Extrait de la biographie Daisy Coleman : Hollywood’s Wildflower écrite par Kaylee Walters. Chapitre 2 : « Premières amours ».

 

Quand j’ai proposé à Daisy Coleman d’écrire son histoire, je m’attendais à un refus. Qui aurait pu lui en vouloir, elle dont la vie privée a été tant de fois bafouée ? Mais elle a accepté avec un sourire reconnaissant. « Pour rétablir la vérité », a-t-elle dit. « Il est temps que le public me connaisse vraiment. »

C’était il y a deux ans. Avec ce livre, j’ouvre aujourd’hui une porte secrète sur la vie de cette star emblématique et tant appréciée par le public.

Après dix ans passés à protéger sa vie privée à tout prix, une décennie qui a fait de la chanteuse Channel D une star interplanétaire, Daisy Coleman revient sur ses débuts, ses amours… et son altercation avec Frank, un événement surmédiatisé qui a bien failli lui coûter la vie.

Voici la retranscription d’un entretien séparé que j’ai mené avec Daisy et son frère aîné (Hakeem Coleman).

 

Kaylee Walters, journaliste et autrice : Vous êtes la plus jeune de votre fratrie. Êtes-vous proche de vos frères et sœur ? Parlez-moi un peu de votre enfance.

 

Daisy Coleman, chanteuse, actrice et mannequin : On est tous très proches, c’est comme ça qu’on nous a élevés. Vous savez… Il paraît qu’on n’est pas censé avoir un frère ou une sœur préféré. Moi, c’était Hakeem. Désolée, Calvin et Brianna. (Rires.) Ce n’est pas que je les aimais moins, c’est juste que parfois, ils étaient dans leur bulle… Normal, pour des jumeaux. Mais ça me rendait triste, et Hakeem le comprenait.

 

Hakeem Coleman, frère aîné de Daisy Coleman : Daisy me suivait partout où j’allais. Ça ne me dérangeait pas. Au contraire, j’aimais bien. Je savais qu’elle se sentait seule, à la maison.

 

Daisy : J’avais douze ans quand j’ai rencontré Thomas. C’était le jour de mon anniversaire… Hakeem a accepté que je l’accompagne au terrain de basket, près de Venice Beach. On habitait Culver City, pas loin du Hotcakes Bakes, mais on prenait le métro.

 

Hakeem : C’était une jeune fille très enjouée. Toujours le sourire aux lèvres, avec des tas de choses à dire, parfois trop. On n’a jamais trouvé le bouton OFF.

 

Daisy : C’était ma période « Égypte ancienne ». J’adorais l’histoire. Il ne fallait pas grand-chose pour me passionner, pour être honnête. Je détestais les silences. On est allés jusqu’au terrain de basket en parlant de momies et de fantômes, c’était sympa. Il faisait beau.

 

Hakeem : On a joué un peu, rien que tous les deux. Le temps était parfait. Puis… Austin est arrivé.

 

Daisy : C’était une petite brute. Il embêtait Hakeem au lycée, je crois. Mon frère n’en parlait jamais vraiment… Il a toujours nié, mais moi je savais. Il ne voulait inquiéter personne, c’est tout.

 

Hakeem : Lui et sa bande ont débarqué. Austin a tapé dans le ballon que tenait Daisy, puis l’a récupéré. J’ai tout de suite mis ma sœur derrière moi. Je savais que ça allait dégénérer.

 

Daisy : « Rends-le-moi », a dit Hakeem avec beaucoup de courage. Austin a refusé, en lui demandant s’il avait un problème avec ça. Il cherchait juste à se bagarrer, c’était clair. J’avais peur… mais surtout pour Hakeem. Parce que j’étais là. Et que s’ils me touchaient, il allait se battre.

 

Hakeem : On sait tous ce qui se passe quand un fils à papa rentre dans sa villa à Beverly Hills pour se plaindre qu’un gosse noir l’a frappé au visage. Je voulais éviter les problèmes.

