Mars. Saint-Pétersbourg, Russie.
— Non ! je gronde en me débattant comme un démon. Lâchez-la ! Elle n’a rien fait !
Des bras puissants me retiennent en arrière tandis que je hurle, les larmes noyant mon visage déformé par la panique. Ils ne peuvent pas faire ça. Ils n’ont pas le droit de l’arracher à moi, pas comme ça, pas maintenant. J’ai besoin d’elle autant qu’elle a besoin de moi.
Elle ne tiendra même pas une seconde dans l’endroit où ils l’emmènent. Je suis le seul à pouvoir la protéger, je l’ai toujours été.
Même si j’ai failli à mon devoir jusqu’ici.
— C’est moi le coupable ! je beugle encore une fois, désespéré. Arrêtez ! Vous vous trompez de personne !
Je crie de rage, donnant un énième coup de coude dans l’estomac du policier qui m’enserre, et je m’élance vers elle. Tout le monde crie autour de moi, certains tentent de me retenir mais je réussis à l’atteindre et à encercler ses épaules frêles de mes bras. Ses épaules si douces et si familières sur lesquelles je suis monté tant de fois étant petit. Des épaules sur lesquelles ont reposé tant de soucis sans que je puisse l’en soulager…
Tout est ma faute. Je sanglote misérablement contre ses cheveux, comme un enfant de cinq ans, la suppliant de ne pas m’abandonner, et je sais qu’elle m’enlacerait si ses bras n’étaient pas menottés dans son dos.
— Levi. Arrête de pleurer. Ça va aller, mon ange.
— Gamin, tu dois la laisser partir.
Non. Non. Et pourtant, je ne peux rien y faire. Trois policiers me tirent en arrière si fort que je m’écroule à genoux, les épaules tremblantes. Ma mère me sourit au loin. Elle ne pleure pas. Au contraire, elle est très calme.
— Ne fais pas de bêtises, d’accord ? me dit-elle d’une voix ferme. Arrête de pleurer. On se voit bientôt. Je t’aime.
Je secoue la tête, incapable de retenir mes larmes. Des inconnus la prennent alors par le bras et l’emmènent enfin. Elle m’adresse un dernier clin d’œil, puis me tourne le dos. J’ai l’impression de m’éteindre à mesure que la meilleure partie de moi s’éloigne à grands pas.
Qu’est-ce que je suis censé faire, maintenant ? Je suis encore en état de choc. Je tremble comme une feuille, tellement fort que je suis incapable de me relever lorsque mon oncle me rejoint. Il me tapote les épaules, me rappelant d’être un homme, et me ramène chez lui ; là où je vais probablement vivre jusqu’à ma majorité.
Je n’ai droit à aucun mot compatissant, rien pour me rassurer. Il fait comme si rien ne s’était passé, comme si ma mère n’allait pas pourrir en prison pour avoir assassiné mon père.
Maman, pourquoi as-tu fait ça ?
Après cette fameuse journée au tribunal, je ne la revois que très rarement. On m’autorise à lui rendre visite, et même à l’appeler une fois par mois. Elle me répète constamment que tout se passe bien pour elle, qu’elle s’est même liée d’amitié avec d’autres femmes détenues. Je ne la crois pas, mais je fais semblant. Quand vient mon tour, je fais tout comme elle : je mens. Je lui dis que j’ai de bonnes notes, que je ne bois pas trop et que j’évite de faire la fête tard le soir. J’aimerais que ce soit vrai, mais comment supporter toutes les émotions qui m’assaillent jour et nuit sans de telles distractions ?
J’ai envie de mourir.
On me répète de continuer à vivre ma vie, à ne pas sécher les cours, à tout faire pour rendre ma maman fière. Au lieu de quoi, je deviens un adolescent en colère. En colère contre mon père, contre ma mère, contre moi-même. Mais surtout contre un seul homme. Parce qu’il faut toujours un coupable à nos peines, n’est-ce pas ?
Il apparaît dans le journal quelques semaines après l’incident. Il est plus connu que je ne le pensais ; un entrepreneur devenu millionnaire avant quarante ans (cent dix millions d’euros, rien que ça) grâce à une application de streaming musicale, mais aussi un habitué des casinos et des tournois de poker.
