Les murs de ma chambre tremblent au rythme de la musique qui retentit dans la maison. La mâchoire serrée, je tente de me concentrer sur mes cours, en vain. J’aurais dû me tirer ailleurs pour réviser, ou mieux, mettre mon veto sur cette soirée. Mais mes potes mouraient d’envie d’organiser la première fête de l’année scolaire. Et la plupart des étudiants s’attendaient à ce que nous le fassions. Depuis des lustres, la tradition veut que l’équipe de foot s’en charge. Tout le monde savait que l’ambiance serait au rendez-vous. Il n’y a que moi pour préférer bosser un samedi soir. Hors de question que je foire mon année, hors de question que je finisse autre chose que premier de ma promo.
Des cris aigus résonnent à mes oreilles et me hérissent le poil. Je n’ose même pas aller jeter un coup d’œil au rez-de-chaussée, où ce doit être un sacré bordel. Je me frotte les paupières et décide d’abandonner pour ce soir. J’attrape mon portable et découvre un message de Knox.
Les gars m’ont inondé de textos ces dernières heures. Apparemment, beaucoup de monde s’attend à ce que je débarque, estimant que je me suis fait suffisamment désirer. Honnêtement, c’est loin de me déplaire. Je sais ce que je vaux. La plupart des filles sont ici dans l’espoir de m’apercevoir, et j’adore ça, même si je n’en profite plus autant qu’auparavant. Les voir se pavaner en espérant obtenir des miettes de mon attention me fait bander. Celui qui dirait le contraire serait un putain de menteur.
Knox : Mec, deux filles se battent à coups de griffes à cause de Dante. Il faut que tu viennes voir ça !
Pourquoi ça ne m’étonne pas ? Ce qui m’étonne, en revanche, c’est d’imaginer Knox se fendre la poire en assistant à cette scène. Les bains de foule, ce n’est pas son truc. Ce gars-là aime avoir la paix, et dans cette coloc, ce n’est pas facile tous les jours.
Leander : Non merci. Je crois que je vais aller me coucher.
Knox : Tu manques un grand moment. Mais tu pourras te rattraper demain, j’ai tout filmé.
Je secoue la tête tout en me marrant et quitte ma chambre pour me diriger vers la salle de bains. À peine ai-je ouvert la porte que la musique me fait grimacer. Comment peut-on écouter des merdes pareilles ?
Après m’être rapidement brossé les dents, je suis sur le point de retourner dans le couloir lorsqu’un truc me percute avec une telle violence que j’en ai le souffle coupé.
— Putain ! Fais gaffe où tu…
Je m’arrête en découvrant une fille devant moi. Une fille que je ne connais pas. Une fille qui n’a rien à foutre ici. En effet, en dehors de mes colocs et de quelques privilégiés, personne n’a le droit de mettre un pied à cet étage. Ses joues sont rouges et ses cheveux humides de sueur. Lorsqu’elle lève la tête et que ses yeux croisent les miens, je constate qu’ils sont écarquillés. Ouais, je fais souvent cet effet au commun des mortels ! Elle ne bouge plus, apparemment sous le choc de m’avoir heurté. Alors qu’elle ouvre la bouche, semblant remise de ses émotions et enfin capable d’aligner deux mots, elle laisse échapper un bruit de gorge un peu crade et me vomit dessus. Je recule brusquement, mais il est trop tard. Elle tousse et me pousse sans ménagement pour entrer dans la salle de bains et continuer à gerber dans mes chiottes. Moi, je reste immobile comme un con, la dévisageant, dégoûté, du vomi plein le tee-shirt, tandis que l’odeur nauséabonde m’assaille les narines.
Elle finit par se relever et titube jusqu’au lavabo pour se rincer la bouche. Lorsqu’elle tourne la tête vers moi, ses yeux sont emplis de larmes, et elle n’ose pas croiser mon regard.
— Je suis… Euh…
— Désolée ? tenté-je, puisque c’est la moindre des choses de s’excuser alors qu’elle vient de déverser tout l’alcool qu’elle a ingurgité sur un tee-shirt hors de prix.
— Bourrée ! Mais oui, désolée aussi, je crois.
— Tu crois ? répété-je, ahuri.
Elle se fout de ma gueule ou quoi ? Mon sang ne fait qu’un tour, comme si toute ma frustration et ma colère dues à cette soirée atteignaient un point de non-retour.
— T’as rien à faire ici, tu me gerbes dessus et tu crois que tu es désolée ?
Elle ne me répond pas, mais sa respiration se fait plus haletante. Peut-être qu’elle est vexée de se faire engueuler, mais franchement, elle le mérite. Décidant de ne plus m’occuper d’elle, j’ôte mon tee-shirt avec une grimace de dégoût et le jette dans la poubelle. Hors de question que ce truc touche de nouveau ma peau, même lavé, merci bien !