J’ai dit à Daisy qu’on partait, alors je l’ai prise par la main. Mais Austin m’a lancé la balle dans le dos, ce qui m’a fait trébucher. J’avais… (Soupir.) J’avais honte devant ma petite sœur.

 

Daisy : J’aurais pu les tuer. Austin voulait clairement l’humilier. Il faisait rebondir la balle contre son front, encore et encore.

« Baisse les yeux », disait-il avec arrogance. Ses amis riaient derrière lui. Un sentiment d’injustice a explosé dans ma poitrine, alors j’ai crié : « Laisse-le tranquille ! » en balançant mon pied dans son entrejambe.

 

Hakeem : (Rires.) J’en étais le premier surpris. C’était bien visé.

 

Daisy : Il l’a bien mérité, ce connard ! Oups… pardon. Est-ce que j’ai le droit de dire ça ? Pour ma défense, c’en était vraiment un. Bref. Tout s’est passé très vite après ça. Austin a commencé à m’insulter, fou de rage, et a tendu la main pour m’attraper les cheveux.

 

Hakeem : J’ai été trop lent à réagir.

 

Daisy : Mais soudain, une main forte s’est abattue sur le poignet d’Austin pour l’immobiliser. Je me suis retournée… (Sourire.) Et c’est la première fois que j’ai posé les yeux sur Thomas.

 

Hakeem : C’était un type de mon âge à peu près. Il était très grand, plutôt baraqué. Je me rappelle surtout ses yeux : d’un bleu clair glacial… Il m’a fait peur, je l’avoue. C’était comme faire face à la Faucheuse elle-même.

 

Daisy : Il était beau. Le genre de beauté terrifiante.

Il a regardé Austin droit dans les yeux, sans le lâcher, et a dit : « Ne la touche pas. » Sa voix était profonde et éraillée, comme s’il n’avait pas parlé depuis des semaines. Maintenant que j’y pense, c’était peut-être le cas. Thomas n’est pas très bavard.

 

Hakeem : « Sinon quoi ? Qu’est-ce que tu vas faire ? » a répondu Austin. Cet idiot n’a même pas eu le temps de finir sa phrase. Il lui a brisé le poignet. En voyant mon air abasourdi, il a haussé les épaules en disant qu’il détestait se répéter.

Ils ont fini par partir. Austin pleurait en disant qu’il fallait l’emmener à l’hôpital. C’était cool de sa part ; Thomas, je veux dire. Mais je lui ai quand même dit qu’il n’aurait pas dû. Il a juste haussé les épaules d’un air ennuyé, en disant : « Je l’avais prévenu. » C’était… un drôle d’énergumène.

 

Daisy : Il s’est tourné vers moi pour me demander si ça allait. C’est idiot, mais… Bon Dieu, j’étais complètement hypnotisée par lui. Pour la première fois de ma vie, j’étais à court de mots.

 

Hakeem : Je lui ai proposé de faire une partie avec nous, et il a haussé les épaules. Son visage était toujours sans expression, c’était difficile de savoir ce qu’il pensait. Il était très doué en sport, bien plus que moi. C’est ce qui nous a liés très vite.

 

Daisy : J’ai passé l’après-midi à lui poser tout plein de questions. Il a répondu à chacune d’entre elles. Il n’élaborait pas toujours, mais il gardait patience. Il ne me demandait jamais de me taire ou de le laisser tranquille, comme certains adultes le faisaient au collège.

C’est la première chose qui m’a attirée chez lui. Il se nommait Thomas, mais son papa avait l’habitude de l’appeler Tommy, il avait dix-huit ans et il venait de Suède, un pays en Europe où le samedi est considéré comme « le jour des bonbons ». Bref, je l’aimais déjà. Même son accent tranchant me faisait sourire. Parfois, il ne trouvait pas ses mots et ça l’énervait, si bien qu’il finissait par les dire en suédois. Je ne comprenais rien, mais ça m’amusait.