Je fixe le papier glacé, le cœur bouillonnant de haine, tandis que la journaliste lui demande son avis sur la « mort tragique » de mon père, grand joueur de poker. Tito Ferragni, son rival et Némésis numéro un, a apparemment répondu :
« C’est malheureux, bien entendu… Qui l’aurait cru ? Mais vous savez, on dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres. Les vivants doivent bien continuer de vivre ! Et j’imagine que plus rien ne se dresse entre la victoire et moi, désormais. »
J’ouvre grand la bouche devant la traduction russe, indigné. Il a osé… Il a osé dire une chose pareille dans le journal. Il se fiche totalement de ce qui s’est passé. Mon père a dédié sa vie à cette rivalité, c’était tout pour lui, bien plus que ce que ma mère et moi signifiions dans son cœur. Mais Tito n’a aucun honneur ni aucune loyauté. Il se réjouit tout simplement d’avoir plus de chances de gagner maintenant que mon père est mort.
C’est lui qui a commencé. Il a trahi et humilié mon père le premier. Il est le centre de tous nos problèmes. Tout est sa faute. C’est à cause de lui si j’ai eu une enfance pourrie, si mon père est mort, si ma mère est actuellement en prison pour dix longues années. Et il a l’audace de s’exprimer ainsi à la télé… libre et impuni, si ce n’est riche et admiré de ses pairs.
Le regard perçant fixé sur le papier, je me fais une promesse muette : peu importe combien de temps cela prendra, peu importe ce que cela me coûtera, Tito Ferragni va payer.
Je n’ai plus rien à perdre de toute façon.
— Monsieur Ivanovitch, voulez-vous que je répète la question ?
Je sors brutalement de ma rêverie éveillée, prenant conscience du groupe de journalistes tassés autour de moi. Je m’en veux de repenser à cette sombre période de ma vie lors d’un tel moment, surtout devant un public. Je savais qu’ils m’attendaient lorsque je suis descendu de ma chambre d’hôtel. À dire vrai, Thomas lui-même les a fait venir à ma demande. J’ai besoin qu’ils portent un message pour moi.
Je tiens ouverte la portière arrière de mon taxi, pensif. Je ne suis plus l’adolescent de dix-sept ans que j’étais quand mon père est décédé. Ma rancœur et ma soif de vengeance sont toujours là, mais elles se sont adoucies, assagies. Je suis devenu patient et calculateur plus qu’impulsif et pressé.
— Excusez-moi, vous disiez ? je demande poliment.
— Les WSOP commencent dans deux mois et vous avez déjà annoncé votre participation. Vous êtes arrivé deuxième au Main Event l’année précédente, si bien que tout le monde vous attend au tournant. Vous gravissez les échelons à une vitesse jamais vue jusqu’ici, pas même de la part de votre propre père. Quelques mots concernant vos objectifs ?
Je fais mine de réfléchir, le vent hivernal de Saint-Pétersbourg sifflant sous mon manteau. En vérité, j’attendais cette question avec impatience. Je repense aux mots qu’a eus Tito ce soir-là, sur le papier. À son air réjoui à l’idée de ne plus avoir aucun rival de taille. Mais surtout, je repense à notre première rencontre.
J’avais vingt et un ans et je venais de dépenser toutes mes économies dans le prix d’entrée au tournoi – dix mille euros, pas un centime de plus ni de moins. Lorsque nous nous sommes enfin retrouvés à la même table, j’ai tenu à lui serrer la main. Il a semblé amusé par mon culot – ou ma stupidité –, et quand il m’a demandé si j’étais un fan, je lui ai dit exactement ce que je m’étais promis quelques années plus tôt, dans un anglais très approximatif : « Je suis celui qui vous détrônera. Levi Ivanovitch. Souvenez-vous de mon nom. »
Je souris en repensant à la vitesse à laquelle son air arrogant s’est effondré. Il a tout de suite reconnu mon nom, évidemment, le même que son vieil ami défunt. Pourtant, il ne me considérait pas encore comme une menace.
C’était il y a six ans.
— Pour être honnête avec vous… dis-je face à la caméra, le micro tendu vers moi. Il s’agit de ma dernière année aux WSOP.
