-même ne présente la moindre égratignure.
Ce garçon doit comprendre qu’il ne l’emportera pas sur un matériel d’aussi grande qualité car il finit par s’arrêter, les poings serrés le long du corps. Pour tout dire, je l’envie un peu. Voilà un mec qui parvient à maîtriser sa fureur, tel un champion. Apparemment, il vient de vivre une journée de merde, tout comme moi d’ailleurs, mais, tandis que je refoule ma rage dans une sorte d’agressivité passive, lui s’est trouvé un exutoire.
Moi, je me détends plutôt avec le jardinage. Dès que je me sens stressée, je sors ramasser toutes les brindilles qui traînent autour de moi. Sauf que, depuis que je me suis installée à Boston, il y a deux ans, je n’ai plus de jardin. Ni de terrasse. Même pas de brindilles qui traînent.
Je devrais peut-être investir dans une chaise en polymère marin.
J’examine encore le type un petit moment, curieuse de découvrir quand il va bouger. Mais non, il reste là, debout, à regarder la chaise. Ses mains se sont détendues, remontées sur les hanches ; là, je constate que sa chemise ne lui va pas ; du moins pas autour des biceps. Ailleurs ça passe, mais il a vraiment des bras énormes. Il se met à fouiller dans ses poches puis – dans ce qui ressemble à un nouveau geste de défoulement – il allume un joint.
J’ai vingt-trois ans. J’ai fini l’université et il m’est arrivé de m’offrir un ou deux moments de came détente. Je ne vais pas juger ce type qui éprouve le besoin de fumer en solitaire. Sauf qu’il n’est justement pas seul. Et qu’il ne le sait pas.
Il tire une longue taffe puis, en regagnant le rebord, m’aperçoit, soupire. Quand nos regards se croisent, il s’immobilise. Il n’a pas l’air choqué du tout, mais pas amusé non plus. Il se trouve à environ trois mètres de moi, cependant les étoiles brillent assez pour que je voie ses yeux descendre lentement le long de mon corps, sans laisser paraître la moindre pensée. Ce type sait se maîtriser. Il a l’air impassible, la bouche serrée, telle une version masculine de la Joconde.
— Comment vous appelez-vous ? demande-t-il.
Sa voix me serre le cœur. Pas bon. Les voix devraient s’arrêter aux oreilles, mais, parfois – pas trop souvent, en fait – un timbre se réverbère à travers tout mon corps. Comme celui-ci, profond, déterminé, velouté.
Comme je ne lui réponds pas, le mec tire une deuxième bouffée de son joint.
— Lily, dis-je alors.
Je déteste ma voix. Elle me semble trop fragile pour seulement atteindre ses oreilles à cette distance, alors pour ce qui est de se réverbérer à travers son corps…
Il hausse légèrement le menton, penche la tête vers moi.
— Vous voulez bien descendre de là, Lily ?
Alors seulement je remarque sa posture. Il se tient tout droit face à moi, si ce n’est rigide. Comme s’il avait peur que je tombe. Mais non. Ce rebord fait au moins trente centimètres de large et je me tiens plutôt du côté du toit. Je pourrais facilement me rattraper si je glissais, d’autant que le vent souffle dans la bonne direction.
— Non, ça va. Je me sens tout à fait à l’aise.
Il se détourne légèrement, comme s’il ne pouvait me regarder plus longtemps.
— Descendez, s'il vous plaît ! Il y a sept chaises libres ici.
Malgré le s'il vous plaît, c’est presque un ordre.
— Plutôt six, rectifié-je pour lui rappeler qu’il a presque assassiné la septième.
Il n’a pas l’air de trouver ça drôle et, comme je ne bouge toujours pas, il se rapproche encore.
— Vous êtes à cinq centimètres de tomber et de vous tuer. J’en ai assez vu comme ça pour la journée.
Il me fait de nouveau signe de descendre.
— Vous me faites peur, ajoute-t-il. Et vous gâchez mon trip.
Levant les yeux au ciel, je passe les jambes vers l’intérieur.
— Trop dommage de gâcher un joint, dis-je en m’essuyant les mains sur mon jean. Ça vous va mieux comme ça ?
Il laisse échapper un soupir, comme s’il ne respirait plus. Je passe devant lui pour me diriger vers la partie du toit qui a la plus belle vue. En même temps, je ne peux m’empêcher de remarquer à quel point il est mignon.
Non. Mignon, c’est une insulte.
Ce mec est beau. Élégant, il sent bon l’argent et doit avoir quelques années de plus que moi. Les coins de ses yeux se plissent tandis qu’il me suit du regard, ses lèvres se crispent même quand il ne serre pas les dents. Lorsque j’atteins l’angle du bâtiment qui domine la rue, je me penche pour regarder les voitures en bas, histoire de ne pas avoir l’air trop impressionnée par ce qu’il me dit. À sa seule coupe de cheveux, on voit qu’il a l’habitude d’impressionner son monde, et je refuse d’alimenter son ego. Non qu’il ait fait quoi que ce soit pour me laisser entendre qu’il en a un. Mais il porte une chemise Burberry décontractée et je ne crois pas avoir été jamais repérée par quelqu’un qui puisse s’en offrir une pour tous les jours.
J’entends des pas derrière moi et le voilà qui vient s’accouder lui aussi au garde-fou. Du coin de l’œil, je le regarde porter encore le joint à sa bouche. Après quoi, il me le tend, mais je refuse d’un geste. Il ne manquerait plus que je me mette à planer devant ce type. Sa voix est une drogue à elle seule. J’ai envie de l’entendre encore, alors je lui balance une question :
— Qu’est-ce qu’elle vous avait fait, cette chaise ?
Il me regarde. Mais vraiment. Il plante ses yeux dans les miens et me dévisage, comme s’il pouvait lire tous mes secrets inscrits sur mon front. Je n’ai jamais vu d’yeux aussi sombres que les siens. Enfin, peut-être que si, mais pas sur un personnage aussi intimidant. Il ne me répond pas, ce qui ne calme pas ma curiosité pour autant. Maintenant qu’il m’a forcée à descendre de mon confortable refuge, il a intérêt à me distraire en répondant à mes questions. Alors j’insiste :
— C’était une femme ? Elle vous a brisé le cœur ?
Il part d’un petit rire.
— Si seulement mes ennuis pouvaient se résumer à des peines de cœur !
Et puis il s’accoude au muret pour me faire face.
— À quel étage habitez-vous ?
En même temps, il se lèche les doigts, pince le bout de son joint, qu’il glisse ensuite dans sa poche.
— Je ne vous avais encore jamais vue.
— C’est parce que je n’habite pas ici.
Je tends le doigt vers mon immeuble :
— Vous voyez ce building d’assurances ?
— Oui.
— J’habite à côté. Le bâtiment est trop petit pour qu’on l’aperçoive d’ici. Il ne fait que deux étages.
— Dans ce cas, que faites-vous là ? C’est votre petit ami qui vit dans les parages ?
Le genre de commentaire qui vous rabaisse un peu. Trop facile pour un mec de cette allure. Apparemment, il doit garder ses piques les plus saillantes pour les femmes qu’il en juge dignes. Je réponds à côté :
— Vous avez un joli toit.
Il hausse les sourcils, comme s’il attendait des précisions.
— Je voulais respirer un peu d’air frais. Dans un coin où réfléchir. J’ai consulté Google Earth et trouvé un immeuble avec une belle terrasse.
— Au moins, vous êtes économe. C’est une bonne qualité.
Au moins ?
Je hoche la tête car il a raison, c’est une bonne qualité.
— Pourquoi aviez-vous besoin d’air frais ?
Parce que j’ai enterré mon père aujourd'hui et fait un éloge désastreux ; maintenant, j’ai du mal à respirer.
Je finis par souffler.
— On pourrait cesser de parler une minute ?
Il semble un rien soulagé et se penche sur le rebord, balance un bras au-dessus de la rue. Il sait que je le regarde, mais ça n’a pas l’air de le déranger.
— Quelqu’un est tombé de ce toit le mois dernier, m’annonce-t-il.
J’aurais dû lui en vouloir de ne pas respecter ma demande de silence, mais je suis intriguée.
— C’était un accident ?
— On ne sait pas. C’est arrivé dans la soirée. Sa femme a dit qu’elle préparait le dîner quand il lui a annoncé qu’il montait prendre des photos du coucher de soleil. Il était photographe. On pense qu’il a glissé en se penchant par-dessus le rebord.
Comment peut-on se mettre en situation de glisser par accident ? Et puis je me rappelle que j’ai moi-même enjambé la bordure il y a quelques minutes.
— Quand ma sœur m’a raconté ça, j’ai aussitôt pensé qu’il avait dû se faire tirer dessus. J’espérais que son appareil n’était pas tombé avec lui, parce que ça aurait fait un sacré gâchis. Mourir pour son amour de la photo sans obtenir le dernier cliché qui vous a coûté la vie ?
Ce commentaire me fait rire un peu malgré moi.
— Vous dites tout ce qui vous passe par la tête ?
— Pas à tout le monde.
Là, je souris. J’apprécie que, sans me connaître, il ne me range pas dans tout le monde.
Il s’adosse au rebord, croise les bras.
— Vous êtes née ici ?
— Non. Je suis venue du Maine après la fac.
Il plisse le nez et je trouve ça plutôt canon. Ce mec en Burberry, avec sa coupe à deux cents dollars, qui fait la grimace.
— Alors vous êtes au purgatoire de Boston ? C’est nul.
— Comment ça ?
Il pointe le coin de la bouche.
— Les touristes vous traitent comme une locale ; les locaux vous traitent comme une touriste.
— Ouah ! dis-je en riant. C’est exactement ça.
— Je suis là depuis deux mois. Je n’en suis même pas arrivé au purgatoire, vous êtes donc en avance sur moi.
— Qu’est-ce qui vous amène à Boston ?
— Mon internat. Et ma sœur vit ici. Juste en dessous, d’ailleurs, ajoute-t-il en tapant du pied. Elle a épousé un technocrate et ils ont acheté tout le dernier étage.
— Tout l’étage ?
— Oui. L’heureux veinard travaille chez lui. En pyjama, si ça lui chante, et il gagne un million par an.
L’heureux veinard, en effet.
— Quel genre d’internat ? Vous êtes médecin ?
— Neurochirurgien. Il me reste moins d’un an d’études.
Élégant, beau parleur, intelligent. Et fumeur de joint. Si c’était un test, je demanderais ce qui cloche dans cette liste.
— Les médecins peuvent s’en griller un comme ça ?
— Sans doute pas, ricane-t-il. Mais si on ne se permettait pas de petits écarts de temps en temps, on serait beaucoup plus nombreux à se jeter du haut des toits, croyez-moi.
Il regarde de nouveau devant lui, le menton appuyé sur les bras. Puis il ferme les yeux, comme s’il goûtait le vent sur son visage. Ce qui le rend nettement moins intimidant.
— Vous voudriez savoir ce que seuls les locaux savent ?
— Bien sûr, dit-il en reportant son attention sur moi.
— Vous voyez ce bâtiment ? Avec le toit vert ?
Il hoche la tête.
— Derrière, il y a un building qui donne sur Melcher Street, avec une petite maison au sommet. On ne l’aperçoit pas de la rue et peu de gens sont au courant.
Il semble impressionné.
— C’est vrai ?
— Oui, je l’ai vue en examinant Google Earth. Apparemment, son permis date de 1982. Cool, non ? Vivre dans une maison au sommet d’un building !
— On a tout le toit pour soi.
Je n’avais pas songé à ça. Si ça m’appartenait, j’y planterais tout un jardin où je pourrais me détendre.
— Qui y habite ? demande-t-il.
— On ne sait pas, en fait. C’est l’un des grands mystères de Boston.
Il se met à rire puis m’interroge du regard.
— Parce qu’il existe d’autres grands mystères à Boston ?
— Votre nom.
À peine ai-je dit ça que je me frappe le front. Ça fait trop drague à deux balles ; je n’ai plus qu’à éclater de rire, comme si je plaisantais.
— Je m’appelle Ryle, dit-il en souriant. Ryle Kincaid.
— Très joli nom !
— On dirait que ça vous rend toute triste.
— Je donnerais n'importe quoi pour avoir un joli nom.
— Vous n’aimez pas Lily ?
— Si, mais mon nom de famille, c’est Bloom.
Il ne dit rien, essayant visiblement de masquer sa compassion.
— Je sais, dis-je encore. Ça fait petite fille de deux ans, pas femme de vingt-trois ans.
— Une gamine de deux ans gardera son nom toute sa vie. On n’en sort pas avec l’âge, Lily Bloom.
— Dommage pour moi. D’autant que j’adore le jardinage, les fleurs, les plantes. C’est ma passion. J’ai toujours rêvé de devenir fleuriste. Seulement, je suis sûre que si je faisais ça, les gens croiraient à un tour de passe-passe, comme si j’essayais juste d’exploiter mon nom.
— C’est possible. Mais qu’est-ce que ça peut faire ?
— Rien, je suppose. Lily Bloom… C’est un super nom pour une fleuriste, je reconnais. Mais j’ai un master en management. Ce serait un peu dévalorisant, vous ne croyez pas ? Je travaille pour la plus grosse société de marketing de Boston.
— Il n’y a rien de dévalorisant à posséder son propre commerce, rétorque-t-il.
— Sauf si ça ne marche pas.