 

Hakeem : C’est vrai qu’elle parlait beaucoup. Un vrai moulin à paroles ! Mais il ne s’en plaignait pas, même s’il n’avait pas l’air du genre à aimer bavarder. Daisy lui a demandé s’il aimait les fantômes, et elle a eu l’air très indignée quand il a répondu : « Pas vraiment. »

 

Daisy : Il n’aimait pas les fantômes, cet imbécile. Son excuse ? « Parce que ça n’existe pas, pour commencer. » Forcément, je lui ai demandé des preuves de leur non-existence. Je crois que je l’ai agacé, à ce moment-là, car il a répondu : « On a besoin de preuves pour prouver l’existence de quelque chose, non l’inverse. Je ne crois que ce que je vois. »

Je lui ai dit que c’était débile. Qu’en est-il de la foi, dans ce cas ? Mes parents avaient l’habitude de dire que parfois, il fallait croire en l’invisible. Ça ne rend pas les choses moins réelles pour autant, puisqu’elles existent dans nos cœurs.

 

Hakeem : La réponse de Thomas m’a fait rire : « Je ne crois pas en Dieu. Pour ce que ça vaut, j’essaie déjà de croire en moi et même ça, c’est pas facile. »

Daisy a toujours été très extravertie, du genre à se faire des amis partout où elle va. Mais j’étais assez surpris de la vitesse à laquelle elle s’est rapprochée de Thomas. Je trouvais ça mignon. Thomas traînait avec lui son air indifférent, mais avec Daisy… c’était autre chose. Il l’aimait bien, même s’il refusait de l’admettre. Je crois que depuis ce premier jour, il s’est mis en tête de la protéger.

Comme une petite sœur.

 

Daisy : Il n’arrêtait pas de m’envoyer des piques. Il aimait me voir m’énerver, et il savait comment faire. Il suffit de me parler de ma taille…

La première fois que je me suis mise en rogne, il a dit que je ne devrais pas faire cette tête. Que je ressemblais à Gollum. Il m’a demandé si je savais qui c’était. Quand il m’a montré la photo sur son téléphone, je l’ai frappé sur l’épaule. C’est la première fois que je l’ai vu sourire.

 

Hakeem : C’était une mauvaise période de sa vie. Il venait de quitter la Suède sur un coup de tête et cherchait du travail à tout prix, mais surtout des réponses à ses questions. Il avait besoin d’argent, pas de se faire des amis. On s’est imposés à lui.

 

Daisy : En un été, Thomas Kalberg faisait partie intégrante de ma vie. Lui et Hakeem sont devenus inséparables. Ils ne faisaient rien de spécial. Ils traînaient, jouaient au basket dans le jardin, ou à la PlayStation dans le salon. Et moi, je jouais les pots de colle.

Je vouais déjà une adoration étrange à Thomas. C’est embarrassant. (Daisy se cache le visage des mains.) Il était toujours très gentil avec moi. Il me portait sur son dos quand j’étais trop fatiguée pour marcher, puis sur ses épaules quand j’étais trop petite pour voir quelque chose. Je lui parlais, encore et encore, et il m’écoutait sans jamais m’interrompre. C’était comme un troisième grand frère… en mieux. Parce que contrairement à Calvin et Hakeem, il me donnait des papillons dans le ventre chaque fois que je le voyais.

 

Hakeem : C’était un crush de préadolescente, rien d’autre. Thomas n’y faisait pas attention, heureusement. Ce n’était qu’une gamine qui dormait encore dans un pyjama Naruto et qui rêvait d’être une star. Elle nous en rebattait les oreilles toute la journée : « Je vais devenir chanteuse ! Je serai la nouvelle Beyoncé ! »

 

Daisy : Hakeem n’acceptait pas toujours que je les accompagne. Au bout de la troisième fois, j’ai piqué une crise. J’ai demandé pourquoi je ne pouvais pas venir avec eux, et mon frère m’a répondu avec un regard appuyé : « On a rencard avec des filles. Tu comprends ? »

Je comprenais, oui… Un peu trop, même. Ma poitrine brûlait sous le coup de la trahison. J’étais jeune, j’avais le béguin, et ça faisait mal pour la toute première fois. Thomas restait en retrait, il ne s’en mêlait jamais. Leurs chemises puaient l’eau de Cologne. Aucun des deux n’est rentré de la nuit.

