PROLOGUE

KING

DOUZE ANS

– Allez, p’tit pédé ! Tu parles d’une mauviette !

J’ai déjà vu des gamins en tyranniser d’autres dans mon école auparavant, mais je n’ai jamais ressenti le besoin de les faire taire. Si un gosse n’est pas assez courageux pour se défendre, alors il mérite ce qui lui arrive.

Ce matin-là, j’ai pris la décision de quitter la maison pour de bon. Le copain de ma mère l’a encore prise pour un punching-ball. Cette fois, quand je me suis interposé, non seulement elle m’a écarté, mais en plus elle a défendu ce salopard.

Après tout, elle n’a que ce qu’elle mérite.

Elle est même allée jusqu’à s’excuser.

Auprès de « lui », bien entendu.

Je lui en veux beaucoup d’être devenue si faible. De le laisser la battre comme il le fait. J’ai tellement envie de lui casser la figure, à ce John, que je me suis assis tout seul, pendant la récré, les poings serrés, les images tournant en boucle dans ma tête. Je n’aurais sans doute pas gagné la bagarre contre un adulte, mais je suis convaincu que j’aurais pu l’amocher.

Quand j’ai entendu cette insulte à travers la cour, mon sang n’a fait qu’un tour. Sans réfléchir, j’ai sauté par-dessus le bac à sable pour me précipiter vers le groupe qui se tenait en cercle de l’autre côté, près du terrain de foot.

Je suis plus grand que tous les autres gamins de ma classe, je les dépasse tous d’une tête. Au centre du cercle, il y avait une brute nommée Tyler, un garçon brun qui porte toujours des tee-shirts avec des logos de groupes de rock, aux manches arrachées. Il est en train de s’acharner sur un petit gamin tout maigre qu’il tient par le col. Le pauvre gosse gémit à chaque frappe. Quand sa chemise se soulève, on peut voir son ventre pâle couvert d’ecchymoses allant du bleu en passant par le mauve et virant sur le jaune ; on distingue si bien ses côtes que je pourrais les compter. Le sang qui coule de son nez fait des taches par terre. J’ai dû bousculer deux filles qui encourageaient la bagarre.

Les enfants sont parfois cruels et les adultes peuvent l’être plus encore.

Je saute sur Tyler et lui colle un bon coup de poing dans les roubignoles, un autre bien placé sur la mâchoire, et il s’étale par terre, inanimé.

Je me sens bien mieux et, même si, en moi, la violence a toujours été comme un rat qui ronge mes pensées et mes émotions, tabasser Tyler a pour un temps sérieusement calmé mes pulsions.

Le pauvre gamin tout maigre gît sur le sol, son nez dégoulinant de sang au creux de sa main. Quand il l’écarte de son visage, il me regarde avec un grand sourire totalement ridicule, le sang maculant ses dents trop grandes pour sa bouche. Ce n’est pas exactement ce que j’attendais d’un gamin qui vient de recevoir une correction.

– Tu n’avais pas besoin de m’aider, me dit-il, je le laissais faire avant de vraiment me fâcher.

Plus il ment, plus sa voix tremble. Les larmes commencent à perler au coin de ses yeux et coulent jusque sur ses lèvres ensanglantées. Le cercle s’est dispersé, tout le monde est reparti jouer au foot.

– Je ne t’ai pas sauvé, réponds-je en reculant.

Tandis que je m’éloigne, le gamin me rejoint à hauteur du bac à sable.

– Bien sûr que non, tu ne m’as pas sauvé. Je pouvais m’en tirer tout seul. Merde alors, ce crétin ne comprend rien à rien !

Il jure tout ce qu’il peut et gesticule autour de moi tout en essayant de suivre mes grandes enjambées.

– Ah ouais ? Et pourquoi ?

– Parce qu’il voulait que je lui fasse son devoir de math et, je vais te dire une chose, je ne suis pas sa pute… je lui ai donc dit d’aller se faire voir !

Sa voix faiblit à mesure qu’il essaye d’arrêter le sang qui coule toujours en se pinçant les narines.

– La seule chose que tu lui aies dite était « sûrement pas ! » et il a commencé à te tabasser ? demandé-je, même si je le crois sur parole.

En dehors de ce qui se passe entre ma mère et son copain, c’est tout à fait le genre de petit incident qui me démange les poings.

Le gamin prend un air narquois.

– Bon, j’ai refusé… et puis je lui ai aussi dit que je trouvais cool que son père avait l’air de se moquer du fait que son fils est le portrait craché du boss de sa mère chez Price Mart .

Il enlève la poussière des égratignures de ses coudes et essuie ses mains sur son pantalon kaki froissé, en ajoutant :

– J’m’appelle Samuel Clearwater, et toi ?

Après, nous nous serrons simplement la main. Pour un gamin qui a l’air d’avoir le même âge que moi, il s’habille et parle comme un grand-père mal embouché, comme quelqu’un qui se moque des mots qu’il utilise. Et puis… sérieux, un enfant de onze ans qui serre la main ?

Qui est ce Samuel Clearwater ?

– Brantley King, dis-je de mon côté.

– Tu as beaucoup d’amis, Brantley King ?

Samuel écarte de ses doigts crasseux ses cheveux blonds en bataille tombés sur ses yeux.

– Pas vraiment.

Personne à l’école ne me ressemble. Je me sens différent depuis mes premiers jours de maternelle. Pendant que les autres apprenaient à lire avec Old McDonald , je ne pensais qu’à la tombée de la nuit, au moment où j’allais devoir rentrer à la maison. Toujours trop tôt. Quel que fût le mec que ma mère fréquentait ce mois-là, je savais que j’allais devoir me bagarrer.

Rester seul m’est devenu naturel. Avec le temps, j’ai fini par aimer ça. Même si je suis le plus grand de l’école, j’aime passer inaperçu… jusqu’au moment où j’ai commencé à avoir des problèmes, jusqu’au moment où « nous » avons commencé à avoir des problèmes. Preppy et moi, les deux poussins dans une basse-cour de délinquants juvéniles.

– Moi non plus. Personne ne vaut le coup ici, répond Samuel, sur un ton qui me convainc presque.

Il remet sa chemise écossaise trop grande dans son pantalon en essayant d’ajuster ses bretelles qui n’arrêtent pas de tomber de ses épaules, puis il réajuste son nœud papillon jaune à pois.

– Ça va les bleus ? demandé-je en montrant ses côtes.

– Ah… tu les as vus ?

Une fugitive lueur de tristesse passe dans son regard. Il répond, les lèvres pincées :

– Un beau-père de merde avec des problèmes depuis la mort de ma mère. En fait, il a deux problèmes : la bière et moi. La bière, il aime… moi, pas vraiment.

Je peux le comprendre. Si je n’ai pas vraiment de beau-père, à la maison, c’est un continuel défilé d’hommes. Ils ont tous des noms et des visages différents, pourtant ils sont tous les mêmes.

– Écoute, petit, je pense que Tyler ne viendra plus t’emmerder.

Je rejoins mon coin tranquille, de l’autre côté de la cour, quand j’aperçois Tyler qui remonte difficilement les escaliers de l’école en serrant les dents. Fillette !

– C’est tout ? demande Samuel qui me suit de près.

– Que veux-tu que je te dise ?

Je me fraie un passage sous un arbre aux branches tombantes. Samuel, lui, qui a bien une tête de moins que moi, s’y faufile sans problème. Quand nous sommes loin des autres gamins, j’allume la moitié de cigarette que je garde en réserve dans ma poche arrière, avec la dernière allumette de la pochette que je cache dans une de mes chaussures.

– Je peux essayer ? me demande Samuel.

Je suis surpris, je n’ai pas réalisé qu’il est toujours là. Je lui passe la cigarette, dont il prend une grande bouffée, puis il tousse pendant cinq bonnes minutes. J’écrase le mégot alors qu’il vire à l’aubergine avant de redevenir tout pâle, la peau couverte de taches de rousseur et de sang.

– Putain, c’est super bon, mais personnellement, je préfère les menthols.

J’éclate de rire. Samuel fait semblant de ne rien remarquer et poursuit :

– Où habites-tu ?

– Ici et là.

Nulle part est plutôt la vérité. Je ne retournerai pas à la maison. L’école sera désormais un lieu de vie pour la journée, ainsi je pourrai entrer discrètement dans les vestiaires avant la classe pour me doucher et profiter du programme « petit déjeuner gratuit ». Tout ce que je possède se trouve dans mon sac à dos.

Et il est léger.

– Moi, j’habite à Sunny Isles Park. C’est un endroit pourri. Quand je serai grand j’habiterai une de ces super maisons, de l’autre côté de la rue, avec de grandes jambes qui leur donnent des airs de Star Wars.

– Une maison sur pilotis ?

– C’est ça, mec, une maison sur pilotis, façon Star Wars, juste sur la baie.

Ce garçon vit dans un camp de caravanes, battu par son beau-père, et il rêve déjà de son avenir. Moi, je ne vois pas plus loin qu’une semaine, c’est dire si les dix prochaines années me semblent loin !

– Et toi, mec ?

– Moi, quoi ?

J’ai décroché mon canif de la ceinture de mon jean et je commence à gratter machinalement le plâtre qui tombe du mur de l’école.

– Tu vas faire quoi quand tu seras grand ?

Le seul truc que je sais, c’est ce que je ne veux pas.

– Aucune idée. Je sais seulement que je ne veux travailler pour personne. J’ai jamais vraiment aimé qu’on me dise ce que je devais faire. Je voudrais être mon propre patron, faire ce dont j’ai envie.

– Ouais, mec, c’est super génial ton truc, je vais t’aider. On peut faire ça ensemble. Toi, tu diriges, moi je t’aide à diriger. Après, on s’achète une super maison Star Wars sur pilotis et on va vivre là et plus jamais personne ne pourra nous dire ce qu’on doit faire.

Samuel a sorti un calepin de son sac à dos et l’a ouvert sur une page blanche :

– On va faire un super plan d’action.

Envisager l’avenir, assis avec un gamin que je ne connais pas, relève de l’absurde. Je n’y ai même pas pensé, mais pour des raisons que je ne peux expliquer, l’idée de lui faire du mal m’arrache le cœur, un sentiment qui ne me ressemble pas. Ne sachant quoi décider, je cède. Assis dans l’herbe à côté de lui, je pousse un grand soupir alors que Samuel me regarde comme si ma seule présence nous avait déjà fait parcourir la moitié du chemin.

– On n’a pas le droit d’être des femmelettes, sur ce coup-là, continue-t-il, on pourra pas s’acheter des maisons Star Wars avec un job dans un hôtel ou dans une usine et je n’ai pas la vocation de devenir pêcheur. Le problème commence dès maintenant. Les femmelettes se font marcher sur les pieds. Mon oncle, qui n’est qu’un gros connard, vend de l’herbe, on pourrait lui en piquer et la vendre. Et puis, avec cet argent, on pourrait en acheter d’autre et continuer à vendre.

À l’aide d’un feutre, Samuel commence à gribouiller sur la page blanche. En haut, on peut lire « objectif », puis il commence à dessiner une maison avec des jambes en dessous qui ressemble à une version en allumettes de ces machins qu’on peut voir dans Star Wars. Je ne connais pas leur nom, parce que je n’ai jamais vu ces films, seulement les bandes-annonces. Puis il esquisse ce qui j’ai alors supposé être nous : lui, beaucoup plus petit que moi. Ensuite, avec un feutre vert, il dessine des S à double barre, figurant des dollars flottant tout autour de nous.

– Alors, Preppy, nous sommes potes, maintenant ?

Je n’ai jamais eu de copain avant, mais ce garçon, avec sa grande gueule, avait su retenir mon attention. Je lui prends le feutre des mains et je modifie son dessin. J’ai toujours été assez nul à l’école, sauf pour le dessin. Le dessin, c’était mon truc.

– Bordel ! s’exclama Preppy, en me regardant compléter sa maison sur pilotis.

Il a aussi fait un dessin de quelque chose qui doit être son oncle puisqu’il a écrit « gros connard », juste au-dessus.

– T’es super bon pour faire ça. Mec, on devra aussi te faire faire des dessins. De l’art. Écris-le dans le plan. Il faut qu’on ait des hobbies.

– Et toi, c’est quoi ton hobby ?

– Mon hobby ?

Il esquisse un sourire en essuyant son nez qui a recommencé à pisser le sang. Une goutte tombe sur le papier, juste sur le dessin en allumettes de Preppy. Il hoche la tête avec malice, se mord les lèvres et, les doigts sous les bretelles, il déclare :

– Les meufs !

Je me tords de rire, plus que dans ma vie entière. Je viens d’apprendre que « les meufs » peuvent être un hobby !

– Et que va-t-il arriver si on se fait gauler ?

– Mais on se fera pas gauler, on est trop malins pour ça ! On va faire attention. On va faire des plans et on va s’y tenir. Personne ne viendra se mettre en travers de notre chemin. Personne. Ni mon beau-père, ni mon oncle, ni les profs, ni des gros connards comme Tyler. J’veux jamais me marier, j’veux pas avoir de petite copine. Il y aura juste Preppy et King qui refusent de moisir dans la merde !

– OK, mais si on se fait prendre, vraiment ? Je ne te parle pas des keufs, je te parle de ton oncle ou de n’importe qui d’autre qui fait le genre de merde dont on est en train de parler. Ces mecs-là sont des durs, des méchants, ils n’aiment pas qu’on les emmerde.

Je connais très bien ce genre de types. Bien plus d’un dealer est déjà venu chez nous, une arme à la main, demander ce qu’on leur devait… ma mère règle souvent ses dettes en les emmenant dans sa chambre, en fermant la porte derrière elle.

