J’étais ce que l’on nomme une privilégiée. Je
dépensais en quelques heures ce que beaucoup peinent à gagner en un mois de dur
labeur. Et j’étais persuadée qu’il en serait toujours ainsi. Pourquoi en
aurait-il été autrement d’ailleurs ?
Pourtant, tout s’est écroulé un jour, comme un
vulgaire château de cartes. Les créanciers, les huissiers, le fisc…
Il ne nous reste plus rien
Aujourd’hui, si je le veux, je peux tout changer.
Il me suffit de signer ce contrat de mariage et de devenir l’épouse de… mais on
se moque bien de son patronyme, la seule chose qui compte à l’heure actuelle,
c’est que mon… futur époux est un richissime homme d’affaires. Dans les faits,
je présume que « prostituée » serait le qualificatif de circonstance.
Car si je signe, je lui serais dévouée comme toute bonne épouse se doit de
l’être… en échange d’argent.
Je n’ai pourtant pas d’autre choix. Je dois le
faire.
Je suis Angeline Beaumont…
Depuis plusieurs mois déjà, mon
père n’était plus le même, et si je n’avais pas été aussi insouciante, aussi
aveugle, tellement égocentrique… sans doute m’en serais-je aperçue bien plus
tôt !? Aurais-je pu alors, à défaut de l’aider, au moins le décharger un
peu de ses tracas ? Physiquement, il avait perdu beaucoup de poids, et les
cernes sombres sous ses yeux rougis trahissaient les nombreuses nuits blanches,
passées à tenter de sauver son usine de la faillite.
Aujourd’hui, son état me semble
bien pire encore. Jamais, je ne l’ai vu aussi abattu. Si je peux lui exprimer
autrement que par des mots un centième de l’amour qu’il m’inspire, si je peux à
mon tour le soutenir et lui venir en aide, si je peux être autre chose que sa
petite fille chérie, insouciante, folle, égoïste… il n’y a pas à hésiter.
Depuis ma naissance, je ne fais que recevoir.
C’est à mon tour de donner...
Mais suis-je vraiment prête à vendre mon corps et à sacrifier ma
liberté pour préserver mon train de vie ?
Les cris de la voisine parviennent
jusqu’à mes oreilles, et j’ai beau essayer de les occulter, je sais que c’est
impossible. Ici, les murs laissent tout passer. Les disputes, les cris de
jouissance, les odeurs, les vies… On ne peut rien cacher à ses voisins, sauf à
oublier de respirer, de parler, d’aimer, de vivre. J’ai cet endroit en horreur.
Suis-je un monstre de ne pouvoir renoncer au luxe, à l’espace, à l’argent, aux
belles choses, aux mets délicats ? Suis-je un monstre de ne pouvoir
supporter la pauvreté ? Je pose la liasse de papier sur mes genoux. J’en
connais presque chaque ligne par cœur. Tout a été soigneusement pesé et évalué
:
1. L’objectif
fondamental de ce contrat est de s’assurer que M. Lancaster et
Mlle Beaumont sont convenus et reconnaissent que tout ce qui aura lieu
dans le cadre de ce contrat sera consensuel et confidentiel.
2. Mlle Beaumont
percevra la somme de 250 000 euros par année de mariage.
3. Mlle Beaumont
ne pourra engager une procédure de divorce avant cinq ans de mariage révolus.
Toutefois, dans le cas où elle se résoudrait à cette éventualité avant la date
sus-citée, toutes les sommes qu’elle aurait perçues précédemment seraient à
restituer à M. Lancaster.
4. Toutes
les dépenses de Mlle Beaumont seront à la charge de M. Lancaster
durant leurs années de mariage.
5. Mlle Beaumont
suivra M. Lancaster dans ses déplacements en France et à l’étranger, s’il
en manifeste le désir.
6. Mlle Beaumont
s’engage à remplir son devoir d’épouse. Elle ne pourra se refuser à son devoir
conjugal plus d’une fois par semaine, hormis en cas de maladie ou d’accident.