— Certes. Vous avez un deuxième prénom, Lily Bloom ?
Je grince des dents et ça ne fait qu’exciter sa curiosité.
— Et il n’arrange rien ?
Je me prends le visage à deux mains, hoche la tête.
— Rose ?
— Encore pire.
— Violette ?
— J’aimerais bien. Blossom.
S’ensuit un instant de silence, puis :
— Bon sang, murmure-t-il.
— Ouais. C’était le nom de jeune fille de ma mère, et mon père a estimé qu’avec des références aussi fleuries, ils étaient faits l’un pour l’autre. Si bien qu’à ma naissance, ils ont choisi des noms de fleurs.
— Franchement, ils sont nuls.
L’un d’eux oui. Enfin, il l’était.
— Mon père est mort cette semaine.
— Mais bien sûr ! C’est une blague.
— Non, c’est vrai. C’est pour ça que je suis montée ici ce soir. Je crois que j’avais juste besoin de pleurer un bon coup.
Il me dévisage d’un air pas trop convaincu, sans s’excuser le moins du monde pour sa gaffe. Au contraire, il a l’air encore plus intrigué, comme s’il était personnellement concerné.
— Vous étiez proches ?
La question qui fâche. Je repose le menton sur mon bras pour observer de nouveau la rue.
— Je ne sais pas. J’étais sa fille, je l’aimais. Sauf que je détestais ce type.
Je sens son regard posé sur moi, jusqu’à ce qu’il commente :
— J’aime votre franchise.
Il aime ma franchise. Là, j’ai dû rougir.
Pendant un moment, on ne dit plus rien, puis il reprend :
— Ça vous arrive de souhaiter que les gens soient plus transparents ?
— Comment ça ?
Il cueille sur le mur un morceau de stuc ébréché, l’envoie par-dessus le rebord.
— J’ai l’impression que tout le monde veut se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Alors qu’au fond, on est tous aussi paumés les uns que les autres. On est juste plus ou moins doués pour le cacher.
Soit il commence à vraiment planer, soit il est du genre ultra-introspectif. En tout cas, je suis d'accord. Je n’aime rien tant que les conversations sans conclusions.
— Je ne crois pas qu’on ait tort de rester un peu sur ses gardes, dis-je alors. La vérité toute nue n’est pas souvent jolie à regarder.
— La vérité toute nue, répète-t-il au bout d’un moment. Ça me plaît !
Là-dessus, il fait demi-tour vers le centre de la terrasse, redresse légèrement un transat et s’installe dans l’autre, croisant les bras sous sa tête pour contempler les étoiles. Je viens m’installer à ses côtés, rabaisse le dossier pour pouvoir me mettre dans la même position que lui.
— Racontez-moi une vérité toute nue, Lily.
— À quel sujet ?
— Je ne sais pas. Quelque chose dont vous n’êtes pas fière. Et qui me permettra de me sentir moins paumé.
Il regarde le ciel en attendant ma réponse. Et moi j’observe la courbe de sa mâchoire, le creux de ses joues, le contour de ses lèvres. Il fronce un peu les sourcils, comme s’il se concentrait sur ce qu’il voyait. Sans trop savoir pourquoi, j’ai l’impression qu’il souhaite qu’on reprenne la conversation. Alors je réfléchis à sa question en tâchant de trouver une réponse honnête. Lorsque j’ai trouvé, je détourne les yeux vers le ciel.
— Mon père était violent. Pas avec moi, avec ma mère. Pendant leurs disputes, il piquait de telles colères que, parfois, il la frappait. Quand ça arrivait, il passait la semaine ou les quinze jours suivants à essayer de se faire pardonner. Il lui achetait des fleurs ou nous emmenait dîner dans un bon restaurant. Et puis il me faisait des cadeaux parce qu’il savait que je détestais leurs disputes. Quand j’étais petite, j’en venais à espérer qu’il la frappe un bon coup, ainsi j’étais sûre que les semaines suivantes seraient géniales.
Je marque une pause car c’est bien la première fois que je le reconnais.
— Bien sûr, si j’avais pu, j’aurais tout fait pour qu’il ne la touche jamais, mais ces violences semblaient faire partie de leur mariage, c’en était presque devenu normal. En grandissant, je me suis rendu compte qu’à force de ne pas intervenir, je me rendais tout aussi coupable. J’ai passé la moitié de ma vie à le détester, mais je ne suis pas sûre de valoir mieux que lui. On est sans doute des gens aussi négatifs l’un que l’autre.
Ryle m’observe d’un air songeur.
— Lily, ça n’existe pas les gens négatifs. On est tous des gens qui commettent parfois des actes négatifs.
Là, je reste coite. On est tous des gens qui commettent parfois des actes négatifs. Ce doit être vrai quelque part. Personne n’est complètement mauvais ou bon. Certains ont sans doute un plus grand travail à faire sur eux-mêmes pour supprimer la part mauvaise en eux.
— À vous, dis-je.
D’après sa réaction, je me dis qu’il n’a peut-être pas envie de jouer à son propre jeu. Il soupire lourdement, se passe une main dans les cheveux, ouvre la bouche, la referme, réfléchit puis finit par déclarer d’un ton accablé :
— Ce soir, j’ai regardé un petit garçon mourir. Il n’avait que cinq ans. Avec son jeune frère, ils avaient trouvé un pistolet dans la chambre des parents. Le cadet a pris l’arme et le coup est parti tout seul.
J’en ai le cœur retourné. C’est peut-être une vérité un peu trop crue pour moi.
— On ne pouvait plus rien pour l’aîné quand il est arrivé sur la table d’opération. Médecins et infirmières, tout le monde était bouleversé. « Les pauvres parents », disaient-ils. Mais, quand je suis entré dans la salle d’attente pour annoncer aux parents en question que leur enfant n’avait pas survécu, je n’éprouvais pas une once de regret pour eux. Je voulais qu’ils souffrent. Qu’ils ressentent le poids de leur sottise ; comment pouvaient-ils laisser traîner des armes chargées à portée d’enfants innocents ? Non seulement ils avaient perdu un fils, mais gâché la vie entière de celui qui avait accidentellement appuyé sur la détente.
Mon Dieu ! Je ne m’attendais pas à une telle horreur.
Impossible d’imaginer où va une famille qui a vécu ça.
— Le malheureux petit frère, dis-je, que va-t-il devenir après avoir vu ça ?
— Ça va le détruire à jamais, marmonne Ryle en époussetant son jean. Voilà tout.
— Ce n’est pas trop dur d’assister tous les jours à des scènes pareilles ?
— Ça pourrait être encore plus terrible, en fait ; plus je côtoie la mort, plus elle fait partie de la vie. Et je ne sais pas trop quoi en penser.
Il me regarde de nouveau dans les yeux.
— Allez, reprend-il, une autre vérité. Je trouve que la mienne était plus tordue que la vôtre.
Je ne suis pas d'accord, mais je lui raconte ce que j’ai fait il y a une douzaine d’heures.
— Avant-hier, ma mère m’a demandé de prononcer l’éloge funèbre de mon père. Je lui ai répondu que j’aurais du mal, que je risquais de trop pleurer pour pouvoir parler devant une foule, mais je mentais. En fait, je ne voulais pas parce que j’estime qu’un éloge devrait revenir aux proches qui respectaient le défunt. Et je ne respectais pas beaucoup mon père.
— Vous l’avez quand même prononcé ?
— Oui, dis-je en m’asseyant en tailleur. Ce matin. Vous voulez l’entendre ?
— Certainement !
Je croise les bras, inspire profondément.
— Je ne savais pas quoi dire. Une heure encore avant l’enterrement, j’ai répété à ma mère que je ne voulais pas le faire. Elle a répondu que c’était simple et que mon père aurait voulu que je le fasse. Que je n’avais qu’à monter sur le podium puis énoncer cinq grandes choses sur mon père. Alors… Voilà exactement ce que j’ai fait.
Ryle se soulève sur un coude, l’air de plus en plus intéressé.
— Oh non, Lily ! Qu’avez-vous fait ?
— Attendez, je vais le rejouer pour vous.
Je me lève, contourne mon transat, me tiens droite comme si je faisais de nouveau face à la salle bondée de ce matin. Je m’éclaircis la gorge.
— Bonjour, je suis Lily Bloom, fille du défunt Andrew Bloom. Merci de vous joindre à nous dans ces moments de deuil et de recueillement. Je tenais à lui rendre hommage en vous rapportant cinq belles choses à son sujet. La première…
Je baisse les yeux vers Ryle, hausse les épaules.
— Voilà.
Il se redresse.
— Comment ça ?
Je reviens m’allonger sur mon transat.
— Je suis restée là deux bonnes minutes sans dire un mot. Je ne voyais aucune belle chose à rapporter sur cet homme, alors je contemplais silencieusement la foule, jusqu’à ce que ma mère comprenne à quoi je jouais et prie mon oncle de me faire quitter le podium.
Ryle penche la tête de côté.
— Vous plaisantez ? Vous avez rendu un anti-hommage aux funérailles de votre père ?
— Oui, et je n’en suis pas plus fière que ça. Enfin, pas vraiment. Parce que si les choses s’étaient passées comme je l’avais voulu, il se serait beaucoup mieux conduit et j’aurais pu parler de lui pendant une heure.
— Rhooo ! marmonne Ryle en s’allongeant. La classe ! Vous avez dit du mal d’un mort.
— C’est d’un goût…
— La vérité toute nue n’est pas toujours belle à regarder.
— À vous, dis-je en riant.
— Je ne ferai pas mieux.
— Essayez, je suis sûre que vous y arriverez.
— Pas moi.
— Mais si ! Là, j’ai l’impression que je suis la pire de nous deux. Racontez-moi votre dernière pensée la moins avouable.
Recroisant les mains derrière la tête, il fixe son regard sur moi.
— J’ai envie de vous baiser.
Je reste bouche bée, incapable de répondre. Il me décoche un coup d’œil innocent.
— Vous m’avez demandé ma dernière pensée, alors voilà. Vous êtes belle. Je suis un homme. Si vous étiez amatrice de coups d'un soir, je vous emmènerais en bas, dans ma chambre, et je vous baiserais.
Là, je baisse vite la tête. Cette déclaration provoque une multitude de réactions en moi.
— Désolée, mais je ne suis pas amatrice de coups d'un soir.
— C’est bien ce que je pensais. À vous.
Il paraît trop nonchalant ; comme s’il ne venait pas de me réduire au silence.
— Laissez-moi une minute pour rassembler mes idées, dis-je en riant.
J’essaie de penser à un truc un peu choquant, mais je n’arrive pas à digérer qu’il ait pu dire ça. À voix haute. Sans doute parce que c’est un neurochirurgien ; je n’aurais jamais cru qu’avec une telle éducation on utilise aussi facilement le mot baiser.
Je me reprends… en quelque sorte… et laisse tomber :
— D'accord. Puisqu’on en est là… Le premier mec avec qui j’ai fait l’amour était un S.D.F.
Il dresse l’oreille.
— Là, je veux entendre le reste.
— J’ai grandi dans le Maine. On vivait dans un quartier plutôt sympa, mais la rue qui donnait sur le fond du jardin était assez mal entretenue, avec des terrains vagues et une maison abandonnée. J’ai fait la connaissance d’un certain Atlas qui occupait la baraque en ruine ; j’étais la seule à savoir qu’il habitait là. Je lui apportais à manger, mais aussi des vêtements et d’autres trucs. Jusqu’au jour où mon père nous a découverts.
— Et il a fait quoi ?
Je serre les dents. Je ne sais pas pourquoi j’ai amené ça sur le tapis alors que j’ai encore du mal à évoquer ce souvenir.
— Il l’a battu.
La voilà, la vérité toute nue.
— À vous.
Il me dévisage un long moment, comme s’il devinait que cette histoire cache bien d’autres aspects. Puis il se détourne.
— L’idée du mariage me rebute. Je n’ai pas loin de trente ans et me passe très bien d’une épouse, encore plus d’enfants. La seule chose que je cherche dans la vie, c’est la réussite. Mais si je reconnais ça à voix haute, ça me donne l’air arrogant.
— La réussite professionnelle ? Ou le statut social ?
— Les deux. Tout le monde peut avoir des enfants. Tout le monde peut se marier. En revanche, tout le monde ne peut pas être neurochirurgien. J’en tire une immense fierté. Et je ne veux pas être seulement un grand neurochirurgien. Je veux être le meilleur.
— Vous avez raison, ça vous donne l’air arrogant.
Il sourit.
— Ma mère a peur que ça me gâche ma vie car je ne fais que travailler.
— Vous êtes neurochirurgien, dis-je en éclatant de rire, et votre mère trouve à y redire ? C’est dingue ! Les parents ne sont jamais contents de leurs enfants.
— Et je ne le serais pas des miens si j’en avais. Rares sont les gens qui possèdent ma détermination ; je crois que je passerais mon temps à guetter leurs bêtises. C’est pourquoi je n’en aurai jamais.
— Ça m’a l’air parfaitement raisonnable, Ryle. Trop de gens refusent d’admettre qu’ils sont sans doute trop égoïstes pour avoir des enfants.
— C’est sûr que je le suis dix fois trop. Et cent fois trop pour entretenir une relation.
— Alors comment les évitez-vous ? Vous ne sortez jamais avec une femme ?