Leurs yeux s’écarquillent de surprise et tous s’avancent davantage encore pour me demander plus de détails. Je lève la main, si bien qu’ils s’immobilisent tous, silencieux. J’en profite pour percer la caméra de mon regard orageux, espérant que quelque part dans le monde, à Venise ou ailleurs, Tito Ferragni me regarde et pisse dans son froc.
— J’ai décidé de prendre ma retraite de joueur professionnel.
Tous s’offusquent au même moment. Je me nourris de leur ébahissement, ivre d’excitation. Le plan est bel et bien lancé.
— Déjà ?
— Vous êtes pourtant si jeune ! Pourquoi cette décision ?
Un journaliste en particulier attire mon attention quand il fronce les sourcils et lance avec ardeur :
— Qu’est-il arrivé au jeune homme plein d’ambition que nous connaissons ? Je me rappelle votre première année au Main Event ; vous aviez dit, et je cite : « Je n’arrêterai qu’une fois que je serai numéro un. »
Je hoche la tête, imperturbable.
— C’est vrai. Et puisque j’ai décidé que ce sera ma dernière année, je vous laisse en tirer la conclusion que vous souhaitez.
— Êtes-vous en train d’assurer votre victoire ?
Il le sait déjà, mais il veut m’entendre le dire. Je n’hésite pas une seule seconde – ce n’est pas mon genre.
— Effectivement.
Ma voix intérieure ricane en m’insultant de connard arrogant. Je ne peux pas le nier.
— Vous semblez très confiant. Tito Ferragni, votre plus grand adversaire à ce jour, et précédemment celui de votre père, a également confirmé sa venue…
— Tito est très fort, mais il manque cruellement d’originalité. Il faut dire qu’entre son mariage qui prend l’eau et son entreprise qui fait faillite, il se fait vieux ! dis-je avant d’ajouter, certain que lui et lui seul reconnaîtra ces mots : C’est malheureux, bien entendu. Mais vous savez… on dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Mai. Macao, Chine.
J’ai terriblement besoin d’argent.
Mais mon cerveau croit avoir besoin d’une deuxième voiture de sport, et c’est bien mon problème.
Cela fait deux semaines que je suis en Chine et j’ai déjà été bannie de quatre casinos. Il faut croire que les Chinois ne sont pas très différents des Italiens ; les deux ne m’aiment pas beaucoup. Pourtant, moi, je les apprécie.
J’aime entrer dans un casino pour la première fois, la cacophonie des machines et des cris victorieux frappant contre mes tympans, un sentiment à la fois d’envie et d’euphorie. J’aime me poser à une table de poker et voir tous ces hommes prétentieux me sous-estimer en reluquant mon décolleté et mon rouge à lèvres Burgundy.
Mais le meilleur moment, c’est quand leurs moues méprisantes se transforment en regards mauvais à mesure que je les plume. La plupart du temps, ils persistent – question de fierté.
— La chance du débutant, à ce que je vois, commentent-ils toujours dans ma direction, comme pour expliquer leur défaite.
Les plus orgueilleux iront jusqu’à ne plus avoir de jetons entre leurs mains. Ceux-là sont mes préférés. J’adore les voir se ridiculiser. L’odeur de leurs billets est encore meilleure que celle des autres, tant est que ce soit possible ; surtout quand je les dépense en chaussures de luxe.
Le voilà, mon problème. Soit je continue de jouer jusqu’à tout perdre à la roulette, soit je claque l’intégralité en séances intenses de shopping. Ma dernière folie : acheter une Ferrari F8 Tributo rouge sang en sachant pertinemment que je ne resterai pas longtemps en Chine. C’est au volant de ce petit bijou que j’arrive devant le Venetian, l’un des quelques casinos du pays qui ne m’ont pas encore bannie.
La nuit est tombée sur Macao, permettant au bâtiment de briller de mille feux. Je m’extirpe de ma voiture et tends les clés au voiturier. Le bruit de mes talons aiguilles est semblable à des coups de fouet contre le béton.
— Bienvenue au Venetian, m’accueille-t-on en anglais.
Il paraît que le Venetian de Macao est le plus grand casino du monde. Forcément, je devais voir cela de mes propres yeux. Inspiré de la ville de Venise, il a le mérite de posséder ses propres canaux intérieurs ; des couples profitent d’un moment nocturne romantique dans des gondoles flottant sur une eau turquoise. Je l’avoue, on s’y croirait presque.