 

Hakeem : Daisy a fait la tête pendant deux semaines. Thomas ne cherchait pas à comprendre, il s’en fichait un peu. Quand Daisy arrêtait ses caprices, il l’accueillait comme si de rien n’était. Elle lui montrait comment elle jouait de la guitare, elle écrivait déjà des morceaux à cette époque.

 

Daisy : Il est venu voir mon spectacle d’été, une comédie musicale sur Le Magicien d’Oz. Pour me récompenser, il m’a offert un médiator personnalisé pour ma guitare, avec mon prénom gravé.

C’était le plus beau cadeau que j’avais jamais reçu. Je crois que je l’ai trimballé partout pendant au moins un an, sans que je m’en serve une seule fois. (Rires.) J’étais piquée.

 

Hakeem : L’été était terminé. Je suis parti à la fac, UCLA, et ils m’ont tous aidé à faire mes cartons. Quant à Thomas, il avait trouvé un travail dans un centre sportif près de Beverly Hills. Ça lui permettait de vivre.

 

Daisy : On a continué à se voir presque tous les week-ends. Même quand il a eu une petite amie, puis une deuxième, puis une troisième… Il y en a eu beaucoup, mais il trouvait toujours le temps pour moi.

Chapitre 2

1 - House of memories

1
House of memories

« Thank you for everything,

for every birthday I spent waiting for you »

THOMAS

 

 

Je n’ai que dix ans quand je scelle définitivement mon cœur au monde extérieur.

Ma mère est au téléphone dans la cuisine, elle a fermé la porte en pensant que je suis trop loin pour l’entendre. Je l’aime tellement, ma mère. Elle est belle, elle est douce, et elle fait des kanelbullar tous les dimanches parce qu’elle sait combien j’aime ça. Mais tout a changé depuis que nous ne sommes plus seuls.

— Il me fait peur, Elvira, chuchote-t-elle. Je n’ose même pas le laisser seul avec Agnès… Et s’il faisait du mal à mon bébé ?

« Mon bébé ». Agnès, ma petite sœur de deux mois, dort tranquillement dans son berceau. Je ne l’aime pas. Elle est toute fripée et elle m’a volé ma mère. Maintenant, elle l’aime plus que moi. J’aimerais qu’elle n’ait jamais existé.

— La psy a dit qu’il était…

Une pause. Je reste immobile, attendant que le verdict tombe. La psy non plus, je ne l’aime pas. Et vu la façon dont elle me fixait, c’était réciproque.

— … sociopathe, achève ma mère dans un sanglot.

Je n’ai aucune idée de ce que ça veut dire, mais le mot s’imprime dans mon esprit telle une sentence à vie. Je comprends facilement que la personne que je suis n’est pas satisfaisante. Un peu plus, et elle me jettera elle aussi. Parce que le monde est un endroit peuplé d’égoïstes qui vous exploiteront pour ensuite vous abandonner.

Ils disent vous aimer, mais ce sont tous des menteurs. Ils vous abandonneront sans hésiter dès qu’ils ne verront plus aucun intérêt à vous garder. Je suis remplaçable. Incapable d’être aimé. Un jouet qu’on se refile de main en main jusqu’à l’usure.

Personne ne veut d’un jouet défectueux. Une fois cassé, il ne sert plus à rien. Mais je refuse qu’on me jette à nouveau. C’est pourquoi je serai plus intelligent qu’eux… Parce que sans maman, je n’ai plus personne.

Pour survivre, je vais devoir devenir quelqu’un que ma mère pourra aimer. Je ferai tout mon possible pour que les gens m’apprécient, même si je n’en apprécie aucun en retour. Quitte à faire semblant. Quitte à mentir.

Je les déteste tous, mais je veux qu’ils m’adorent malgré tout. Parce que personne n’abandonne quelque chose qu’il aime.