Le gamin a peut-être déjà couché à droite et à gauche, mais plus j’y pense, plus je trouve son idée super. Une vie où on n’a pas de comptes à rendre. Une vie sans craindre ce qu’on pourrait me faire ou ce qu’on pourrait faire à ce gamin stylé, qui, rien qu’à le voir, a déjà été suffisamment battu pour sa vie entière.

L’idée de grandir et d’être mon propre chef, d’être le genre d’homme qu’on évite, qui ne s’en laisse conter par personne, devient de plus en plus séduisante. Ça roule dans ma tête, ça prend forme et je commence à comprendre pourquoi les psys ont toujours dit que je manquais d’un sens élémentaire du bien et du mal. Ils ont tort, ce n’est pas que je ne sais pas faire la différence, c’est juste que je m’en fiche totalement.

Parce que c’est ce qui arrive quand ta vie est vide de sens.

Si je décide de suivre ce gamin, il faut que je sache s’il ne va pas m’embrouiller, si ça tourne mal. J’ai besoin de savoir s’il est sérieux à propos du plan qui commence à me plaire, il faut donc que je lui demande :

– Que va-t-il vraiment se passer si des gens se mêlent de nos histoires, de notre business, de notre plan ?

Preppy, le feutre à la bouche où le sang forme déjà une croûte, fixe un point au-dessus de ma tête, l’air rêveur. Puis il hausse les épaules en me regardant droit dans les yeux :

– On les tuera.

CHAPITRE 1

KING

Le jour même où je sors de prison, je tatoue une chatte sur une chatte. L’animal sur la partie intime d’une fille. N’importe quoi !

Les pulsations sourdes de la musique de la fête organisée pour mon retour, qui bat son plein juste à l’étage du dessous, font trembler les murs de ma boutique de tatouage improvisée. Le rythme semble ébranler ma porte, comme si quelqu’un essayait de la démolir en mesure. Du sol au plafond, les murs sont couverts de graffitis à la bombe et d’affiches. Une lumière artificielle indirecte baigne l’ensemble.

La petite garce brune sur laquelle je travaille gémit comme si elle jouissait. Je suis sûr qu’elle fait semblant, parce qu’il est impossible qu’un tatouage juste au-dessus de son clitoris soit autre chose qu’horriblement douloureux.

Avant, je pouvais m’échapper des heures entières pendant que je tatouais en rêvassant aux petits moments de ma vie qui n’impliquaient pas toutes les conneries auxquelles je dois faire face chaque jour.

Dans le passé, quand je sortais de prison, où j’avais fait des séjours bien plus courts, les premières idées qui me venaient à l’esprit étaient baiser et faire la fête. Mais cette fois, la première chose que j’ai faite en sortant a été de reprendre mon pistolet de tatouage, mais ce n’est pas pareil : je ne peux plus atteindre ce havre de paix, quoi que je fasse. Je trouve que les gens qui veulent des tatouages ont des idées de plus en plus bizarres. Vraiment. Comme des logos d’équipes de football, des citations de livres qu’ils n’ont jamais lus, sans compter les taulards en puissance qui demandent des larmes sur leurs joues. En prison, les tatouages de larmes parlent de liberté perdue et les pauvres types qui les réclament dehors seraient incapables d’écraser un cafard sans se réfugier dans un coin en appelant leur mère.

Comme la plupart du temps, mes clients payent en services rendus, et qu’il s’agisse de motards ou de strip-teaseuses, ou, éventuellement, de riches gosses qui s’encanaillent du mauvais côté de la ville, j’ai dû réduire mes exigences.

Ma propre vie se déroule dans un tourbillon depuis le jour où j’ai rencontré Preppy. J’adore vivre comme un hors-la-loi. Je me nourris de la peur que je lis dans les yeux de ceux que je croise. La seule chose que je regrette, c’est de m’être fait attraper.

J’ai passé la majorité de mes vingt-sept ans à Logan’s Beach, une petite ville dans le golfe du Mexique, en Floride. Là, les habitants des quartiers louches vivent dans l’unique objectif de servir les riches qui habitent de l’autre côté, dans les beaux apparts et les grandes maisons du front de mer. Le camp de caravanes et les maisons défraîchies ne sont qu’à quelques kilomètres de fortunes qui se sont bâties sur des générations.

Le jour de mes dix-huit ans, j’ai acheté une ruine sur pilotis, cachée derrière un mur d’arbres épais sur un petit terrain de mille deux cents mètres carrés, situé sous le pont. Tout en liquide. C’est ainsi qu’avec mon meilleur ami Preppy on a déménagé du côté des riches… une version trash de ces crétins de Jeffersons .

Fidèles à ce qu’on s’était dit, nous sommes devenus indépendants et nous ne rendions de comptes à personne. On faisait ce qu’on voulait. Mes dessins étaient devenus des tatouages.

Preppy, lui, avait ses meufs.

Je baisais, je me bagarrais, je faisais la fête, je buvais trop, je volais, je baisais, je faisais des tatouages, je vendais de la drogue, des armes, je volais, je baisais, je me faisais un max de fric.

Et je baisais. J’étais le roi des fêtes. Toutes les nanas me faisaient comprendre qu’elles étaient prêtes à baisser leur petite culotte pour moi. La vie n’était pas seulement belle, elle était formidable ! J’étais sur le toit du monde. Personne ne se mettait en travers de ma route ni ne touchait à ce que j’avais. Personne.

Et puis, tout a basculé. J’ai dû passer trois ans dans une petite cellule sans fenêtre à étudier l’évolution des fissures sur les blocs de béton des murs.

À peine le petit chat mauve façon bande dessinée terminé, je le couvre de pommade, je fais un petit pansement et j’ôte mes gants. Cette fille pense sérieusement que les mecs vont être excités par ce truc ? J’ai bien travaillé, surtout que je n’ai rien fait depuis trois ans, mais ça recouvre la partie que je préfère chez une fille. Si c’est moi qui la déshabille et que je vois ça, je la retourne tout de suite.

Ce qui, en fait, est sans doute une bonne idée. Baiser un bon coup peut m’aider à dissiper mon petit coup de mou d’après-prison et je pourrai me reconcentrer sur les choses importantes au lieu de me noyer dans cette angoisse tenace qui me tenaille.

Au lieu de renvoyer la fille vers la fête, je l’attrape brutalement et l’installe sur la table, face à moi. Je me mets debout et la retourne sur le ventre. Je pose une main sur son cou, en gardant sa tête bien à plat sur la table, tout en défaisant la boucle de ma ceinture, et avec l’autre j’attrape un préservatif dans le tiroir ouvert. Elle sait depuis le début que l’argent n’est pas le genre de devise que j’attends et que je ne fais rien gratuitement. Je mets donc mon gland en position et je la baise en paiement de son nouveau tatouage. Allez, une chatte de plus.

La fille a beau être bien roulée, après quelques minutes de gémissements agaçants, elle ne me dit plus rien. Tout de suite, je sens ma queue ramollir en elle. Ce n’est pas comme ça que j’avais imaginé la chose, surtout après des années de main droite et mon imagination pour unique partenaire sexuelle.

Mais, bordel, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?

J’attrape sa gorge avec mes deux mains et la serre fort en augmentant la cadence pour relâcher mes frustrations. J’accorde bien le rythme de mon corps avec les pulsations de la musique venant de l’étage en dessous : rien.

Je vais me retirer et abandonner.

Je m’aperçois à peine qu’on ouvre la porte.

À peine.

De grands yeux bleus, étonnés comme ceux d’une poupée, entourés d’une longue chevelure blonde très claire, me regarde… une petite fossette au milieu du menton, une légère moue sur des lèvres roses et pulpeuses, une fille de dix-sept ou dix-huit ans, un peu maigre… un peu tourmentée me fixe.

Ma queue reprend vie et me rappelle que je suis toujours en train de baiser une petite brune. Mon orgasme ne tarde pas à monter comme une spirale le long de mon dos et me prend par totale surprise. Je ferme les yeux et me vide dans le sexe tatoué avant de m’effondrer sur elle.

Et alors ?

Quand je rouvre les yeux, la porte s’est refermée et la fille aux yeux mélancoliques a disparu.

Je retourne la brunette qui, heureusement, respire toujours, mais elle a perdu conscience, peut-être à cause de la strangulation, ou de la drogue. Ses yeux ont l’air de lui sortir des orbites. Je m’assois sur mon tabouret à roulettes et me prends la tête dans les mains : j’ai un méga mal de tête.

Preppy a organisé cette fête en mon honneur. Avant la prison, je me serais déjà rué sur les seins des strip-teaseuses, mais après, la seule chose dont j’ai envie, c’est de manger, d’une bonne nuit de sommeil et que tous ces gens fichent le camp de chez moi.

– Ça va big boss ? me demande Preppy, en passant sa tête dans la pièce.

Je lui montre la fille inconsciente :

– Vire-moi cette nana d’ici !

Je me passe la main dans les cheveux, j’ai l’impression que la pulsation de la musique exacerbe mon mal de tête.

– Et je t’en supplie, baisse le son !

Preppy ne mérite pas ma colère, mais j’ai trop mal au crâne pour me calmer.

– C’est comme si c’était fait, me répond-il sans hésitation.

Il passe devant moi sans poser la moindre question sur la fille à demi-nue, étalée sur la table. Sans effort, il charge sur ses épaules le corps tout mou qui vient cogner sur son dos à chaque pas. Il se retourne avant de sortir :

– Tu as fini avec ça ? me demande-t-il.

J’ai du mal à l’entendre, tant la musique est forte. De son menton, il pointe la fille sur son épaule, une expression presque enfantine traverse son visage. Je réponds oui, et Preppy me sourit comme si je venais de lui offrir un chiot.

Merde !

J’adore ce gamin.

Je referme la porte, puis je fouille dans le tiroir du bas de mon meuble à outils où je garde mon matériel de tatouage. Je prends mon couteau que je glisse dans une botte et mon pistolet que j’accroche à la ceinture de mon jean. Je balance ensuite ma tête de droite à gauche pour essayer de dissiper la bouillie que j’ai dans la tête ; la prison, ça peut vous faire cet effet-là. Trois années à ne dormir que d’un œil dans un milieu clos où je me suis fait autant d’amis que d’ennemis.

Le temps est venu d’entretenir quelques-unes de ces amitiés et de faire appel à leurs services parce qu’il y a quelque chose de plus important à régler que mes petits problèmes.

« Quelqu’un » de plus important.

Le sommeil peut attendre. Il est temps de descendre et de faire copain-copain avec les bikers. Même si Bear, leur vice-président, est comme un frère pour moi, j’ai toujours évité de leur demander quoi que ce soit. Bear a bien essayé plus d’une centaine de fois de me faire entrer dans son club, mais j’ai toujours refusé. Je suis un délinquant solitaire, sans organisation derrière. Aujourd’hui, j’ai besoin des relations que les bikers peuvent me fournir, tout comme ils peuvent me donner accès à des politiciens corruptibles dont les décisions et les opinions peuvent être achetées.

Avant, l’argent n’avait pas d’importance. Pour moi, il existait pour être dépensé, pour alimenter mon style de vie « j’en ai rien à carrer, de rien ni de personne ». Mais aujourd’hui ? Payer les politiques n’est pas bon marché et je vais avoir besoin de beaucoup de cash, très vite.

Ou alors… plus jamais je ne reverrai Max.

CHAPITRE 2

DOE

Nikki est ma seule et unique amie… et, en même temps, je la hais. C’est une prostituée qui m’a trouvée endormie sous un banc. N’ayant pu éviter le déluge des nuits précédentes, j’avais réussi à m’abriter toute grelottante pour dormir. À cette époque, je vivais dans la rue depuis plusieurs semaines et je n’avais pas mangé de véritable repas depuis que je m’étais enfuie du « Camp des mains baladeuses », un surnom que j’avais donné au centre d’accueil où on m’avait laissée moisir. Je suis sûre que Nikki essayait de voler, sur ce qu’elle pensait être un cadavre, quand elle s’est aperçue que je respirais encore. Sincèrement, je ne sais pas pourquoi elle s’est intéressée à moi quand elle a vu que j’étais encore en vie. Pas vraiment vivante, mais en vie.

Au-dessus d’un lavabo tout jauni, descellé du mur depuis longtemps, Nikki vient de se faire sa dernière ligne avec un post-it roulé. Le sol est jonché de papier toilette et les trois W.-C. sont remplis à ras bord de boue marron. Un effluve d’eau de Javel vient chatouiller mes narines, comme si quelqu’un avait arrosé la pièce de produits d’entretien pour masquer les odeurs, sans prendre la peine de faire le nettoyage urgent.

En se pinçant le nez, Nikki lève son menton vers les plaques moisies du plafond. Un seul néon clignote, en émettant une sorte de grésillement ; il répand sa lumière verdâtre dans les toilettes de la station-service.

– Putain, c’est d’la bonne ! dit-elle, en laissant tomber la pochette en plastique vide par terre.

Avec la tige d’un gloss presque vide, elle finit le peu qui traîne en l’appliquant sur ses lèvres craquelées. Puis elle dessine une ligne épaisse sous ses yeux avec son petit doigt avant de faire un signe de satisfaction dans la glace en contemplant sa tête au regard charbonneux qui lui donne un air de raton-laveur.

D’un revers de manche, j’essuie la crasse du miroir en face de moi en découvrant deux choses : une toile d’araignée accrochée dans un coin et le reflet d’une fille que je ne reconnais pas. Des cheveux blonds filasse, des joues creuses, des yeux bleus injectés de sang, un menton à fossette.

Autrement dit : rien.

Je sais que cette fille, c’est moi… mais, c’est qui, moi ?