Cela me rend nostalgique de la maison. Je suis née à Florence, en Italie, mais j’ai toujours eu ce besoin d’explorer le monde. Je ne m’arrête jamais quelque part plus de quelques mois. Si c’était drôle au début, je commence doucement à fatiguer… J’ai l’impression de n’être chez moi nulle part.
Je traverse le grand hall d’un pas déterminé, laissant mon regard embrasser les lieux avec excitation. C’est toujours la même chose : l’adrénaline qui court dans mes veines et fait battre mon cœur plus fort dans ma poitrine, l’appel irrésistible des lumières et des bruits de machines à sous, l’envie ensorcelante de parier une petite fortune sans savoir si je vais gagner ou tout perdre, juste pour ressentir quelque chose.
Je dois être faible, car je suis incapable d’y résister. J’ai besoin d’argent et il est hors de question que je revende Carlotta – oui, j’ai déjà donné un nom à ma Ferrari. Voilà pourquoi je ne peux pas la rendre, entre autres.
Je passe la rosace qui marque le sol de l’entrée, puis je monte l’un des escalators qui mènent à l’étage. Je me prépare mentalement lorsque mon téléphone portable vibre entre mes mains. Un appel vidéo de ma mère.
Eh merde. Elle a toujours un très mauvais timing.
Je me réfugie dans un coin, près d’une colonne, et réponds en plaçant le téléphone à hauteur de mon visage. C’est plus fort que moi, un immense sourire me vient en apercevant ma mère, assise au piano de la maison.
Elle est la seule personne à mériter mes sourires sincères.
Je porte ma main à ma bouche puis l’écarte pour lui dire bonjour. Elle me rend le signe, rayonnante. Malgré notre relation fusionnelle, nous nous appelons très peu. Elle n’aime pas ça. À cause de sa surdité, nous devons constamment nous appeler en FaceTime, ce qui n’est pas toujours pratique.
— Où es-tu ? Ça a l’air beau ! me demande-t-elle.
Je réponds en italien tout en signant à une main :
— Le plus grand casino du monde, le Venetian. Je t’enverrai des photos !
Je tente de garder mon expression impassible afin qu’elle ne puisse pas me déchiffrer. Je suis une pro à cela, mais ma mère, c’est autre chose. Elle sait toujours. C’est la seule à voir au travers de mes mensonges – peut-être parce que c’est la seule qui en a quelque chose à faire. C’est pourquoi il est si difficile de continuer à voyager… Parfois, je rêve que ma mère décède quand je suis loin de la maison, et je panique. Je pourrais mourir si cela arrivait. Être loin d’elle me rend misérable, je sais avoir besoin de stabilité et d’ancrage. Et pourtant, la fuite me séduit bien plus.
— Tu nous manques. Quand est-ce que tu rentres ?
Je soupire intérieurement. Elle me manque aussi… Malheureusement, je ne peux pas retourner là-bas les mains dans les poches et la queue entre les jambes. Je suis venue ici pour me faire de l’argent, ce qui me servira ensuite à payer mes dettes et à ne plus rien devoir à personne.
Ma mère, grande psychologue comportementale, ne cesse de me répéter que fuir mes problèmes ne les fera pas partir pour autant. Car ils ne hantent pas les lieux, mais les esprits.
Comme si elle avait entendu mes pensées, elle ajoute, la mine inquiète :
— On avait dit qu’il était préférable que tu évites les casinos, Rose. Tu le sais. Tu devrais rentrer.
Et voilà. Je lui offre un sourire censé la rassurer, bien qu’il tremble légèrement.
— Je vais bien, maman. C’est fini, tout ça. Je suis guérie.
— Est-ce que tu proposerais une bière à un ancien alcoolique ? Non. C’est la même chose. C’est encore trop tôt… Ne joue pas avec le diable.
Mais jouer avec le diable, c’est ma passion, maman. Je lui ai donné mon âme il y a bien longtemps de cela.