— Si papa est parti, c’est parce qu’il ne nous aimait pas assez ? demandé-je à ma mère le soir même.

Je me rappellerai toujours la rapidité avec laquelle son visage s’est assombri.

— Non, mon cœur. S’il est parti, c’est parce que c’est un lâche. Tu n’as plus de papa, t’en as jamais eu. Oublie-le.

Tu n’as plus de papa.

Tu n’as plus de papa.

Tu n’as plus de…

— Thomas !

Je rouvre les yeux en sursautant, les sens en alerte. Ma main se pose sur ma hanche par réflexe, à la recherche de mon arme, avant que je me rappelle que je ne suis pas en service.

Lucky et Li Mei me regardent tous deux avec des airs amusés, mais surpris.

— Ne dégaine pas tout de suite, beau gosse, dit cette dernière. On est arrivés à l’adresse que tu nous as indiquée.

Merde. Je me suis assoupi dans la voiture directement après qu’ils sont venus me chercher à l’aéroport. Je me frotte les yeux en espérant faire disparaître les traces de mon cauchemar au passage. Pour ma défense, j’ai un déficit de sommeil presque impossible à rattraper.

Mais qui a besoin de dormir, n’est-ce pas ?

— T’as l’air crevé, commente Lucky lorsqu’il m’aide à décharger mes affaires du coffre. Tu sais de quoi tu aurais besoin ? D’un bon bain chaud et mousseux, avec des bougies senteur cannelle et une douce playlist au son des vagues.

Je le regarde fixement. Parfois je me demande s’il me connaît vraiment pour oser sortir des trucs pareils.

— Est-ce que tu m’imagines, moi, Thomas Kalberg, ne serait-ce qu’une seule seconde dans ton petit scénario ?

Il réfléchit brièvement, puis grimace.

— Non, t’as raison, c’est bizarre. J’en ai des frissons.

— Merci.

Parfois, je me demande vraiment comment Lucky et moi avons pu devenir amis. Pour être honnête, j’ai surtout l’impression qu’il est ami avec moi… non l’inverse. C’est simple, on est aux antipodes. Architecte et ancien escort-boy, Lucky est un fan inconditionnel de toute comédie romantique, et je le suspecte d’être amoureux en secret de Hugh Grant. Forcément, le bodyguard addict au sport et handicapé des sentiments que je suis a du mal à endurer la proximité.

Lucky habite à Los Angeles depuis toujours, raison pour laquelle il m’accueille aujourd’hui, mais repart bientôt pour voyager avec Li Mei, sa petite amie.

— C’est pas mal, commente cette dernière lorsque nous entrons dans l’appartement que j’ai loué à Santa Monica.

Je jette un regard aux alentours. C’est petit, mais ça me suffit largement. Ça me rappelle l’endroit miteux dans lequel je dormais dix ans plus tôt, quand je suis arrivé à L.A. après avoir fui Stockholm à tout prix. L’année où j’ai rencontré mon ami d’enfance, Hakeem. L’une des seules personnes dont la compagnie ne me dérange pas.

J’envoie d’ailleurs un message à celui-ci pour le prévenir que j’ai atterri.

— Je comprends toujours pas comment t’as pu donner tout ton argent, marmonne Li Mei en secouant la tête. T’étais millionnaire et maintenant tu vis dans… ça.

Je hausse les épaules, silencieux. Il y a déjà un an et demi, nous avons aidé notre ami Levi (et ancien employeur) à remporter le tournoi mondial de Poker à Las Vegas. Aujourd’hui, il est millionnaire et vit à Saint-Pétersbourg avec Rose, sa fausse vraie fiancée… c’est compliqué.

Il a tout de même tenu à diviser sa part en cinq. J’ai récolté un beau petit pactole… Mais être riche ne m’intéresse pas, encore moins par charité. Je ne l’avais pas mérité de toute façon. J’ai donc donné une partie à ma mère avant de refiler le reste à une association d’aide aux mamans adolescentes et célibataires ; histoire d’apaiser ma conscience pourrie.