7. Les
deux parties garantissent, certificat médical à l’appui, qu’ils ne souffrent
d’aucune maladie sexuellement transmissible, y compris le VIH, l’herpès et
l’hépatite.
8. Mlle Beaumont
s’engage à une fidélité totale envers M. Lancaster.
9. Durant
la première année de mariage seulement, Mlle Beaumont sera sous pilule
contraceptive, ou toute autre méthode qui pourrait s’avérer préférable pour sa
santé.
10. Il
est formellement interdit à Mlle Beaumont, dans le cas où elle serait
enceinte, d’avoir recours à l’avortement.
11. Dans
le cas d’un divorce, engagé par l’une ou l’autre des parties, M. Lancaster
aura la garde exclusive des enfants issus de cette union…
J'ai un pathétique sourire à la
lecture de ce paragraphe. Chaque nouvelle exigence de Lancaster m'exhorte à le
maudire, et chaque clause de ce contrat est une raison supplémentaire de le
détester, de le haïr. Alors j'en viens moi aussi à me haïr et à me détester.
Quelle abominqtion, quelle rancœur vais-je planter au plus profond de moi en
les acceptant toutes ?
J'inspire profondément, puis je
paraphe chaque page et appose mon nom et ma siganture sur la dernière.
Cependant, jusqu'à la siganture définitive chez l'avocat, devant témoins, je
peux encore faire marche arrière. Ensuite, ma vie sera liée à cet homme.
Ce parfait inconnu.
Je jette un œil sur la clientèle
du Bar Flûte, un endroit cosy où nous avions l’habitude de nous retrouver
« avant », et où j’ai accepté de retrouver Justine, ce soir. Je finis
par me détendre en constatant que je ne reconnais personne. Je n’ai aucune
envie de croiser une ancienne connaissance.
J’ai toujours aimé ce lieu, chic
et feutré, genre loft new-yorkais, avec sa mezzanine et son ambiance lounge.
Les petits espaces intimes sont parfaits pour y venir en couple et on y déguste
les meilleurs champagnes. Justine avale une gorgée de son cocktail, mais il est
clair qu’elle ne croit pas un mot de l’histoire que je viens de lui raconter.
Je connais ce regard : celui du pitbull qui vient de fermer les mâchoires
sur un beau morceau de viande. Elle ne lâchera pas…
— D’accord, et je
présume que… Merde ! c’est quoi déjà son nom ?
— Geoffrey… Geoffrey
Lancaster, murmuré-je faiblement en me tortillant sur mon siège.
— Oui ! Eh bien,
ce Geoffrey que tu connais depuis à peine quinze jours doit être un sacré coup
pour que tu envisages de l’épouser aussi soudainement…
— Ce n’est pas ça,
Justine…
— Ouais, un véritable
coup de foudre ! me coupe-t-elle en parlant encore plus fort. Mais dis-moi,
qu’est-ce qu’il te fait de si particulier pour que tu aies complètement perdu
la tête ?! Merde ! Angeline, tu te rends bien compte que même si
c’est le coup du siècle, ce n’est pas une raison suffisante pour l’épouser.
Non… ?!
Sa constatation goguenarde m’agace
un peu. Je sens que cela va être plus compliqué que prévu. Le rendez-vous chez
l’avocat est déjà fixé, et si je signe, le mariage suivra dans la foulée. Ma
décision est irrévocable, mais j’ai besoin que Justine et Sarah soient
présentes à mon mariage. Il faut qu’elles soient là. Toutes les deux !
Pour le moment, il faut que j’arrive à convaincre Justine de la véracité de
cette rencontre « coup de foudre » et qui tombe pour le moins à pic.
— Angie, dis-moi ce qui
se passe, s’il te plaît.
— Je viens de te le
dire, répliqué-je, pourtant persuadée que – comme
d’habitude – elle ne lâchera pas l’affaire. Il n’y a rien d’autre à
ajouter, si ce n’est que je veux absolument que tu sois avec moi le jour de mon
mariage.