Il y a deux mois, un éboueur m’a découverte dans une allée où on m’avait littéralement jetée avec les ordures ; il m’a trouvée gisant dans mon sang au milieu d’un tas de sacs-poubelle, à côté d’une benne. Après m’être réveillée à l’hôpital avec le plus gros mal de tête de l’histoire des maux de tête, la police et les médecins m’ont considérée comme une fugueuse. Ou comme une pute. Ou comme un mélange des deux. Le policier qui m’avait interrogée sur mon lit d’hôpital n’a même pas essayé de cacher son dégoût en m’expliquant que ce qui était arrivé devait être le résultat d’une querelle avec mon proxénète. J’ai ouvert la bouche pour le contredire, mais j’ai vite arrêté.

Il avait peut-être raison.

Plus de portefeuille, plus de papiers d’identité, plus d’argent, plus rien ne m’appartenant. Et aucun souvenir !

Quand quelqu’un est porté disparu aux infos, les gens se regroupent par équipes et font des recherches. On vient remplir des rapports de police et, parfois, on fait des veillées à la bougie dans l’espoir de voir revenir la disparue à la maison. Ce qu’on ne vous montre jamais, c’est ce qui arrive quand personne ne fait des recherches. Quand ceux qui vous aiment ne sont pas au courant, ou n’existent pas… ou s’en fichent complètement.

La police qui s’occupe des personnes disparues avait envoyé une alerte à travers l’État, puis dans tout le pays… sans aucune réponse. Mes empreintes digitales ne correspondaient à aucune autre en mémoire. Pas plus que ma photo.

Ce qui m’a permis d’apprendre qu’être une personne disparue ne veut pas nécessairement dire que je manque à quelqu’un. En tout cas, pas assez pour déclencher le grand jeu. Pas d’article dans les journaux, pas d’alerte enlèvement, pas d’appel de ma famille pour me retrouver saine et sauve.

Peut-être est-ce ma faute si personne ne cherche à me retrouver. Peut-être ne suis-je qu’une mauvaise personne et que certains ont fait la fête quand j’ai disparu.

Ou quand j’ai pris la tangente.

Ou quand on m’a laissée dériver sur un fleuve, dans un couffin, comme Moïse.

Je n’en sais rien. Tout est possible.

Je ne sais pas d’où je viens.

Je ne sais pas quel âge j’ai.

Je ne sais même plus mon véritable nom.

Tout ce que je possède au monde, c’est ce reflet, renvoyé par le miroir des toilettes de cette station-service.

Sans même savoir si j’étais mineure ou pas, on m’a expédiée au « Camp des mains baladeuses » où je n’ai tenu que deux semaines en compagnie de masturbateurs en série et de délinquants juvéniles. Une nuit, je me suis réveillée avec un garçon plus âgé au pied de mon lit, la braguette ouverte et le sexe à la main. Je me suis vite échappée par la fenêtre de la salle de bains. Les seuls trucs que j’ai emportés avec moi sont les vêtements qu’on m’a donnés et un surnom.

On m’a appelée Doe, comme Jane Doe.

La seule différence entre moi et la véritable Jane Doe pourrait être une étiquette d’identification à l’orteil (comme à la morgue). Ce que je fais pour vivre n’est pas digne d’un être vivant. Je vole pour manger, je dors où je trouve un abri pour me protéger des éléments, je mendie sur le bord des bretelles de sortie des autoroutes et je fouille dans les ordures des restaurants.

Nikki vient de passer ses ongles rongés dans ses cheveux rouges.

– T’es prête ? me demande-t-elle.

Tout en reniflant, elle sautille sur la pointe des pieds comme une athlète se préparant à une grande compétition.

Même si on est loin de la réalité, je dis oui. Je ne suis pas prête, je ne le serai jamais, mais je n’ai pas d’autre solution. On est loin d’être en sécurité dans la rue, chaque nuit en plein air est une partie de roulette russe avec la vie. En plus, si je perds encore du poids, je n’aurai plus la force de me défendre. De toute façon, si je ne veux pas terminer en véritable Jane Doe, j’ai besoin de protection, à la fois contre les éléments et contre les gens qui rôdent la nuit autour de moi.

Je ne pense pas que Nikki soit capable de comprendre ce qu’avoir faim veut dire. Plutôt qu’un estomac rempli, elle préfère un shoot rapide. Chaque fois. Triste réalité qui se voit sur ses joues creuses et les gros cernes sous ses yeux. Depuis le peu que je la connais, je ne l’ai encore jamais rien vue ingurgiter, excepté de la coke.

Je la juge et je me sens nulle. Mais quelque chose me dit qu’elle vaut mieux que ce qu’elle fait. Quand je ne suis pas très agacée contre elle, j’ai presque envie de la protéger. Je me bats pour ma propre survie et je sens que je le fais aussi pour la sienne, mais le problème est qu’elle n’a aucune envie de se battre.

J’ouvre la bouche, prête à la sermonner. Je suis sur le point de lui demander d’arrêter la drogue et de faire passer la nourriture et surtout sa santé avant tout, quand, soudain, elle se retourne. J’ai toujours la bouche grande ouverte, prête à faire pleuvoir sur elle mes supposés conseils, comme si j’étais meilleure qu’elle. La vérité est que, peut-être, j’étais dans le même merdier avant de perdre la mémoire.

Je ferme donc ma bouche sur mes conseils.

Nikki me regarde de haut, critique sur mon attitude :

– Je suppose que tu vas faire pareil, me dit-elle, pas très contente.

Je refuse de parfaire mon maquillage ou de m’épiler les sourcils simplement pour me tracer un trait fin comme elle le fait. À la place, je me lave les cheveux dans le lavabo et attrape le sèche-cheveux pour me sécher plus vite. Mon visage est sans maquillage, il va falloir en mettre, mais je veux le faire à ma façon, sans ressembler à Nikki.

Mais, oui, je suis une idiote qui porte des jugements de valeur.

– Comment va-t-on faire, déjà ? demandé-je.

Elle me l’a déjà dit au moins dix fois, mais elle pourrait encore me le répéter mille que je serais toujours mal à l’aise. Nikki tente de regonfler un peu ses cheveux tout plats :

– Sérieusement, Doe, est-ce que ça t’arrive d’écouter ce qu’on te dit ?

Agacée, elle lâche un grand soupir avant de continuer :

– Quand on arrive à la fête, la seule chose que tu as à faire, c’est un gros câlin à l’un des bikers. S’il aime ça, il y a une grande chance qu’il voudra t’emmener chez lui et te garder pendant un moment. Après, il suffira de garder son lit bien chaud et le sourire sur ses lèvres.

– Je ne suis pas certaine d’y arriver, réponds-je, hésitante.

– Non seulement tu peux, mais tu vas le faire. Et ne sois pas timide avec eux, ils n’aiment pas ça. En plus, ce n’est pas ton genre, c’est juste que tu es un peu stressée. Tu es toutes griffes dehors et tu as un problème pour communiquer avec les autres.

– C’est étrange de voir comment tu arrives à lire en moi alors que nous nous connaissons depuis si peu de temps.

– Je comprends vite les gens, me répond Nikki en haussant les épaules, et, crois-moi, tu n’es pas très difficile à percer à jour. Regarde, maintenant, par exemple, tu es super tendue. Je le sais, parce que tu es toute voûtée.

Elle me redresse le dos et ajoute :

– Bon, c’est mieux, sors ta poitrine. Tu n’as pas grand-chose de ce côté-là, sans soutien-gorge. Si tu te tiens bien droite, on voit tout de suite pointer tes petits tétons. Les mecs adorent ça.

Et voilà. Un biker va m’adorer et me protéger, avec un peu de chance assez longtemps pour me permettre de passer à autre chose.

– Le pire scénario est si le mec cherche à tirer juste un coup vite fait et te donne quelques billets avant de te laisser filer.

À entendre Nikki, on a plus l’impression qu’il s’agit d’un jeu que de prostitution.

Je peux faire l’autruche en pensant que, si je ne racole pas dans la rue, je ne suis pas comme Nikki. En vérité, j’ai beau tourner l’histoire dans tous les sens, ce plan va faire de moi une prostituée.

Tel est pris qui croyait prendre.

J’ai beau chercher une autre solution, ma tête reste aussi vide que mon estomac.

Nikki sort. Le soleil vient envahir par intermittence l’espace sombre des toilettes en suivant le mouvement de va-et-vient de la porte. Une dernière fois, je jette un regard au visage quelconque de la fille dans le miroir :

– Désolé, ma vieille, me dis-je, à voix basse.

C’est réconfortant de savoir que celle que j’étais avant la disparition de ma mémoire ne saura jamais ce que je suis sur le point de faire.

Parce que je vais vendre mon corps… et le peu d’âme qui me reste.

CHAPITRE 3

DOE

Je suis assise à l’arrière de la vieille Subaru d’un type chauve, souhaitant désespérément devenir temporairement sourde pour ne pas entendre Nikki tailler une pipe au conducteur. C’est lui qui nous emmène à la fête dans une maison de Logan’s Beach. Dès que nous sommes arrivés, je me précipite hors de la voiture comme si elle était en feu.

– Salut chéri ! dit Nikki aimablement, en essuyant le coin de sa bouche et en saluant le chauffeur qui s’éloigne.

Une fois qu’il a disparu, elle lève les yeux au ciel et recrache tout par terre.

– Je crois que je vais être malade, dis-je, en essayant de contenir ma nausée.

– Jusqu’à nouvel ordre, ce n’est pas toi qui as accepté de le sucer pour qu’il nous conduise, me répond sèchement Nikki. Alors, ferme-la. C’est grâce à moi si nous sommes ici, je me trompe ?

« Ici » est un chemin de terre à côté d’une propriété envahie d’arbres et de bosquets. Un tout petit espace dans le fouillis végétal permet d’atteindre l’entrée. Il fait sombre, il n’y a pas d’éclairage pour arriver jusqu’à la maison. Le chemin semble interminable. Une odeur de poisson flotte dans l’air. Mon estomac vide gargouille et je dois mettre la main sur ma bouche et mon nez pour contrôler ma nausée.

Des lueurs clignotantes apparaissent dans le lointain. En approchant, je comprends que ce que l’on voyait n’est pas du tout de la lumière mais qu’il s’agit de torches, plantées çà et là dans le sol, pour improviser un chemin de fortune, donnant accès à l’arrière de la maison.

La bâtisse elle-même, construite sur pilotis, comporte deux étages. Dans l’espace ouvert en dessous de la maison, le sol est par occupé des motos rutilantes et des voitures. On distingue deux portes dans le mur du fond : l’une, avec un gros verrou, fermée par une barre de métal, et l’autre, surélevée du sol, avec deux marches en béton pour y accéder. Des balcons entourent les deux étages et toutes les fenêtres sont brillamment éclairées, laissant deviner des silhouettes à l’intérieur. La musique pulse jusque sur le sol humide, inondant mes pieds à chaque pas.

– Les bikers habitent ici ? demandé-je à Nikki.

– Non. Cette maison appartient à un mec pour qui on a organisé cette fête.

– C’est qui ?

– Tu m’en demandes trop, me répond Nikki en haussant les épaules. Skinny m’a simplement dit qu’il rentrait chez lui pour faire la fête.

Skinny, c’est le boy-friend de Nikki et parfois aussi son souteneur. Une fois que nous sommes plus près, j’aperçois un premier groupe de bikers et mon cœur se serre. Je stoppe net. Ils sont là, autour d’un feu au centre d’une grande cour, les flammes et la fumée tourbillonnante s’élèvent aussi haut que la maison. Je suis tellement préoccupée par ce que je vais devoir faire que je n’arrive pas à penser à autre chose. Il y a là sept ou huit types, les uns assis sur des transats, les autres, debout, une bière à la main. Ils portent tous des gilets de cuir ornés d’écussons plus ou moins nombreux. Certains ont des chemises à manches longues boutonnées sous leurs gilets, d’autres, rien du tout. Des femmes, qui ont l’air de partager les mêmes goûts vestimentaires que Nikki, rient et dansent autour du feu. Une fille est à genoux, la tête enfouie dans l’entrejambe d’un homme qui, très décontracté, parle au téléphone tout en guidant ses mouvements de la main.

Pas de doute, je cours à ma perte.

Je me retourne vers Nikki pour lui dire qu’on devrait peut-être reconsidérer notre plan, mais elle est déjà partie. Je regarde tout autour de la cour et je l’aperçois, collée à un type à la barbe rousse qui porte le drapeau américain en bandana autour du front.

Tout à coup, je sens des bras forts qui me prennent par la taille et me plaquent contre un mur de muscles. Ma première réaction est de me débattre, mais plus j’essaie de me libérer, plus il me serre fort contre lui. Son haleine chaude sent l’ail et l’alcool, m’agressant les sens alors qu’il me parle, les lèvres collées à mon cou :

– Hé, petite fille, j’ai envie de m’envoyer en l’air. Et toi ?

Il m’attrape le poignet et me tord le bras derrière le dos tellement fort que j’ai l’impression que mon épaule va sortir de son logement. Il pose mon autre main sur le devant de son jean et frotte mon poing fermé de haut en bas contre son érection.

– C’est bon, ça, tu crois pas, petite fille ?

J’ouvre alors grand la main et lui attrape les testicules en les serrant du plus fort que je peux.

– Sale garce ! s’écrie-t-il.

Il me relâche et tombe à genoux dans l’herbe. Les deux mains sur ses bijoux de famille, il s’écroule sur le côté en levant ses jambes en l’air. Je me précipite vers les marches qui mènent à la maison.