— Quand j’ai le temps, dit-il avec un petit sourire, je trouve toujours des filles pour satisfaire mes désirs. De ce point de vue, je ne me prive pas, si c’est ce que vous vouliez savoir. Mais l’amour ne m’attire pas. J’y vois plus un fardeau qu’autre chose.
J’aurais aimé pouvoir considérer l’amour de ce point de vue. Ça me simplifierait infiniment la vie.
— Je vous envie. Quant à moi, je suis sûre qu’il existe quelque part un homme qui me correspondrait parfaitement. J’ai tendance à me lasser très vite parce que personne ne répond à mes critères. J’ai l’impression d’être constamment en quête du Saint Graal.
— Vous devriez essayer ma méthode.
— C’est-à-dire ?
— Les coups d'un soir.
Il hausse un sourcil, comme s’il m’adressait une invite.
Heureusement qu’il fait nuit, car je suis rouge comme une tomate.
— Je ne pourrais jamais coucher avec quelqu’un si ça ne devait pas aboutir à quelque chose.
J’ai dit ça à voix haute, mais elle manque de conviction.
Poussant un long soupir, il se rallonge sur le dos.
— Pas votre genre, murmure-t-il d’un ton presque déçu.
Je ne sais même pas si je l’enverrais promener au cas où il esquisserait un geste vers moi, mais je viens d’annuler toutes mes chances.
— Si vous ne couchez jamais avec un mec que vous venez de rencontrer… jusqu’où êtes-vous prête à aller ?
Je ne sais que répondre, mais son regard me donne presque envie de réviser mon point de vue. Au fond, je n’ai rien contre les aventures d’un soir. C’est juste que l’occasion ne s’est jamais présentée avec quelqu’un qui en valait la peine.
Du moins jusqu’à maintenant. Je crois. Serait-il en train de me faire une proposition ? J’ai toujours été nulle en flirt.
Tendant le bras, il attrape le bord de mon transat et l’approche d’un mouvement leste, jusqu’à ce que nos sièges se touchent.
Mon corps se crispe. Nous sommes maintenant si proches l’un de l’autre que je sens son souffle tiède dans l’air froid de la nuit. Si je me tournais vers lui, nos visages se trouveraient à quelques centimètres l’un de l’autre. Il en profiterait sans doute pour m’embrasser alors que je ne sais strictement rien de ce type, à part quelques pures vérités. En revanche, je ne me sens pas agressée du tout quand il pose la main sur mon estomac.
— Jusqu’où iriez-vous, Lily ? demande-t-il d’une voix si suave qu’elle me fait frissonner de la tête aux pieds.
— Je ne sais pas…
Ses doigts se glissent vers le bas de mon tee-shirt qu’il remonte doucement, dénudant un peu de chair. Je sens alors la chaleur de sa paume qui glisse sur ma peau, et je pousse un gémissement.
Malgré moi, je tourne la tête et ses yeux me subjuguent. Il paraît sûr de lui, plein d’espoir, affamé, à s’en mordre les lèvres, alors que sa main continue sa progression vers ma poitrine. Il doit sentir les battements affolés de mon cœur. Il doit même les entendre.
— Ça va trop loin ? demande-t-il.
Je ne sais pas d’où me vient cette réaction, mais je réponds :
— Pas du tout.
Sans se faire prier, il passe les doigts sous mon soutien-gorge et je sens ma peau frémir.
À l’instant où je ferme les paupières retentit une sonnerie qui nous paralyse tous les deux. Un téléphone. Son téléphone.
Son front se pose sur mon épaule.
— Bon sang !
Sa main se retire de mon tee-shirt et il fouille dans sa poche, se lève, s’éloigne de quelques pas pour prendre l’appel.
— Oui, dit-il, ici le Dr Kincaid.
Il écoute attentivement en se frottant la nuque.
— Au sujet de Roberts ? Je ne devrais même pas répondre à cet appel.
Nouveau silence, puis :
— D'accord, j’arrive dans dix minutes.
Il raccroche, range le téléphone dans sa poche puis revient vers moi, l’air plutôt déçu, désigne la porte de l’escalier.
— Je dois…
— Je comprends.
Ce qui ne l’empêche pas de lever un doigt.
— Ne bougez pas, dit-il en ressortant son appareil.
Il se rapproche de moi, comme s’il allait me prendre en photo. Sans trop savoir pourquoi, j’ai envie de refuser. Cependant, je suis habillée, je n’ai aucune raison de dire non.
Il me prend en photo, allongée dans ce transat, les mains tranquillement croisées sous ma tête. Je ne sais pas pourquoi il fait ça. Il doit avoir envie de se rappeler mon visage, alors qu’on ne se reverra jamais.
Il contemple un instant le cliché sur son écran, sourit. Je serais presque tentée de lui tirer le portrait moi aussi, mais je ne suis pas certaine de vouloir garder le souvenir d’une personne qui va tout de suite disparaître de ma vie. Cette idée a quelque chose de déprimant.
— Content d’avoir fait votre connaissance, Lily Bloom. J’espère que vous parviendrez à accomplir vos rêves.
Je souris, aussi attristée qu’effarée par ce type. Je ne crois pas avoir jamais passé un moment avec quelqu’un comme lui – quelqu’un qui vit sur un pied si différent du mien. Ça ne se reproduira sans doute jamais. Mais je suis agréablement surprise de constater qu’on n’est pas si différents l’un de l’autre.
Malentendu confirmé.
Il regarde un instant ses pieds, comme s’il allait perdre l’équilibre. Comme s’il hésitait entre me parler et s’en aller. Il me jette un dernier regard – cette fois nettement moins impassible. Je lis la déception dans son expression, mais déjà il tourne les talons et s’en va. Je l’entends ouvrir la porte et dévaler l’escalier. Je me retrouve seule sur ce toit et, à ma grande surprise, je me sens un peu triste maintenant.
Lucy – la coloc qui aime s’entendre chanter – surgit dans le salon, attrapant ses clefs, ses escarpins et ses lunettes de soleil. Assise sur le canapé, j’ouvre des cartons à chaussures remplis de vieux trucs récupérés à la maison quand j’y suis retournée la semaine dernière pour l’enterrement de mon père.
— Tu travailles, aujourd'hui ? me demande Lucy.
— Non. Je suis en congé pour deuil jusqu’à lundi.
Elle s’arrête net.
— Lundi ? s’esclaffe-t-elle. Tu en as de la chance !
— Oui, Lucy, j’ai trop de chance que mon père soit mort.
Ça m’énerve d’avoir dit ça d’un ton pas assez sarcastique.
— Tu sais ce que je veux dire, marmonne-t-elle.
Elle prend son sac, enfile un escarpin, puis l’autre, dans une position d’équilibre instable.
— Je ne rentrerai pas ce soir, continue-t-elle. Je vais passer la nuit chez Alex.
La porte claque derrière elle.
À première vue, nous avons beaucoup de points communs, sauf qu’en dehors de faire la même taille de vêtements, de porter chacune un prénom à quatre lettres commençant par un L et finissant par un Y, il n’y a pas grand-chose qui nous unisse. Mais en tant que colocs, ça me va très bien. À part ses éternelles chansons, elle est potable. Elle est propre et souvent absente. Deux des plus importantes qualités pour une coloc.
J’ôte le couvercle d’un de mes cartons à chaussures quand mon téléphone sonne. Je me penche sur le canapé pour l’attraper. Lorsque je vois que c’est ma mère, je plonge le visage dans un coussin pour étouffer un faux cri de désespoir.
Après quoi je réponds.
— Allô ?
Trois secondes s’écoulent, puis :
— Allô, Lily.
Dans un soupir, je me redresse.
— Bonjour, maman.
Je suis complètement surprise qu’elle me parle. Une seule journée s’est écoulée depuis l’enterrement. Ça fait trois cent soixante-quatre jours plus tôt que prévu. Je lui demande :
— Comment ça va ?
— Bien, soupire-t-elle. Ton oncle et ta tante sont repartis pour le Nebraska ce matin. Ce sera ma première nuit solitaire depuis…
— Ça ira maman, dis-je d’un ton qui se voudrait rassurant.
Elle garde le silence un long moment avant de répondre :
— Lily, je tiens à te dire qu’il ne faut pas te sentir gênée pour ce qui s’est passé hier.
Ce n’est pas le cas, rassure-toi…
— Ça arrive à tout le monde de faire un blocage, surtout dans de tels moments de pression. J’aurais plutôt dû demander ça à ton oncle.
Je ferme les yeux. Elle remet ça. Quand elle n’aime pas un truc, elle le masque. Pas question de s’accuser de quoi que ce soit. Évidemment, elle s’est convaincue que j’ai fait un blocage hier, ce qui expliquerait pourquoi j’ai refusé de parler. Évidemment. J’ai presque envie de lui dire que ce n’était pas ça. Mais juste que je ne voyais pas quel compliment adresser à l’homme minable qu’elle a choisi pour devenir mon père.
Pourtant, quelque part, je m’en veux car je n’aurais pas dû faire ça en présence de ma mère. Du coup, j’accepte son avis et son comportement.
— Merci, maman. Désolée de m’être étranglée.
— Ce n’est pas grave. J’y vais maintenant. J’ai rendez-vous avec la caisse d’assurance de ton père. Tu m’appelles demain, d'accord ?
— D’accord. Bonsoir, maman.
Je raccroche et jette le téléphone sur le canapé, puis reprends le carton à chaussures sur mes genoux. Tout au-dessus des objets qu’il contient apparaît un petit anneau de bois en forme de cœur. Je passe les doigts dessus en me remémorant le soir où il m’a été offert. Dès que les souvenirs reviennent, je l’écarte. La nostalgie est une étrange chose.
Je sors quelques anciennes lettres, quelques coupures de presse que je mets également de côté. En dessous, je trouve enfin ce que je cherchais… tout en espérant ne pas le trouver.
Mes journaux pour Ellen.
Je passe également les mains dessus. Il y en a trois dans cette boîte, mais je dirais qu’au total il en existe huit ou neuf. Je n’en ai jamais relu aucun après les avoir écrits.
Quand j’étais plus jeune, je refusais d’admettre que je tenais un journal parce que ça faisait trop stéréotype. En fait, j’étais même parvenue à me convaincre que j’avais trouvé le truc le plus cool qui soit, qui n’avait techniquement rien d’un journal. J’adressais chacun de mes écrits à Ellen DeGeneres car je regardais son talk-show depuis ses débuts, en 2003, alors que j’étais encore une petite fille. Je l’enregistrais tous les jours et me le repassais en rentrant de l’école ; j’étais persuadée qu’Ellen m’aimerait beaucoup si elle faisait ma connaissance. Je lui écrivis régulièrement jusqu’à mes seize ans, des lettres qui ressemblaient plutôt à des pages de cahier. Bien entendu, je savais que ça ne pouvait en rien l’intéresser et j’avais eu la présence d’esprit de n’en envoyer aucune. Mais j’aimais lui adresser mes réflexions, si bien que ça resta le cas jusqu’à ce que j’arrête, purement et simplement.
J’ouvre un deuxième carton à chaussures où se trouvent d’autres extraits, sors le journal de l’année de mes quinze ans, le feuillette à la recherche du jour où j’ai rencontré Atlas. Jusque-là, je n’avais rien vécu de particulièrement intéressant, ce qui ne m’avait pas empêchée de remplir des pages depuis six années.
Je m’étais juré de ne jamais les relire mais, après la disparition de mon père, j’ai beaucoup repensé à mon enfance. Peut-être qu’en les parcourant de nouveau, je trouverai la force de pardonner. À moins que ça ne me rende encore plus amère.
Je m’allonge sur le canapé et commence à lire.
Chère Ellen,
Avant de vous raconter ce qui s’est passé aujourd'hui, je dois vous dire que je viens d’avoir une excellente idée pour un nouveau thème dans votre talk-show. Je l’appellerais « Ellen à la maison. »
Je crois que beaucoup de gens aimeraient vous voir en dehors de votre travail. Je me suis toujours demandé comment la vie se passait chez vous, quand vous vous y retrouvez seule avec Portia, sans une équipe pour vous filmer. Les producteurs devraient peut-être lui donner une caméra pour qu’elle l’allume de temps en temps alors que vous vous livrez à vos activités normales comme regarder la télé, faire la cuisine ou du jardinage. Elle pourrait vous filmer quelques secondes à votre insu avant de crier : « Ellen à la maison ! » pour vous faire peur. Ce serait marrant pour quelqu’un qui aime tant les farces.
D'accord, maintenant que je vous l’ai dit (j’avais déjà oublié plusieurs fois), je vais vous raconter ma journée d’hier. C’était sans doute la plus intéressante, à part celle où Abigail a giflé M. Carson quand il regardait son décolleté.
Vous vous rappelez qu’il y a un certain temps, je vous ai parlé de Mme Burleson, qui habitait derrière chez nous ? Celle qui est morte la nuit de cette énorme tempête de neige ? Mon père a dit qu’elle devait tant d’argent aux impôts que sa fille n’a pu récupérer sa maison. Tant mieux pour elle, d’ailleurs, parce que ce n’était plus qu’un tas de ruines.
Cette maison était donc vide depuis sa mort qui remontait à deux ans. Je le savais car la fenêtre de ma chambre donne sur son jardin et que je n’y avais plus vu le moindre mouvement.
Jusqu’à cette nuit.
