Prologue

L'entretien

J’ai collé deux couches de ruban adhésif sur la bouche de Layla avant de descendre, mais j’entends encore ses cris étouffés alors que le détective privé s’assied à table.

Il manipule un vieux magnétophone style années quatre-vingt, d’une quinzaine de centimètres de large et d’une vingtaine de long, avec un grand cercle rouge sur le bouton de gauche. Il appuie dessus en même temps que sur celui de lecture et pousse l’appareil au milieu de la table. La cassette se met à tourner.

– Veuillez décliner votre identité, commence-t-il.

Je m’éclaircis la gorge :

– Leeds Gabriel.

Le compartiment des piles est retenu par un ruban adhésif collé sur les côtés. Je trouve plutôt rigolo que cette vieille machine enregistre chacune de mes paroles, comme si ça pouvait aider quelqu’un.

Au point où nous en sommes, j’ai presque abandonné tout espoir. Pas de lumière au bout du tunnel. Je ne sais même pas s’il existe un bout dans ce tunnel.

Comment espérer m’en sortir alors que tout m’échappe ? Je parle avec un détective rencontré en ligne tandis que ma petite amie est là-haut, au bord de la folie.

Comme si elle captait que je pense à elle, le bruit reprend de plus belle. La tête de lit tape à nouveau contre le mur, créant un écho sinistre dans cette énorme maison vide.

– Bon, reprend l’homme. Par où voulez-vous commencer ?

À croire que ce bruit ne l’empêche pas de travailler, ce qui ne sera sans doute pas mon cas. Difficile d’ignorer que Layla souffre à cause de moi. Le moindre bruit provenant de l’étage me fait frémir.

– Si on commençait par les circonstances de votre rencontre ? propose l’homme.

J’hésite à lui donner des réponses qui, je le sais, ne mèneront à rien, mais au point où j’en suis, je préfère entendre ma propre voix que les cris étouffés de Layla.

– On s’est connus ici, l’été dernier. Au départ, c’était un bed & breakfast. J’étais bassiste dans le groupe qui jouait lors du mariage de sa sœur.

Sans faire de commentaire, l’homme s’adosse à son siège en me dévisageant, comme s’il attendait la suite. Je ne sais pas quoi dire d’autre et finis par demander :

– Quel rapport avec ce qui se passe dans cette maison ?

Secouant la tête, il se rapproche de la table et croise les bras.

– Sans doute aucun, mais c’est la raison de ma présence ici, Leeds. Un détail pourrait m’éclairer. Je voudrais que nous revenions à votre première journée ici. Que portait Layla ? Pour quelle raison vous trouviez-vous là, tous les deux ? Quelle est la première chose qu’elle vous ait dite ? L’un d’entre vous a-t-il remarqué quelque chose d’extraordinaire ce soir-là ? Plus vous me donnerez d’informations, mieux ce sera. Le moindre détail compte.

Je m’accoude à mon tour, plaque les paumes sur mes oreilles pour étouffer le bruit que fait Layla en haut. Je ne supporte pas de l’entendre dans cet état, je l’aime tellement, mais je ne vois pas comment expliquer pourquoi je l’aime tant alors que je lui fais subir tout ça.

J’essaie de ne pas me remémorer la perfection de notre relation au début, car ça ne fait que confirmer ma responsabilité sur la façon dont tout a pris fin.

Fermant les yeux, je repense au soir où nous nous sommes rencontrés. La vie était plus facile à l’époque, lorsque nous baignions dans une bienheureuse ignorance.

– Elle dansait très mal, dis-je au détective. C’est la première chose que j’ai remarquée chez elle…

Chapitre 1

Elle danse très mal.

C’est la première chose que je remarque chez elle, vue de la scène, alors que je joue pour une foule de plus en plus clairsemée. Avec ses longs bras qu’elle ne semble pas contrôler, les pieds nus dans l’herbe qu’elle piétine sans respecter un instant la subtilité que ce morceau exige, elle secoue la tête dans tous les sens et ses boucles noires s’agitent comme si on jouait du heavy metal.

Le plus drôle étant qu’on est un groupe de country moderne, engagé pour interpréter des chansons plutôt fadasses, atroces à entendre, encore plus à jouer.

Garrett’s band. Le groupe de Garrett.

Garrett, lui, l’a carrément appelé de son nom. Il n’a pas trouvé mieux.

J’en suis le quatrième membre non officiel ; le dernier arrivé. Je joue de la basse. Mais électrique. Pas le genre qu’on respecte, plutôt cet instrument invisible tenu en général par un musicien tout aussi invisible, celui qu’on ne repère pas dans une mélodie. En fait, ça m’est égal, c’est sans doute même pour ça que je préfère la guitare basse électrique à tous les autres instruments.

Après avoir étudié la musique à Belmont, j’avais l’intention de devenir auteur-compositeur, sauf que je n’aide pas Garrett à écrire ses chansons. Il refuse. On ne ressent pas la musique de la même façon, alors, en fin de compte, je n’écris des chansons que pour moi et les mets de côté, en attendant d’être assez sûr de moi pour sortir un disque solo.

Ces dernières années, le groupe est devenu plutôt célèbre, et bien qu’il soit de plus en plus demandé, donc de mieux en mieux payé, je n’ai pas eu droit à une augmentation de salaire. J’ai songé un moment à en parler aux autres, mais je ne suis pas certain que ça en vaille la peine, et puis ils ont plus besoin d’argent que moi. D’autant que, si je commence à me confier à eux, ils pourraient bien m’offrir une place officielle dans le groupe, et franchement, je déteste tellement cette musique que je me sens gêné dès que j’en joue.

Je perds un peu de mon âme à chaque concert. Petit bout par petit bout. J’ai peur qu’à force il ne reste de moi qu’un corps sans vie.

Franchement, je ne sais pas ce qui me retient encore. En me joignant à eux, je n’avais aucune intention de rendre ma participation définitive ; j’ignore pourquoi je n’arrive pas à me remuer les fesses pour partir une bonne fois pour toutes. Mon père est mort quand j’avais dix-huit ans, alors je n’ai jamais aucun souci de ce côté-là. Ma mère et moi avons touché une importante assurance-vie et il nous a laissé son entreprise d’installation de connexion à Internet qui fonctionne toute seule. Les employés préfèrent que je ne vienne pas déranger leurs bonnes habitudes. Alors ma mère et moi nous tenons à distance et empochons ce qui nous revient.