— Tu es… commence-t-elle.
Je me tourne vers elle et constate qu’elle a le regard rivé sur mon torse nu, qu’elle mate sans se cacher. Ouais, vas-y, profite de la vue, parce que ça ne va pas durer. Apparemment subjuguée par mon physique, elle oublie de finir sa phrase. Je décide de l’aider, n’ayant pas l’intention de passer des heures dans cette salle de bains à l’odeur infecte, avec une fille bourrée et habillée comme si c’était Halloween.
— Je suis… ?
— Un sacré connard, rétorque-t-elle.
Puis, sans me laisser le temps de répliquer, elle me repousse violemment, ouvre la porte et disparaît. Encore une fêlée !
Le bruit d’un marteau-piqueur résonne douloureusement dans mon crâne. Qui a le culot de venir faire des travaux sous mes fenêtres un dimanche matin ? Je grogne, me retourne et enfouis ma tête sous mon oreiller, sans que ça produise un quelconque changement sur le volume des décibels. Les mecs essaient de creuser un tunnel jusqu’à l’autre bout de la planète ou quoi ? J’ouvre lentement les yeux. La luminosité dans ma petite chambre universitaire semble accentuer le phénomène. À deux doigts de me lever pour enguirlander les responsables de ce raffut, je prends soudain conscience de deux choses : ma coloc est assise sur son lit d’où elle me regarde en se marrant ; et personne ne creuse de tranchée dans la rue. J’ai dû légèrement abuser à la soirée d’hier, même si je n’en garde que de très vagues souvenirs.
— À vingt centimètres sur ta gauche, je t’ai préparé un kit de premiers secours anti-gueule de bois.
Delilah a prononcé ça d’une voix douce. Pourtant, ses paroles se répercutent dans ma boîte crânienne comme une balle sur un court de squash. Aoutch ! Je tourne doucement la tête en direction de ma table de chevet. Une petite bouteille d’eau et deux comprimés d’ibuprofène attendent sagement que je daigne tendre le bras vers eux. Même ça, ça me paraît insurmontable.
L’effort me tire de nouveaux grognements, qui entraînent davantage de ricanements chez ma colocataire. Je ne vais pas lui en vouloir alors qu’elle a si gentiment anticipé de quoi atténuer mon mal de crâne.
— Merci, maman.
— Nyx, si j’étais ta mère, je pense pas que ma première réaction en sachant comment tu t’es mise dans cet état serait de te fournir des antidouleurs. Et puis, si tu veux vraiment te remettre, essaie plutôt un petit-déj bien gras et riche en protéines. Genre omelette au fromage.
Ses derniers mots font faire un salto arrière à mon estomac. Je ne vais pas vomir. Je ne vais pas vomir ! De toute façon, je n’ai pas la sensation d’avoir quoi que ce soit dans l’estomac. Ce qui n’améliore pas la situation pour autant.
— Promets-moi de plus parler de fromage, OK ? supplié-je. Qu’est-ce que j’ai foutu hier ? Et comment je suis rentrée ?
— Tu te souviens vraiment de rien ?
Je secoue la tête avant de grimacer de douleur. C’est en intraveineuse que j’aurais dû prendre l’ibuprofène !
— C’est Chase qui nous a ramenées.
— Pitié, dis-moi que j’ai pas vomi dans la voiture de ton homme ?
— Pas dans sa voiture, non.
Voilà qui expliquerait que je n’ai rien dans l’estomac… Mais est-ce que je veux vraiment savoir où a fini le contenu de celui-ci ?
— Accouche, Delilah ! Je suis déjà mourante, pas sûre que la honte puisse faire pire que ma migraine.
— Disons que comme tu es arrivée plus tard que tout le monde, tu as rattrapé ton retard en enchaînant les shots de vodka…
Maintenant qu’elle en parle, ça me revient vaguement. J’ai travaillé hier, au Bottom Lounge, une petite salle de concert dans laquelle j’ai réussi à décrocher un job plutôt polyvalent depuis mon arrivée sur le campus pendant l’été. Je m’occupais des entrées. Je n’ai pas fini si tard, mais quand je suis arrivée à la première fête de l’année où j’avais promis de rejoindre Delilah, les hostilités étaient déjà bien entamées.
— Et ensuite ? la pressé-je de poursuivre.
Autant arracher le sparadrap d’un coup sec !
— Tu as dansé sur quelques tables, rien de méchant. Et il se pourrait aussi que tu aies encouragé deux nanas à s’étriper pour les beaux yeux de Dante.
— Encouragé comment ?
— En comptant les points. En leur balançant des glaçons. Et des cacahuètes.
Je le sais, pourtant : quand je bois trop, je fais n’importe quoi. Je tire sur ma couette pour disparaître en dessous.