– Petite salope ! Tu vas me le payer ! me hurle-t-il alors que je rentre à l’intérieur, me perdant parmi les dizaines de fêtards.

Je prends le premier escalier venu et je monte quatre à quatre jusqu’au deuxième étage. J’essaie la poignée de plusieurs portes le long d’un étroit couloir, mais elles sont toutes fermées. Une fois arrivée presque au bout, je vois enfin une porte s’ouvrir. Je ne suis pas encore à l’intérieur quand je réalise que, si la pièce est plongée dans la pénombre, elle n’est pas vide.

Je devine de la peinture fluo sur les murs qui forme comme un halo dans la pièce. Je ne vois pas très bien comment elle est meublée, mais je distingue deux corps au centre. À première vue, on dirait quelqu’un debout derrière une autre personne allongée. Il me faut quelques secondes pour comprendre, mais, pas de doute, je ne me trompe pas.

De la peau qui claque contre une autre. Des soupirs. Une odeur de transpiration et d’autre chose que je ne parviens pas à deviner. J’ai l’impression d’être là depuis des heures, alors que je viens juste d’arriver. J’aurais dû faire demi-tour et fermer la porte au moment où j’ai compris que la pièce était occupée, mais j’étais trop absorbée par la scène que je voyais.

Des yeux quasi magnétiques me fixent ; sous la lumière artificielle, ils brillent d’un vert éclatant. J’ai l’impression que le regard de l’homme qui me dévisage, sans même cligner des yeux, me transperce. Ses hanches cognent de plus en plus vite contre celles de la fille. Plus il la pilonne, plus son regard se fait intense. Quand il finit par fermer les yeux, il balance sa tête en arrière dans un long et profond gémissement, rompant notre connexion.

L’homme s’affale sur le dos de la fille en relâchant la pression de ses doigts qui serraient sa gorge. L’a- t-il étranglée ? Elle gémissait quand je les ai surpris, et maintenant, elle ne dit plus rien.

Il règne un silence de mort dans la pièce.

Je me rappelle que j’ai encore des pieds, je ferme donc la porte et je me sauve en reprenant les escaliers. Je vais me cacher sous la maison, derrière le chauffe-eau, entre les voitures et les motos. Là, je reste assise pendant plus d’une heure à jouer avec les graviers en espérant trouver une solution pour me sortir de ce bourbier. Même si j’ai envie de courir et de m’enfuir dans la nuit, je ne pourrais pas aller bien loin. Mon incontrôlable peur du noir me tient prisonnière sous cette maison où je viens d’être sans doute témoin d’un meurtre. Si au moins je pouvais trouver une lumière…

La peur brouille mon sens des priorités.

C’est cette terreur, mon estomac qui crie famine et mes étourdissements qui me rappellent pourquoi j’ai atterri ici : par instinct de survie le plus élémentaire.

Je suis aux abois et les gens comme moi n’ont pas le luxe du choix.

Je prends le temps de respirer un bon coup. Je dois faire ce que j’ai à faire, même si je ne sais pas très bien ce que cela veut dire. Oui, je sais comment ça marche, mais je suis comme le compteur d’une voiture qui reviendrait à zéro. Comme une page blanche que je vais rendre répugnante.

Je suis une sans-abri, j’ai faim, pourtant, plus que jamais, je suis décidée à me sortir de la rue pour un jour revenir dans la vraie vie. Une vie avec un lit confortable et des draps propres. Un jour, je n’aurai plus à me soucier de ma sécurité ni de remplir mon estomac, je pourrai me concentrer sur ma mémoire et sur la façon de la retrouver.

Je me fais la promesse de tout mettre en œuvre pour ne plus jamais être dans une situation pareille.

Je me lève, je secoue la poussière de mes vêtements tout en m’encourageant intérieurement. Je vais le faire. Vraiment. Je vais faire semblant de savoir comment m’y prendre, comme si je n’avais pas peur, comme si ce n’était pas un truc nouveau pour moi. Et je vais le faire tous les jours puisque je n’ai aucune idée de qui je suis.

Je vais devenir la pute d’un biker, parce que c’est ce dont j’ai besoin aujourd’hui. Je deviendrais funambule si c’était nécessaire pour rester en vie.

Avec cette toute nouvelle résolution, je retourne autour du feu de joie, j’attrape une bière dans un seau plein de glace et je la décapsule. La fraîcheur du liquide adoucit ma gorge sèche. Je fais le tour des bikers et des filles qui les intéressent.

Un couple en particulier retient mon attention : une fille chevauche un type qui doit faire au moins cinquante kilos de plus qu’elle. C’est l’expression de son visage qui m’intrigue, son sourire aguicheur qui dit clairement : je peux te faire une jolie gâterie. J’imite son attitude en espérant qu’un biker me remarque.

Un mec qui pourrait m’aider à survivre.

*
*     *

– Hé ! Toi, là, bourdonne une voix grave derrière moi.

Quand je me retourne, je me retrouve nez à nez avec une montagne de cuir avec des écussons blancs cousus dessus. Sur l’un, je lis « Vice-Président », et sur l’autre, « Beach Bastards ». L’homme qui porte le gilet a de longs cheveux qui pendent de chaque côté de sa tête avec une partie rasée au milieu. Il porte la barbe, pas un petit truc de trois jours, non, une vraie barbe, longue et bien entretenue. Il doit faire à peu près un mètre quatre-vingt-cinq, il est plutôt mince et bien musclé. Je ne sais pas de quelle teinte sont ses yeux, parce qu’il a les paupières tombantes et légèrement rouges. Son cou est entièrement couvert de tatouages de couleur et maintenant qu’il vient d’allumer une cigarette, je viens de remarquer que ses mains aussi sont recouvertes d’encre.

– Salut ! réponds-je, en essayant d’afficher ma nouvelle fausse confiance en moi.

Il est plus que séduisant. Il est tout simplement magnifique. Tant qu’à finir au lit avec quelqu’un, j’imagine qu’avec lui, ce ne serait pas tout à fait une corvée. Il renifle un grand coup, ce qui me permet de remarquer qu’il a des traces de poudre blanche sous les narines.

– On m’appelle Bear. Tu appartiens à quelqu’un ? me demande-t-il en se penchant vers moi, charmeur.

– Peut-être. Et toi ?

Je ne me sens pas encore très à l’aise avec le choix de mes mots. Je crois que j’ai sorti ce qu’il y avait de pire. Quelle idiote ! Nikki a raison : je parle d’abord, je pense après.

– J’aime bien ta réponse, ma belle, me dit Bear en ricanant, mais j’ai autre chose à l’esprit.

– Ah oui ? C’est quoi ? dis-je à mon tour, en essayant de rester détachée alors que mon esprit et mon cœur s’emballent.

– Cette fête, c’est pour mon pote. Il n’est pas resté plus d’une demi-heure avec nous avant de disparaître dans les étages pour se noyer dans une bouteille de Jack Daniels. Il est comme un chat dans un arbre, impossible de le faire redescendre. C’est compréhensible, vu qu’il s’est absenté pendant un temps, mais je pense que tu peux m’aider.

Il m’attrape par la jupe, m’attirant progressivement contre lui jusqu’à ce que mes tétons viennent frôler sa poitrine. Il pose alors sa main sur la peau de mon bas-ventre, et je me retiens de faire un bond en arrière en me mordant les lèvres.

– Les MBB n’ont jamais été sa came.

Il s’arrête un instant en voyant que je n’ai rien compris à cette abréviation.

– Les meufs des Beach Bastards, m’explique-t-il. Mais toi, tu es nouvelle, tu es différente. Il flotte autour de toi ce petit air d’innocence mais je sais aussi que tu ne serais pas venue à ce genre de fête si tu l’étais vraiment. J’ai dans l’idée qu’il va bien t’aimer.

Bear passe ensuite ses lèvres dans mon cou et poursuit :

– Pourquoi tu n’irais pas là-haut ? Fais-lui plaisir de ma part. En collant cette jolie bouche sur sa queue, par exemple. Ensuite, quand tu en auras fini, redescends-le ici, vers la civilisation. Et, peut-être plus tard, si tu es une gentille fille et que tu fais ce qu’on te dit, on pourra retourner à l’intérieur et s’amuser pour de bon.

Maintenant, il mordille le lobe de mon oreille et ajoute :

– Tu penses que tu peux faire ça pour moi ?

– Ouais, ouais, je peux le faire.

Ma peau commence à devenir très sensible après ses caresses. Allez, je vais y arriver !

Du moins, je le crois.

– Au fait, comment t’appelles-tu ?

La main de Bear remonte en se baladant derrière mes jambes et, tout en relevant ma jupe, elle arrive jusqu’à mes fesses qui se retrouvent exposées aux yeux de tous ceux qui pourraient regarder dans notre direction.

– Doe, mon nom est Doe, dis-je dans un souffle.

– Ça marche ! me répond-il en souriant. Bien, ma petite Doe à l’air innocent.

Bear se penche un peu plus près, mais il m’étonne en embrassant seulement le coin de ma bouche. Ses lèvres sont douces et il dégage une odeur de lessive, mélangée à celle de cigarettes et d’alcool. Je me demande si ce baiser signifie qu’il a changé d’avis et qu’il ne veut plus m’offrir à son ami ; mais non, je n’ai pas cette chance. Il se recule d’un seul coup, me prend par les épaules et me retourne face à l’escalier. Il me donne alors une petite tape sur les fesses pour me faire avancer :

– Allez, vas-y, monte, ma chérie. Dernière pièce au fond du couloir. Sois gentille avec mon pote, et toi et moi on aura du temps pour s’amuser après.

Il termine par un clin d’œil. Je me dirige alors vers les escaliers et je me retourne en lui lançant un sourire faux. J’espère très fort que le type au fond du couloir ressemble à Bear parce que, dans ce cas, ce ne sera pas trop difficile.

Tout à coup, un éclair de lucidité me traverse l’esprit et je dois lutter contre les larmes qui me montent aux yeux avec une force qui me fait presque défaillir : je viens de me vendre moi-même et le prix à payer ne peut se compter en dollars.

CHAPITRE 4

DOE

Boum, boum, boum, ba-boum…

Difficile de dire où les basses s’arrêtent et où les pulsations de mon propre cœur commencent.

Je m’essuie les mains dans ma jupe en piteux état, que j’ai piquée dans un carton d’une œuvre de charité, et je me faufile à travers la mer de corps qui se tortillent en rythme les uns contre les autres sous une épaisse couche de fumée qui monte jusqu’au plafond. Des fêtards comme envoûtés dansent et tournoient tels des robots sur le moindre centimètre carré de la piste, illuminée par des flashs de couleurs.

Je me fraye un chemin, dans la pénombre, simplement éclairée par la lumière stroboscopique en direction des escaliers qui montent à l’étage. Puis, comme Bear me l’a dit, je file droit vers la porte du fond du couloir.

La porte de mon salut.

La porte de mon enfer.

Je tourne la poignée, la serrure grince. Le seul éclairage de la pièce est, au fond, le halo d’une télé allumée sans le son. Une lourde odeur d’herbe flotte dans l’air.

– Hello ? dis-je faiblement, en essayant de sortir un son le plus sexy possible, mais je me vautre lamentablement.

La voix profonde et grave qui me répond déchire le silence et me fait vibrer de partout :

– Ferme cette putain de porte !

Une toute nouvelle sensation m’enveloppe, se frayant un passage dans les interstices de mon esprit et de mon corps fragiles. J’ai la chair de poule, mes poils se hérissent. Je m’attendais à être hésitante, mal à l’aise, voire angoissée, mais ce que je ressens est bien plus que tout ça réuni.

C’est de la peur.

Mon cœur s’emballe. Mon pouls pulse très fort. Alerte rouge. J’ai peur.

L’envie de faire volte-face et de m’enfuir autant que mes jambes tremblantes me le permettent m’envahit, mais en vain. Mes désirs de fuite sont vite interrompus.

– La porte ! commande à nouveau la voix.

Je n’ai pas encore bougé d’un poil. Je suis partagée entre mon envie de fuir et celle de trouver la solution à mes problèmes à l’intérieur de cette chambre. Je ferme la porte derrière moi, le chaos d’en bas disparaît, restant de l’autre côté du battant. Plus de bruit, rien. Crier pour demander de l’aide n’est maintenant plus possible.

– Où êtes-vous ? demandé-je, hésitante.

– Ici, répond la voix, sans aucune indication sur la location de « ici ».

Je prends une longue et profonde respiration avant de m’avancer vers la télé. Je finis par apercevoir un lit au milieu d’une pièce plutôt petite avec deux longues jambes qui pendent sur le bord.

– Euh… Je suis là pour te souhaiter un bon retour… C’est Bear qui m’envoie.

Parler pourrait me faire gagner un peu de temps et me permettre de me reprendre, mais ce que je suis venue faire ici me paralyse littéralement.

Ignorant mon minable essai de conversation, il glisse sur le bord du lit. Même si je n’arrive pas à distinguer ses traits, l’ombre est massive. Il finit par s’asseoir et me tend une main. Je me prépare à endurer son toucher, mais pour le moment, il n’établit aucun contact. Au lieu de ça, il attrape une bouteille sur la table de nuit derrière lui ; il en boit plusieurs longues gorgées. Le bruit qu’il fait en déglutissant est parfaitement audible dans le silence de la petite pièce.

Une fois encore, j’essuie mes mains sur ma jupe en souhaitant que la pénombre dissimule mon stress, que mes mains moites trahissent.

– C’est moi qui te rends aussi nerveuse ? me demande- t-il, comme s’il lisait dans mes pensées.

Son haleine sent le bourbon.

– Non, réponds-je, haletante à cause du mensonge que je viens de débiter.