J’apprécie, mais je ne suis pas très fier de cette situation. Si les gens savaient le peu que la vie exige de moi, je n’aurais plus droit au respect de quiconque. C’est peut-être pour ça que je suis resté avec le groupe. Ce qui signifie beaucoup de voyages, de travail et de nuits blanches. Mais cette torture auto-infligée me donne l’impression que je mérite au moins une partie de mon compte en banque.

Depuis la scène, je regarde cette fille en m’interrogeant encore : est-elle ivre ou défoncée ? À moins qu’elle ne danse de façon aussi ridicule que pour se moquer de nous, tellement nous sommes mauvais ? Quoi qu’il en soit, je me réjouis de la voir gigoter tel un poisson hors de l’eau. C’est la chose la plus marrante qui se soit produite dans ce style de concert depuis un moment. Je me surprends même à sourire, chose qui ne m’était plus arrivée depuis je ne sais combien d’années. Et dire que je redoutais cette soirée !

C’est peut-être l’atmosphère de cet endroit plutôt discret ou celle de cette fin de mariage. C’est peut-être le fait que personne ne nous écoute et que quatre-vingt-dix pour cent des invités sont partis. Ou alors c’est l’herbe dans les cheveux de la fille et les taches vertes partout sur sa robe, à cause des trois fois où elle est tombée pendant cette chanson. Ou encore ces six mois d’abstinence que je m’oblige à endurer depuis la rupture avec mon ex…

À moins que ce ne soit un peu tout ça qui rend cette fille tellement attirante à mes yeux. Rien d’étonnant, car malgré son maquillage qui a coulé sur ses joues, et les mèches collées sur son front, elle demeure la plus jolie femme de la soirée. Je trouve d’autant plus étonnant qu’aucun regard ne se pose sur elle. Les quelques invités encore présents sont rassemblés autour de la piscine avec les jeunes mariés, tandis que nous jouons notre dernier morceau.

Et ma terrible danseuse reste la seule à nous écouter ; jusqu’à ce qu’on termine et qu’on se mette à ranger.

Je l’entends crier encore tandis que je quitte la scène et remets ma guitare dans son étui.

Notre groupe partage deux chambres de quatre lits dans le bed & breakfast, car nous sommes à onze heures de route de Nashville. Aucun de nous ne tenait à se taper un tel voyage après minuit.

Le jeune marié s’approche de Garrett qui est en train de fermer les portières du van, pour nous inviter à prendre un verre. En principe, j’aurais refusé, mais là, j’espère plus ou moins que la mauvaise danseuse se trouve encore dans les parages. Elle était amusante. Et j’apprécie le fait qu’elle n’ait pas cherché à chantonner un seul air. Je ne crois pas que je pourrais être attiré par quelqu’un qui aime la musique de Garrett.

Je la retrouve dans la piscine, en train de faire la planche, toujours dans sa robe de demoiselle d’honneur pleine de taches d’herbe.

Elle est la seule à se baigner, alors je prends une canette de bière puis me dirige vers le bord, ôte mes chaussures et plonge les jambes dans l’eau sans retirer mon jean.

Les remous que je provoque finissent par l’alerter, mais elle ne remue pas la tête pour voir qui se trouve là, préférant continuer à observer le ciel, immobile comme une bûche flottante. Le parfait contraire de son attitude antérieure. Au bout de quelques minutes, je la vois disparaître sous l’eau. D’un seul coup, ses mains reparaissent, puis sa tête, et cette fois elle me dévisage, comme si elle savait depuis le début que j’étais là.

Elle reste à la surface grâce à de petits mouvements des pieds et des mains, se rapprochant peu à peu, jusqu’à se retrouver devant moi, éclairée par la lune qui fait scintiller ses pupilles.

Vue de la scène, je la trouvais jolie. Mais maintenant qu’un mètre à peine nous sépare, j’ai l’impression de contempler la plus belle des créatures. Lèvres roses et pulpeuses, mâchoires délicates qui me donnent envie de les caresser. Elle a des iris verts comme l’herbe qui entoure la piscine. J’ai envie de plonger sous l’eau pour la rejoindre, mais pas avec mon téléphone dans la poche et une canette de bière à la main.

– Tu regardes les vidéos YouTube avec des gens qui meurent ? demande-t-elle.

Je ne comprends pas pourquoi elle pose une telle question, mais elle aurait pu dire n’importe quoi, ça m’aurait fait le même effet que ces paroles prononcées d’une petite voix qui semble s’échapper de sa gorge avec fluidité et légèreté.

– Non, dis-je.

À force de remuer pour rester à la surface, elle s’essouffle un peu :

– Il y a une compilation de toutes les choses embêtantes qui peuvent arriver aux gens. La caméra zoome sur leurs visages dans les pires moments et leur tête donne l’impression qu’ils sont à l’agonie.

Des deux mains, elle essuie l’eau de ses yeux avant d’ajouter :

– C’est l’impression que tu donnais ce soir. Comme si tu étais à l’agonie.

Je n’ai même pas remarqué qu’elle regardait la scène, encore moins qu’elle m’observait avec assez d’attention pour savoir ce que je ressens chaque fois que je suis obligé d’interpréter ces chansons pourries.

– Je suis déjà mort, depuis le premier jour où j’ai joué pour ce groupe.

– C’est bien ce que je me disais. Tu as aimé me voir danser ? J’essayais de te remonter le moral.

– Ça a marché, dis-je avant de boire une gorgée de bière.

Le sourire aux lèvres, elle se glisse quelques secondes sous l’eau, puis refait surface en écartant ses cheveux de son visage.

– Tu as une petite amie ?

– Non.

– Un petit ami ?

– Non.

– Une épouse ?

Je secoue la tête.

– Tu as des amis, quand même ?

– Pas vraiment.

– Des frères et sœurs ?

– Fils unique.

– Mince. Tu es vraiment seul.

Décidément, elle a l’œil. Quoique, dans mon cas, la solitude soit un vrai choix.

– Quelle est la personne la plus importante de ta vie ? demande-t-elle encore. Sans compter les parents.

– Tu veux la réponse là, tout de suite ?