J’étais au lit, en train de battre des cartes. Je sais, ça paraît bizarre mais j’aime bien, alors que je ne sais même pas y jouer. Seulement, quand mes parents se disputent, ça me détend, ça me permet de me concentrer sur autre chose.
Enfin, voilà, il faisait nuit, alors j’ai tout de suite remarqué la lumière. Sans être éblouissante, elle provenait de la vieille maison ; ça faisait un peu penser à une bougie. Du coup, je suis sortie sur le perron du jardin et là, j’ai pris les jumelles de mon père. J’ai essayé de voir ce qui se passait là-bas, mais on ne distinguait rien du tout, il faisait bien trop sombre. Au bout d’un petit moment, la lueur s’est éteinte.
Ce matin, alors que je me préparais pour l’école, j’ai vu quelque chose qui bougeait derrière cette maison. Je me suis penchée à la fenêtre et j’ai repéré quelqu’un qui se glissait au dehors. Un type avec un sac à dos. Il regardait autour de lui comme pour s’assurer que personne ne l’avait repéré ; puis il s’est faufilé entre notre maison et celle du voisin, pour se rendre à l’arrêt du bus scolaire.
Je ne l’avais encore jamais vu. C’était la première fois qu’il prenait mon bus. Il s’est assis à l’arrière, tandis que j’étais au milieu, alors je ne lui ai pas parlé. Pourtant, il est descendu à la même station que moi et il est entré dans l’école.
Je ne sais pas pourquoi il dormait dans cette maison, où il n’y a sans doute ni électricité ni eau courante. Sur le coup, j’ai cru à un pari, seulement, aujourd'hui, il a quitté le bus au même arrêt que moi. Il a emprunté une autre rue, comme s’il partait ailleurs, mais j’ai couru dans ma chambre pour vérifier par la fenêtre. Effectivement, quelques minutes plus tard, je l’ai vu se glisser à l’intérieur de cette ruine.
Je ne sais pas si je devrais en parler à ma mère. Je n’aime pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais si ce type n’a nulle part où aller, je suis sûre qu’elle voudrait l’aider puisqu’elle travaille dans une école.
Je ne sais pas. Je devrais sans doute attendre deux jours avant d’en parler, histoire de vérifier s’il retourne chez lui ou non. Peut-être qu’il veut juste s’éloigner un peu de ses parents. Comme j’aimerais bien que ça m’arrive de temps en temps.
C’est tout. Je vous raconterai la suite demain.
— Lily
Chère Ellen,
Je passe en accéléré vos séquences de danse quand je regarde votre talk-show. Avant j'aimais bien, mais ça commence à me raser un peu, je préfère vous entendre parler. J’espère que ça ne vous énerve pas trop.
Bon, alors j’ai trouvé qui était ce type et, oui, il va toujours là-bas. Ça fait deux jours maintenant et je n’en ai encore parlé à personne.
Il est en terminale et s’appelle Atlas Corrigan ; c’est tout ce que je sais. J’ai demandé à Katie qui c'était quand elle s’est assise à côté de moi dans le bus. Elle a levé les yeux au ciel en me disant son nom, avant d’ajouter : « Je ne sais rien d’autre, mais il pue. » Et elle a plissé le nez comme si ça la dégoûtait. J’ai failli lui crier à la figure qu’il n’y pouvait rien, qu’il n’avait pas d’eau. Au lieu de quoi je me suis tournée vers lui. J’ai dû un peu trop insister parce qu’il a fini par s’en apercevoir.
En rentrant à la maison, je suis allée faire un peu de jardinage. Mes radis étaient mûrs ; c’est la dernière chose qu’il me restait à cueillir parce qu’il commence à faire trop frais pour qu’on puisse planter quoi que ce soit. J’aurais sans doute pu attendre quelques jours de plus pour les cueillir, mais j’étais sortie surtout par curiosité.
Et là, je me suis aperçue qu’il en manquait un peu. Comme si on les avait déterrés. Or, ce n’était pas moi, et mes parents ne touchent jamais à mes plantations.
C’est alors que j’ai pensé à Atlas. Ça ne pouvait être que lui. Jusque-là, je n’y avais pas vraiment réfléchi, mais s’il n’avait pas de quoi prendre une douche, il ne devait pas non plus avoir de quoi manger.
Je suis rentrée à la maison pour y préparer quelques sandwiches. J’ai pris aussi deux sodas dans le réfrigérateur et un paquet de chips. J’ai mis le tout dans un sac de pique-nique et j’ai couru le déposer devant l’entrée de jardin de la maison abandonnée. Je ne savais pas trop s’il m’avait vue, alors j’ai frappé fort à la porte avant de filer chez moi, droit dans ma chambre. Le temps que j’arrive à la fenêtre pour vérifier s’il mettait le nez dehors, le sac avait déjà disparu.
Alors j’ai compris qu’il me surveillait. Ça m’angoisse un peu qu’il sache que je sais qu’il vit là. Je ne vois vraiment pas quoi lui dire s’il cherche à me parler, demain.
— Lily
Chère Ellen,
Aujourd'hui, j’ai vu votre interview du candidat à la présidence, Barack Obama. Ça ne vous angoisse pas d’interviewer quelqu’un qui pourrait devenir notre prochain chef d’État ? Je n’y connais pas grand-chose en politique, mais je ne crois pas que je parviendrais à être drôle dans de telles circonstances.
Ouf ! Il vient de nous arriver un tel truc à toutes les deux ! Vous avez interviewé celui qui sera sans doute notre prochain président et moi j’ai nourri un jeune S.D.F.
Ce matin, en allant à l’arrêt de bus, j’y ai trouvé Atlas qui attendait déjà. Au début, on n’était que tous les deux ; sans mentir, ça m’a fait drôle. J’ai vu le bus arriver au carrefour et j’ai regretté qu’il ne roule pas plus vite. Quand il s’est arrêté, le garçon s’est rapproché de moi et, sans relever la tête, il a dit : « Merci. »
Quand les portes du bus se sont ouvertes, il m’a laissée entrer la première. Je n’ai pas répondu « De rien » parce que j’étais choquée par ma réaction : sa voix me donnait la chair de poule, Ellen.
Ça vous a déjà fait la même chose, une voix de garçon ?
Oh, pardon ! Ça vous a déjà fait la même chose, une voix de fille ?
Il ne s’est pas assis à côté de moi ni rien à l’aller, mais au retour, il a été le dernier à monter. Il ne restait plus de places assises mais, à la façon dont il examinait chaque passager, on voyait qu’il ne cherchait pas à s’asseoir ; c’était moi qu’il cherchait.
Quand nos regards se sont croisés, je me suis dépêchée de baisser les yeux. Malheureusement, je ne sais pas comment réagir avec les garçons. Peut-être que je finirai par apprendre quand j’atteindrai mes seize ans.
Dès que la place s’est libérée, il s’est assis à côté de moi en coinçant son sac à dos entre ses jambes. Là, j’ai compris ce que voulait dire Katie. Il sentait un peu fort, mais je n’allais pas le lui reprocher.
Au début, il n’a rien dit ; il tripotait juste un trou dans son jean, pas le genre déchirure à la mode. Celui-là venait d’un véritable accroc, parce que c’était un vieux pantalon qui paraissait même un peu trop petit pour lui car on apercevait ses chevilles. Sauf que ce garçon était assez maigre pour ne pas paraître à l’étroit ailleurs. « Tu l’as dit à quelqu’un ? » m’a-t-il demandé.
Il paraissait inquiet. C’était la première fois que je pouvais le regarder franchement. Il avait les cheveux brun foncé quoique, s’il les lavait, ils sembleraient peut-être plus clairs. Je lui trouvais les yeux brillants ; c’était bien la seule chose qui brillait en lui. Des yeux profondément bleus, comme ceux d’un husky. Je ne devrais sans doute pas le comparer à un chien, mais c’est la première idée qui m’est venue en les voyant.
Je me suis détournée vers la fenêtre jusqu’au moment où j’ai trouvé le courage de lui demander : « Pourquoi tu ne vis pas chez toi avec tes parents ? »
Il m’a dévisagée quelques secondes, l’air de se demander s’il pouvait me faire confiance ou non, avant de répondre : « Parce qu’ils ne veulent pas de moi. »
Là, il s’est levé. Je me suis dit que je l’avais fichu en pétard, jusqu’au moment où j’ai vu qu’on était arrivés. J’ai eu juste le temps de récupérer mes affaires et de descendre derrière lui. Cette fois, il n’a pas cherché à cacher où il se rendait, comme les autres jours. D’habitude, il empruntait une rue latérale pour ensuite traverser en douce mon jardin, mais là, il m’a juste suivie.
Arrivés devant l’entrée de ma maison, on s’est arrêtés tous les deux et il a donné un coup de pied par terre. « À quelle heure rentrent tes parents ? »
« Vers dix-sept heures. »
Il était quinze heures quarante-cinq.
Il a remué la tête comme s’il allait dire autre chose, mais il s’est tu et a fini par repartir vers la vieille maison sans eau, sans électricité ni rien à manger.
Après, Ellen, je sais que là j’ai commis une bêtise, pas la peine de me le dire. Je l’ai appelé et, quand il s’est retourné, j’ai dit : « Si tu te dépêches, tu peux prendre une douche avant de rentrer. »
Mon cœur battait trop fort, car je savais à quels ennuis je m’exposais si mes parents rentraient à la maison et trouvaient un S.D.F. sous la douche. Je jouais peut-être ma vie. Mais je ne pouvais pas non plus le laisser repartir sans lui offrir quelque chose.
Il a baissé de nouveau la tête et je me suis sentie atteinte par sa gêne. Sans plus de réaction, il s’est contenté de me suivre.
Tout le temps qu’il a passé sous la douche, je me suis sentie au bord de la panique, guettant le moindre mouvement à la fenêtre de peur de voir arriver les voitures de mes parents, alors qu’ils ne devaient pas rentrer avant une bonne heure encore. J’avais aussi peur qu’un de mes voisins ne l’ait vu entrer, bien qu’ils ne me connaissent pas assez pour trouver anormal que j’amène un visiteur chez moi.
Je lui avais donné des vêtements de rechange ; non seulement il devrait partir sans tarder, mais se trouver assez loin pour que mon père ne le voie pas. Car il reconnaîtrait sûrement ses propres habits sur un ado croisé dans le quartier.
Tout en surveillant la pendule d’un côté, la fenêtre de l’autre, je remplissais mon ancien sac à dos d’un tas de trucs. Des boîtes d’aliments secs, deux tee-shirts de mon père, un jean sans doute dix fois trop grand et plusieurs paires de chaussettes.
J’ai fermé le tout lorsqu’il a émergé de la salle de bains.
J’avais raison, même humides, ses cheveux semblaient plus clairs. Ça rendait ses yeux encore plus bleus.
Il avait dû se raser aussi car il paraissait beaucoup plus jeune. Ça m’a fait déglutir et j’ai dû détourner les yeux tant ce changement m’émouvait. J’avais trop peur qu’il ne lise dans mes pensées.
Avec un dernier coup d’œil vers la fenêtre, je lui ai tendu le sac. « Il vaudrait mieux que tu passes par derrière pour que personne ne te voie. »
Il l’a pris, m’a regardée une minute. « Comment t’appelles-tu ? »
« Lily. »
Il a souri. C’était la première fois qu’il me souriait et là, une horrible pensée m’a traversée. Comment un mec au si beau sourire pouvait-il avoir des parents aussi nuls ? Je m’en suis voulu aussitôt parce que, bien sûr, les parents devaient aimer tous leurs enfants, qu’ils soient beaux ou laids, maigres ou gros, intelligents ou stupides. Sauf que, parfois, on ne pouvait pas contrôler les élans de son esprit. Il fallait juste apprendre à les identifier.
Il m’a tendu la main : « Je m’appelle Atlas. »
« Je sais », ai-je dit sans la prendre. Je ne sais pas pourquoi j’ai refusé de lui serrer la main. Ce n’était pas parce qu’il me faisait peur. Enfin si. Mais pas parce que je me croyais meilleure que lui. Il m’impressionnait, voilà tout.
« Je ferais mieux d’y aller », a-t-il alors dit.
Je me suis écartée pour le laisser passer. Il m’a désigné la cuisine, comme pour demander si c’était par-là qu’il fallait passer. J’ai fait oui de la tête et l’ai suivi dans l’escalier. Arrivé en bas, il s’est arrêté un instant devant ma chambre.
J’en ai éprouvé une énorme gêne. Personne ne voyait jamais ma chambre, si bien que je n’avais pas cherché à lui donner un aspect plus adulte. J’avais gardé les rideaux et le dessus-de-lit roses de mes douze ans. Ça m’a donné soudain envie de déchirer mon poster d’Adam Brody.
Atlas n’a pas paru s’en formaliser. Il a regardé droit vers la fenêtre qui donnait sur le fond du jardin, a poursuivi son chemin vers la porte de derrière, puis s’est tourné vers moi. « Merci de ne pas me mépriser, Lily. »
Et il est parti.
Ça faisait drôle de penser qu’un ado puisse se sentir méprisable. Surtout de la part d’un garçon à l’air si bien élevé. Comment pouvait-il se retrouver S.D.F. ? Comment cela pouvait-il arriver à un ado ?
Il faut que je le sache, Ellen.
Je vais découvrir ce qui lui est arrivé. Vous allez voir ça.