— T’as terminé ta dernière mission ? me demande Lucky en s’installant dans le canapé en tissu vert canard.

Je me sers un verre d’eau avant de m’adosser au comptoir de la cuisine américaine.

— Ouais. Le gars était un gros connard pété de thunes, mais j’ai quand même sauvé son cul à plusieurs reprises.

Li Mei rit en m’affirmant que c’est souvent comme ça. Puisque je ne suis plus millionnaire, j’ai dû reprendre le boulot fissa et rappeler la société de protection rapprochée qui m’emploie. J’ai tout de suite été affecté à la protection d’un ministre de l’Intérieur arrogant qui traite ses gardes du corps comme de la merde. J’ai démissionné avant de lui en mettre une.

Ça fait plusieurs années que je suis bodyguard maintenant, et j’adore mon boulot. Mais il faut avouer que la plupart de mes clients sont des ordures. Levi était mon préféré.

— Donc tu prends des petites vacances ?

Mon téléphone vibre dans ma poche de jogging. Hakeem a répondu à mon message :

RDV à notre endroit habituel. 15 min.

— On peut dire ça, ouais. Désolé, mais je suis vraiment crevé… Je vais dormir.

— Dis plutôt qu’on te saoule.

— OK. Vous me saoulez et je veux être seul. Partez, maintenant.

Je les congédie tandis que Lucky s’indigne. Je prends une douche rapide avant de sortir de l’appartement.

Los Angeles m’a manqué. C’est comme revenir à la maison. Je marche le long de la plage, partiellement abritée par les palmiers, tandis que des skateurs passent à un cheveu de moi. Ça me rappelle des souvenirs. À partir de mes dix-huit ans, j’ai passé deux longues années ici, à surfer et à jouer au beach-volley, à draguer des filles plus âgées juste pour me prouver que je le pouvais.

La famille d’Hakeem m’a accueilli à bras ouverts et pour la première fois de ma vie, j’ai eu l’impression d’avoir ma place quelque part.

J’ai fini par m’engager dans l’armée suédoise à vingt ans, mais on a toujours gardé contact. J’ai continué à leur rendre visite dès que je le pouvais… Néanmoins, cela fait désormais quatre ans que je n’ai pas posé les pieds à L.A.

Lorsque je passe devant le terrain de basket que j’aimais tant plus jeune, je m’arrête pour regarder un groupe d’ados se faire des passes.

— Tommy ?

Je tourne la tête et me heurte à une rangée de dents blanches et parfaites.

Bordel de merde. Hakeem Coleman n’a pas changé. Il est toujours le même : pas très grand, la peau sombre et sans défaut, et bien sûr ce foutu sourire propre à tous les Coleman ; contagieux.

— Putain, souffle-t-il sans y croire. T’es enfin de retour. Tu sais combien de temps je t’ai attendu, enfoiré ?

Je souris sans pouvoir m’en empêcher, avant qu’il me prenne dans ses bras. Je me raidis sans pour autant le repousser, tapotant son épaule dans une étreinte masculine. Hakeem et Levi sont les seuls types pour qui je pourrais prendre une balle ; pas par amour, car Dieu sait que je ne connais pas ce sentiment, mais par loyauté aveugle et inconditionnelle. Je leur dois trop.

— J’ai mis le temps, je soupire en me frottant la nuque. Ces dernières années ont été mouvementées.

Et soudain, c’est comme si l’on avait dix-huit ans à nouveau. Cette facilité à parler que je n’ai jamais ressentie avec personne d’autre ; cette familiarité, comme celle d’un frère inexistant mais tant désiré.

— T’as raté mes fiançailles, m’accuse-t-il d’un doigt menaçant. Je voulais pas te l’annoncer par téléphone, c’est nul.

— Waouh. Sérieux ? Félicitations.

C’est ce qu’on est censé dire, même si je trouve l’idée du mariage complètement stupide. Hakeem sourit à pleines dents, preuve qu’il ne m’en veut pas du tout. Ce n’est que maintenant que je prends conscience qu’il n’est pas seul.