La bouche pincée, elle secoue la
tête, faisant voler en éclat la perfection de son brushing, puis ses ongles
minutieusement manucurés se mettent à frapper la table en cadence avec la
musique. Enfin, elle se décide à me répondre :
— Si tu arrêtes de me
prendre pour une demeurée et que tu me dis la vérité – parce qu’en
tant que meilleure amie, il me semble que j’y ai droit –, eh bien…
d’accord, je serai présente à ton mariage.
Justine ne m’a jamais fait faux
bond. Elle est mon roc. Les convenances, les codes de notre petit milieu, elle
a tout envoyé promener, et son carnet d’adresses s’en est trouvé allégé presque
autant que le mien. Ne mérite-t-elle pas la vérité ?
— Je suis désolée,
Angeline, vraiment ! Mais si tu ne me juges pas digne de ta confiance, je
ne vois vraiment pas ce que je fais là.
D’un bond, elle se lève et fouille
dans son sac, sort un billet de cent euros qu’elle dépose négligemment sur la
table, me regarde, attend encore, puis devant mon mutisme persistant, hausse
les épaules et tourne les talons. J’ai déjà tant perdu… pas elle, je ne le
supporterai pas. Je me lève et la rattrape juste avant qu’elle ne franchisse la
porte de l’établissement.
— Tu sais que tu es
chiante, dis-je en la prenant dans mes bras. Vraiment chiante !
— Il paraît que c’est
ce qui fait mon charme.
— S’il y a bien une
personne sur terre en qui j’ai une confiance absolue, c’est bien toi. Et bien
sûr, Sarah.
Nous retournons nous asseoir à
notre table. Depuis des jours, j’ai au fond de moi un sentiment qui grandit,
qui insidieusement me ronge et m’oppresse : la honte. Justine est plus que
ma meilleure amie. Elle connaît tout de moi. Mais avouer ce que je m’apprête à
faire – même à elle – est littéralement au-dessus de mes
forces. Je fais signe au serveur et commande deux vodkas. J’attends qu’il
revienne avec nos consommations pour avaler d’un trait mon verre. Le goût
m’irrite mais me donne juste assez de courage pour tout lui avouer.
— Voilà la vérité toute
nue. Et si tu me demandes comment est mon futur époux, mis à part qu’il est
outrageusement riche… Eh bien, je n’en ai aucune idée. Je ne l’ai pas encore
vu.
Justine reste sans voix, les yeux
écarquillés. Il lui faut quelques minutes pour comprendre et assimiler ce que
je viens de lui révéler, et quand enfin, elle en saisit toute l’horreur, elle
avale son verre d’un trait et se lève. Un sanglot reste coincé dans ma gorge.
Elle va partir, je le sens, je le sais… Puis-je lui en vouloir ? Non, car
j’aurais peut-être fait la même chose à sa place. Qui peut savoir ?
J’attends qu’elle prenne son sac et qu’elle me tourne le dos. Elle est debout,
magnifique, ses cheveux d’un noir profond encadrant un visage fin et délicat,
et comme toujours, elle porte la tenue d’un grand créateur. Aujourd’hui, c’est
une petite robe noire au décolleté très sage, mais assez courte pour ne rien
cacher de ses jambes fines juchées sur des escarpins Louboutin. Pour venir la
rejoindre, j’ai traversé tout Paris et pris les transports en commun. J’ai donc
préféré me chausser de converses et me vêtir d’un jean
– principalement en prévision du trajet de retour, à une heure assez
avancée de la soirée. De petites choses, à première vue insignifiantes, mais
qui font déjà toute la différence entre nous. Justine rentrera en taxi sans
s’inquiéter du prix de la course. Moi, en métro, en pensant que la soirée lui a
coûté au moins deux cents euros. Le seul travail que j’ai pu dénicher est un
emploi de serveuse, payé au SMIC plus les pourboires, dans un café pas très
loin de mon logement.
— Putain !
finit-elle par lâcher, toujours debout devant moi.
— Oui, en un mot, tu as magnifiquement tout
résumé…
Je n’ai pas fini ma phrase qu’elle
me tourne le dos et détale si vite qu’elle en oublie son sac. Quand je la vois
revenir, je reste imperturbable. À la perte de mes soi-disant amies, c’est mon
orgueil qui a été blessé. Rien de dramatique. Mais Justine… c’est mon cœur qui
va souffrir.