Je réfléchis un instant à sa question avant de me rendre compte que, à part ma mère, je ne risquerais pas ma peau pour quiconque. Je me fiche des mecs du groupe, ce sont plutôt des collègues de travail avec qui je n’ai aucun rapport. Et, comme les parents ne comptent pas, cette fille est littéralement l’unique personne qui m’occupe l’esprit en ce moment.

– Je dirais toi.

Elle penche la tête de côté et plisse les yeux :

– Plutôt triste.

Du bout des pieds, elle tape le mur entre mes jambes pour s’éloigner de moi.

– Il faut que je rende cette fin de soirée agréable, alors, observe-t-elle avec un sourire aguicheur.

J’accepte l’invitation en déposant mon téléphone sur le bord en béton, à côté de la canette maintenant vide. J’ôte ma chemise puis me glisse dans l’eau.

On se retrouve au même niveau et elle me paraît encore plus jolie.

On nage lentement l’un autour de l’autre en prenant bien garde de ne pas se toucher, malgré l’envie qui nous titille évidemment tous les deux.

– Qui es-tu ? demande-t-elle.

– Le guitare basse.

Ça la fait rire, d’un rire complètement à l’opposé de sa petite voix délicate. C’est plutôt un éclat franc et délibéré, qui me plaît presque davantage.

– Comment t’appelles-tu ? insiste-t-elle.

– Leeds Gabriel.

On nage toujours l’un autour de l’autre. Mon nom semble l’étonner.

– On dirait un pseudo de chanteur, observe-t-elle. Pourquoi tu joues dans le groupe de quelqu’un d’autre ?

Et elle poursuit sans me laisser le temps de répondre :

– Leeds, c’est comme la ville en Angleterre ?

– Oui. Et toi, quel est ton nom ?

– Layla.

Elle l’a murmuré comme si elle me révélait un secret.

Un nom parfait. Le seul qui puisse lui aller, j’en suis sûr.

– Layla, lance quelqu’un derrière moi. Ouvre.

D’un coup d’œil par-dessus mon épaule, j’aperçois la mariée en train de brandir quelque chose vers Layla qui nage dans sa direction et tire la langue ; son amie y dépose une pilule blanche qu’elle avale aussitôt. Je n’ai aucune idée de ce dont il s’agit mais je trouve la scène incroyablement sexy.

Elle repère aussitôt ma fascination.

– Leeds en veut ! lance-t-elle en tendant la main.

La mariée lui en donne une autre et s’en va. Je ne demande pas ce que c’est, je m’en fiche. Cette fille me plaît tant que serai son Roméo, elle ma Juliette, et que j’accepterai tous les poisons qu’elle pourra me donner.

J’ouvre la bouche. Elle a les doigts humides, ce qui a fait fondre une partie de la pilule avant d’atteindre ma langue. Elle a un goût amer et j’ai du mal à l’avaler mais je finis par y arriver en la mâchonnant un peu.

– Quelle était la personne la plus importante de ta vie, hier ? demande Layla. Avant mon arrivée.

– Moi.

– Et je t’ai viré de la première place ?

– On dirait.

Elle se déplace avec fluidité sur le dos, à croire qu’elle passe plus de temps dans l’eau que sur terre, et contemple encore le ciel, les bras écartés, avant d’aspirer une grande goulée d’air.

Je m’adosse au rebord de la piscine, ouvre les bras à mon tour pour mieux m’y agripper. Mon cœur se met à battre, mon sang s’échauffe.

J’ignore quelle drogue elle a pu me donner, sans doute de l’ecstasy ou quelque chose de ce genre car ça démarre sec. Je perçois de mieux en mieux tout ce qui se passe dans ma poitrine et ailleurs dans mon corps. J’ai l’impression que mon cœur enfle au risque de bientôt manquer de place.

Layla flotte toujours sur le dos mais son visage s’est approché de mon torse. Elle se trouve juste en face de moi. Si je me penche un peu en avant, elle ne verra plus le ciel mais moi.

Putain, c’est de la bonne.

Je me sens bien, à l’aise.

Autour de nous, l’eau reste si calme que j’ai l’impression de voir Layla flotter dans les airs, les yeux clos. Pourtant, lorsque sa tête cogne mon épaule, elle me regarde, le visage inversé par rapport au mien, comme si elle attendait quelque chose de ma part.

Alors je me lance.

Je me penche juste ce qu’il faut pour poser mes lèvres sur les siennes. On s’embrasse à l’envers et cela me produit l’effet d’une douce explosion, aussi fascinante que bizarre, car elle fait toujours la planche à la surface de l’eau. Je plonge ma langue dans sa bouche et, pour je ne sais quelle raison, je ne me sens pas digne de toucher cette femme, si bien que je ne bouge pas les bras, qui sont toujours agrippés au rebord de la piscine.

Elle non plus ne change pas de position, remuant juste les lèvres. Je suis très content de ce premier baiser à l’envers car ça nous laisse la perspective de découvrir celui qu’on se donnera à l’endroit. Jamais plus je ne pourrai embrasser une fille sans être défoncé à je ne sais quel truc que la mariée nous a donné. Comme si j’avais le cœur qui rétrécissait à la taille d’une pièce de monnaie avant de gonfler comme un ballon au fil des battements.

Il ne bat pas normalement, plus de ces gentils tac tac, tac tac, tac tac.

Maintenant, c’est plutôt un ding suivi d’un BOUM.

Ding BOUM, ding BOUM, ding BOUM.

Je ne peux pas continuer à l’embrasser ainsi, à l’envers. Ça me rend fou, comme si on n’était pas vraiment faits l’un pour l’autre, et j’ai envie que ma bouche colle parfaitement à la sienne. Alors je saisis Layla par la taille, la retourne sur l’eau, jusqu’à ce qu’on se retrouve face à face, et là, je l’attire contre moi. Ses jambes entourent ma taille, ses deux mains sortent de l’eau pour m’attraper les cheveux, ce qui la fait un peu couler, mais on n’y peut rien. Nos deux bouches s’épousent juste avant qu’on se retrouve sous l’eau. Aucune goutte ne passe entre nos lèvres.

On coule ensemble jusqu’au fond de la piscine puis on ouvre les yeux en même temps, avant de se séparer pour mieux se regarder. À présent, ses cheveux flottent au-dessus d’elle, lui donnant l’air d’un ange déchu.

Dommage que je ne puisse prendre une photo.

Des bulles d’air emplissent l’espace entre nous, si bien qu’on tape ensemble du pied pour remonter à la surface.