*
* *
Je m’apprête à tourner une autre page quand mon téléphone sonne. Je me penche sur le canapé pour l’attraper. Évidemment, il s’agit encore de ma mère. Maintenant qu’elle se retrouve seule après le décès de mon père, elle va sans doute m’appeler deux fois plus qu’avant.
— Allô ?
— Que dirais-tu si je venais m’installer à Boston ?
J’attrape le coussin près de moi pour étouffer un cri.
— Euh… Ouah ! Tu crois ?
Silence, et soudain :
— C’était juste une idée. On pourra en discuter demain. Je suis presque arrivée à ma réunion.
— D'accord. Au revoir.
Là, d’un seul coup, j’ai envie de quitter le Massachusetts. Elle ne va pas venir ici ! Elle ne connaît personne. Elle compterait sur moi pour lui tenir compagnie tous les jours. J’aime ma mère, d'accord, mais je suis venue à Boston pour y trouver mon indépendance. Avec elle dans les parages, ce serait fini.
Le cancer de mon père a été diagnostiqué il y a trois ans, alors que j’étais encore à l’université. Si Ryle Kincaid était là, en ce moment, je lui dirais la vérité toute nue : je me suis sentie un rien soulagée quand mon père a été trop malade pour pouvoir s’en prendre physiquement à ma mère. Ça a complètement changé la dynamique de leur relation, et je ne me suis plus sentie obligée de rester à Plethora pour m’assurer qu’elle allait bien.
Maintenant qu’il est parti et que je n’ai plus à me soucier de ma mère, j’aurais plutôt envie de prendre mon envol.
Et voilà qu’elle veut venir à Boston ?
Là, j’ai plutôt l’impression de me faire casser les ailes.
Si seulement je pouvais taper dans une chaise en polymère marin !
Je commence à vraiment stresser, je ne sais pas ce que je vais faire si elle déménage vraiment. Je n’ai pas de jardin, ni de cour, ni de patio, ni de plantes vertes.
Il faut que je me défoule autrement.
Je décide de faire du rangement. Je dépose tous mes cartons à chaussures pleins de cahiers et de notes dans le placard de ma chambre. Après quoi je me lance dans une totale réorganisation de mes bijoux, mes chaussures, mes vêtements…
Elle ne va quand même pas venir à Boston.
— Oh !
C’est tout ce qu’elle dit.
Ma mère se retourne pour examiner la salle, passe un doigt sur le rebord de la vitre, ramasse un peu de poussière.
— C’est…
— Oui, je sais, il y a du travail. Mais regarde la devanture. Elle a du potentiel.
Hochant la tête, elle émet ce bruit qui vient du fond de la gorge qu’elle sort parfois quand elle acquiesce sans conviction, les lèvres serrées. Autrement dit, elle n’est pas d'accord. Et là, elle le fait deux fois.
Je baisse les bras.
— Tu crois que c’était idiot ?
— Tout dépend de la tournure que ça prendra, Lily.
Nous nous trouvons dans un ancien restaurant encore plein de tables et de chaises. Ma mère en tire une pour s’y asseoir.
— Si ça marche, dit-elle, si ta boutique de fleurs prend bien, on dira que c’était un choix professionnel hardi, audacieux, intelligent et réussi. Mais si ça ne marche pas et que tu y perds tout ton héritage…
— On dira que c’était un choix professionnel imbécile.
— C’est ainsi que ça marche. Avec ton master en management, tu le sais bien.
Elle examine lentement la salle, comme si elle voyait à quoi ça ressemblera dans un mois.
— Arrange-toi juste pour que ça paraisse audacieux et hardi, Lily.
Je vois ce qu’elle veut dire. Je lui souris.
— Dire que j’ai acheté ça sans te demander ton avis !
— Tu es une adulte, c’est ton droit, réplique-t-elle non sans une certaine amertume.
Je crois qu’elle se sent encore plus seule maintenant que j’ai de moins en moins besoin d’elle. Voilà six mois que mon père est mort et, bien qu’il n’ait pas été de bonne compagnie, elle doit se sentir très seule. Une fois nommée à un poste dans une école élémentaire de Boston, elle a emménagé au cœur d’une banlieue tranquille, dans une jolie maisonnette entourée d’un immense jardin. Je rêve d’y faire des plantations, mais il faudrait que je m’y rende tous les jours. Pour l’instant, je m’en tiens à une visite par semaine. Parfois deux.
— Qu’est-ce que tu vas faire de tout ce foutoir ?
Elle a raison. Ce tas de vieux meubles ne sert à rien. Il va me falloir des jours et des jours d’efforts pour m’en débarrasser.
— Je ne sais pas. J’ai un travail monstre qui m’attend avant de songer à la décoration.
— Quand tombe ton dernier jour à la société de marketing ?
— Hier.
Elle pousse un soupir, secoue la tête.
— Oh, Lily ! J’espère que tout se passera bien pour toi.
On se lève lorsque la porte d’entrée s’ouvre. Gênée par des planches, je dois pencher la tête pour voir la femme qui arrive.
— Bonjour, dit-elle en m’adressant un signe.
Elle est jolie, bien habillée, mais son pantacourt blanc va droit au désastre dans ce nid à poussière.
— Vous désirez ?
Coinçant son sac sous le bras, elle vient droit vers moi, la main tendue.
— Je suis Allysa.
— Lily, dis-je en lui serrant la main.
— J’ai vu le panneau dehors, reprend-elle en désignant la devanture. Vous cherchez des serveurs ?
— Ah bon ?
Je n’ai mis aucun panneau.
— Bon, il avait l’air vieux, c’est vrai. Je me baladais dans le coin et j’ai vu ça. Pure curiosité de ma part.
Elle me plaît tout de suite, avec sa voix agréable et son sourire chaleureux.
Ma mère me pose une main sur l’épaule avant de m’embrasser sur la joue.
— Il faut que j’y aille. Réunion de parents d’élèves ce soir.
Je lui dis au revoir, la regarde partir, puis reporte mon attention sur Allysa.
— En fait, je n’embauche pas encore. Je vais ouvrir une boutique de fleurs, mais pas avant deux bons mois.
Je ferais mieux de ne pas m’arrêter sur des jugements préconçus, mais elle n’a pas l’air du genre à se contenter d’un petit salaire. Son sac doit valoir plus cher que tout l’immeuble.
— C’est vrai ? s’enthousiasme-t-elle. J’adore les fleurs ! Cette salle a un potentiel énorme. De quelle couleur allez-vous la peindre ?
Je croise les bras avant de répondre :
— Je ne sais pas encore. Voilà juste une heure que je suis entrée ici pour la première fois. Il va falloir que j’y réfléchisse.
— C’est Lily, je crois ?
Je hoche la tête.
— Sans me faire passer pour une professionnelle, je dois dire que j’adore la décoration. Si vous avez besoin d’aide, ce sera gratuit.
— Vous travailleriez gratuitement ?
— Je n’ai pas vraiment besoin de travailler. C’est juste en voyant le panneau que je me suis dit : Pourquoi pas ? Mais je m’ennuie vite. Je serais ravie de vous aider, aussi bien à nettoyer que décorer, choisir les couleurs et tout. Tenez, cette porte cassée, je pourrais vous en faire quelque chose de magnifique. Et de tous ces trucs en fait. On peut tirer quelque chose d’absolument tout, vous savez ?
Je regarde autour de moi, parfaitement consciente que je ne pourrai jamais m’en occuper toute seule. À vrai dire, je ne pourrai sans doute même pas tout soulever. Il faudra bien que je finisse par engager quelqu’un.
— Je ne vais pas vous faire travailler gratos. Je pourrais vous donner dix dollars de l’heure si vous tenez à vous y mettre.
Elle applaudit et, si elle ne portait pas des talons, je crois qu’elle aurait sauté sur place.
— Quand est-ce que je commence ?
— Demain, ça irait ? Il faudra sans doute porter des vêtements moins fragiles.
Elle dépose son sac Hermès sur une table poussiéreuse.
— Pas question ! Mon mari regarde la retransmission d’un match de hockey dans un bar au bout de la rue. Si vous êtes d'accord, je peux commencer dès maintenant.
*
* *
Deux heures plus tard, je suis persuadée d’avoir fait la connaissance de ma prochaine meilleure amie.
On écrit « À garder » et « À jeter » sur des post-it qu’on colle sur tout ce qui meuble la salle. Allysa est aussi convaincue que moi qu’il faut avant tout penser recyclage, si bien qu’on décide de garder les trois-quarts du matériel. Elle promet que son mari jettera le reste quand il en aura le temps. Une fois qu’on a décidé quoi faire de chaque élément, je prends un carnet et un crayon et on s’assied pour noter chacune de nos idées.
— D'accord, dit-elle en étirant les jambes devant sa chaise.
J’ai envie de rire en découvrant son pantacourt couvert de poussière, mais elle semble s’en moquer.
— Tu as un objectif pour cet endroit ?
— Oui, réussir.
— Ça, je n’en doute pas ! s’esclaffe-t-elle. Mais il te faut un but précis.
Ça me fait penser à ce que m’a dit ma mère : « Arrange-toi juste pour que ça paraisse audacieux et hardi, Lily. »
— Audacieux et hardi. Je veux que ça ne ressemble à rien de ce qu’on connaît déjà. Je veux prendre des risques.
— Mais, dit-elle en mordillant le bout de son stylo, tu veux juste vendre des fleurs, non ? Comment peut-on être audacieux et hardi avec des fleurs ?
En regardant autour de moi, j’essaie de me représenter ce qui me vient à l’esprit, sans trop savoir à quoi ça pourrait ressembler, mais je bous d’impatience. Comme si j’allais pondre la plus brillante des idées. Je lui demande soudain :
— Quels mots te viennent à l’esprit avec les fleurs ?
— Aucune idée. Attends, elles sont douces ? Vivantes ? Elles me font donc penser à la vie. Et puis cette couleur rose. Et le printemps.
— Douceur, vie, rose, printemps. Allysa, tu es brillante !
Je me mets à faire les cent pas en pensant à voix haute :
— On va prendre ce que tout le monde aime avec les fleurs et faire exactement le contraire !
Elle fait la grimace. Apparemment, elle n’a pas compris.
— D'accord, dis-je. Et si au lieu d’exposer la douceur des fleurs, on montrait leur infamie ? Au lieu des teintes rosées, des couleurs plus fortes comme un violet foncé ou même du noir ? Et au lieu du printemps et de la vie, l’hiver et la mort ?
Allysa écarquille les yeux.
— Mais… Si quelqu’un veut quand même des fleurs roses ?
— On lui en donnera bien sûr. Toutefois, on peut également lui donner ce qu’il veut sans le savoir.
Elle se gratte la joue.
— Alors comme ça, tu penses à des fleurs noires ?
Elle semble inquiète et comment lui en vouloir ? Elle ne voit que le côté sombre de mon concept. Je retourne m’asseoir pour tâcher de m’expliquer :
— Un jour, quelqu’un m’a dit que les gens négatifs, ça n’existait pas. On est tous des gens qui commettent parfois des actes négatifs. Cette idée ne m’a plus quittée car elle me semble trop vraie. On a tous en nous un côté négatif et un autre positif. Je voudrais en faire notre thème. Au lieu de peindre les murs d’une horrible couleur blafarde, on peut choisir du violet foncé avec des nuances de noir. Et au lieu d’aligner, comme à peu près partout, bouquet de fleurs après bouquet de fleurs dans des vases en cristal barbants qui évoquent soi-disant la vie, on peut se montrer plus inventives. Audacieuses et hardies. On va exposer des fleurs sombres enveloppées dans quelque chose qui évoque le cuir et les chaînes d’argent. Et plutôt que des vases en cristal, on les disposera dans de l’onyx noir ou… je ne sais pas… des vases de velours mauve bordés de clous d’argent. Les idées pullulent. Parce que, tu vois, des fleuristes, il y en a à tous les coins de rue pour ceux qui aiment les fleurs. Mais combien de fleuristes s’adressent à ceux qui n’aiment pas les fleurs ?
— Aucun, murmure Allysa.
— Voilà. Aucun.
On se regarde un moment et, tout d’un coup, je n’y tiens plus. J’éclate de rire comme une gamine. À son tour elle se met à rire, se précipite vers moi pour me prendre dans ses bras.
— Lily, c’est complètement tordu, et brillant !
— Je sais, dis-je galvanisée par sa joie. Là, il me faut un bureau pour que je puisse y pondre un plan stratégique. Sauf que ma future arrière-boutique est remplie de vieilles caisses !
Elle se dirige vers le fond de la salle.
— Viens, on va les virer et puis on ira t’acheter un bureau.
On se précipite dans l’arrière-boutique qu’on débarrasse petit à petit. Je grimpe sur une chaise pour pouvoir installer des caisses par-dessus les autres afin de nous aménager un peu plus d’espace.
— Tiens, ce sera parfait pour la vitrine que j’imagine.
Elle me tend deux dernières caisses et s’en va ; alors que je me hisse sur la pointe des pieds pour les installer tout en haut, la pile se met à dégringoler. J’essaie de me retenir à quelque chose, mais la caisse me fait tomber de ma chaise. En atterrissant par terre, je sens mon pied se tordre. S’ensuit une douleur fulgurante de la jambe aux doigts de pieds.
Allysa surgit aussitôt, mais elle doit déplacer deux boîtes pour me libérer.
— Lily ! Oh, mon Dieu, ça va ?