Mes yeux tombent sur la femme qui le rejoint, passant son bras sous le sien. La première chose que je remarque est la bague à sa main gauche. La deuxième est son ventre légèrement arrondi. Bordel, j’ai manqué tant que ça ?

— Je te présente Emily, ma fiancée. Chérie, voici Thomas, dit-il comme si elle avait déjà entendu mille et une choses à mon propos.

— On se rencontre enfin ! Enchantée, Thomas.

Je hoche la tête avec politesse, ne sachant pas comment réagir. Je ne sais pas faire avec des inconnus. Je n’aime pas les gens.

— T’as pris du muscle, dis donc !

Hakeem pince mes bras musclés, surpris.

— Je fais pas mal de sport.

— Et tu te fais pousser la barbe, hein ? plaisante-t-il. Je suis jaloux. Pour ma part, je suis à deux doigts de tout claquer dans un aller-retour en Tunisie pour me la greffer.

— C’est vrai, affirme Emily en riant. C’est un gène que j’ai accepté de donner à mon bébé malgré moi…

Je passe une main distraite sur mes poils blonds. Ce que je ne dis à personne, c’est que je déteste la barbe. Je ne la garde que pour dissimuler la cicatrice hideuse que je me trimballe en travers de la bouche.

Un sale accident de moto lors d’une course-poursuite.

Je préfère changer de sujet et lui demande des nouvelles de sa famille. Quatre ans, c’est long. Je ne suis en contact qu’avec Daisy, qui continue de m’envoyer des messages vocaux de trente-quatre minutes pour me raconter ses journées – je l’avoue, je n’écoute pas tout. C’est un vocal, pas un podcast !

Cela dit, je n’oublie jamais son anniversaire.

— Oh, tu sais… Tout le monde va bien. Papa s’est fait virer il y a trois ans, comme je te l’avais dit. Ça a été difficile, mais il a retrouvé quelque chose depuis. Les jumeaux, quant à eux, font leur vie.

Une partie de mon cœur se réchauffe à l’idée que tout va bien pour eux depuis la dernière fois.

— Et Daisy ? Elle a l’air occupée. Je n’ai pas reçu de textos depuis plusieurs semaines, ce qui est assez inhabituel. Pas que ça me manque.

Daisy est la plus petite de leur fratrie. C’était ma préférée et elle le savait. Elle en jouait beaucoup. Elle est devenue une chanteuse et actrice célèbre, comme elle le souhaitait tant. Je suis très peu son évolution, mais je suis fier de son parcours. Elle a eu ce qu’elle voulait.

— Elle va bien, me rassure-t-il alors. Tu devrais lui dire que t’es de retour. Elle sera contente.

Je promets de le faire. C’est comme si Hakeem et moi ne nous étions jamais quittés. Il m’invite à boire une bière le soir même, entre hommes, et nous discutons de tout et de rien. Je lui parle de Levi, du tournoi de poker à Las Vegas, de mes nombreux voyages…

— Ils ont l’air plutôt cool, tes nouveaux amis, dit-il, le menton posé sur son poing. Fous, aussi.

— Ils le sont… fous, je veux dire. Le reste, ça dépend.

Il se contente de rire, et je sais qu’il ne croit pas une seule seconde à mon air détaché. Le reste de la soirée se passe sans encombre. Après plusieurs bouteilles, il est assez ivre pour me dire :

— Tommy… j’ai besoin que tu me rendes un service.

Il sait que je ne pourrais rien lui refuser de toute façon. Je suis comme ça. Je suis peut-être un enfoiré, incapable d’aimer, mais j’ai ma loyauté. J’aiderai toujours les gens qui m’ont un jour tendu la main.

C’est la première fois qu’Hakeem me demande une faveur. Ça doit être assez sérieux.

Il réprime un hoquet et plonge son regard flou dans le mien.

— À tout hasard… Est-ce que tu cherches du travail ?

Commander L'As de Pique