J’y arrive deux secondes avant elle et on se fait face de nouveau, prêts à reprendre notre baiser. On se raccroche l’un à l’autre, nos bouches se cherchent, mais à l’instant où je sens le goût du chlore sur ses lèvres, on est interrompus par des chants.

Je repère la voix de Garrett parmi d’autres, comme s’ils étaient tous en train de nous acclamer.

Layla jette un coup d’œil derrière elle et leur fait signe de se taire. Puis elle se sépare de moi.

– On y va, dit-elle en sortant de l’eau.

Elle n’y met plus aucune grâce, émergeant à plusieurs mètres de l’échelle en lançant une jambe après l’autre, ce qui l’oblige à rouler sur le béton, dans un mouvement aussi maladroit que parfait.

Je la suis, et quelques secondes plus tard, on court tous les deux vers le côté de la maison, plus sombre et tranquille. Sous mes pieds, l’herbe semble à la fois douce et froide, comme de la glace fondue.

Ce qui devrait donner de l’eau, sauf que ce n’est pas ça, mais juste de la glace fondue. La drogue rend les choses difficiles à expliquer.

Layla m’attrape la main et se laisse tomber sur l’herbe glacée en m’attirant sur elle. Je m’appuie sur les coudes pour ne pas l’écraser et la dévisage un instant. Elle a des taches de rousseur. Pas beaucoup, juste un peu sur le bout du nez et sur les joues. Je les effleure de mes doigts.

– Pourquoi es-tu aussi jolie ?

Ça la fait rire. Évidemment. Trop niais.

Elle me fait basculer sur le dos, et là, elle remonte sa robe sur ses cuisses pour pouvoir me chevaucher. Sa peau se colle à mes flancs car on est encore tous les deux trempés. Je pose les mains sur ses hanches en savourant l’intensité de ce moment.

– Tu sais pourquoi on appelle cet endroit le Corazón del País ? demande-t-elle.

Comme je ne sais pas, je secoue la tête en espérant que ce sera long à expliquer afin d’avoir l’opportunité de l’entendre parler encore et encore. Je pourrais l’écouter ainsi toute la nuit. En fait, il y a une pièce, dans le bed & breakfast, qu’on appelle le Grand Salon, où s’alignent des centaines de livres sur chaque mur. Elle pourrait me faire la lecture toute la nuit.

– Ça veut dire Le Cœur du Pays, explique-t-elle.

Son regard s’illumine, sa voix s’anime tandis qu’elle poursuit :

– Cet endroit, exactement là où tu es allongé, représente le centre géographique des États-Unis.

Raison pour laquelle, sans doute, je sens tellement mon cœur battre, mais ça ne tient pas debout.

– Pourquoi on l’appelle comme ça ? Le cœur n’est pas situé au centre du corps. C’est l’estomac.

Elle laisse échapper son rire bref et éclatant.

– Exact, mais Estomago del País, ça sonne mal.

Merde.

– Tu parles français ?

– Non, mais c’est de l’espagnol.

– N’empêche, c’était chaud.

– Je n’en ai fait qu’un an au lycée. Je ne possède aucun talent caché. Tout est en vitrine.

– Ça m’étonnerait, dis-je en lui immobilisant les poignets pour rouler sur elle. Tu es une excellente danseuse.

Elle rit. Je l’embrasse.

On s’embrasse durant quelques minutes. Et on fait mieux que ça. On se touche. On bouge. On gémit.

C’est trop, je me sens au bord du gouffre. Mon cœur pourrait littéralement exploser et je commence à me demander s’il ne vaudrait pas mieux nous arrêter. La drogue plus le flirt avec Layla, ça commence à faire beaucoup. Je ne peux pas la laisser comme ça, enlacée à moi, ou je vais céder et franchir toutes les limites. J’ai les nerfs à vif, je ressens tout deux fois plus fort.

– Il faut que j’arrête, dis-je en dénouant ses jambes de ma taille. On a pris quoi, là ? Je ne peux plus respirer.

– Tu veux dire que tu voudrais savoir ce que ma sœur t’a donné ?

– La mariée, c’est ta sœur ?

– Oui, elle s’appelle Aspen. Elle a trois ans de plus que moi. Pourquoi ? Ça te plaît ?

– J’adore.

– C’est intense, non ?

– Comme tu dis.

– Aspen m’en donne chaque fois que je bois trop, me souffle-t-elle à l’oreille. On appelle ça de l’aspirine.

Elle recule et s’esclaffe devant mon air abasourdi.

– Tu te croyais défoncé ?

Sinon, pourquoi est-ce que je ressentirais ça ?

– Attends, dis-je en m’asseyant, ce n’était pas de l’aspirine.

Elle s’écroule de rire, fait un signe de croix.

– Je te le jure ! Tu as juste pris un cachet d’aspirine.

Elle rit tellement qu’elle s’étouffe. Quand elle reprend son souffle et pousse un soupir délicieux… Quoi, je viens de dire délicieux ?

Secouant la tête, elle sourit maintenant.

– Ce n’est pas une drogue qui t’a mis dans cet état, Leeds !

Elle se lève, contourne la maison. De nouveau, je la suis, car si c’était vraiment de l’aspirine, je suis foutu.

Foutu.

Je ne savais pas qu’il était possible de se sentir aussi bien avec une autre personne sans avoir pris de substances illicites.

Dans la maison, Layla se dirige droit vers le Grand Salon, où se trouvent les livres et un piano demi-queue. Une fois à l’intérieur, elle referme la porte à clef. Mon jean et sa robe laissent une traînée humide derrière nous.

Elle s’arrête pour examiner l’eau qui coule sous mes pieds.

– Ce parquet est ancien, observe-t-elle, on devrait le respecter.

Et elle enlève sa robe trempée d’un geste fluide, pour se retrouver à quelques pas de moi, dans la semi-obscurité, en culotte et soutien-gorge. Même pas assortis, le haut blanc, le bas à carreaux verts et noirs. Apparemment, elle s’en fiche, et ça me plaît. Je l’observe un instant, j’admire ses courbes, sa décontraction ; elle ne cherche pas du tout à se cacher.

Ma dernière petite amie avait un corps digne de celui d’un mannequin, pourtant elle semblait toujours mal dans sa peau. À la fin, ça m’agaçait, car malgré sa beauté, on ne sentait avant tout que son manque de confiance.