Je vous l’accorde : traîner dans des casinos quand on a souffert d’addiction au jeu pendant plusieurs années n’est pas l’idée du siècle. Mais je suis vraiment guérie ! Je n’ai pas mis les pieds dans un casino pendant près d’un an avant il y a encore deux mois. Je peux supporter quelques parties.
Je vais beaucoup mieux. J’ai été au fond du trou, je sais ce que c’est. J’ai changé. Je suis assez forte, désormais… malgré les nombreuses rechutes. Cette fois, c’est la bonne.
Il le faut.
— Je contrôle la situation ! je réponds dans des gestes pressés. Je vais faire une partie, peut-être deux, et je repars. Promis.
Elle plisse les yeux, peu convaincue, mais finit par me sourire. Je sais qu’elle ne me croit pas mais qu’elle choisit malgré tout de me faire confiance. Elle est comme ça.
Je ne tarde pas à raccrocher, fourrant mon téléphone dans ma pochette, et je réajuste ma tenue avant d’entrer dans l’une des salles de jeu. Il y a du monde. Je ne sais déjà pas où donner de la tête. Je contrôle mon expression, la démarche lente. Je déambule entre les tables en observant chaque joueur. Ce que j’aime le plus, quand je joue, c’est devenir quelqu’un d’autre.
Ou du moins, c’est ce que j’aimais le plus autrefois. Avec le temps, porter un masque est devenu une habitude. Je le fais même quand je ne joue pas. Personne ne peut vraiment dire qui je suis ni ce que je pense, si ce n’est ma mère. J’arrive parfois à me duper moi-même, même si la réalité finit toujours par retrouver son chemin. Cette garce.
Mes mains me démangent de plus en plus. Je sens presque le poids de mes jetons dans ma pochette. Je n’en ai pas autant que je le voudrais, pourtant. Je suis bonne pour gagner de l’argent, mais très mauvaise pour le garder. Là est ma malédiction.
Je repère des femmes d’âge mûr s’amuser à une table, puis un groupe d’hommes en costume se fusiller du regard à une autre. Les casinos sont pleins de gens très différents. Tout le monde peut jouer. Professionnels, débutants, riches, pauvres… Il suffit d’un seul billet pour tout changer.
Le casino donne sa chance à tout le monde, c’est vrai. Mais il prend bien plus qu’il ne donne. À moi, il m’a pris ma santé mentale.
Mon regard se pose soudain sur une table au milieu de la grande salle lustrée. Un homme vient tout juste de s’y asseoir. Poker. Je le reluque des pieds à la tête, très rapidement. Il est jeune, peut-être trente ans. Il a fait un effort sur sa tenue, veste et pantalon noirs. À ses pieds gît un sac à dos, et sur la table, un chronomètre. Je comprends tout de suite qu’il s’agit d’un joueur en ligne, probablement en temps limité. Je n’ai aucun moyen de savoir s’il est doué ou non. Ça n’a pas d’importance. Je sais déjà que je vais gagner.
C’est pourquoi je m’installe à sa table sans un regard dans sa direction, croisant mes longues jambes. Je salue la croupière d’un hochement de tête. L’homme me parle en mandarin d’abord, mais je fais signe que je ne comprends pas en espérant qu’il lâche l’affaire. La plupart du temps, ils ne se prennent pas la tête.
— La roulette, c’est de l’autre côté, m’informe-t-il toutefois dans un anglais railleur, sans se priver de jeter un coup d’œil furtif vers mes seins.
Je me tourne vers lui et lui adresse un rictus froid pour toute réponse. Une femme d’une cinquantaine d’années nous rejoint et la partie commence. Je garde mon visage fermé et dénué de toute émotion. Je jette un coup d’œil à mes cartes : un roi de cœur et un roi de trèfle.
C’est un jeu d’enfant. L’adrénaline court dans mes veines et fait battre mon cœur plus fort tandis que je mise toujours plus haut. Je fuis le regard des autres joueurs. Je déteste les regarder en face. Je me concentre sur les cartes disposées au milieu du tapis, surexcitée. Bordel, ce que ça m’avait manqué !
Je ne tarde pas à remporter ce que j’ai parié et plus encore. Lorsque je récupère les jetons de l’homme que j’ai repéré au début, je le regarde enfin droit dans les yeux, une pointe de satisfaction dans la voix :
— Con le mani in tasca 1.