— J’ai commandé une
bouteille, dit-elle en s’affalant à nouveau en face de moi.
— Quoi ?!
— Je ne sais pas
laquelle de nous deux en a le plus besoin, mais il est certain qu’on en a
besoin, Angie.
Elle saisit ma main.
— À quoi
pensais-tu ? Tu as cru que j’allais te planter là ? Que j’allais te
juger et te tourner le dos ?
— Principalement, que
je ne vaux pas grand-chose, pour accepter de…
— Ne dis pas de
conneries !
La bouteille arrive sur un plateau
d’argent, escortée du même serveur stéréotypé. Justine me tend un verre, et
nous trinquons à nous avant d’avaler l’élixir cul sec.
— Bon… maintenant,
explique-moi comment il est possible que tu n’aies encore jamais vu ce type.
Parce que je t’avoue que j’ai du mal à comprendre !?
— Quand Papa m’a
expliqué notre situation, j’ai pensé qu’il me suffirait d’aller plaider ma
cause et de demander un délai… quelque chose de ce genre. Je n’avais pas de
plan… J’étais d’une stupidité et d’une naïveté affolante ! J’ai appris
qu’il pourrait bénéficier d’un échéancier… à condition que la société dont la
créance était la plus importante donne son accord. Alors, je suis allée à son
siège, et j’ai demandé à voir le PDG…
— Et tu l’as vu ?
— Tu rêves… ?! Mais
je suis revenue, chaque jour, pendant une semaine, du matin jusqu’à la
fermeture des bureaux. Le vendredi, une secrétaire à qui je devais faire pitié,
m’a demandé ce que je voulais exactement, et comme je n’en étais plus à une
humiliation près, je lui ai tout raconté. Elle m’a assuré qu’elle en parlerait
à son patron, mais que ce n’était pas la peine de revenir. Tu te doutes bien
que je ne l’ai pas écoutée. Une autre semaine est passée… et le vendredi
suivant, elle est venue m’accueillir avec une enveloppe. C’était le contrat.
— D’accord d’accord…
murmure-t-elle, pensive. Tu as le contrat avec toi ?
J’ai tellement peur que mon père
ne tombe dessus qu’il est toujours dans mon sac. J’extrais donc l’enveloppe que
je lui tends. Elle le lit avec attention, puis de sa main libre, compose un
numéro sur son portable.
— Qui
appelles-tu ?
— À ton avis ?! Si
tu dois signer ce truc, autant mettre toutes les chances de ton côté.
Sarah… la seule de nous trois à
avoir fait des études dites « sérieuses ». J’ai préféré me tourner
vers ma passion pour les fringues et obtenir un diplôme de styliste, quant à
Justine, elle est décoratrice d’intérieur. Autant dire que ni elle ni moi
n’avons trouvé de travail dans nos secteurs respectifs – à part
quelques CDD, grâce aux relations de nos parents. La fortune de mon père ne
nécessitait pas que je trouve un job à tout prix, et je dois bien avouer que je
ne cherchais pas beaucoup non plus… Sarah, quant à elle, s’est dirigée vers le
droit. Elle a toujours été la plus studieuse de notre trio, et surtout la plus
ambitieuse.
Pendant que Justine lui fait un
compte rendu des plus précis, j’avale un autre shoot de vodka avant de venir
coller mon oreille à l’appareil qu’elle me tend.
— Tu comptais m’en
parler quand, Angie… ?
— Eh bien… Je t’en
parle, là…
— Ne joue pas à ça avec
moi ! me coupe-t-elle, agacée. Je t’ai appelé il a deux jours et tu ne
m’as rien dit ! Rien… À moi…
Sa voix s’est adoucie sur le
dernier mot. Elle m’en veut de mon silence, c’est tout. J’ai presque envie de
pleurer.
— J’ai honte. Si tu
savais à quel point je me fais horreur…
— Écoute-moi bien,
Angie… Tu sais ce que je pense de l’amour !