Tandis que Layla se comporte avec une assurance qui la rend attrayante au-delà de sa seule apparence.

Comme elle me le demande, je retire mon jean, ne gardant que mon boxer. Elle entasse nos vêtements ensemble sur un tapis, ce qui vaut déjà mieux que le parquet ; pas de souci, je suis prêt à tout.

Je contemple un instant la pièce avec son vieux canapé au cuir usé, à côté du piano. J’ai envie de la plaquer dessus pour mieux explorer son corps, mais apparemment, elle a d’autres projets.

Elle tire le tabouret, s’assied dessus :

– Tu sais chanter ? demande-t-elle en tapotant sur quelques touches.

– Oui.

– Pourquoi tu ne chantes pas pendant tes concerts ?

– C’est le groupe de Garrett. Il ne me l’a jamais demandé.

– Garrett ? C’est le nom du chanteur principal ?

– Oui.

– Il est aussi nul que ses paroles ?

Ça me fait rire et je la rejoins sur le sofa.

– Il est assez atroce, mais pas à ce point.

Elle appuie sur le do médian.

– Il est jaloux de toi ?

– Pourquoi voudrais-tu qu’il soit jaloux ? Je ne suis que la guitare basse.

– Il n’a pas l’étoffe d’un chanteur, alors que toi, si.

– Comment peux-tu dire ça ? Tu ne m’as jamais entendu.

– Peu importe. Tu es peut-être nul, n’empêche que sur scène, tous les autres disparaissent quand tu apparais.

– Comme le reste de la foule qui disparaît quand tu danses ?

– J’étais la seule à danser.

– Tu vois ? Je ne m’en étais même pas aperçu.

Elle se penche vers moi, non pour m’embrasser, comme je l’aurais cru, mais pour murmurer contre mes lèvres :

– Joue-moi quelque chose.

Puis elle va s’allonger sur le canapé.

– Quelque chose digne de ce piano, ajoute-t-elle.

Croisant les chevilles, elle laisse retomber un bras et promène ses doigts sur le plancher en attendant que je me mette à jouer, mais je ne peux m’empêcher de la regarder. Je crois qu’aucune autre femme sur cette planète n’est capable de me fasciner au point que je la fixe sans même cligner des paupières jusqu’à en avoir mal aux yeux.

Pourtant, je finis par demander :

– Et si tu n’aimes pas ma musique, tu me laisseras quand même t’embrasser encore ?

– Pourquoi ? C’est une chanson spéciale pour toi ?

– Je l’ai écrite avec toute mon âme.

– Alors ne t’inquiète pas.

Je me retourne, pose les doigts sur le clavier. J’hésite un instant avant de me lancer. Jamais encore je n’ai joué cet air devant quiconque. La seule personne pour qui j’aurais voulu l’interpréter était mon père, mais il n’est plus là. C’est à cause de sa mort que je l’ai composé.

Je n’ai pas le trac lorsque je joue sur scène les œuvres de Garrett, cependant, là, c’est différent. Il s’agit d’une chose personnelle, et bien que je n’aie qu’une seule spectatrice, j’ai l’impression de me trouver devant le public le plus important de ma vie.

J’inspire un grand coup puis me mets à jouer.

That night I stopped believing in heaven

I can’t believe in a god that cruel

Can you ?

That night I stopped praying on my knees

But I don’t pray standing either

Do you ?

That night I closed the door and closed the window

I’ve been sitting in the dark

Are you ?

That night I learned happiness is a fairy tale

A thousand pages read aloud

By you

That night I stopped believing in God

You were ours, he didn’t care, he

Took you

So that night I stopped…

I stopped…

I just

Stopped.

That night I stopped.

I stopped.

I just stopped.

That night I stopped. I…1

À la fin, je croise les mains sur mes genoux. J’hésite un peu à me retourner pour la regarder. Après la dernière note, un silence profond envahit la maison. Si lourd, à croire qu’aucun son n’y entre plus. Je n’entends même pas son souffle.

Je rabats le couvercle, pivote lentement sur la banquette. Les yeux au plafond, Layla essuie ses joues.

– Waouh ! s’écrie-t-elle. Je ne m’attendais pas à ça. C’est comme si tu venais de me piétiner le cœur.

C’est un peu ce que j’ai ressenti en la dévisageant pour la première fois, ce soir.

– J’aime bien la fin, ajoute-t-elle en se redressant et en repliant les jambes sous elle. Tu t’es arrêté au beau milieu de la phrase. Trop parfait, trop magnifique.

Je n’étais pas certain qu’elle ait compris ma façon d’achever cette chanson, si bien que sa réaction ne me rend que plus amoureux d’elle.

– Où est-ce que je trouverai cette chanson ? Elle est sur Spotify ?

– En fait non, je n’ai jamais rien sorti.

D’un air faussement horrifié, elle frappe le bras du canapé.

– Quoi ? Mais pourquoi ?

– Je n’en sais rien.

Et c’est vrai. Je n’en sais rien du tout.

– Peut-être parce que tout le monde à Nashville se prend pour quelqu’un d’important. Je ne veux pas faire partie de ces gens.

Elle se lève et s’approche de moi, me pousse contre le piano et s’installe à califourchon sur moi, puis elle prend mon visage entre ses mains, les sourcils froncés :

– C’est égoïste de ta part de garder ces chansons pour toi. C’est mieux d’être une personne importante désintéressée qu’un rien du tout égoïste.

Aujourd’hui était peut-être mon jour de chance : j’ai rencontré cette fille.

Je suis très chanceux.

Je la saisis par la nuque puis pose ma bouche sur la sienne. Je ne sais pas ce qui se passe en ce moment. Voilà trop longtemps que je n’ai plus assez aimé une fille pour me demander où elle sera le lendemain.

Mais… où sera Layla ?

Où était-elle hier ?

Où habite-t-elle ?

Où a-t-elle grandi ?

Qui est sa personne préférée en ce moment ?

Je voudrais tout savoir. Tout.

D’un seul coup, elle interrompt notre baiser :

– Aspen m’a prévenue tout à l’heure, en voyant comment je te regardais. Elle m’a dit : « Promets-moi de ne jamais fréquenter des musiciens. Ils ont tous de fortes probabilités d’avoir une IST. »

– Et tu le lui as promis ? demandé-je en riant.