Une large main m’attrape vigoureusement par la taille pour me coincer entre ses jambes et ses doigts s’enfoncent dans mes hanches ; surprise, je pousse un petit cri.

– Ne me mens pas, petite fille, grogne-t-il, sans une once d’humour dans la voix.

Mon sang se glace et mon cœur repart à toute vitesse. Il prend une nouvelle gorgée de la bouteille et la repose derrière lui. Il se retourne lentement et pose sa joue contre la mienne. Ses poils ne sont pas encore assez longs pour dire qu’il a une barbe mais il s’agit de bien plus qu’un chaume de trois jours. Surprise, je sens des frissons me parcourir le dos et je dois me retenir de lui toucher le visage.

– Tu ignores toujours les gens quand ils te posent des questions ?

Oui, oui, c’est vrai, il me stresse. Il me stresse tellement que je n’arrive pas à retrouver ma voix. Je ne m’attendais pas à ça. Je m’attendais à écarter les jambes pour un pauvre type alcoolisé et excité, qui aurait disposé de moi dans une chambre brillamment éclairée. Au lieu de ça, je suis dans la pénombre, plaquée contre les cuisses d’un homme que je peux à peine distinguer et cela suffit pour faire frissonner tout mon corps.

– Je parie que ton silence veut dire que tu veux sauter les préliminaires.

Il m’attrape alors par les épaules, m’obligeant brutalement à me baisser ; je tends les bras pour m’accrocher, trop tard, mes mains atterrissent sur ses cuisses dures comme le granite et mes genoux heurtent la moquette.

– Voilà, c’est mieux.

Allez ! Je peux le faire, je peux le faire, je peux le faire.

– Suce-moi ! m’ordonne-t-il en s’allongeant sur le lit, appuyé sur ses coudes.

Je remonte mes mains tremblantes le long de ses cuisses jusqu’à sa ceinture que je défais lentement, en laissant traîner mes doigts sur la peau chaude de son ventre. Ses abdos se contractent sous ma caresse et il expire longuement entre ses dents. Je secoue mes mains tremblantes pour essayer de reprendre leur contrôle. Quand j’arrive près de sa fermeture Éclair, j’hésite encore.

À situation désespérée, action désespérée.

Je calme mes mains du mieux que je peux et, tout doucement, je commence à ouvrir sa braguette. Je ferme les yeux pour essayer de réguler ma respiration, paniquée à l’idée de m’évanouir et de m’affaler sur ses genoux. J’espère que le fait de ne rien voir va m’aider à imaginer que je ne suis pas là en train de faire ça.

Je viens juste de finir de baisser sa fermeture Éclair, je commence à peine à ouvrir son jean, quand sa voix éclate au-dessus de moi comme un coup de canon tiré à bout portant. Surprise, je sursaute et tombe à la renverse sur la moquette.

– Mais qu’est-ce que tu fiches ? gueule-t-il.

Comme j’ai les yeux fermés, je ne l’ai pas vu se retourner pour allumer la lampe de chevet ; quand je lève la tête, je suis subjuguée par de superbes yeux verts haineux qui me fusillent comme si j’étais la cause de tous les malheurs du monde.

Des yeux que je connais.

Il dégage mes mains de sa braguette et m’attrape les poignets, puis il se met debout, me redresse, et je sens sa poitrine musclée se plaquer contre la mienne :

– Je suis déjà venue ici il y a un petit moment, tu étais en pleine séance de sexe avec une fille.

Je regrette tout de suite mon audace.

Mais pourquoi ai-je cette habitude de parler avant de réfléchir ?

Son débardeur noir met parfaitement en valeur le relief de son impressionnante musculature. Une myriade de tatouages multicolores décorent un seul côté de son cou, de ses épaules et de sa poitrine et continuent en couvrant entièrement ses deux bras jusqu’au dos de ses mains et même jusqu’à la jointure de ses doigts. Il porte des bracelets qui, en fait, n’en sont pas, mais plutôt des sortes de petites ceintures de cuir rivées de clous qui enveloppent ses poignets et ses avant-bras. Ses cheveux sont bruns, presque rasés, et il porte un clou noir dans chaque oreille. Une cicatrice blanche barre son sourcil droit et une barbe naissante mange ses mâchoires anguleuses.

Je pensais qu’il était costaud quand je l’ai vu baiser la fille sur la table comme un dément. Même en voyant simplement son ombre, j’avais compris qu’il était bien charpenté, mais, en fait, j’étais loin de la réalité. L’homme qui se tient debout devant moi est un mur de muscles.

Ce type n’a pas l’air de quelqu’un qui a de mauvaises fréquentations.

C’est lui, la mauvaise fréquentation.

– Toi ? Tu es déjà venue ici ? me demande-t-il, les narines frémissantes de fureur.

Je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter une telle colère, mais bien le regarder dans la lumière me terrorise encore plus que lorsqu’il était dans la pénombre. Tout à coup, je regrette de ne pas avoir suivi ma première impulsion en filant à l’anglaise quand il en était encore temps.

– Apparemment, tu ne connais rien à rien, parce que ce que tu as vu n’a rien à voir avec du sexe.

– Quand même, je sais ce que j’ai vu…

– Non. Dans ce cas, tu saurais que ce n’était pas du sexe, j’étais juste en train de la baiser.

La façon qu’il a de prononcer le mot « baiser » a pour effet instantané d’humidifier ma culotte.

Quelle idiote ! Tu perds la tête ? Un tel homme ne mérite pas ce type de réaction.

– Qui es-tu ? me demande-t-il.

– Personne, réponds-je, en toute sincérité.

J’ai un pincement au cœur en m’entendant dire cela à haute voix.

– Tu n’es pas la pute d’un biker ?

Il incline la tête pour mieux me dévisager. Il m’observe comme s’il voulait vraiment mieux me comprendre. Son regard traîne sur ma bouche tandis que sa langue humidifie ses lèvres.

– Tu ne sais pas qui je suis, dis-je d’un ton sec.

J’essaie de m’écarter de lui, mais il me tient trop fermement.

– Non, mais les putes à bikers ne tremblent pas et elles ont déjà la bouche ouverte avant de commencer à sucer une queue.

Il me serre si fort les poignets que je commence à avoir mal.

– Laisse-moi partir !

J’ai beau secouer mes bras, je n’arrive pas à me libérer.

J’ai vraiment envie de me tirer, mais il me retient et me force à reculer jusqu’au mur.

– Tu es en train de me dire que tu fais ça tout le temps ? Que tu sais très bien ce dont a besoin un mec comme moi ? Que tu sais sucer et baiser comme une pro ?

Il passe son index sur ma joue et je fais semblant d’ignorer l’effet que cela a sur moi, puis il continue :

– Tu penses que tu peux t’occuper de moi, ma petite ? Très bien, on peut recommencer exactement là où nous en étions.

Il guide une de mes mains vers le devant de son jean et la tient serrée sur la bosse que dessine son sexe en érection, prêt à jaillir de sa braguette ouverte. Je sens tous mes poils se hérisser d’un seul coup.

– À toi de me montrer comment tu vas me faire jouir, dit-il en se moquant de moi.

Ses mots sonnent comme un chaud murmure contre mon oreille, même si leur sens est glacial. Terrifiant. Je peux presque sentir le sang couler dans mes veines alors que mon cœur bat de plus en plus vite.

– Tu m’as déjà fait jouir une fois, ce soir.

Étonnée, je le regarde en fronçant les sourcils.

– N’importe quoi ! Je t’ai à peine touché.

– Non, pas maintenant. Quand tu m’as vu avec cette fille, plus tôt dans la soirée. Tu étais là, debout dans l’encadrement de la porte et tu nous regardais. Tu as aimé ce que tu as vu ? Tu as aimé me voir jouir pour toi ?

– Tu n’y es pas du tout. Je ne suis pas restée pour te regarder. J’étais surprise, c’est tout. Tu étais presque en train de l’étrangler. Pourquoi voudrais-tu que je sois restée pour regarder un truc pareil ?

Il pose alors ses deux mains sur ma gorge et commence à serrer très fort, en me laissant juste assez d’air pour que je ne perde pas connaissance :

– Tu veux dire, comme ça ? dit-il, en me regardant droit dans les yeux alors que, partout dans mon corps, je sens la peur qui remonte.

C’est lui, qui vient nourrir ma peur.

– Tu fais chier ! dis-je brutalement.

J’essaie de rassembler le peu de courage qui me reste. Il s’amuse avec moi, je deviens son jouet. Il me fait peur mais je ne suis pas du genre à me laisser faire.

– Je sais que tu avais envie d’être cette fille-là. Tu avais envie d’être celle que je baisais. J’ai bien remarqué la façon dont tu me regardais et ça m’a fait jouir. J’observe comment tu me regardes maintenant, et derrière ta peur, tu me veux. C’est même sans doute à cause de ta peur que tu me veux.

– Tu as tort. Ce n’est pas comme ça que je te regarde.

– Ah non ? Alors dis-moi à quoi tu penses vraiment quand tu me regardes, là, maintenant ? Qu’est-ce qui se passe dans cette jolie petite tête ?

– Je pense que c’est du gâchis qu’un type comme toi soit aussi beau.

Il esquisse un sourire en coin qui me serre encore plus la gorge puis il se penche davantage sur moi, nos joues se touchent et rougissent ensemble. Sa voix vient vibrer sur ma peau.

– Quel âge as-tu, Pup ?

– Qu’est-ce qui te prend ?

– Je veux juste savoir si tu es mineure.

Il fait un pas en arrière et me regarde longuement. Ensuite, il lâche ma gorge et prend mes poignets pour les épingler d’une main au-dessus de ma tête, puis il fait glisser un doigt rugueux sur le décolleté profond de mon débardeur en descendant doucement vers les rondeurs de mes seins. J’ai la chair de poule, soudain.

Je commence à haleter.

– J’ai bien vu toute la merde qui se passe ici, dis-je en pointant la porte du menton. J’ai l’impression que ce qui est illégal ou pas n’a pas grande importance à tes yeux.

Ma respiration s’accélère encore.

– C’est vrai, j’en ai rien à foutre, dit-il avec un grand sourire. Mieux que ça, j’espère que tu es mineure.

Il pose ses deux avant-bras sur le mur de chaque côté de ma tête en pressant son érection contre mon estomac.

– Parce que je fais super bien ce qui est illégal.

Cette fois, je retiens mon souffle, l’angoisse m’oppresse.

À force de me tortiller dans tous les sens, j’arrive à me libérer. Je ne sais plus si j’ai envie de me frotter contre lui pour continuer à éprouver les sensations que ça fait naître en moi, ou si j’ai simplement envie de lui coller une baffe. Il a compris mon dilemme car il me regarde intensément tout en secouant la tête.

– Vas-y, Pup, mais si j’étais toi, je ne le ferais pas.

Son expression devient nettement plus sévère, ses yeux s’assombrissent, reflétant le danger qu’il représente mais également son amusement. Il met son front contre le mien et soupire :

– Dommage, toi et moi, on aurait pu bien s’amuser, Pup.

Il relève la tête et, pour la première fois, je remarque qu’il a de gros cernes noirs sous les yeux et des taches rouges sur les paupières. Il a l’air de quelqu’un de fatigué. Pas de cette fatigue que l’on a après une journée difficile, mais du style qui vous tenaille, même si vous dormez suffisamment et que vous prenez beaucoup de café. Le style de fatigue qu’aucun repos ne vient soulager.

Je le sais parce que, moi aussi, je la connais.

Il me libère et recule. Je ressens aussitôt son absence contre moi. Il attrape alors la bouteille sur sa table de nuit et se dirige vers la porte ; immobile, les yeux rivés au sol, je reste plaquée contre le mur.

Putain, mais qu’est-ce qui se passe ?

– Tu t’en vas ? dis-je, partagée entre le soulagement et une déception totalement déplacée.

Il ouvre la porte et marque un temps d’arrêt, une main posée sur la poignée. À nouveau, la musique vient envahir le silence… on dirait que chaque pulsation des basses entre dans la pièce, martelant le sol comme des pas.

– La journée a été longue, et tu arrives à un moment bizarre. Ton innocence m’excite et je ne fais pas dans la dentelle, alors tu devrais être contente que je m’en aille.

Il prend une dernière gorgée de sa bouteille et me lance encore un vague regard, jaugeant mon corps, toujours coincé contre le mur :

– Il y a trois ans, je t’aurais baisée jusqu’à plus soif sans même y réfléchir.

Sur ce, il sort.

Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

Mon estomac émet alors un gargouillis sonore qui me tire de mes pensées. J’ai peur de m’écrouler tellement j’ai mal et j’enroule mes bras autour de moi pour essayer de calmer la douleur. Tout à l’heure, quand je suis arrivée, j’ai bien regardé autour de moi, à la recherche de la moindre miette de nourriture, mais toutes les tables n’étaient couvertes que de bières et de bouteilles d’alcool. Sur un grand plateau, il y avait juste un miroir et une montagne de cocaïne qu’un homme, assez vieux pour être mon grand-père, divisait en lignes régulières avec une carte de crédit.

On frappe à la fenêtre, je sursaute.

– Laisse-moi entrer, espèce de garce, dit une voix haut perchée venant de l’extérieur.

C’est Nikki.

Je crapahute jusqu’à la fenêtre pour l’ouvrir ; Nikki saute et entre en manquant de tomber dans la pièce. Ses cheveux rouges et gras sont collés à son front par la sueur et son écharpe en fausse fourrure, qui a dû, un jour, être blanche, est maintenant grise, et drapée n’importe comment sur son épaule.

– Comment tu as su où j’étais ?

Je n’avais pas revu Nikki depuis qu’elle m’avait lâchée, il y a plus d’une heure, quand nous étions arrivées à la fête.