Justine, collée contre moi pour ne
rien manquer de la conversation, éclate de rire et lui lance :
— Une histoire à deux
balles ! On ne connaît que trop la grande romantique que tu es…
— Quand on voit le
nombre des divorces, et le temps que tient un mariage en moyenne, faut arrêter
de croire au Père Noël, les filles ! Réveillez-vous ! Au final, un
bon contrat entre deux personnes – consentantes, bien
sûr – a autant de chances, si ce n’est plus, de durer dans le temps
qu’une histoire passionnelle. Donc, Angie, si tu penses que tu peux et veux le
faire, je suis derrière toi. Ne va pas croire qu’après dix ans de mariage, le
type au ventre bedonnant, qui ronfle tous les soirs, qui pue l’alcool et j’en
passe, colle encore de grands frissons d'extases à sa femme
Je reste soufflée.
— Merde, Sarah… tu es
d’un cynisme, parfois ! s’insurge Justine.
— La seule chose qui
les empêche d’envoyer leur mari au diable, c’est la peur de perdre ce qu’elles
ont. Que ce soit un appart dans le seizième ou même un bouge en pleine
banlieue. Crois-moi… ! La plupart savent bien qu’elles ne s’en tireront
pas avec un pactole aussi fastueux que le tien. Il n’y a qu’à voir le succès du
site SugarDaddy !
— Elle marque un point,
là ! reconnaît Justine avec un clin d’œil. Enfin, pourquoi un trentenaire,
archi-milliardaire en prime, proposerait-il un contrat pareil... Merde ! C'est vrai,
quoi… ! Qu'est-ce qu'il peut bien cacher... ? Ça pourrait être pas mal de
savoir ce que LUI retire de cette "association"... non ?!
— Si tu savais... cela fait des
jours que je me pose la question !
— Les filles… qu’est-ce
que ça changerait ? riposte Sarah, toujours aussi pragmatique. On s'en fout
de ses raisons. On se doute quand même un peu que monsieur Lancaster n'est pas
un... bref, c'est sûrement pas un adonis. L'important, c'est que ce contrat
tombe au bon moment, n'est-ce pas, Angie ? Ses motivations pourraient-elles t’empêcher de signer ?
— Non, tu as raison...
tout ce que je sais, moi, c’est que je ne vois pas d’autre moyen de nous en
sortir. Je n’ai aucune autre option, si je veux continuer à…
Je n’ai pas besoin d’en dire plus.
Je sais qu’elles ont compris toutes les deux.
— Je sais, ma puce… dit
Sarah d’une voix pleine de tendresse. Si tu t’en sens capable, alors envoie-moi
le contrat et je m’en occupe illico. Bisous d'amour les filles.
— Si ça se trouve, ton
futur mari est peut-être une bombe atomique, murmure Justine quand elle a raccroché,
juste pour me réconforter en me serrant contre elle. Et bientôt, tu seras
mariée à Geoffrey… de Peyrac.
Angélique, marquise des anges… Si
j’ai été baptisée Angeline, c’est en partie à cause de la passion que ma mère
portait à cette saga littéraire, écrite par Anne Golon. Je ne me plains pas…
cela aurait pu être pire. À dix ans, nous sommes tombées toutes les trois sous
le charme de son adaptation au petit écran. À notre décharge, nous étions des
gamines. Adolescentes, nous avons partagé des fous rires monstrueux à chaque
rediffusion, mais ne pouvions nous empêcher de les regarder en rêvant au prince
charmant. Évidemment, Sarah se foutait de nous.
Je cligne plusieurs fois des
paupières, et les souvenirs commencent à parvenir à ce qui me reste de cerveau,
pile là où un groupe de métal rock s’en donne à cœur joie. Un gémissement
s’échappe de mes lèvres. J’ai la gorge sèche et la langue pâteuse… un verre
d’eau ! Oui, il me faut un verre d’eau. Mais pour cela, il faudrait déjà
que j’arrive à me lever. Justine a tenu à fêter dignement ma dernière soirée
avant mon rendez-vous chez l’avocat…
Oh merde ! La signature définitive…
D’un bond, je m’assieds dans mon
lit, ouvre les yeux, alors que les murs tanguent dangereusement autour de moi.