– Non, j’ai répondu : « Pas grave s’il a une IST. Il doit avoir aussi des préservatifs. »

– Je n’ai pas d’IST, ni de préservatifs.

Aussitôt, elle se dégage et se remet debout.

– C’est bon, j’en ai un dans ma chambre.

Elle se dirige vers la porte. J’attrape nos vêtements pour la suivre dans l’escalier. Elle doit s’attendre à ce que je lui emboîte le pas puisqu’elle continue à me parler :

– Je ne fais pas ça souvent. Si j’ai des préservatifs, c’est juste parce qu’on me les a offerts lors d’un enterrement de vie de jeune fille. Je ne me rendais pas compte à quel point il serait difficile de coucher avec quelqu’un dans la vie. Tant qu’on fait ses études, pas besoin de fournir beaucoup d’efforts, mais ensuite… c’est une autre histoire !

Là-dessus, elle ouvre la porte de sa chambre, et je la suis.

– L’ennui, avec les relations d’après la fac, continue-t-elle, c’est que je déteste les rancards. Ça prend trop de temps. On doit consacrer toute la soirée à une seule personne quand, au bout de cinq minutes, on sait déjà qu’on va perdre son temps.

Je comprends son point de vue. Je préfère mille fois me jeter à l’eau dès la première minute.

J’ignore si Layla est de cet avis, mais elle m’a donné cette impression lorsqu’on a atteint le fond de la piscine. C’était le baiser le plus intense de ma vie.

Elle m’arrache des mains nos vêtements humides, les emporte dans la salle de bains et les jette dans la douche puis revient en disant :

– Tu devrais quitter ce groupe.

Ce doit être la personne la plus imprévisible que j’aie jamais rencontrée ; ses phrases pourtant si simples me prennent de court.

– Pourquoi ?

– Parce que tu es lamentable.

Elle a raison. On est tous les deux en route pour le lit.

– Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

– Je n’ai plus de boulot, répond-elle. Je me suis fait virer la semaine dernière.

Elle s’assied, s’adosse à la tête de lit, tandis que, de mon côté, je m’allonge sur l’oreiller sans la quitter des yeux. Sa hanche se trouve tout près de mon visage, c’est aussi bizarre qu’excitant d’être aussi proche de sa cuisse. Je pose les lèvres dessus.

– Pourquoi tu t’es fait virer ?

– Ils n’ont pas voulu me donner un congé pour le mariage d’Aspen, alors je ne suis pas allée travailler. Attends, ton boxer est encore humide. On ferait mieux d’ôter le reste de nos vêtements.

Elle prend les devants mais j’aime ça.

Je l’attrape par la taille et la colle contre ma poitrine, à un angle si parfait qu’elle gémit. Je suis plus grand qu’elle, si bien que son visage n’atteint pas le mien, pourtant j’ai envie de l’embrasser. Et elle doit en avoir également envie, car elle remonte le long de mon corps jusqu’à ce que nos bouches se rencontrent.

Il ne nous reste pas beaucoup de vêtements à retirer et on se retrouve nus en quelques secondes sous les couvertures. Prochaine étape, le préservatif. Cependant, je ne connais pas cette fille et elle ne me connaît pas, alors j’attends qu’elle cherche son sac à tâtons dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’elle en sorte un et me le tende. Je n’ai plus qu’à le mettre.

– Je crois que tu as raison, dis-je.

– À quel sujet ?

Je m’allonge sur elle, écarte ses jambes pour m’installer entre elles.

– Je devrais quitter ce groupe.

– Oui, approuve-t-elle, tu serais plus heureux si tu pouvais jouer ta propre musique, même si ça ne te rapporte pas d’argent.

Elle m’embrasse, brièvement, avant de s’écarter de moi.

– Trouve un travail qui te convienne, garde la musique pour ton temps libre. Il vaut mieux être pauvre et comblé que… pauvre et insatisfait. J’allais dire riche et insatisfait, mais je ne crois pas que tu sois riche, sinon tu ne jouerais pas dans ce groupe.

Je lui dirais bien que je ne suis pas pauvre, seulement il serait plutôt gênant de reconnaître que j’y joue de mon plein gré, alors je préfère me taire.

– Si tu dois rester pauvre, ajoute-t-elle, autant que ce soit une pauvreté agréable.

Elle a raison. J’embrasse son cou, ses seins. Puis ma bouche revient se poser sur la sienne.

– Je crois que je suis heureux de t’avoir rencontrée.

Elle recule un peu et me décoche un sourire :

– Tu crois ? Ou tu l’es ?

– Je le suis. Très heureux de t’avoir rencontrée.

– Et moi de t’avoir rencontré.

On s’embrasse encore, tranquillement, trop heureux d’avoir toute la nuit devant nous. Pourtant, j’enfile déjà le préservatif et elle m’attire déjà en elle.

Néanmoins, je prends mon temps, tout mon temps.

Passée avec elle, chaque minute compte davantage.

Elle reste allongée sur le ventre tandis que je promène mes doigts le long de son échine.

Je remonte vers sa nuque, enfouis la main dans ses cheveux pour lui caresser la tête.

– Je tuerais pour un taco juste maintenant, souffle-t-elle.

Je n’ai jamais autant eu envie de pénétrer le cerveau d’une fille comme celui de Layla. Il ne fonctionne pas de la même façon que les autres. Comme s’il n’existait aucun filtre entre son cerveau et sa bouche, aucune conscience l’avertissant qu’elle devrait regretter certaines de ses paroles. Elle les lâche délibérément, sans la moindre hésitation, des plus douces aux plus blessantes.

Jusqu’à ce soir, j’ignorais que la franchise brutale pouvait être sexy.

Je lui ai dit il y a quelques minutes que je venais de vivre le meilleur coup de ma vie. Je m’attendais à ce qu’elle me retourne le compliment mais elle s’est contentée d’observer en souriant :

– On croit toujours ça, sur le moment. Et puis quelqu’un d’autre arrive et on oublie toutes les fois où on l’a déjà cru. Et le cycle repart.