– C’est Bear qui me l’a dit. J’avais super envie de me le faire, mais il vient juste de partir en moto avec une nana du style Tyra Banks.

Une autre option qui s’évanouit.

– Alors, comment c’était ? me demande Nikki. Comment est-il ? Je l’ai vu tout à l’heure en bas, c’est un sacré beau mec. Tu lui as fait ce truc avec la langue, comme je t’ai appris ?

Nikki me pose ces questions en réajustant la bandoulière de son sac. Elle est aussi excitée que si elle me demandait de faire un tour de grande roue dans une fête foraine.

– Tu l’as fait jouir ? Il t’a fait jouir ? Dis-moi tout !

À la fois vaincue et soulagée, je pousse un grand soupir :

– Non. Personne n’a rien fait à personne. Il vient juste… de partir.

Nikki me toise de haut en bas, son expression passe de l’euphorie à l’agacement :

– Pas étonnant qu’il soit parti. Tu as vu à quoi tu ressembles ? Je n’aurais jamais dû te laisser monter ici attifée comme tu es.

Je regarde mon misérable petit débardeur gris que j’ai noué dans le dos pour qu’il moule un peu mes formes et cette petite jupe brillante en lambeaux, qui a perdu presque tous ses sequins. Je savais que je n’avais pas l’air de grand-chose, mais je n’ai pas les moyens de bien m’habiller.

Ou même d’être acceptable.

Nikki lève les yeux au ciel en agitant ses mains autour de moi :

– Regarde-toi, tu as l’air d’une gamine qui vient de quitter le bac à sable et qui joue avec les vieilles nippes de sa mère.

Elle renifle un petit coup et réajuste sa propre jupe en denim qui lui couvre à peine les fesses. Sans compter son débardeur vert qui a des taches d’eau de Javel au-dessus de son sein droit.

– Peu importe, maintenant, il est parti, réponds-je, amère. Fichons le camp d’ici !

J’ai besoin d’y voir plus clair et de faire d’autres plans. Ce qui inclut : me séparer de Nikki.

– Pas si vite, petite. Tu es pressée ? demande Nikki en faisant le tour de la pièce et, quand elle arrive à la porte, elle la verrouille. Voyons un peu ce qu’on peut trouver ici.

Elle ouvre un à un les tiroirs d’une commode pour voir ce qu’il y a dedans, en mettant de côté chaussettes et tee-shirts.

– Mais… qu’est-ce que tu fais ? demandé-je. Il faut partir. Tout de suite. Tu n’as sûrement pas bien regardé la gueule de ces mecs, parce que sinon, on devrait déjà être de l’autre côté de la Floride !

– Oh, ferme-la ! Tu prends tout trop au sérieux. Pourquoi es-tu si pressée ? En plus, ici, on a l’air conditionné, dit Nikki en éventant ses aisselles.

Elle attrape une photo entourée d’un cadre fin en plastique et me regarde :

– Pas mal, le mec, hein ?

Elle passe sa main sur une autre photo d’une jeune fille blonde aux cheveux bouclés qui regarde l’objectif. Pour la première fois depuis que je connais Nikki, je la vois sourire, même si je sens un voile de tristesse derrière. Elle pose la photo et ouvre le tiroir du bas en fouillant dans des papiers :

– Merde, BINGO ! s’exclame-t-elle.

Quand elle relève sa main, elle tient un gros paquet de billets retenus par une bande violette. Elle se met à l’agiter en l’air et mon estomac se tord. Cet argent peut acheter beaucoup de nourriture !

Il peut aussi acheter le début d’une toute nouvelle vie.

Cette pensée devrait s’en aller aussi vite qu’elle était venue, parce qu’il est hors de question de le voler.

Pas question de LUI voler quoi que ce soit.

Je suis désespérée, pas suicidaire.

Tout à coup, on entend un gros boum boum suivi du cliquetis de la serrure :

– Merde ! hurle une voix de l’autre côté. Pourquoi cette porte est fermée à clef !!??

– Vite, filons ! crié-je, paniquée.

Nikki attrape un autre paquet de billets dans le tiroir et se précipite vers la fenêtre en me bousculant avant même que j’aie pu lui proposer de passer la première. Elle sème quelques billets au passage… elle a déjà une jambe passée sur le rebord de la fenêtre quand la serrure cède et le battant explose, en semant des morceaux de bois partout sur le sol.

Bear est planté sur le seuil de la porte. On se regarde dans les yeux un bref instant avant qu’il ne remarque le tiroir vide, les billets répandus par terre et la fenêtre ouverte où Nikki est déjà à moitié dehors.

Il entre dans la pièce. Nikki attrape son sac à main d’où elle sort un pistolet dont j’ignorais l’existence :

– Tu ne bouges plus ! hurle-t-elle, pointant l’arme en direction de Bear.

Il s’arrête net et les sourcils arqués, il lui demande, sans une once de peur dans la voix :

– Es-tu sûre de vouloir faire ça ?

On croirait qu’il se fout d’elle, qu’il la provoque, comme si se retrouver avec une arme pointée sur lui était une vieille habitude.

L’homme ténébreux aux yeux verts s’encadre alors dans la porte, et je me pétrifie. Dès qu’il aperçoit Nikki et l’état de la pièce, il fait la grimace, puis il avance tranquillement vers elle en passant devant Bear.

– Arrête, sinon je te bute ! dit-elle d’une voix qui faiblit à mesure qu’il approche.

– Vas-y, tire ! lui répond-il, les yeux plantés dans les siens.

À chacun de ses pas, la tension monte, Nikki se tourne vers moi, l’arme tremblant dans sa main. Soudain, ses yeux se remplissent de larmes :

– Désolée ! dit-elle, en actionnant la gâchette.

J’entends un bruit d’explosion, comme un pic brisant un gros bloc de glace ; mes oreilles sifflent, j’ai l’impression de perdre l’équilibre.

Je ne sais pas comment je me retrouve par terre, mais je suis étendue sur la moquette, sur le côté et recroquevillée sur moi-même, les yeux fermés, les mains sur mes oreilles, cherchant désespérément à faire cesser ce sifflement. Au moment où le malaise commence à diminuer, une main ferme me retourne et me plaque sur le dos. Ma tête vient frapper sur le sol comme un poids mort.

– La rouquine est partie, annonce Bear, en tapotant sur son portable. J’ai envoyé Cash et Tank à sa recherche et prévenu ceux qui sont dans les environs. Le quartier est trop petit pour qu’elle puisse s’échapper sans qu’on la repère ; tôt ou tard, on va la retrouver.

Juste au-dessus de mon visage, l’homme aux yeux verts me regarde avec mépris, je vois ses veines battre dans son cou.

– J’avais tort, tu n’es qu’une garce, voleuse, en plus.

Il comprend, à mon air interloqué, que je n’entends rien ; il m’arrache les mains des oreilles et continue :

– Écoute-moi bien, petite garce…

Il s’arrête à la moitié de sa phrase et regarde ses mains qui retiennent les miennes. Je baisse moi aussi le regard. Mes doigts dégoulinent d’un liquide rouge. Il m’attrape par le menton et me tourne la tête d’un côté, puis de l’autre. Il appuie alors sur un endroit, juste au-dessus de mon oreille et je me mets à hurler tant cela me fait mal.

– Merde ! dit-il, les doigts maintenant couverts du même rouge que mes mains.

Serait-ce du sang ?

Bear est debout, à côté, les bras croisés. J’ouvre la bouche pour lui demander ce qui s’est passé. Rien ne sort. Les deux hommes échangent des mots que je ne comprends pas. La pièce s’assombrit. Plus les secondes passent, plus ma vision se rétrécit ; j’ai l’impression d’entrer dans un tunnel sombre. J’ai tellement peur du noir que ma fréquence cardiaque s’élève de seconde en seconde, mais soudain, une étrange sensation de calme m’envahit et je ne vois plus que le visage magnifique de l’homme en colère qui se penche sur moi.

– Je ne connais même pas ton nom, ai-je encore la force de murmurer.

J’arrive à rester consciente assez longtemps pour entendre sa réponse :

– On m’appelle King.

Alors, l’obscurité l’emporte et je sombre dans un trou noir.

CHAPITRE 5

KING

Je n’ai jamais été aussi furieux de toute ma vie. Depuis vingt-sept ans que je suis sur cette Terre, il y en a plus d’un qui a dû affronter la colère de Brantley King et pas mal pourraient encore en témoigner.

Finalement, quel âge a cette fille ? Dix-sept ans ? Dix-huit ans ?

Je ne la connais pas depuis assez longtemps pour la haïr, mais j’ai quand même envie de passer mes mains autour de son cou et de serrer. Mieux, je pourrais prendre un bracelet de force que j’ai autour de mon poignet et le lui serrer autour du cou. J’ai envie qu’elle comprenne combien je suis furieux en pressant la vie hors de son corps maigrelet, comme on extrait le jus d’une orange.

Je veux passer toute ma rage sur elle et, en même temps, je n’en veux pas qu’à elle, je suis aussi furieux contre moi. J’ai toujours été pointilleux sur la sécurité, mais je dois avouer que, cette fois, j’ai fourré les billets que Preppy m’a donnés n’importe comment dans ce tiroir.

Ce putain de tiroir.

Le King d’il y a cinq ans aurait mis le fric dans son coffre du grenier et aurait déjà changé trois fois la combinaison.

Comment ai-je pu passer d’un mec hyper-prudent à quelqu’un d’aussi dangereusement négligent ?

Il faut que je mette des agents de sécurité devant chaque porte. J’avais des ennemis quand je suis allé en prison, mais j’en ai encore plus depuis que j’en suis sorti. Malgré cela, j’oublie ma prudence légendaire et je laisse une fille que je ne connais même pas toute seule dans ma chambre, alors que j’aurais dû la mettre à la porte à coups de pied dans le derrière dès que j’ai décidé qu’on ne coucherait pas ensemble.

Ce qui ne me ressemble pas non plus.

Je ne l’ai pas baisée parce qu’elle avait peur de moi ? Parce qu’elle avait l’air innocente et naïve ? En tout cas, ce n’est pas parce qu’elle ne me fait pas bander, au contraire. J’ai failli jouir dans mon jean dès que ses mains ont commencé à me caresser en défaisant ma ceinture. Pourtant, j’ai décidé à ce moment-là que je n’irais pas plus loin, parce que j’avais envie d’une fille qui soit plus pro, qui me permettrait de me libérer de l’agressivité et de la tension accumulées durant des mois d’enfermement.

Quel mensonge !

Quelque chose en moi, peut-être même ma conscience, me disait de ne surtout pas profiter de la situation. Non, je n’avais pas le droit de l’exploiter. Sortir de ma chambre, alors que ses joues étaient rouges, à la fois de peur, de gêne, de colère et peut-être même de désir, fut un vrai supplice. J’ai dû me faire violence pour ne pas revenir sur mes pas ; j’avais tellement envie de la prendre contre le mur.

Mais ça, c’était avant. Tous mes bons sentiments à son égard se sont envolés avec sa copine et mon fric. Les six mille dollars que la rouquine a réussi à piquer sont loin du montant dont j’ai besoin pour un pot-de-vin, mais ce n’est pas le problème. Deux malheureux centimes auraient déjà été de trop.

D’une façon ou d’une autre, la fille qui s’est évanouie dans mon lit va payer. Je m’assois donc sur mon matelas et commence à retirer les couvertures. Sa jupe, qui est bien trop grande pour son petit corps, est roulée à la ceinture afin de ne pas tomber de ses hanches. Le tissu, qui a perdu la plus grande partie des trucs brillants cousus dessus, est remonté jusqu’à sa taille durant son sommeil et me laisse voir sa petite culotte de coton blanc. Je parcours du bout des doigts la peau de ses jambes depuis ses chevilles jusqu’à ses cuisses et ce simple contact me donne des frissons. Cela réveille aussi mon pénis.

Elle est tellement maigre, ses joues sont si creuses ! Elle a des cernes noirs sous ses grands yeux, ses coudes sont aussi décharnés que ses côtes et me rappellent Preppy, la première fois que je l’ai rencontré. Elle n’a rien de commun avec les filles après lesquelles je cours d’habitude… j’aime les seins, les culs, les trucs qui occupent mes mains quand je suis enfoncé jusqu’à la garde dans une nana.

Alors, pourquoi je n’arrive pas à m’arrêter de la toucher ?

J’enlève délicatement son débardeur et le laisse tomber sur le sol.

Pas de soutien-gorge.

Des petits seins, mais parfaitement galbés. Je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’ils seraient tout simplement parfaits si elle avait un peu plus de chair sur les os. Une poitrine que je rêverais de voir se balancer au-dessus de moi quand elle me chevaucherait.

La fille pousse un grand soupir, mais elle ne se réveille pas. Quand sa respiration redevient régulière, je dessine lentement des cercles sur la peau douce de son ventre, autour de son nombril, puis je remonte, autour de ses tétons roses. Je dois presque physiquement me retenir pour ne pas me pencher et les prendre dans ma bouche. J’ai envie de les mordre jusqu’au sang… j’ai envie de lécher ce sang sur sa peau lisse et pâle. De toute ma vie, je crois que je n’ai jamais autant haï et désiré quelqu’un. Une baise rapide et rageuse pourrait chasser cette inhabituelle vague sentimentale qui traverse mon esprit tordu, mais la fille dans mon lit est blessée et sans connaissance.

Techniquement, on peut dire que je prends soin d’elle.

Techniquement, on peut aussi dire que j’ai envie de baiser sa bouche jusqu’à ce qu’elle s’étrangle.