— Te planque pas encore, je ne suis pas arrivée au pire.
— Tu déconnes, gémis-je.
— J’aimerais bien, mais non. La suite, c’est Chase qui me l’a racontée, parce que j’étais pas là pour y assister.
— Tu étais où ?
— Au rez-de-chaussée, avec les autres.
— Et moi, j’étais où ?
Elle s’approche et s’assied au bout de mon lit pour tirer sur mes draps. Elle se retient tellement de se marrer qu’elle en a les larmes aux yeux.
— Tu as voulu aller aux toilettes, et je ne sais pas pourquoi, tu es montée à l’étage.
— Celles du bas devaient être occupées, pas de quoi en faire un drame.
— Sauf que les mecs mettent un point d’honneur à ce que personne n’aille dans la partie chambre de la maison.
— Ils vont s’en remettre !
— Chase, Dante, Sander et Knox, sans doute. Je pense pas qu’on puisse en dire autant de Leander. Il était furax, apparemment.
— Parce que je lui ai emprunté sa salle de bains ?
— Parce que tu lui as vomi dessus ! Tu as rendu tripes et boyaux sur Leander McNeil.
Oups ! Ce n’est jamais très agréable de se faire vomir dessus. En bossant au Bottom Lounge, j’en sais quelque chose. Quelques semaines m’ont suffi pour réussir à développer une compétence surnaturelle : savoir qui tient l’alcool ou non. Et fuir comme la peste les seconds.
— Je m’excuserai la prochaine fois que je le verrai.
— Nyx, c’est de Leander qu’on parle, là.
— Et alors ? C’est le capitaine des Thunder, pas Dieu tout-puissant.
Delilah me regarde comme si j’avais blasphémé. J’ai croisé cette expression un nombre incalculable de fois sur le visage de mon pasteur de père.
— Justement, si. Leander est un dieu ici. C’est le descendant du fondateur de Saint-Charles ! Il excelle dans tout ce qu’il fait, que ce soit le foot ou les études. Il ne laisse personne se mettre en travers de son chemin. Et les filles vénèrent le sol qu’il foule.
— T’exagères pas un peu ? Il est content, ton mec, que tu parles avec autant d’adoration de son meilleur pote ?
— Dis pas de bêtises ! Il n’y aura jamais d’ambiguïté entre Leander et moi, il est bien trop imbu de sa personne pour ça, argue-t-elle avec une moue marquant son dégoût.
Je ne sais pas si c’est l’effet des antidouleurs ou la description de ma coloc, mais ma mémoire revient par bribes. Je revois un type torse nu au physique d’Apollon qui m’a engueulée comme du poisson pourri.
— Ce mec, c’est surtout une drama queen. Je suis sûre que je me suis excusée, et il m’a disputée comme une gamine.
La tête qu’affiche Delilah semble vouloir dire : « Il avait tous les droits, c’est Leander McNeil ! » En guise de réponse à ça, je hausse les épaules. Je le reconnais, ce n’est pas terrible comme première entrée en matière. Mais je me suis excusée, non ? Au pire, je renouvellerai mes excuses. En tout cas, ça ne m’empêchera pas de dormir cette nuit ni les suivantes. Depuis que j’ai quitté Huntsville, l’Alabama et ma famille étouffante, j’ai vécu ma vie à fond, comme si demain n’existait pas. Ce n’est pas Leander et son complexe de dieu qui va me faire changer.
Je m’étire dans mon lit. Un petit sourire apparaît sur mes lèvres quand je prends conscience que, dans ma ville natale, c’est l’heure de la messe et du sermon interminable du révérend Daugherty. Louper ça me fait encore moins regretter la soirée d’hier, même avec cette gueule de bois carabinée.
Voilà une demi-heure que j’enchaîne les lancers avec certains de mes coéquipiers receveurs. Le premier match de la saison a lieu la semaine prochaine, et depuis la rentrée, tout le monde est à fond.
— Hut ! crié-je en faisant la passe.
Sander commence à courir pendant que je fais un dropback1 et envoie le ballon. Mon pote saute et le récupère avant de continuer sa course sur le terrain. J’adore m’entraîner avec lui, ça me donne l’impression que tout roule à la perfection. De tous mes coéquipiers, c’est celui avec qui je suis le plus en phase. Habiter ensemble aide peut-être à ce qu’on se comprenne instinctivement. Pourtant, on fait difficilement plus différent que nous. Là où je suis concentré sur mes objectifs, Sander profite de tout ce que peut lui offrir l’université, les conquêtes en tête de liste. Il est rare qu’il ne finisse pas une soirée en plaquant un type contre un mur pour lui enfoncer sa langue dans la bouche. Cela dit, il n’est pas le pire de la bande. Dante change de fille plus souvent que de chemise, les laissant sur le carreau comme de vieilles chaussettes dépareillées une fois qu’il a eu ce qu’il voulait. Ce n’est pas pour rien qu’ils sont frères, ces deux-là, ils ont le sang chaud et ne sont pas du genre à se réfréner.