J’ai éclaté de rire en croyant qu’elle plaisantait, mais non. Alors j’ai réfléchi à ce qu’elle venait de dire. Elle avait raison. J’ai perdu ma virginité à quinze ans. Je croyais que ce serait la plus belle expérience de ma vie, jusqu’au jour où j’ai rencontré Victoria Jared, ma plus belle expérience. Et puis Sarah Kisner, et la fille qui s’est faufilée dans mon dortoir en première année de fac, suivie de deux ou trois autres, et enfin Sable. Chaque fois, j’avais l’impression d’avoir vécu ma plus belle partie de jambes en l’air, alors qu’elles étaient sans doute aussi satisfaisantes que les précédentes.

En tout cas, rien de comparable avec Layla. J’en reste intimement persuadé.

– Tu es croyant ? s’enquiert-elle.

Ses pensées sont aussi éparpillées et intenses que ses actes. Je crois que c’est ce qui m’intrigue tant chez elle. Un instant, elle est sur le dos à crier mon nom, les ongles plantés dans mes épaules. L’instant d’après, elle se retrouve sur le ventre à dire qu’elle a tellement envie d’un taco. Après quoi, elle oublie ce souhait pour tenter de savoir si je suis croyant. J’adore. La plupart des gens sont prévisibles, tandis que les moindres paroles, les moindres actions de Layla relèvent plutôt de la surprise dans un emballage cadeau.

– Je ne suis pas croyant. Et toi ?

– Je crois en une vie après la mort, mais ça ne veut pas dire que je suis croyante.

– Je pense que l’existence est plutôt une question de chance. On est là pour un certain temps, et puis on s’en va.

– Trop déprimant, commente-t-elle.

– Pas vraiment. Imagine à quoi ressemble le paradis, l’éternel optimisme, les sourires, l’absence de péché. La perspective de vivre dans un endroit plein de gens qui ont passé leur vie à répéter des citations inspirantes me paraît plus déprimante que l’idée de tout voir s’arrêter avec la mort.

– Je ne sais pas si je crois en ce genre d’au-delà. Je considère l’existence comme une série de mondes différents, dont fait peut-être partie le paradis. Ou pas.

– Quel genre de mondes ?

Elle roule sur le côté, et quand mes yeux tombent sur ses seins, elle n’essaie pas de me forcer à relever la tête. En fait, elle appuie ma tête sur sa poitrine puis se remet sur le dos, me caressant les cheveux, et poursuit :

– Tu pourrais voir les choses comme ça : l’utérus est une existence à lui seul. Quand on n’était que des fœtus, on ne se rappelait pas la vie d’avant et on n’avait aucune idée de celle qui nous attendait à l’extérieur. Tout ce qu’on connaissait, c’était l’utérus. Et puis on est nés, on a quitté l’utérus pour se retrouver dans le monde actuel de l’existence. On a oublié notre existence dans l’utérus avant cette vie, on n’a aucune idée de ce qui nous attend ensuite. Et lorsque s’achèvera notre vie actuelle, on se retrouvera tous dans un autre monde, où l’on pourrait oublier celui-ci, aussi bien que celui de l’utérus. Ce ne sont que des mondes qui se succèdent, l’un après l’autre. On sait pertinemment que certains d’entre eux existent, on croit en l’existence de certains autres. Et il pourrait en exister dont on n’a même pas idée. À l’infini. Je ne crois pas qu’on puisse vraiment mourir.

Son explication tient debout, à moins que je ne cède simplement au plaisir de sentir sa poitrine sous mes lèvres. Je saisis un autre préservatif tout en réfléchissant à sa théorie. Elle me semble plus plausible qu’aucune porte nacrée du paradis, ou qu’aucun lac de feu et de soufre.

Je reste convaincu que la vie et la mort existent, point barre.

– Si tu as raison, je préfère ce monde, dis-je en revenant sur elle.

Elle écarte les cuisses, sourit contre mes lèvres :

– Tout ça parce que tu t’y trouves.

– Oh non ! Je le préfère parce que je me trouve en toi.

Chapitre 2

Je la contemple quelques minutes en espérant qu’elle ne se réveille pas tout de suite. Sa main reste appuyée sur mon torse comme un poids mort. J’essaie de faire durer ce moment car je sais comment s’achèvent les coups d’un soir. J’en ai eu pas mal. Je me suis barré en douce de pas mal de lits, mais je ne tiens pas à quitter celui-ci.

J’espère que Layla ne veut pas que je me barre.

Elle va bientôt se réveiller et je sais bien ce qu’elle ressentira alors ; elle commencera sans doute par se protéger du soleil, puis se retournera en essayant de se souvenir de ce qu’elle fait là, qui je suis. Et elle cherchera comment se débarrasser de moi.

Les paupières baissées, elle commence par remuer les doigts, les retire de mon épaule, de ma nuque, puis m’attire contre elle.

Je suis soulagé de sentir qu’elle me reconnaît, que, dès son éveil, elle se souvienne parfaitement de ma présence et ne cherche pas à m’éloigner.

– Quelle heure est-il ? marmonne-t-elle.

En ce petit matin, sa voix ne sort pas facilement ; ça ressemble plutôt à un murmure éraillé, quelque part encore plus sensuel que quand elle est complètement réveillée.

– Onze heures.

Elle lève sur moi des yeux bouffis, barbouillés de mascara.

– Tu savais qu’onze heures du matin était le pire moment de la journée ?

– Ah bon ? dis-je en rigolant.

– J’ai appris ça à la fac. On meurt davantage pendant le brunch qu’à n’importe quelle autre heure.

Une vraie loque, plus que séduisante. J’adore.

– Tu es tellement bizarre.

– Tu veux prendre une douche avec moi ?

– Putain, oui !

Je croyais que ce ne serait pas une vraie douche, ce en quoi je me trompais.

Je masse ses cheveux avec de l’après-shampooing, en posant des questions que je ne poserais pas normalement à une fille après avoir passé une nuit avec elle. Mais j’ai tellement de choses à lui demander…

– Tu n’as qu’Aspen comme sœur ?

– Oui.

– Tu l’aimes bien ?

– Je l’adore. Je ne suis pas trop d’accord avec ses goûts en matière de maris, mais c’est son choix. Au fait, tu sais comment il s’appelle ?

– Non. Comment ?

– Chad Kyle.

– C’est pas vrai…

– Sérieux, c’est son vrai nom.

– Et ça lui va ou pas ?

– Malheureusement, ça lui va. L’étudiant type, membre d’une fraternité puis d’un country club, il conduit un énorme pick-up et a un chien appelé Bo.

– Ça explique pourquoi il aime le groupe de Garrett.