Je suis tellement tiré dans des directions contraires que j’en ai mal au crâne.

Il faut que je fiche le camp. Je doute que la toucher pendant qu’elle dort soit une bonne idée, mais, en même temps, je n’arrive pas à quitter ce lit. Soudain, elle se met à bouger, un tout petit peu, juste assez pour me rappeler que je suis en train de me comporter comme Preppy. Et pourtant, impossible de partir, pas maintenant. Je ne peux pas prendre le risque de la voir s’échapper si elle se réveille ! Dans ce cas, je ne saurai jamais où a bien pu filer la rouquine avec mon argent.

En fait, elle ne peut pas s’enfuir vu que je l’ai menottée à la tête de lit. Au lieu de me lever et de me tirer, je me déshabille, en gardant mon boxer, m’allonge près d’elle, colle ma poitrine contre son dos et tire la couverture sur nous.

Une grande première pour moi. Jamais auparavant je ne me suis retrouvé au lit sous des couvertures avec une femme ; je n’ai jamais laissé personne dormir avec moi. Je pose ma main à plat sur son ventre si maigre qu’il est presque creux ; tout de suite, la chaleur de son corps vient envahir le mien et aggrave mon érection. La tête posée sur ma main, je l’observe : je suis fasciné par le contraste entre nous : elle, diaphane et parfaite ; moi, bronzé et tatoué de partout.

Cette fois, je bande à mort.

Je sens des spasmes crisper mes reins à l’idée d’arracher la petite culotte de cette fille innocente. Je dois le reconnaître, la seule raison qui m’a fait remonter dans ma chambre tout à l’heure est que j’avais changé d’avis. Elle a beau avoir cet air innocent, c’est tout de même elle qui s’est offerte à moi, et qui suis-je pour refuser une offre pareille ?

La prison m’a sans doute changé, mais pas à ce point-là ! Je suis resté en bas, pas plus de dix minutes, avant de tourner les talons, de remonter pour la déshabiller et pour lui montrer dans quel pétrin elle s’était mise.

Je ne cesse pas d’enrouler les boucles de ses cheveux blond pâle entre mes doigts en me rappelant que cette fille est une voleuse, doublée d’une pute, et que j’ai tous les droits de me faire rembourser ce qu’elle m’a pris… et plus encore.

Cette garce m’appartient.

J’ai le droit de la prendre.

Seulement voilà, même si j’en ai très envie, rien à faire, je n’y arrive pas. Je le sens, cette fille a une histoire plus profonde qu’il n’y paraît. Sa copine est visiblement une junkie, avec ses pupilles dilatées et son nez rouge brillant, mais celle qui est dans mon lit n’a pas l’air d’en être une. Pourtant, ses vêtements et sa frêle constitution m’ont un moment fait penser qu’elle fréquentait Bear et ses potes uniquement pour la drogue.

Elle se réveille, juste au moment où je me demandais quel plan appliquer… avec une préférence pour que ça soit avec elle, nue et à genoux. Elle pousse un long soupir, je m’immobilise. J’ai peur qu’elle ne se réveille avant que je sois sorti du lit, mais curieusement, son corps se détend et vient se lover contre moi… ses fesses se collent contre mon érection.

Je lâche un grognement.

Seuls mon boxer et sa culotte nous séparent. J’ai envie de me frotter contre elle, de soulager la pression qui augmente dans mon entrejambe, mais j’arrête net et je sors de mon lit aussi vite que j’y suis rentré.

Je ramasse mon jean par terre. Avant de quitter ma chambre, je me retourne et regarde la fille endormie dans mon lit. Les rayons de lune que la fenêtre laisse pénétrer rendent ses cheveux plus blonds et sa peau encore plus pâle.

Elle a l’air hantée par une force invisible.

Je ne sais toujours pas si je veux la tuer ou la baiser.

Peut-être les deux ? Mais une chose est sûre, d’une façon ou d’une autre, je vais la faire hurler.

Enfin, je sens le King que j’étais se réveiller en moi.

CHAPITRE 6

DOE

Je me réveille groggy et désorientée. J’ai l’impression que mon crâne va éclater, tellement j’ai mal à la tête. Le matelas est confortable, les draps doux contre ma peau, une option bien plus agréable que les bancs du parc ou les trottoirs sur lesquels j’ai l’habitude de dormir.

J’étire mes jambes l’une après l’autre, et lorsque je veux lever mes bras pour faire la même chose, je m’aperçois que le gauche est coincé. J’ouvre vite les yeux en entendant un bruit de ferraille et je découvre qu’il est attaché à la tête du lit par des menottes.

Merde alors.

Paniquée, je m’assieds d’un bond et regarde autour de moi. Une vive douleur me lance sur le côté de la tête dès que mon oreille effleure mon épaule et je sens que je porte un gros pansement. Progressivement, je refais le film de la nuit passée.

On m’a tiré dessus… Nikki m’a tiré dessus.

Je suis toujours dans la même pièce, mais dans la lumière du matin ; les détails que la pénombre cachait sont maintenant bien visibles : au pied du lit, une commode tout abîmée dans les coins, au-dessus, un énorme écran plat, un grand placard à deux portes occupe tout le mur sur le côté droit, enfin, il reste assez de place pour une table de nuit à côté du lit. Ce n’est pas énorme, mais confortable. Une belle couette bleu marine recouvre un lit à la structure métallique et orné d’une tête en fer forgé à laquelle je suis tout simplement enchaînée par des menottes.

Où donc sont mes vêtements ?

Je suis presque nue ; heureusement, j’ai encore ma culotte.

Bordel… il faut que je me tire d’ici !

J’ai l’estomac en compote, je ne peux pas m’empêcher de gémir de douleur en me tenant le ventre. La porte s’ouvre, l’homme de cette nuit apparaît.

On m’appelle King… ça y est, je me souviens.

Il entre dans la pièce comme s’il sortait de l’Enfer pour monter sur Terre où la seule existence de pauvres mortels suffirait à le mettre en colère. Il me regarde, droit dans les yeux, un frisson glacial me secoue tout le corps.

– Ton nom ! demande-t-il.

Il ferme la porte derrière lui, s’arrête à deux pas du lit et croise ses deux bras musclés sur sa poitrine. Sur le côté droit de son cou, je vois pulser une veine sous l’encre de ses tatouages. Ses yeux fixent mon buste… je recouvre tout de suite mes seins avec le bras qui me reste.

– Qu’est-ce que ça peut te faire ? demandé-je avec insolence.

King porte les mêmes vêtements sombres qu’hier soir, les mêmes bracelets de force autour de ses avant-bras. La seule différence est que, ce matin, il porte une espèce de bonnet gris foncé. Dans la lumière du jour, je me rends compte que les tatouages, que j’ai à peine aperçus la nuit dernière, sont tous imbriqués les uns dans les autres. En un mot, ce King est absolument superbe ! Le vert de ses yeux est tellement sombre qu’on les croirait noirs et ses lèvres sont bien dessinées et légèrement roses.

– Je pense que tu peux commencer par ton nom, ensuite tu vas me dire où cette garce s’est tirée avec mon fric !

Je n’ai jamais vu un homme aussi beau et terrifiant. Comme j’ai peur du noir, tout me semble plus effrayant la nuit et mon esprit a tendance à exagérer ce que je vois et ce que je vis. Mais, dans la lumière du jour, King est encore plus grand qu’il ne le paraissait hier soir, il est plus intimidant, plus effrayant, plus en colère… et tellement plus beau !

– Tu m’as volé, Pup. Voici ta seule et unique chance de me dire où cette salope de rouquine s’est tirée. Tu vas payer d’une façon ou d’une autre, mais si tu parles, tu sauveras peut-être ta vie.

J’ai la tête qui tourne et mes idées sont loin d’être claires. Je sais que je risque ma vie mais je n’arrive qu’à penser à des choses futiles.

– Où sont mes vêtements ?

– Tu me dois six mille dollars alors tes fringues devraient être le cadet de tes soucis.

Merde, six mille dollars ! Garce de Nikki.

– Commence pas à jouer avec moi, Pup.

King m’attrape par les chevilles, me tire d’un coup sec, me faisant glisser pour me mettre sur le dos, mon bras étiré au maximum, retenu par la menotte. Mon autre main s’accroche sur le lit et, une fois de plus, mes seins sont à l’air.

– Tu as peur que j’aie profité de la situation pendant que tu dormais ? C’est vrai, peut-être que je l’ai fait, je vais te dire une chose : je fais ce que je veux de toi, et quand je le veux, parce qu’à partir de maintenant, tu m’appartiens, OK ?

Depuis que je vis dans la rue, je l’ai parfois échappé belle, je suis passée par des moments plus que difficiles, j’ai vécu des trucs qui m’ont terrifiée et qui ont fait battre mon cœur à cent à l’heure… Je sais ce qu’est la peur.

Mais King est bien pire que tout cela.

– Arrête d’essayer de cacher tes jolis petits seins. Je te rappelle que la nuit dernière, tu étais prête à me sucer, ce n’est pas maintenant que tu vas jouer les prudes, même si tu me fais bander depuis que je t’ai déshabillée.

King se penche en avant et place ses genoux de chaque côté de mes hanches. Il m’attrape les fesses de ses deux mains. J’essaye alors de me dégager, mais il enfonce les doigts dans la chair tendre de ma mâchoire et m’oblige brutalement à lui faire face.

– Tu veux savoir exactement ce que je fais aux gens qui me volent ? À ceux qui osent prendre ce qui m’appartient ?

– Non, dis-je, haletante.

Et, c’est vrai, je n’ai aucune envie de savoir.

– Je pense à certains et certaines qui auraient pu te parler de leur expérience, Pup, mais malheureusement, plus aucun n’est encore en vie pour ça.

Meeeerde !

– Je ne sais pas où elle est, je te jure. Je t’en prie, laisse-moi partir.

Je le supplie tout en me tortillant sous lui, je ne veux pas mourir à cause de la bêtise de Nikki.

– On peut trouver une solution.

Je dis ça, mais je n’ai pas la moindre idée de par où commencer. Je dirais n’importe quoi pour me libérer de ces menottes et me tirer de cette maison. King me dévisage longuement et ajoute :

– Tu es très mignonne, Pup et tes yeux me font bander, mais tu n’as que la peau sur les os et moi, je ne baise pas avec des junkies.

– Je ne suis pas une junkie, m’exclamé-je, furieuse.

Me faire traiter de camée alors que, depuis le temps que je traîne dans la rue, je n’ai jamais touché à la moindre drogue, ça me fait péter les plombs !

– Arrête tes conneries ! Si tu n’as pas besoin d’un fixe, pourquoi serais-tu assez stupide pour venir voler dans ma propre chambre ? En plus, je sais que tu n’es pas du coin, parce que si tu l’étais, tu n’aurais même pas imaginé venir toucher à ce qui m’appartient.

Sa voix se fait de plus en plus menaçante, son regard de plus en plus froid. Il pense que je suis une junkie, comme Nikki, et il croit que je vais baisser les bras.

Il a tort.

– Je n’en ai rien à faire de qui tu es, hurlé-je, folle de rage, tu n’es pas aussi malin que tu le penses. Et puis, de quel droit juges-tu les autres ?

Je suis certaine que ce que je viens de dire va déclencher l’Apocalypse, mais pas du tout, King n’est pas plus en colère, au contraire, il a l’air plutôt amusé :

– C’est vrai, tu as en partie raison, quand il s’agit de moi et de ce qui m’appartient, je suis à la fois le juge et les jurés. Pire, si besoin s’en fait sentir, je suis aussi le bourreau !

Je n’ai pas encore eu vraiment le temps de digérer ses propos que mon estomac, justement, recommence à faire des siennes. Le regard de King se fixe sur mon ventre tandis que j’essaie de soulager mes horribles douleurs en plaquant mon bras libre dessus. Je suis étourdie, j’ai l’impression que je vais encore m’évanouir, mais je lutte pour rester consciente.

King est toujours sur ses genoux, à califourchon sur moi. J’essaie de me redresser, autant que possible, puisque je suis toujours entravée par les menottes ; mon visage n’est plus qu’à quelques centimètres du sien :

– La junkie, c’est Nikki… moi, j’ai juste horriblement faim, gros connard !

Immédiatement, King serre les poings et lève une main. Je me débats du mieux que je peux et j’essaie de me protéger le visage en attendant la gifle qui va tomber.

Mais non, elle ne vient pas.

Au bout d’un moment, je soulève mes paupières, King me regarde intensément, il a toujours une main en l’air, mais non, il n’est pas en colère, il ne fait que la passer dans ses cheveux très courts. Il fronce les sourcils, je le sens perplexe. Moi, je suis toujours là, attachée au lit, sans pouvoir m’échapper, sans savoir ce qui va m’arriver. Ce n’est vraiment pas le moment de perdre tout filtre et de sortir n’importe quoi.

– Je suis désolée, je ne voulais pas faire ça, j’ai juste…

– Tais-toi ! me répond-il calmement.

– Je ne prends aucune drogue, je n’en ai jamais pris, je t’assure, je ne sais même pas ce que c’est. Tu vois, c’est que…

– Tais-toi !

Mon estomac gronde encore, ça me fait tellement mal que je commence à voir danser des papillons devant mes yeux. J’ai besoin de manger. De m’échapper. Je veux être n’importe où, sauf sur ce lit :

– Je te jure, je n’ai pas pris ton argent. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas ce qui était prévu. Je devais juste rencontrer un biker pour…

– Ferme-la ! hurle-il, excédé par mon monologue confus.