Je tente de m’asseoir mais n’essaie même pas de reposer mon pied. Je secoue la tête.
— Ma cheville…
Elle ôte délicatement ma chaussure puis sort son téléphone de sa poche, compose un numéro en me regardant.
— Je sais que c’est une question idiote, mais tu n’aurais pas un réfrigérateur avec de la glace, ici ?
Je fais non de la tête.
— Je m’en serais doutée, conclut-elle.
Elle pose l’appareil par terre, met le haut-parleur, puis entreprend de remonter mon pantalon. Je frémis, pas tant de douleur que de consternation. Comment ai-je pu commettre une telle bêtise ? Si je me suis cassé la jambe, je suis fichue. Je viens de mettre tout mon héritage dans une boutique que je ne pourrai retaper avant des mois.
— Saluuut, Issa ! lance une voix mélodieuse au téléphone. Où es-tu ? Le match est terminé.
Elle reprend son appareil, le rapproche de sa bouche.
— Au travail. Écoute, il me faut…
Le mec lui coupe la parole :
— Au travail ? Mais, chérie, tu n’as pas de boulot.
— Marshall, écoute. C’est urgent. Je crois que ma patronne s’est cassé la cheville. Il faudrait que tu apportes de la glace au…
Il l’interrompt d’un éclat de rire.
— Ta patronne ? Mais, chérie, tu n’as pas de boulot.
Elle lève les yeux au ciel.
— Marshall, tu as bu ?
— C’est la journée pyjama, bredouille-t-il. Tu le savais quand tu nous as déposés, Issa. Bière gratos jusqu’à…
— Passe-moi mon frère.
— Ça va, c’est bon.
Après un bruissement, une autre voix lance :
— Ouais ?
— Il faut que tu rappliques tout de suite ! S'il te plaît. Et apporte un sac de glace.
— Oui, m’dame.
Le frangin paraît un peu saoul lui aussi. Un éclat de rire retentit et un mec observe :
— Elle est de mauvais poil.
Après quoi, la ligne se coupe.
Allysa range son téléphone.
— Je sors les attendre. Ils sont en bas de la rue. Ça ira ?
J’attrape la chaise près de moi.
— Je devrais peut-être essayer de marcher.
— Non, surtout pas, dit-elle en m’adossant au mur. Guette-les, d'accord ?
Je ne vois pas ce que deux mecs bourrés pourront faire pour moi, mais j’acquiesce de la tête. Ma nouvelle employée se comporte plutôt en patronne pour le moment, au point qu’elle me fait un peu peur.
Je patiente une dizaine de minutes avant d’entendre enfin des voix et la porte qui s’ouvre.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande un homme. Qu’est-ce que tu fiches toute seule dans cette baraque pourrie ?
J’entends Allysa répondre :
— Elle est là-bas.
Elle entre, suivie d’un mec en survêtement. Il est grand, un peu maigrichon, mais beau comme un ado avec ses gentils yeux écarquillés et sa tignasse noire, un baquet de glaçons à la main.
Mais ce survêtement… est en fait un pyjama Bob l'Éponge jaune vif ! Je ne peux m’empêcher d’interroger Allysa :
— C’est ton mari ?
— Hé oui, soupire-t-elle, malheureusement.
Un autre type – également en pyjama – arrive derrière eux mais je regarde plutôt Allysa qui m’explique pourquoi ils se baladent ainsi un mercredi après-midi.
— Il y a un bar en bas de la rue qui offre une bière gratuite à tous ceux qui se pointent en pyjama durant un match de hockey.
Elle fait signe aux deux mecs de s’approcher de moi.
— Lily est tombée de la chaise et s’est blessée à la cheville.
Passant devant Marshall, l’autre type s’approche et je remarque aussitôt ses bras.
Merde, je les ai déjà vus.
Ils appartiennent au neurochirurgien.
Allysa est sa sœur ? Celle qui possède tout le dernier étage, dont le mari travaille en pyjama et gagne un million par an ?
Dès que mes yeux rencontrent ceux de Ryle, il s’épanouit dans un sourire rayonnant. Je ne l’ai plus vu depuis… Dieu sait combien de temps… Six mois ? Je ne pourrais pas dire que je n’ai pas pensé à lui, en fait ça m’est même arrivé plus d’une fois. Mais je n’aurais jamais cru le revoir.
— Ryle, voici Lily. Lily, mon frère, Ryle. Et voici mon mari, Marshall.
Ryle vient s’agenouiller devant moi.
— Lily, souffle-t-il, ravi de faire votre connaissance.
Bon, il m’a reconnue, même si, comme moi, il prétend le contraire. Pour le moment, je n’ai pas trop envie de raconter à tout le monde comment on s’est rencontrés.
Il examine ma cheville.
— Vous pouvez la remuer ?
J’essaie mais une violente douleur ’irradie dans ma jambe.
— Non ! dis-je dans un souffle. Ça fait mal.
— Trouve un truc pour mettre les glaçons, dit-il à Marshall.
Allysa suit son mari au dehors. Dès qu’ils sont sortis, Ryle se penche vers moi avec un sourire.
— Je ne vous ferai pas payer mon intervention, lâche-t-il avec un clin d’œil, mais juste parce que je suis un peu bourré.
— La première fois, vous étiez chargé, maintenant vous êtes bourré. Je commence à me demander si vous n’allez pas faire le meilleur des neurochirurgiens.
— On dirait, s’esclaffe-t-il. Mais je vous assure que je plane rarement et que c’est mon premier jour de congé depuis plus d’un mois, alors j’avais vraiment besoin d’une bière. Ou de cinq.
Marshall revient avec un vieux chiffon enveloppant la glace. Il le tend à Ryle qui l’applique contre ma cheville.
— Tu pourrais aller me chercher la trousse de secours dans ta voiture ? demande-t-il à sa sœur.
De nouveau, elle entraîne son mari au dehors.
Ryle pose la paume sur ma plante de pied.
— Appuyez un coup, dit-il.
Je pousse, ça fait mal mais je parviens à bouger sa main.
— Elle est cassée ?
— Je ne crois pas, dit-il en remuant mon pied sur les côtés. On va attendre deux minutes et je verrai si on peut poser un poids dessus.
Je le regarde s’installer en face de moi, s’asseyant en tailleur pour placer mon pied sur ses genoux. Il regarde la salle qui nous entoure, revient vers moi.
— Qu’est-ce que c’est, cet endroit ?
Je m’efforce de sourire.
— Vous êtes chez Lily Bloom. Dans sa boutique de fleurs qui devrait ouvrir dans deux mois.
Et là, juré, je vois son expression se teinter d’admiration.
— Pas possible. Vous vous êtes décidée ? Vous ouvrez votre propre boutique ?
— Oui. Je me suis dit que je devrais au moins essayer tant que je suis encore assez jeune pour me remettre d’une faillite.
Il applique toujours la glace contre ma cheville mais, de l’autre paume, il m’enveloppe le pied, promenant son pouce d’avant en arrière comme si de rien n’était. Néanmoins, je sens beaucoup plus sa main que la douleur sur mon pied.
— J’ai l’air ridicule, non ? dit-il en jetant un regard sur son pyjama rouge vif.
— Au moins, vous avez choisi un modèle qui ne se rapporte à aucun personnage. Ça fait déjà un peu plus mature que Bob l’Éponge.
Ça le fait rire, mais il reprend son sérieux en appuyant la tête contre la porte derrière lui.
— Vous êtes encore plus jolie à la lumière du jour.
Dans ces moments-là, je déteste mes cheveux roux et ma peau claire. Quand je rougis, ce ne sont pas seulement mes joues qui s’empourprent mais tout mon visage, mes bras et mon cou.
Tout comme lui, je m’adosse au mur.
— Vous voulez que je vous dise une pure vérité ?
Il fait oui de la tête.
— Plus d’une fois j’ai eu envie de retourner sur votre toit. Mais j’avais peur de vous y rencontrer. Vous me donnez le trac.
Il cesse de me frotter le pied.
— Moi ?
Comme je hoche la tête, il paraît se concentrer pour mieux tracer l’espace qui va de mes orteils à mon talon.
— J’ai toujours très envie de vous baiser.
Un léger cri retentit et ce n’est pas moi qui l’ai poussé.
On se tourne ensemble vers la porte d’entrée où se tient Allysa, les yeux écarquillés. Elle tend l’index vers Ryle :
— Qu’est-ce que tu… Oh, Lily, pardon, désolée pour lui ! Ryle, tu viens de dire à ma patronne que tu voulais la baiser ?
Houlà !
Il se mordille la lèvre, et c’est là qu’arrive Marshall.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Il vient de dire à Lily qu’il voulait la baiser ! s’écrie Allysa.
Marshall nous regarde l’un et l’autre et je ne sais pas si je dois rire ou me cacher sous une table.
— C’est vrai ? demande-t-il à son beau-frère.
— On dirait, rétorque Ryle en haussant les épaules.
Allysa se prend la tête dans les mains.
— J’hallucine ! Pardon, Lily, il est saoul ; ils le sont tous les deux. Ne me juge pas sur la connerie de mon frère.
— Ce n’est rien, dis-je en souriant. Je ne sais pas combien de mecs voudraient me baiser. Au moins ton frère l’avoue. Il n’y a pas beaucoup de gens qui ont le courage de dire ce qu’ils pensent.
Tout en continuant de me frotter la cheville d’un mouvement tranquille, Ryle m’adresse un clin d’œil avant de reposer mon pied par terre.
— Voyons maintenant s’il supporte un peu de poids.
Avec Marshall, tous deux m’aident à me relever, puis Ryle désigne une table contre le mur, à quelques pas devant moi.
— On va essayer de nous y rendre et là, je vous ferai un pansement.
Son bras m’entoure la taille et il me prend la main pour s’assurer que je ne tombe pas. Marshall l’assiste sans conviction. Je m’appuie un peu sur ma cheville et ça fait mal, sans être insupportable. Je rejoins la table à cloche-pied, puis Ryle m’aide à m’asseoir dessus ; je m’adosse au mur et tends la jambe.
— La bonne nouvelle, dit-il, c’est qu’elle n’est pas cassée.
— Et la mauvaise ?
Il ouvre la trousse de secours.
— Il va falloir la mettre au repos plusieurs jours, peut-être une semaine ou plus, selon le temps qu’elle mettra à guérir.
Je ferme les yeux et gémis :
— Mais j’ai trop de choses à faire !
Il commence à panser délicatement ma cheville. Derrière lui, Allysa ne perd aucun de ses mouvements.
— J’ai soif, lance Marshall. Quelqu’un veut quelque chose à boire ? Il y a une supérette en face.
— Moi ça va, répond Ryle.
— Je voudrais de l’eau, dis-je.
— Moi du soda, dit Allysa.
Marshall l’attrape par la main.
— Tu viens avec moi.
Mais elle se détache de lui, croise les bras.
— Pas question. Je n’ai aucune confiance en mon frère.
— Allysa, c’est bon, lui dis-je. Il plaisantait.
Elle me dévisage un instant avant de reprendre :
— D'accord. Sauf qu’il ne faudra pas me virer s’il recommence ses conneries.
— Promis, je ne te virerai pas.
Là-dessus, c’est elle qui attrape son mari par la main et quitte la salle. Ryle achève son pansement et sort un sparadrap.
— Ma sœur travaille pour vous ?
— Oui. Je l’ai embauchée il y a deux heures.
— Vous savez qu’elle n’a jamais travaillé de sa vie ?
— Elle m’a prévenue.
Je lui trouve la mâchoire crispée. Il n’a plus l’air aussi décontracté que tout à l’heure. Tout d’un coup, je saisis : il croit que je l’ai engagée pour me rapprocher de lui.
— Je ne savais pas que c’était votre sœur jusqu’à ce que je vous voie entrer, juré.
— Je n’ai pas dit ça.
— Je sais. Mais je ne veux pas vous laisser croire que j’essayais de vous piéger d’une façon ou d’une autre. On n’attend pas les mêmes choses de la vie, vous et moi.
Hochant la tête, il repose doucement mon pied sur la table.
— Exact, dit-il. Moi je suis amateur de coups d'un soir, vous êtes en quête du Saint Graal.
Je m’esclaffe :
— Excellente mémoire !
— En effet, mais il faut aussi avouer que vous êtes difficile à oublier.
Bon sang, il doit arrêter de dire ça. Je plaque les mains sur la table et redescends ma jambe.
— Là, j’ai une nouvelle pure vérité.
— Je suis tout ouïe, dit-il en se penchant vers moi.
— Voilà. Vous m’attirez énormément. Il n’y a pas beaucoup de choses que je n’aime pas en vous. Mais, étant donné qu’on n’a pas les mêmes aspirations, si on doit se revoir, je préférerais que vous cessiez de dire des trucs qui me rendent folle. Ce n’est pas loyal.
— Bon, à mon tour, maintenant.
Posant ses mains à côté des miennes, il se penche un peu.
— Moi aussi, vous m’attirez. Il n’y a pas beaucoup de choses que je n’aime pas en vous non plus. J’espère qu’on ne se reverra plus jamais parce que je pense souvent à vous et je n’aime pas ça. Enfin pas trop souvent, mais déjà plus que je ne voudrais. Alors, si vous dites non aux coups d'un soir, il vaudrait mieux qu’on s’évite, ça nous rendra service à tous les deux.
Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais il se trouve à quelques centimètres de moi et j’ai de plus en plus de mal à me concentrer sur ses paroles. Son regard se pose brièvement sur mes lèvres mais, dès qu’on entend la porte s’ouvrir, il bondit en arrière. Le temps qu’Allysa et Marshall fassent leur entrée, il est en train de ramasser les caisses qui traînent encore par terre. Allysa jette un coup d’œil sur ma cheville.
— Alors, le verdict ? demande-t-elle.
— Ton médecin de frère dit que je vais devoir me reposer plusieurs jours.
Elle me tend une bouteille d’eau.
— Une chance que je sois là. Je pourrai commencer à tout nettoyer, le temps que tu reviennes.
J’avale une longue gorgée, m’essuie la bouche.
— Allysa, tu es l’employée du mois !
Avec un large sourire, elle se tourne vers Marshall.
— Tu as entendu ? Je suis la meilleure de ses employées !
Il l’entoure d’un bras, lui dépose un baiser sur la tête.
— Je suis fier de toi, Issa.
J’aime bien quand il l’appelle Issa, sans doute un diminutif d’Allysa. Quand je songe à mon propre prénom, j’aimerais trouver un garçon qui le raccourcisse en un Illy de rêve.
Non. Pas le même.
— Tu veux qu’on te ramène chez toi ? me demande-t-elle.
Je descends, essaie de m’appuyer sur mon pied.
— Plutôt jusqu’à ma voiture. Avec l’embrayage automatique, je n’ai pas besoin de mon pied gauche pour conduire.
Elle me prend dans ses bras.
— Tu n’as qu’à me laisser les clefs, je fermerai et reviendrai demain pour commencer le nettoyage.
Tous trois m’accompagnent à ma voiture et Ryle laisse Allysa prendre les choses en mains. On dirait qu’il a peur de me toucher, maintenant. Lorsque je me retrouve au volant, elle pose mon sac et d’autres choses à l’arrière, vient s’asseoir à la place du passager et prend mon téléphone pour y mettre son numéro.
Ryle se penche à la fenêtre :
— N’oubliez pas d’y mettre encore de la glace pendant plusieurs jours. Les bains font du bien aussi.
— Merci de m’avoir aidée.
— Ryle ? demande Allysa. Tu devrais peut-être la ramener toi-même et rentrer en taxi, ce serait plus sûr.
Il m’interroge du regard puis secoue la tête.
— Non, ce n’est pas la peine. Elle va très bien se débrouiller comme ça. J’ai bu plusieurs bières, je ne devrais pas conduire.
— Tu pourrais au moins l’aider à monter chez elle.
Il fait encore non de la tête, tapote le toit et s’en va. Je le suis du regard jusqu’à ce qu’Allysa me rende mon téléphone.
— Franchement, pardon pour lui. D’abord il te drague, ensuite il se conduit comme un putain d’égoïste.
Elle descend de la voiture, ferme la portière, puis se penche par la fenêtre.
— C’est même pour ça qu’il va rester célibataire jusqu’à la fin de ses jours. Envoie-moi un texto dès que tu seras rentrée. Et appelle-moi si tu as besoin de quelque chose. Je ne compterai pas les coups de main en heures de travail.
— Merci, Allysa.
Elle sourit.
— Non, merci à toi. Je ne me suis plus sentie aussi excitée depuis le concert de Paolo Nutini, l’année dernière.
Après un signe de la main, elle rejoint Marshall et Ryle.
Je les regarde s’éloigner dans mon rétroviseur. Avant de s’engager dans une rue transversale, Ryle se retourne.
Je ferme les yeux en soupirant.
Les deux moments que j’ai passés avec lui se sont déroulés après des événements que je préférerais oublier. Le jour de l’enterrement de mon père et celui où je me suis foulé la cheville. Pourtant, sa présence m’aura chaque fois aidée à en oublier le côté désastreux.
Je n’aime pas que ce soit le frère d’Allysa. J’ai l’impression que je n’ai pas fini de le voir.
Il me faut une demi-heure pour passer de ma voiture à mon appartement. J’ai appelé deux fois Lucy pour lui demander de m’aider, mais elle n’a pas répondu. Une fois entrée chez moi, je me sens un peu irritée de la trouver allongée sur le canapé, son téléphone à l’oreille.
Je claque la porte derrière moi, ce qui lui fait lever la tête.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? me demande-t-elle.
Tout en m’appuyant au mur, je pars en claudiquant vers ma chambre.
— Je me suis foulé la cheville.
— Pardon de ne pas avoir répondu au téléphone ! s’écrie-t-elle. Je discute avec Alex. J’allais te rappeler.
— C’est bon, dis-je avant de claquer la porte.
Dans l’armoire de la salle de bains, je récupère quelques vieux analgésiques et en avale deux avant de m’étendre sur le lit, les yeux au plafond.
Je n’arrive pas à croire que je sois bloquée une semaine dans cet appartement. Je tape un texto à ma mère :
Lily : Cheville foulée. Je vais bien mais je peux t’envoyer une liste de courses à me faire ?
Je lâche le téléphone sur mon lit et, pour la première fois depuis son arrivée ici, je suis contente que ma mère habite près de chez moi. En fait, on ne s’est jamais vraiment disputées. Je crois que je l’aime beaucoup plus depuis la disparition de mon père. Je lui en voulais de ne l’avoir jamais quitté. Bien que mes sentiments pour elle se soient largement apaisés, je ne pardonne rien à mon père.
Ce n’est sans doute pas très sain, mais c’était un être immonde. Envers ma mère, envers moi, envers Atlas.
Atlas.
J’étais tellement préoccupée par le déménagement de ma mère et la recherche, entre mes heures de travail, d’un local pour ma boutique que je n’ai pas eu le temps de finir de lire mon journal sur lequel je m’étais penchée il y a quelques mois.
Je me rends à cloche-pied vers mon placard, trébuche et m’accroche de justesse au portemanteau. Une fois que j’ai attrapé le cahier, je saute sur mon lit et m’installe.
Je n’ai rien d’autre à faire durant toute la semaine à venir, alors autant m’apitoyer sur mon passé en même temps que sur mon présent.
Chère Ellen,
En présentant la cérémonie des Oscars, vous nous avez offert la plus belle émission de télévision de l’année dernière. Je ne crois pas vous l’avoir déjà dit. Le sketch de l’aspirateur m’a fait pisser de rire.
Oh ! et j’ai découvert un de vos nouveaux fans en la personne d’Atlas. Avant de me reprocher de l’avoir encore laissé entrer chez moi, laissez-moi vous expliquer comment ça s’est produit.
Après la douche qu’il a prise hier, je ne l’ai plus revu le soir. Mais ce matin, il est revenu s’asseoir à côté de moi dans le bus. Il semblait un peu plus content que la veille car il m’a souri.
Franchement, ça me faisait drôle de le voir dans les vêtements de mon père, mais le jean lui allait bien mieux que je n’aurais cru.
« Devine ! » m’a-t-il lancé en ouvrant son sac à dos.
« Quoi ? »
Il en a sorti une pochette qu’il m’a tendue.
« J’ai trouvé ça dans le garage. J’ai essayé de les nettoyer pour toi, parce qu’ils étaient couverts de poussière, mais c’est un peu compliqué sans eau. »
Je n’ai pas caché ma méfiance. Jamais je ne l’avais entendu tant parler. Finalement, j’ai ouvert la pochette où j’ai cru voir quelques outils de jardinage.
« Je t’ai vue creuser la terre, l’autre jour. Je ne savais pas si tu avais beaucoup d’outils, et comme ceux-ci ne servent à rien… »
« Merci. »
J’étais plutôt choquée. J’avais possédé une truelle, mais le manche de plastique avait fini par se briser et ça me donnait des coupures. J’avais demandé des outils à ma mère pour mon anniversaire, l’année dernière, et elle m’avait offert une énorme pelle et une binette ; je n’ai pas eu le courage de lui dire que ce n’était pas ce dont j’avais besoin.
Atlas s’est éclairci la gorge avant d’ajouter d’un ton beaucoup plus calme :
« Je sais que ça n’a pas l’air d’un vrai cadeau. Je ne l’ai pas acheté ni rien. Mais… je voulais te donner quelque chose. Tu sais… pour… »
Il n’a pas achevé sa phrase, alors j’ai refermé la pochette.
« Tu crois pouvoir les garder jusqu’à la fin des cours ? Je n’ai pas la place dans mon sac à dos. »
Il l’a reprise et remise dans son sac à lui, s’est accoudé dessus.
« Quel âge as-tu ? » m’a-t-il demandé.
« Quinze ans. »
Ça lui a donné l’air un peu triste, je me demande pourquoi.
« Tu es en seconde ? »
J’ai fait oui de la tête mais, franchement, je ne voyais pas que lui répondre. Je ne fréquente pas trop les garçons. Surtout plus âgés que moi. Quand je suis gênée, je la boucle.
« Je ne sais pas combien de temps je vais rester là », a-t-il repris plus bas. « Mais si tu as besoin d’aide pour le jardinage ou autre chose, rappelle-toi que je suis disponible. Quand on ne marche pas à l’électricité… »
J’ai éclaté de rire et je me suis demandé si j’avais raison de me marrer alors qu’il se rabaissait ainsi.
On a passé le reste du trajet à parler de vous, Ellen. Quand il a laissé entendre qu’il s’ennuyait, je lui ai demandé s’il avait déjà regardé votre talk-show. Il a dit qu’il aimerait bien parce qu’il croyait que vous étiez drôle, mais qu’il fallait avoir l’électricité pour regarder la télé. Encore un commentaire qui n’aurait peut-être pas dû me faire rigoler.
Je lui ai dit qu’il pourrait venir voir l’émission chez moi après le lycée. Je l’enregistre régulièrement sur mon disque dur et la regarde en faisant mes devoirs. J’ai décidé de boucler la porte d’entrée pour le cas où les parents rentreraient plus tôt, le temps de faire filer Atlas par-derrière.
Je ne l’ai plus revu jusqu’au trajet de retour d’aujourd'hui. Il ne s’est pas assis à côté de moi car Katie occupait la place. J’ai eu envie de lui demander d’aller ailleurs, mais elle aurait cru que je craquais pour lui et se serait fait une joie de le crier sur tous les toits. Alors je n’ai rien dit.
Atlas s’est assis à l’avant du bus, il est donc descendu avant moi mais il m’a attendue en bas, mine de rien. Et là, il a rouvert son sac à dos pour me donner la pochette d’outils. Il ne m’a pas rappelé mon invitation à regarder l’émission, alors j’ai fait comme si ça allait de soi.
« Viens. »
Et il m’a suivie ; j’ai fermé le verrou derrière nous.
« Si mes parents arrivent, va-t’en par la porte du fond pour qu’ils ne te voient pas. »
« Promis, ne t’inquiète pas. »
Je lui ai demandé s’il voulait boire quelque chose et il a répondu que oui. Je nous ai préparé un goûter puis j’ai apporté le tout dans le salon. Je me suis assise sur le canapé tandis qu’il prenait le fauteuil de mon père. J’ai allumé la télé et voilà tout. On n’a pas beaucoup parlé parce que je passais en accéléré toutes les publicités. Mais j’ai remarqué qu’il riait à bon escient. Je crois que le sens de la comédie est un élément essentiel de la personnalité. Chaque fois qu’il riait à vos plaisanteries, j’étais plus contente de l’avoir fait entrer à la maison. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que si c’est vraiment quelqu’un avec qui je pourrais devenir amie, je me sentirais moins coupable.
Il est parti juste après la fin. J’avais envie de lui demander s’il voulait encore prendre une douche, mais le risque aurait été trop grand qu’il se fasse surprendre par mes parents. Et je ne tenais pas à le voir courir tout nu dans le jardin.
Encore que ce serait plutôt marrant.
— Lily
Chère Ellen,
C’est pas vrai, des redifs ? Toute une semaine de redifs ? Bon, je sais que vous avez le droit de vous reposer un peu, mais j’ai une suggestion à vous faire. Au lieu d’enregistrer une émission par jour, vous pourriez en faire deux. Comme ça, vous auriez deux fois plus de temps libre et on n’aurait pas besoin de se taper des redifs.
Je dis « on » parce que je parle d’Atlas et moi. Il est devenu mon compagnon habituel de vos émissions. Je crois bien qu’il vous aime autant que moi, mais je ne lui dirai jamais que je vous écris tous les jours. Ça me ferait un peu trop passer pour une fan.
Voilà maintenant deux semaines qu’il habite dans cette maison. Il a pris quelques autres douches chez moi et je lui donne de la nourriture chaque fois qu’il vient. Je lave même ses vêtements après le lycée. Il passe son temps à s’excuser, comme si ça me dérangeait. Mais, franchement, j’aime bien. Ça me change les idées et j’ai hâte de le retrouver tous les soirs.
Papa est rentré tard, aujourd'hui. Autrement dit, il est passé au bar après le travail. Autrement dit, il risque de se disputer avec ma mère. Autrement dit, il va peut-être recommencer ses bêtises.
Franchement, parfois, j’en veux à ma mère de rester avec lui. Je sais, je n’ai que quinze ans, je ne comprends sans doute pas ses raisons, mais je refuse de lui servir d’excuse. Je me fiche qu’elle soit trop pauvre pour le quitter, ce qui nous obligerait à vivre dans un appartement pourri et à manger des nouilles tous les jours jusqu’à ce que je puisse travailler. Ce serait préférable à ça.