Je pose un pied au sol, puis l’autre. Je ferme les yeux à nouveau et je reste
immobile le temps que tout s’arrête de tournoyer… Je me dis que fêter ma
dernière nuit de liberté n’était sans doute pas la meilleure des idées. Je me
souviens à peine de mon retour… Ahaaaa si, un grand blond… craquant… gentil…
et… et… je préfère oublier le reste. J’ouvre les yeux et à travers une brume
opaque, j’entrevois les chiffres sur le cadran de ma montre : dix heures
trente !
Merde !!
Je fouille dans mon sac à la
recherche de mon portable. Dans un tapotement fébrile, je compose le numéro de
Justine, pour tomber sur sa messagerie. Chancelante, je me traîne jusqu’à la
salle de bains en m’appuyant sur les murs. J’ai tout juste le temps d’envoyer
un SMS à mon amie avant que les mojitos ingurgités au cours de cette nuit
agitée finissent au fond de la cuvette des toilettes… C’est promis, c’est la
dernière fois que je me paye une cuite pareille !
Trente minutes plus tard, après
une douche froide, une dose de caféine à réveiller un mort et deux cachets
d’aspirine, je commence à me sentir… un peu mieux ? À la va-vite,
j’attrape les premières fringues qui me tombent sous la main. J’enfile sans y
penser un slim noir, un tee-shirt fuchsia et des converses de la même couleur.
Ma tension grimpe en flèche. Le ventre noué, je tente un dernier appel
– après la quinzaine ignorés, et autant de SMS restés sans
réponses – tout en saisissant mon sac et des lunettes de soleil. Je
ne prends même pas la peine de me maquiller. Plus le temps.
— Justine, réponds !
Je cours à toute vitesse en
direction de la station de taxis – trop tard, beaucoup trop tard,
pour y aller en métro –en priant pour qu’il y en ait un. Je lâche un
soupir de soulagement quand je me rends compte que je suis la seule cliente.
C’est peut-être mon jour de chance après tout… ou pas.
Quelques minutes plus tard, le
véhicule fonce vers les beaux quartiers de la capitale. Au bout d’une énième
tentative infructueuse pour contacter Justine, une véritable panique menace de
me faire perdre les pédales. Elle ne me ferait pas un coup pareil ?! Non ? Non ! S’est-elle au
moins réveillée ? A-t-elle même entendu son réveil ? C’est pas
vrai ! Justine est mon témoin, et si elle n’est pas là… je ne suis pas
certaine de pouvoir aller jusqu’au bout. Je flippe complètement, ça y
est !
Je jette un œil sur ma montre, et
en voyant l’heure, je me demande si mes craintes sont fondées. J’ai déjà
quasiment une heure de retard. Il est fort probable que… mon futur mari ne soit
même plus là à m'espérer. Les changements que Sarah a négociés dans le contrat
ont déjà failli tout faire capoter, pourtant je ne peux que me féliciter de sa
pugnacité. Elle a ainsi réussi à m’accorder une journée supplémentaire où je
n’aurai pas l’obligation de combler les désirs de monsieur Lancaster. Et ne
sachant pas à quoi je dois m’attendre venant de lui, ces vingt-quatre heures de
plus sont une bénédiction. En revanche, elle n’a rien pu faire quant à la
clause de fidélité absolue.