Mon estomac me fait de plus en plus mal, cette fois, je ferme les yeux en attendant que la douleur se dissipe. J’essaie de mouiller mes lèvres trop sèches et gercées, mais ma langue est enflée et je n’ai plus de salive. King me caresse la joue du pouce. Je suis tellement concentrée pour ne pas m’évanouir que je me rends à peine compte qu’il me touche. Au bout d’un moment, alors que seul le bruit de mon cœur bat dans mes oreilles, King se lève et sort en claquant la porte derrière lui.

Je suis sa prisonnière.

Maintenant, je suis entièrement entre les mains de King. Soit je vais mourir de faim, soit de peur. Peu importe la manière ! C’est le moment qui m’importe, car, je le sais, maintenant : jamais je ne quitterai cette maison.

En tout cas, pas vivante.

CHAPITRE 7

DOE

Je suis entre deux eaux, à moitié éveillée, à moitié inconsciente, quand la porte s’ouvre ; des pas lourds s’approchent du lit. J’entends vaguement un bruit de métal, quelque chose que l’on pose puis qu’on fait glisser sur la table de nuit. Ce sont les odeurs qui me ramènent à la vie, comme si on m’avait mis des sels sous le nez.

De la nourriture !

J’essaie alors d’attraper le plateau, près de moi, mais l’acier des menottes me scie le poignet en s’incrustant dans ma chair. Je ne peux m’empêcher de lâcher un cri perçant.

– Tout doux, bijou, lance une voix.

Je n’ai même pas remarqué l’homme appuyé sur la commode, les bras croisés au bout de mon lit. Je le reconnais, il était à la fête la nuit dernière. Je me souviens que je suis presque nue quand je le vois qui me dévore du regard. Vite, je me recouvre tout en me recroquevillant le plus possible contre la tête de lit. Il s’approche de moi lentement, tout sourire.

– Non ! je crie, dès qu’il est assez près pour me toucher.

– Non ? demande-t-il. Tu n’as pas envie de ça ?

Il prend le plateau et le dépose sur le lit devant moi.

– Non… si, si, bien sûr ! confirmé-je.

J’essaie à nouveau de m’asseoir et serre les dents quand mon oreille blessée cogne accidentellement contre le fer forgé de la tête de lit. S’il me propose de la nourriture, ma pudeur va devoir attendre que mon ventre soit plein. J’enlève le bras posé sur ma poitrine et attrape le plateau pour le rapprocher encore plus près de moi. Quand je vois ce qu’il y a dessus, je marque un temps d’arrêt.

Quoi ?

Deux assiettes y sont posées. Sur la première, un sandwich enveloppé de papier blanc, fermé avec une étiquette autocollante frappée du logo de la boutique d’où il vient. Sur la seconde, qui n’est pas une assiette mais plutôt un miroir, de la poudre blanche divisée en trois lignes avec un dollar roulé en paille. À côté, un sac en plastique contenant une aiguille, une petite cuillère, un briquet et une autre petite pochette, remplie également d’une poudre d’aspect brunâtre.

– Mais, qu’est-ce que c’est que tout ça ?

– Le petit déjeuner, me répond-il sans sourciller. Tu as le droit de choisir ce que tu veux sur ce plateau, mais une seule chose, pas les deux.

Puis il s’assoit sur le lit, en face de moi.

– C’est une plaisanterie, j’espère.

Qui choisirait de la drogue pour son petit déjeuner ?

– Nikki, bien évidemment.

– Fais le bon choix, me dit le type, en pointant le plateau du doigt.

J’attrape le sandwich, en arrache le papier avant qu’il ait fini sa phrase et j’en avale goulûment une énorme bouchée, pleine de pain et de papier en même temps.

– Vas-y doucement…

Il se moque de moi, et tant pis si je manque de m’étouffer chaque fois que j’avale une bouchée à moitié mâchée, mais cette sensation de mastiquer et de déglutir est d’une euphorie totale. Je continue jusqu’à sentir tout le sandwich dans mon estomac.

Je n’ai vraiment pas besoin de drogue, je suis shootée à la bouffe.

Je m’essuie la bouche avec ma main et suce mes doigts jusqu’à ce qu’ils soient impeccables. L’homme me tend alors un verre d’eau que je descends en trois gorgées, puis je m’allonge sur le lit en tapotant mon ventre. Peu m’importe maintenant si je suis presque nue devant cet étranger. J’ouvre la bouche pour parler quand une horrible nausée monte par vagues jusqu’à mes lèvres. Vite, je me relève en mettant ma main sur la bouche.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? me demande-t-il, alors que je cherche partout un truc dans lequel je pourrais vomir.

Je ne vois rien à portée de main, mais en une seconde, il comprend ce dont j’ai besoin. Il se lève précipitamment, attrape une poubelle en métal dans le coin de la pièce et revient juste à temps pour que je puisse régurgiter tout mon petit déjeuner. Jusqu’à ce que mon estomac, à nouveau, se retrouve complètement vide, je rends chacune des bouchées du sandwich à peine mâché et non digéré.

– Putain de bordel, je t’avais dit de ralentir !

Il se dirige vers le fond de la chambre, ouvre la fenêtre et vide entièrement le seau dehors :

– Je passerai tout ça au jet plus tard.

Je n’ai pas pleuré quand je me suis réveillée à l’hôpital, sans même pouvoir me rappeler mon nom. Je n’ai pas pleuré quand on m’a dit que je ne retrouverais sans doute jamais la mémoire. Je n’ai pas pleuré lorsqu’on m’a envoyée vivre avec un groupe de pervers. Je n’ai pas pleuré lorsque je me suis échappée et que j’ai dû vivre dans la rue. Je n’ai pas pleuré quand j’ai compris qu’il allait falloir vendre mon corps si je voulais survivre. Je n’ai pas pleuré quand une balle a effleuré mon oreille. Je n’ai pas pleuré en me retrouvant menottée sur un lit par un psychopathe tatoué qui, j’en étais certaine, allait finir par me tuer.

Mais perdre un estomac plein comme je n’en ai pas eu depuis des semaines, là, oui, pour ça, je pleure. Et pas seulement quelques larmes, mais je sanglote tout ce que je sais, mes épaules tressautent ; je ne peux plus m’arrêter.

Méga crise de larmes !

L’espoir, voilà quelque chose que jamais je n’ai abandonné, mais là, maintenant, je suis prête à jeter l’éponge. Cette fois, ça m’est bien égal de rester attachée à ce lit jusqu’à ce que je meure et que je pourrisse sur place.

Je n’en peux plus.

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’en sortir, mais trop, c’est trop : trop de peur, trop de faim, trop de garce à cheveux rouges, trop de coups de feu, trop de toute cette histoire pour ma pauvre vie. J’essaie de me relever sur le lit et laisse tomber ma tête sur mon bras, ankylosé par une mauvaise position, je n’ai plus de force, mon corps est tout mou. En regardant par la fenêtre, je remarque qu’il fait jour, je ne sais même pas quelle heure il est et je m’en moque.

Apparemment, je n’intéressais personne lorsque j’étais quelqu’un, avant. Alors, je n’ai aucune chance maintenant. Quelle ironie ! Moi qui ai toujours rêvé d’un lit et d’un toit, voilà qu’enfin je les ai obtenus ; de la pire manière et tant qu’ils veulent bien me garder en vie.

Le type dont je ne connais pas le nom a quitté la pièce en laissant le plateau sur le lit. Combien faut-il que je prenne de ces drogues pour que la dose soit mortelle ? La moitié ? Tout ? Peut-être le plan de King est-il de me l’injecter lui-même. Pire, peut-être est-il un lâche et qu’il a envoyé son copain pour faire le sale boulot à sa place. Avec un peu de chance, ma mort sera rapide, et pourquoi pas une belle petite balle en pleine tête ?

D’une façon ou d’une autre, la manière dont je vais partir n’a plus d’importance. Je sais simplement que c’est la fin et, curieusement, le savoir me libère plutôt que d’avoir à passer les heures qui me restent à la combattre.

Je suis bien au-delà de la fatigue.

Peut-être King a-t-il pensé que j’allais rendre les choses plus faciles pour lui en prenant les drogues toute seule. Hors de question. Non, je ne veux pas lui donner cette satisfaction. S’il veut ma mort, qu’il prenne son courage à deux mains et le fasse lui-même ! Je réunis mes dernières forces pour envoyer balader le plateau, le miroir atterrit sur la moquette et la coke valse en l’air dans un nuage de fine poudre blanche.

J’éclate de rire.

Je ris si fort que tout mon corps est secoué et que des larmes coulent sur mes joues, que mon propre rire m’étouffe. Voilà ce que je suis devenue : une femme à moitié nue, menottée à un lit, du vomi sur le visage et un plateau de dope éparpillée par terre, secouée par un rire hystérique, comme une schizophrène qui n’aurait pas pris ses médicaments.

À nouveau, la porte s’ouvre et le même type que tout à l’heure entre. Je ne prête pas attention à lui, je préfère regarder le soleil qui se lève à travers la fenêtre.

– Tu sais combien coûte cette connerie ? me demande- t-il, l’air abasourdi.

– Non. Et je ne vois pas pourquoi tu as pris la peine de l’amener ici, j’ai déjà dit à ton copain que je ne suis pas une junkie.

Je roule sur le côté, lui tournant le dos, et je continue :

– Pourquoi tu ne me tues pas, tout simplement ? Qu’on en finisse une bonne fois pour toutes !

– C’était un test, me répond-il, en contournant le lit. Tu as réussi, ajoute-t-il.

Il s’approche de moi et pose son dos contre la tête du lit, un bol fumant à la main.

– Un quoi ? Mais merde, qu’est-ce que ça veut dire ?

– C’est King, il voulait savoir si tu disais la vérité, il a donc fait un test. Une junkie aurait dit « rien à foutre de la bouffe » en plongeant le nez dans la dope. Tiens, prends ça, me dit-il, en me tendant le bol. Au fait, je m’appelle Preppy.

Un nom bizarre pour un mec bizarre. Il ressemble à un mélange entre un voyou, un prof et un surfeur. Je l’avais brièvement aperçu hier soir, mais je n’avais pas pris le temps de bien le regarder. Preppy doit faire à peu près un mètre quatre-vingt-cinq, il porte un jean léger et une chemise habillée jaune à manches courtes avec un nœud papillon blanc. Ses cheveux blond cendré sont ramassés en une étrange queue-de-cheval placée presque sur le sommet de sa tête. En revanche, il est totalement rasé sur les côtés, au-dessus des oreilles. Des tatouages imbriqués comme des sarments de vigne partent de ses tempes et s’enroulent sur la peau de son crâne. Ses bras, ses mains et même ses phalanges sont aussi couverts d’encre. Il porte une barbe foncée qui n’a pas la même couleur que ses cheveux. À première vue, il paraît plus âgé qu’il ne l’est, mais ses yeux trahissent sa jeunesse.

– Qu’est-ce que c’est ? lui demandé-je, les yeux rivés sur le bol fumant.

– Du bouillon de poulet. Bois-le doucement si tu veux le garder. Depuis combien de temps n’as-tu pas mangé ?

– Je ne sais pas très bien.

Le fait de l’exprimer à haute voix me gêne ; je n’y ai pas pensé avant.

– Cela doit faire des jours, je suppose.

Un peu tremblante, je prends le bol qu’il me tend. La chaleur soulage immédiatement la douleur dans ma main affaiblie. Je le porte lentement à ma bouche, en profitant du plaisir que me procure la vapeur sur mes joues et de la douceur du liquide qui s’écoule dans ma gorge.

– Pourquoi prends-tu la peine de me nourrir ?

– Tu dis que tu n’es pas une junkie, mais tes côtes vont bientôt déchirer ta peau… si ça continue, je vais pouvoir aiguiser mon couteau sur ta clavicule. Et puis, King n’est pas du genre à faire mourir quelqu’un de faim.

– Tu veux dire qu’il ne va pas me tuer ? demandé-je, pleine d’espoir.

– Ce n’est pas ce que j’ai dit, mais il ne va pas te laisser mourir de faim. L’équipe de Bear est sur une piste pour la rouquine. Si on arrive à l’attraper et qu’on se rend compte que tu n’étais pas dans le coup, il pourrait te relâcher.

– Pourrait ?

– Il n’est pas des plus prévisibles et il s’est absenté pendant quelques années. Depuis, il n’est plus tout à fait le même, je ne peux donc pas te dire ce qui se passe dans sa tête en ce moment.

– Des années ?

Tout à coup, je me souviens que la fête d’hier soir célébrait son retour à la maison.

– Où était-il ?

– Dans un établissement dépendant de l’État.

– À l’université ?

– En prison.

La prison paraît bien plus vraisemblable en effet.

– Qu’est-ce qu’il a fait ?

Une fois la question posée, j’ai peur d’être allée trop loin. Mais je pense que, peut-être, si j’en sais plus sur King, j’aurai plus de chance de le convaincre de me laisser partir.

– Tu poses beaucoup de questions, petite. Qu’est-ce que tu veux savoir, exactement ?

– Je suis juste curieuse, c’est tout, réponds-je en haussant les épaules, tout en prenant une nouvelle gorgée de mon bouillon.

– Il a tué quelqu’un et s’est fait prendre, me dit Preppy, l’air de rien.

Cette fois, j’avale une grande gorgée de bouillon qui a du mal à passer.

– Qui ?

La curiosité accélère mon débit de paroles. Preppy me sourit, je peux voir une certaine excitation briller dans ses yeux et je devine alors que ce type n’est pas exactement celui qu’il veut qu’on croie. Il y a quelque chose de sombre derrière ces tatouages et ce nœud papillon.

Quelque chose qui me donne la chair de poule.

Preppy se penche plus près, et en posant son menton sur sa main, il ajoute froidement :

– Sa mère.

Commander King