Je l’entends déjà hurler après elle. Parfois, quand il se met dans cet état, j’entre dans le salon en espérant le calmer. Il n’aime pas la frapper devant moi. Je devrais peut-être essayer encore.
— Lily
Chère Ellen,
Si j’avais sous la main un couteau ou un pistolet, je le tuerais.
En entrant dans le salon, je l’ai vu qui la faisait tomber. Elle s’accrochait à son bras pour essayer de le calmer, c’est là qu’il l’a jetée par terre. Je suis sûre qu’il allait lui balancer un coup de pied quand il m’a vue entrer ; alors il s’est arrêté en marmonnant je ne sais quoi, puis il est parti en claquant la porte.
Je me suis précipitée pour aider maman à se relever, mais elle ne veut jamais que je la voie dans cet état. Elle m’a adressé un petit signe de la main. « Ça va, Lily. Ce n’est rien, on s’est bêtement disputés. »
Elle pleurait et je voyais déjà la trace rouge sur sa joue, là où il l’avait giflée. Je me suis penchée pour m’assurer qu’elle n’était pas blessée, mais elle s’est juste agrippée au comptoir. « Je t’ai dit que ça allait, Lily. Retourne dans ta chambre. »
J’ai couru, pas dans ma chambre mais directement dans le jardin par la porte du fond. J’étais furieuse qu’elle se soit montrée aussi sèche avec moi. Je ne voulais pas me retrouver sous le même toit qu’eux et, bien qu’il fasse déjà nuit, je suis allée dans la maison où vivait Atlas, et j’ai frappé à la porte.
Je l’ai entendu s’approcher, comme s’il avait heurté un meuble au passage. « C’est moi, Lily », ai-je murmuré. Quelques secondes plus tard, il m’ouvrait, jetait un coup d’œil derrière moi, puis à gauche et à droite. Ce n’est qu’en regardant mon visage qu’il s’est aperçu que je pleurais.
« Ça va ? » m’a-t-il demandé. Je me suis essuyé les yeux avec ma manche, tout en remarquant qu’il sortait au lieu de me faire entrer. Alors je me suis assise sur une marche du perron et il a pris place à côté de moi.
« Ça va », ai-je répondu. « Je suis juste furieuse. Parfois, ça me fait pleurer. »
Il m’a glissé une mèche derrière l’oreille et j’ai bien aimé ce geste ; du coup, ça m’a tranquillisée. Et puis il m’a passé un bras sur l’épaule pour m’attirer contre lui et poser ma tête sur son épaule. Je ne sais pas comment il est arrivé à m’apaiser sans dire un mot, mais voilà. Il y des gens dont la seule présence suffit à calmer l’atmosphère et il en fait partie. Complètement à l’opposé de mon père.
On est restés assis un moment, jusqu’à ce que je voie la lumière de ma chambre s’allumer.
« Tu devrais y aller », m’a-t-il murmuré. On voyait ma mère aller et venir derrière la fenêtre comme si elle me cherchait. À ce moment, je me suis rendu compte à quel point on voyait ce qui se passait chez moi.
En rentrant à la maison, j’ai essayé de réfléchir à ce que j’avais pu faire au vu et au su d’Atlas depuis qu’il était là. M’étais-je baladée la nuit devant la fenêtre allumée ? Parce que je ne porte qu’un tee-shirt pour dormir.
Le plus dingue, Ellen, c’est que j’en venais à l’espérer.
— Lily
Je ferme le journal quand l’analgésique commence à agir. J’en lirai davantage demain. Peut-être. Parce que si je revis les horreurs que mon père a pu infliger à ma mère, ça va me faire bouillir.
Alors que l’évocation d’Atlas me rend triste.
J’essaie de m’endormir en pensant à Ryle, mais là ça me fait bouillir et me rend triste à la fois.
Je ferais mieux de me concentrer sur Allysa, sur ma joie d’avoir fait sa connaissance. J’aurai bien besoin d’une amie – sans parler d’une aide – au cours des mois à venir. J’ai l’impression que cette période sera beaucoup plus stressante que je n’aurais pu l’imaginer.
Ryle avait raison. Il n’a fallu que quelques jours à ma cheville pour se rétablir, du moins ce qu’il faut pour me permettre de marcher. J’ai quand même laissé passer toute une semaine avant d’oser quitter mon appartement. Il ne manquerait plus que la douleur revienne.
Bien sûr, j’ai commencé par me rendre dès aujourd'hui à la boutique. Allysa s’y trouvait et, le moins qu’on puisse dire, c’est que j’ai ressenti un choc en franchissant la porte d’entrée. J’avais l’impression de pénétrer dans un endroit totalement différent de ce à quoi je m’attendais. Bien sûr, il reste encore énormément de boulot à faire mais, avec Marshall, ils se sont débarrassés de tout ce qu’on avait décidé de jeter. Le reste est entassé dans un coin. Les vitres ont été lavées, le sol nettoyé. Sans compter l’arrière-boutique où je compte installer mon bureau.
J’ai commencé par lui donner un coup de main pendant quelques heures, mais elle n’a pas voulu me laisser prendre en charge les tâches qui exigeaient trop de déplacements. Alors j’ai surtout dessiné des plans pour la décoration. On a choisi les peintures murales et fixé une date pour l’ouverture, à peu près dans cinquante-quatre jours. Une fois qu’elle est partie, j’ai fait tout ce qu’elle ne m’a pas laissé faire en sa présence. Ça faisait du bien de me retrouver là. Mais, bon sang, je suis crevée…
C’est pourquoi je me demande maintenant si je vais me lever du canapé pour répondre à la personne qui frappe à la porte. Lucy est retournée chez Alex ce soir, et je viens de raccrocher le téléphone avec ma mère. Donc c’est quelqu’un d’autre.
Je vais vérifier à l’œilleton mais ne reconnais pas tout de suite sa silhouette, car il baisse la tête. Et puis il la relève soudain. Mon cœur bondit.
Qu’est-ce qu’il fiche ici ?
Ryle frappe de nouveau et je me passe la main dans les cheveux, comme si ça pouvait me coiffer un peu. J’ai trop bossé aujourd'hui, je dois avoir une tête épouvantable. Il me faudrait au moins une heure pour prendre une douche, me maquiller, m’habiller avant d’ouvrir cette porte ; alors tant pis, il devra se contenter de ma sale gueule.
J’ouvre et sa réaction me laisse sans voix.
— La vache ! souffle-t-il en appuyant la tête sur le châssis.
Il est à bout de souffle et ne paraît pas en meilleure forme que moi, aussi décoiffé et débraillé, avec en plus une barbe de deux jours que je ne lui avais jamais vue. Son regard éperdu trahit une véritable confusion.
— Tu te rends compte à combien de portes j’ai dû frapper pour te trouver ?
Je fais non de la tête mais, maintenant qu’il le dit… D’abord, comment sait-il où j’habite ?
— Vingt-neuf, dit-il.
Et il lève les mains en répétant ces chiffres dans un murmure :
— Deux… neuf.
Je m’aperçois alors qu’il est en blouse blanche et ça me terrifie. C’est cent fois mieux que son foutu pyjama et dix fois mieux que la chemise Burberry.
— Pourquoi as-tu frappé à vingt-neuf portes, d’abord ?
— Tu ne m’avais pas dit où se trouvait ton appartement. Tu m’as juste indiqué l’immeuble, mais je ne me rappelais pas à quel étage tu vivais. Dire que j’ai failli commencer au deuxième… J’aurais gagné une heure si j’avais suivi mon intuition.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Il se passe une main sur le visage, puis tend le doigt.
— Je peux entrer ?
— Dis-moi d’abord ce que tu veux.
Je le laisse quand même passer et ferme derrière lui. Il inspecte les lieux du regard, se tourne vers moi, les mains sur les hanches. Il a l’air un peu déçu, sauf que je ne sais pas trop si c’est à cause de moi ou de lui.
— Je vais t’asséner la vérité toute nue, dit-il. Prépare-toi.
Je croise les bras tandis qu’il inspire profondément, s’apprête à parler.
— Les deux mois qui viennent seront les plus importants de ma carrière. Il va falloir que je reste très concentré. J’arrive à la fin de mon internat. Ensuite, je passerai mes examens.
Il va et vient dans le salon, soulignant chacune de ses paroles d’un geste de la main.
— Mais, depuis la semaine dernière, je n’arrive plus à te chasser de ma cervelle. Je ne sais pas pourquoi. Au boulot comme au repos. Je ne pense qu’à cette folie quand je suis près de toi, et il faut que tu empêches ça, Lily.
Il s’immobilise devant moi.
— Je t’en prie, empêche ça ! Juste une fois… Ce sera tout. Juré.
Mes doigts s’enfoncent dans mon bras. Il halète encore un peu, les yeux toujours hagards, mais il m’implore du regard.
— Depuis combien de temps n’as-tu pas dormi ?
Ma question semble l’exaspérer. Comme si je ne pigeais rien.
— Je sors de quarante-huit heures de garde. Je t’en prie, Lily !
Pour un peu, je croirais presque qu’il est… J’inspire un grand coup pour me calmer.
— Ryle. Tu as vraiment frappé à vingt-neuf portes, tout ça pour me dire que ta vie était devenue un enfer tellement tu pensais à moi ? Et qu’on devrait coucher ensemble pour me chasser de ton esprit ? Tu te fiches de moi, là ?
Serrant les dents, il finit par hocher la tête.
— Bon… Il y a de ça, mais… Ça paraît bien pire quand c’est toi qui le dis.
J’éclate d’un rire exaspéré.
— Tu es trop lamentable, Ryle !
Il se mord les lèvres, regarde autour de lui, comme s’il cherchait soudain à s’évader. Je rouvre la porte, lui fais signe de sortir. C’est là qu’il regarde mon pied.
— Ta cheville a l’air bien. Ça va ?
— Oui, mieux. Pour la première fois, j’ai pu aider Allysa aujourd'hui, à la boutique.
Il hoche encore la tête et fait mine de sortir mais, à l’instant où il passe devant moi, il bloque les deux bras autour de ma tête et claque la porte. Je pousse un soupir exaspéré.
— Je t’en prie ! insiste-t-il.
Je refuse, malgré l’émotion qui s’empare de mon corps.
— Je suis vraiment doué, tu sais, dit-il dans un sourire. Tu n’auras presque rien à faire.
J’essaie de ne pas rire, mais son insistance est aussi charmante qu’exaspérante.
— Bonne nuit, Ryle.
Sa tête retombe en arrière. Il s’accroche à la porte pour se redresser puis la rouvre, s’apprête à sortir quand, tout d’un coup, il tombe à genoux, m’enveloppe la taille de ses bras.
— Lily, s'il te plaît ! marmonne-t-il dans un rire misérable. Allez, on passe la nuit ensemble.
Il lève sur moi un regard de chien battu.
— Je te désire tellement… Je te jure, dès qu’on aura baisé, tu n’entendras plus jamais parler de moi. Promis.
Pour un peu, il me ferait pitié, ce malheureux neurochirurgien en train de supplier. Lamentable.
— Debout, dis-je en le repoussant. Tu es ridicule.
Il se lève lentement, remontant ses mains contre la porte jusqu’à m’y enfermer.
— Ça veut dire oui ?
Sa poitrine effleure la mienne et je m’en veux de trouver plutôt agréable d’être tant désirée. Je devrais être révulsée, pourtant j’ai du mal à respirer en le regardant, surtout avec ce petit sourire aguicheur.
— Je n’en ai pas envie pour le moment, Ryle. J’ai travaillé toute la journée, je suis épuisée, je pue la sueur et la poussière. Laisse-moi le temps de prendre une douche, peut-être que je me sentirai plus sexy pour coucher avec toi.
C’est à peine s’il me laisse achever ma phrase.
— Vas-y, prends ta douche. Tout le temps qu’il te faudra. J’attendrai.
Je l’éloigne de moi, referme la porte. Il me suit dans la chambre et je lui dis de patienter sur le lit.
Heureusement que j’ai nettoyé ma chambre hier soir. D’habitude, j’ai des vêtements qui traînent partout, des livres entassés sur la table de nuit, des chaussures et des soutiens-gorge qui n’entrent pour ainsi dire jamais dans mon placard. Mais, là, tout est propre. J’ai même fait mon lit, avec les horribles coussins capitonnés que ma grand-mère a fabriqués pour toute la famille.
Je vérifie tout de même qu’il ne reste pas un truc gênant dans les parages. Il s’assied sur le lit et je reste sur le seuil de la salle de bains, dans l’espoir de le faire encore changer d’avis.
— Tu dis qu’il faut que j’empêche ça, mais je te préviens, Ryle, j’agis comme une drogue. Si on passe la nuit ensemble, ça ne fera qu’aggraver les choses pour toi. Sauf que tu n’auras droit qu’à une fois. Je refuse de devenir l’une de ces filles qui servent juste à… comment tu as dit l’autre soir ? À satisfaire tes désirs ?
Il s’allonge sur ses coudes.
— Ce n’est pas ton genre, Lily. Et je n’ai pas besoin de plus d’un coup avec la même personne. Inutile de nous en faire.
Je ferme la porte derrière moi en me demandant comment il a réussi à m’entraîner là-dedans.
C’est sa blouse. Ma faiblesse. Il n’a rien à voir là-dedans.
Je me demande s’il pourrait la garder au lit ?