— Hut !
J’enchaîne les lancers avec différents wide receivers2 jusqu’à en avoir mal au bras. Pourtant, je crois que je pourrais continuer toute la nuit. J’aime être en mouvement. J’aime sentir mes muscles tirer sous l’effort. J’aime que les filles agglutinées sur les marches des gradins pour nous observer crient mon nom plus fort que les cheerleaders. J’aime qu’elles cherchent à m’alpaguer à la fin de chaque entraînement pour peut-être avoir la chance de terminer dans mon pieu. Même s’il est de plus en plus rare qu’elles y parviennent.
La nuit est tombée lorsque nous finissons notre session. Les lampes éclairent le terrain pour l’équipe de cheerleaders toujours en pleines cabrioles. Je me dirige vers les vestiaires, accompagné de Knox et Sander. Ce dernier s’arrête devant son frère qui exécute une série de mouvements de tumbling parfaits. Je me demande comment il fait pour ne pas avoir le tournis. Une fois qu’il s’est réceptionné avec grâce, Dante nous offre un signe de tête.
— Cheerleader, c’est vraiment un sport de tapettes, soupire Sander à son attention.
En retour, son frangin lui assène un coup de poing dans l’épaule toujours protégée par son équipement.
— En attendant, c’est pas moi qui cours dans tous les sens en collant.
J’éclate de rire, et même Knox ose un sourire. Les jumeaux se bouffent systématiquement le nez, mais je n’ai jamais connu personne de plus protecteur que Dante envers son frère. S’il est pire qu’une mère poule, c’est parce que Sander a bien morflé par le passé à cause de sa sexualité. Même ici, ça peut partir en vrille. Football et homosexualité n’ont jamais fait bon ménage. Bien que les mentalités changent, et que Sander refuse de cacher qui il est, je sais qu’il en souffre. Combien de fois s’est-on retrouvés, avec Knox et Chase, à foutre sur la gueule à des types parce qu’ils avaient été trop loin ? En y songeant bien, Sander est considéré comme notre petit frère à tous – même si, physiquement, c’est lui le plus grand.
Après une douche rapide, nous nous dirigeons vers ma voiture, une Jeep Wrangler offerte par mon père. Soi-disant pour me féliciter d’avoir intégré cette prestigieuse université, alors qu’en réalité le message tout sauf subtil était : « Suis mes traces et tu gagneras suffisamment de fric pour t’acheter une bagnole similaire, la remplir à ras bord de billets verts et te jeter dedans. » Elle est encerclée par une nuée de filles avenantes. Le mélange de leurs parfums est écœurant, mais pas pire que l’odeur des vestiaires dont nous sortons. Sans une attention pour ces groupies, je me faufile à travers les corps pour accéder à ma portière. Sander ne peut s’empêcher de faire la conversation – j’ai rarement connu plus bavard que lui – en offrant des sourires ravageurs qui doivent faire mouiller des petites culottes dans lesquelles il préférerait crever plutôt que de glisser le moindre doigt. Knox, quant à lui, est fidèle à lui-même : silencieux et impassible sans être désagréable. Une fois installé derrière le volant, j’allume le moteur et le fais rugir, provoquant l’envol des colombes peroxydées.
À peine rentré, Sander se jette sur la console pour continuer sa partie de Red Dead Redemption pendant que je suis de corvée de repas. Ça ne me dérange pas, cuisiner m’apaise. Ça me permet de relâcher la pression, de ne plus penser à rien l’espace de quelques instants. C’est reposant, parce qu’entre les cours, les devoirs et le football, mon cerveau tourne constamment à plein régime.
Nous sommes sur le point de nous attabler lorsque Dante débarque avec fracas, les cheveux humides de sa douche. Il lâche son sac de sport dans l’entrée, se jette sur le canapé et arrache la manette des mains de son frangin qui l’insulte en réponse. S’ensuit, comme toujours, une dispute à base de jurons et de coups dans le bide, jusqu’à ce que Sander se retrouve le cul sur le sol à pester.
— Eh ouais, mec. Personne ne peut rivaliser avec un cheerleader !
J’éclate de rire et secoue la tête, à la fois agacé et amusé par leur comportement, et sachant parfaitement comment mettre un terme à leurs gamineries.
— À table, annoncé-je.
Oubliée, la PlayStation. Ils se ruent vers moi sous le regard dépité de Knox. Et tandis que je les observe manger avec appétit, je me dis que je suis peut-être un connard sans cœur mais que je donnerais n’importe quoi pour ces mecs-là.