— Vu ce que va te
rapporter ce mariage, on ne peut pas lui en vouloir d’exiger d’être le seul à
profiter de tes charmes. Mais j’ai obtenu la même clause de son côté, a-t-elle
dit en éclatant de rire au téléphone quelques jours plus tôt. J’ai aussi fait
rajouter quelques annexes stipulant que des pratiques sexuelles hors normes
n’étaient pas envisageables…
Quand le taxi s’arrête enfin au 27
avenue Marceau, j’ai une heure trente de retard. Je lève les yeux sur
l’immeuble haussmannien, typique du seizième arrondissement de Paris. La plaque
dorée de l’avocat m’apprend que ses bureaux se trouvent au deuxième étage. Je
prends une profonde inspiration et pénètre dans le hall spacieux. Ignorant
l’ascenseur, je me dirige vers l’escalier. L’épaisseur du tapis amortit mes
pas… J’ai encore le temps de composer trois fois le numéro de Justine avant de
me retrouver devant la double porte. En vain ! Elle ne répond toujours
pas… Est-ce un signe ? Devrais-je le suivre ? J’ai retourné tout ça
dans ma tête un nombre incalculable de fois pour en arriver toujours au même
constat : ce mariage est la seule solution ! Je n’ai aucun moyen de
rendre à ma famille sa prospérité d’antan, si ce n’est de pousser cette porte
et signer ce contrat…
Je ne tiens vraiment pas la grande
forme… J’ai chaud… Je frissonne… J’ai les mains moites…
D’un index tremblant, j’appuie sur la sonnette.
La porte s’ouvre. D’une voix à peine audible, je donne
mon nom à la jeune femme blonde, vêtue d’un tailleur classique, qui me fait
face.
— Par ici, me dit-elle
aussitôt en m’invitant à la suivre. Je suis l’assistante de Maître Gattas…
Elle se retourne vers moi et,
après un rapide coup d’œil à ma tenue, ajoute :
— Le cabinet a été
fermé à la clientèle pour la journée… sur demande de monsieur Lancaster.
Je me demande pourquoi, mais ne
dis rien et me contente de lui emboîter le pas en me sentant de plus en plus
mal à l’aise. Elle est certainement au courant des termes du contrat… de toutes
les clauses…
— C’est une requête
assez inhabituelle, continue-t-elle. Et je dois vous avouer que vu l’heure,
nous ne vous attendions plus.
Le reproche est à peine déguisé.
Je sais que ma tenue ne plaide pas en ma faveur. Avec une toilette plus
appropriée, elle ne se permettrait sans doute pas la moindre remarque. Dans les
beaux quartiers de la capitale, c’est bien connu, l’habit fait le moine. Mais
trop honteuse et nauséeuse pour la remettre à sa place, je reste silencieuse.
Le couloir sombre semble faire des kilomètres, et quand enfin elle frappe à une
porte, l’ouvre et s’efface pour me laisser entrer, je lâche un soupir. J’ai les
jambes tellement flageolantes que je ne suis pas certaine qu’elles vont me
soutenir encore longtemps.
— Tu as dormi,
toi ? Comment ça va ? me questionne Justine en se précipitant vers
moi et en ôtant mes lunettes. Aïe… Tu as une tête à faire peur.
Dieu merci, elle est là !
Aussitôt, sa présence me redonne un peu d’énergie et me réconforte.
— Ça se voit tant que
ça ?
— De loin, tu pourrais
faire illusion. Mais alors, de près… !
— Je sais. J’ai des
cernes de quinze kilomètres de long. Tu es au courant que j’arrive pile poil au
bout d’une semaine de travail ? Avec un peu moins de vingt heures de
sommeil, cumulées sur cinq jours. Ceci étant, je suis top canon… dans la
catégorie Zombie !
— Ne dis pas trop de
bêtises, OK… murmure-t-elle sur le ton de la confidence, en me serrant
affectueusement contre elle, avant de marmonner entre ses dents serrées :
Tu sais qu’on peut encore prendre la poudre d’escampette. Tu peux encore
renoncer. Tu n’as vraiment pas l’air en forme…
Un toussotement discret met fin à
notre petite conversation, et me fait sursauter.
— Mademoiselle
Beaumont ! Je suis enchanté de faire votre connaissance.
Je lui tends la main en
bafouillant la formule d’usage et balaye la pièce d’un regard. Elle est vide.
Je ne sais pas si je dois me sentir soulagée ou accablée. Suis-je arrivée trop
tard ? Monsieur Lancaster a-t-il changé d’avis à mon sujet ? Ce
contrat est ma seule porte de sortie, et s’il ne souhaite plus l’honorer, je
n’ai aucune autre option. Mon salaire de serveuse nous permet tout juste de
survivre. Et je ne pourrais pas indéfiniment compter sur l’aide financière de
mes amies. Elles ont déjà fait tellement, je ne veux pas arriver au stade où
leur amitié se transformera en pitié. Je n’ai pas le temps d’analyser
pleinement mes sentiments confus, qu’il m’avise que la signature est toujours à
l’ordre du jour, si je suis disposée.