Je n’ai pas le temps d’enregistrer sa réaction, et de toute façon je sais qu’il n’a rien compris. Je prends ma pochette et change de table. Le Blackjack me fait dangereusement de l’œil. Je lui accorde deux parties, que je gagne également. L’euphorie que je ressens me pousse à continuer, même si j’ai promis à ma mère de ne pas abuser.
Au bout de deux heures, je comprends que je suis repérée. Les croupiers m’ont à l’œil, je le sens dès que je me lève d’une table et vagabonde dans la salle. Cela veut dire que j’ai peu de temps avant qu’on me vire.
J’ai déjà amassé un bon butin. Mais je veux toujours plus. Évidemment. C’est ainsi que ça fonctionne. Toujours plus, toujours plus, toujours plus. C’est le danger de l’addiction. Et pourtant… je m’ennuie. Je déambule entre les tables avec nonchalance. J’adore jouer, mais cela fait bien longtemps que je ne me suis pas amusée ce faisant. Tous les joueurs que je rencontre sont prévisibles, fades, et pas le moins du monde originaux.
Je me fais servir un verre de vin au bar puis continue ma chasse. Devrais-je rentrer ? Non. Impossible. Je dois…
Oh.
Je m’arrête d’un seul coup, le sourcil arqué. À deux tables de moi, trois hommes jouent dans un silence tendu. Rien de très étonnant à cela. N’importe qui serait passé à côté d’eux sans tiquer. Et c’est d’ailleurs ce que tout le monde fait.
Même le croupier ne semble pas faire attention.
Je laisse échapper un léger rire, amusée, et pose mon regard sur l’homme au tatouage. Celui qui cache une carte dans la manche de sa veste de costume.
Dès que j’aperçois son visage, je sais que ce type a le jeu dans la peau.
Littéralement.
Mes yeux curieux glissent sur lui sans aucune gêne : des cheveux noir de jais, des yeux de la couleur des nuages en pleine tempête, une mâchoire tranchante et des joues livides tatouées juste en dessous des yeux. Un carreau sur celle de gauche, un trèfle sur celle de droite.
Il est très beau. Bien plus qu’il ne devrait l’être. Ma mère m’a toujours dit que la beauté était une arme : celle de distraire le monde des pires péchés, si ce n’est de les pardonner. Ce tricheur aux longs doigts en est la preuve.
Je m’adosse contre une chaise, à quelques mètres, et sirote mon verre en observant leur partie. Contrairement à moi, l’homme en question ne bat pas en retraite devant le regard de ses concurrents. Au contraire, il les fixe de ses yeux glacials jusqu’à ce qu’ils jouent ; chacun leur tour. Comme s’il les défiait de l’accuser.
Soudain, comme s’ils avaient senti ma scrutation, ses yeux nuageux se lèvent et se posent sur les miens. Mamma Mia. Je me retiens de frissonner sous l’intensité de son regard. Je ne baisse pas le mien pour autant. Au lieu de ça, je lui offre un demi-sourire narquois, preuve qu’il n’est pas aussi subtil qu’il le croit. Je comprends tout de suite qu’il sait. Il sait que je sais.
Il ne s’écoule que deux secondes avant que son regard, jusqu’ici calculateur et impassible, se transforme en un clin d’œil complice.
Je n’en reviens pas. Le culot ! Sait-il au moins ce qu’il encourt, pour tricher dans un tel endroit ?
— Flush, annonce-t-il en retournant ses cartes.
Évidemment, il gagne haut la main. Il récupère les jetons de façon très digne, pas du tout pressé, et personne ne lui dit rien. Personne ne l’arrête pour fraude. Je me déteste de penser ça, mais il me rend curieuse. Tricher au casino n’est pas une mince affaire. Il faut en avoir une sacrée paire – et je ne parle pas des cartes.
Je me mords la joue en contemplant ses cheveux mi-longs, rasés en dégradé sur les côtés, retomber élégamment sur son front. Tout mon corps m’alerte : cet homme crie DANGER.
Mais évidemment, cela ne me donne que plus envie d’y plonger, tête la première. C’est pourquoi je n’hésite qu’à moitié lorsqu’il s’adosse à sa chaise et me fixe de nouveau, l’expression tentatrice :
— Une partie ?