J’attrape la douchette et commence à lui rincer les cheveux. Humides, ils lui tombent au milieu du dos. C’est la première fois que je lave la tête d’une fille et je trouve ça extraordinairement sensuel, tout comme la forme de son crâne qui épouse si bien le creux de ma main.

– Tu as une tête trop sexy.

– Comment ça ?

Je lui couvre les yeux de ma main libre de façon à les protéger du savon.

– Je ne sais pas. C’est comme ça, ou alors ça vient de toi.

Lorsque j’ai fini, je remets la douchette à sa place et Layla se retourne ; je l’attire contre moi pour qu’on achève de se rincer sous le jet d’eau chaude.

– J’ai bien aimé, cette nuit, dis-je alors.

– Moi aussi.

– Où est-ce que tu habites ?

– À Chicago, encore chez mes parents. Je suis revenue chez eux après l’université. Je ne sais pas trop où je voudrais vivre ensuite, mais sûrement pas à Chicago.

– Tu n’aimes pas cette ville ?

– Si, mais je n’ai pas envie de vivre là où j’ai grandi. Je voudrais faire d’autres expériences : la ville, la campagne, l’appart, la cabane dans les bois…

Elle tord ses cheveux pour en chasser l’eau.

– Et toi ? demande-t-elle. À Nashville ?

– Pas loin. C’est une région assez chère, et je n’aime pas partager ma chambre avec quelqu’un d’autre. Alors je loue un coin à Franklin. Si tu es de Chicago, pourquoi ta sœur s’est-elle mariée en plein Kansas ?

– Chad Kyle est de Wichita, répond-elle en m’entourant de ses bras. Tu sais que tu as de la chance d’être un homme ? Vous êtes tous pareils à la sortie d’une douche. Enfin, toi, peut-être un peu plus sexy… Tandis que les douches transforment les femmes ; on se retrouve les cheveux plats, le maquillage dégoulinant, l’anti-cernes dans les égouts.

Elle parle comme s’il existait vraiment une différence entre la Layla que j’ai rencontrée au mariage et celle qui se trouve devant moi maintenant. À tout prendre, je préfère cette dernière version d’elle-même. Tout en embrassant sa nuque, je plaque les paumes sur ses fesses. Elle incline la tête, comme pour mieux m’offrir son cou.

– Je crois que je ferais une bonne fille de la campagne. J’adorerais habiter ici. C’est magnifique. J’aimerais bien tenir un bed & breakfast.

Un court instant, j’ai oublié de quoi on parlait car elle poursuit deux idées à la fois. Par chance, l’une d’entre elles m’est réservée. Elle s’adosse au mur de la douche tandis que mes mains parcourent son corps ; mes lèvres, sa peau.

– J’aime vraiment ce coin, insiste-t-elle. Cet isolement, cette tranquillité. Pas de voisins. Juste des touristes de passage que je ne reverrai jamais.

Ma langue suit son cou jusqu’à sa bouche, et je l’embrasse passionnément mais brièvement avant de me détacher d’elle et de déclarer :

– C’est le cœur du pays, ici. Il n’existe pas de plus bel endroit sur terre.

Sur le coup, je suis parfaitement sincère. Pas de plus bel endroit qu’ici, en ce moment. Elle attire ma bouche contre la sienne et on ne tressaille même pas quand on entend frapper à la porte. On était trop occupés pour ça.

– Layla ! crie Aspen.

Elle émet un petit grognement au son de la voix de sa sœur mais continue à m’embrasser. Jusqu’au moment où les coups deviennent insupportables :

– Layla, ouvre !

Elle pousse un soupir et je la relâche pour qu’elle puisse sortir de la douche. Elle s’enveloppe dans une serviette avant de quitter la salle de bains en refermant la porte derrière elle. Et moi, je suis figé sur place, le cœur lourd.

On ne peut pas en rester là. Il me faut encore une journée avec elle, encore une conversation. Encore une douche. Je ressens déjà le manque qui va me hanter tout le long du trajet de retour vers le Tennessee.

Je ferme le robinet, m’empare d’une serviette tandis que Layla fait entrer Aspen dans la chambre ; j’entends parfaitement leur conversation.

– Tu as couché avec le bassiste ?

– Qui veut savoir ça ?

– Moi, répond Aspen. Je te pose la question.

– Dans ce cas, oui. Deux fois. Ça en aurait fait trois si tu ne nous avais pas interrompus.

J’étouffe un rire.

– Son groupe le cherche. Ils s’en vont.

– On descend dans cinq minutes.

J’entends la porte de la chambre se rouvrir et Aspen lancer :

– Maman est au courant. Elle en a entendu un dire : « Il s’envoie la sœur de la mariée. »

Ce commentaire me glace. Pourquoi n’y avais-je pas songé ? Un mariage… Bien sûr que la famille était là ! Merde. On a fait tant de bruit que ça ?

– J’ai vingt-deux ans, rétorque Layla. Je m’en fiche si ma mère est au courant.

– Je voulais juste te prévenir, répond sa sœur. Je pars pour Hawaï, je t’enverrai un SMS quand on atterrira.

– Amuse-toi bien, madame Kyle.

Lorsque la porte se referme, j’ouvre celle de la salle de bains et Layla fait volte-face, laissant tomber sa serviette. Je ne peux m’empêcher de l’admirer tandis qu’elle la renoue sur sa poitrine. Elle n’a aucun effort à faire pour être sexy.

– On reste ! dis-je en tapant du poing sur l’encadrement.

Je n’ai jamais été aussi sérieux de ma vie.

– On reste où ? Ici ?

– Oui. Je vais vérifier si on peut garder cette chambre encore une nuit.

J’aime bien l’expression de son visage, comme si elle réfléchissait à la question.

– Mais ton groupe s’en va. Tu as dit que vous aviez un concert demain.

– Sauf qu’on a décidé que je devrais les quitter.

– Je croyais que c’était une suggestion, pas une décision.

Je me rapproche d’elle, saisis entre ses seins le nœud de sa serviette qui tombe par terre, puis mes lèvres se posent sur les siennes. Je sens, à la façon dont elle se presse contre moi, qu’elle n’a aucune envie de s’en aller. Quand elle me rend mon baiser, ma sensation de manque s’évanouit d’un coup.

– D’accord, murmure-t-elle.

Commander Layla