— Je le suis,
répliqué-je en prenant place dans le fauteuil qu’il me désigne. Je suis navrée
pour mon retard, et plus encore pour ne pas avoir pu vous en informer, mais
votre carte était restée à la maison.
— Ne le soyez pas,
m’assure-t-il avec un sourire et en me tendant les papiers. Votre amie m’a
agréablement diverti en me racontant tout un tas d’anecdotes sur les nuits
parisiennes. Je dois avouer que je ne me suis jamais autant amusé. Justine a un
talent certain pour dépeindre les travers de ses contemporains. Il ne vous
reste plus qu’à parapher chaque page et signer la dernière. Après quoi, Justine
fera de même.
J’attrape le stylo sur le bureau
et regarde mon amie. Pendant que l’avocat s’entretient avec son client au
téléphone – c’est du moins ce que je suppose – j’observe
les initiales : G.L et A.K apposées sur les feuilles. Des doutes
m’assaillent… ne suis-je pas en train de commettre la plus grosse erreur de ma
vie ? Suis-je vraiment capable de… – Holà, j’ai la tête qui tourne encore un peu… – Ça paraît
si simple… juste une petite signature… et pourtant, ensuite, rien ne sera plus
comme avant ! J’ai la sensation d’être au bord d’un gouffre… d’un
précipice… Ma main est au-dessus des feuilles, hésitante, tremblante… La voix
de l’avocat me semble lointaine… Cinq ans, ce n’est pas si long… Qu’est-ce que
c’est cinq ans dans une vie ? Après tout, je ne signe pas pour un séjour
en prison quand même ! J’inspire en me répétant que, de toute manière,
c’est ma seule échappatoire… et je me jette à l’eau. Une fois ma tâche
accomplie, je glisse tous les exemplaires du contrat vers Justine.
— À ton tour.
— Tu es sûre ?
questionne-t-elle une fois encore.
— Certaine !
Elle me sourit, puis paraphe
chaque page et signe sous le regard vigilant de l’avocat. Dès qu’elle a
terminé, il récupère le tout et se saisit de son téléphone. L’échange entre eux
me laisse à peine le temps de demander à mon amie si elle a vu mon futur époux.
Non… À part l’assistante et l’avocat, elle n’a croisé personne. Avec une
grimace des plus comiques, elle me chuchote que je risque de me retrouver
mariée avec Quasimodo. Je secoue la tête en lui soufflant que tant que je ne
suis pas au lit avec un Alien, tout ira bien…
— L’avocate qui s’est
chargée de vous représenter a, si je me souviens bien, ajouté une clause de cet
ordre-là, intervient Maître Gattas sur le ton de la plaisanterie. Je vous avoue
qu’elle ne m’a pas simplifié la tâche avec toutes ses annexes et nouvelles
demandes ! Mais nous avons réussi à faire en sorte que les deux parties
soient satisfaites, et c’est le principal ! Il est tout à fait naturel,
dans ce type de… transactions, de se faire assister par une personne
compétente, afin de protéger ses intérêts au mieux. Et je peux vous assurer que
Maître Vidal s’est révélée une redoutable avocate.
Trois coups secs frappés à la
porte nous font sursauter. Justine et moi nous retournons d’un même élan. Un
frisson me traverse le corps alors que la porte s’ouvre avec une lenteur
effarante. Mes mains sont moites. Soudain, il me semble qu’il fait affreusement
chaud, à moins que ce ne soit l’alcool ingurgité la nuit dernière qui me monte
encore à la tête. Mon cœur s’emballe. Je suffoque. Je tressaille. Une chose est
sûre, je ne suis pas au mieux de ma forme. Je me focalise sur ma respiration.
Inspirer profondément. Expirer lentement…
Inspirer… Expirer…
Alors… à quoi ressemblez-vous Geoffrey Lancaster ?
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