Chapitre 1

DANTE

Posté devant la cafétéria de Saint-Charles, je mets ma main en visière pour essayer de repérer Knox et mon frère, qui doivent me rejoindre pour le déjeuner. Le premier est toujours à l’heure, je suppose donc que mon jumeau est responsable de leur retard. Lui et la ponctualité, ça fait deux. Il lui est même déjà arrivé de me laisser en plan, mais aujourd’hui je peux compter sur Knox pour le tirer par la peau des fesses s’il le faut.

Nous sommes en août, et la chaleur en plein soleil est insoutenable. J’essaie de me caler le plus possible dans l’ombre du bâtiment. Je sors mon téléphone pour passer le temps et commence à visionner les dernières vidéos des cheerleaders que je suis assidûment sur TikTok. Je trouve toujours un bénéfice à observer la façon dont ils travaillent, dont ils réalisent leurs mouvements.

Cette année, nous avons un nouveau coach, et à ce que j’ai pu voir sur les réseaux sociaux, il n’hésite pas à proposer des chorégraphies qui repoussent les limites de la gravité. Il n’a malheureusement jamais eu une équipe à la hauteur de son ambition. Ça va changer. Ensemble, on aura une bonne chance de remporter un titre à Daytona, la compétition nationale de cheerleading. Le Graal pour un passionné comme moi.

Pour beaucoup, ce genre de prix n’a rien à voir avec le prestige de gagner un championnat de foot et de hockey. Pourtant, on ne se déchire pas moins que ces sportifs pour atteindre notre objectif : soulever la coupe. Si les gens savaient à quel point ce sport est difficile, ils comprendraient qu’on mérite nos trophées autant que les autres.

Un SMS de Knox m’interrompt dans mes réflexions.

Knox : Prends une table à l’intérieur, ton frère nous a encore mis à la bourre.

Je secoue la tête, passe une bretelle de mon sac à dos sur mon épaule et ouvre la porte de la cafétéria, mon téléphone toujours à la main. Je m’immobilise le temps de trouver une table bien placée pour mon coloc, mon frère et moi. J’en repère une en retrait et m’empresse de répondre à Knox pour lui préciser où ils pourront me retrouver. On ne devrait pas trop être emmerdés, là-bas. Avec ces stars du football que sont mes amis, il faut toujours prévoir de s’installer un peu à l’écart des groupies.

Je ne suis pas en reste ; des groupies, j’en ai des tas. Y compris des nanas qui s’imaginent pouvoir me faire devenir hétéro alors que je le suis déjà. Elles sont tellement fières d’elles quand elles pensent avoir réussi… Je ne prends pas la peine de les détromper. Il faut bien que je m’amuse un peu du fait que la plupart des gens s’imaginent que tous les cheerleaders sont gay.

Le nez de nouveau baissé sur mon téléphone, je me dirige vers la table que j’ai repérée au fond de la salle. Je prends tout de même soin de lever les yeux de temps en temps, jusqu’à ce qu’une vidéo capte totalement mon attention. Elle montre une des athlètes de l’équipe vainqueur à Daytona en mai. Elle réalise un stunt que je ne l’ai encore jamais vu effectuer, et comme à son habitude, l’exécution est impeccable. Je regarde la vidéo en boucle, observant le moindre détail qui pourrait me permettre de progresser.

Déconnecté de la réalité, je percute quelqu’un de plein fouet. Son plateau vole, le contenu de celui-ci se répandant sur le sol.

— Merde. J’aurais peut-être dû regarder où j’allais.

Parfois, je suis capable de dire des conneries aussi grosses que moi.

— Ah bon ? Tu crois ?

La fille dans laquelle je suis rentré me dévisage, furieuse, les poings serrés sur ses côtés. Elle a l’air sur le point de me tuer, pourtant je ne peux pas m’empêcher de me perdre dans le vert de ses yeux. Sa crinière rousse est retenue dans une natte qui barre la base de son crâne et qui la fait ressembler à une guerrière viking. Oui. J’ai beaucoup d’imagination.

— Je suis vraiment désolé, m’empressé-je de dire.

Alors qu’elle s’accroupit pour ramasser les dégâts dont je suis responsable, je l’imite pour pouvoir lui donner un coup de main. Se rendant rapidement compte que plus rien de son repas ne peut être consommé, elle souffle puis se met à jeter les débris d’assiette et les morceaux de nourriture sur son plateau. J’évite de justesse un morceau de porcelaine qui rebondit.

Quand il ne reste plus rien par terre, je me relève, tout comme elle. La guerrière viking ne me regarde plus. Les yeux rivés sur son repas gâché, elle pousse un soupir qui me fait clairement comprendre à quel point j’ai pourri sa pause déjeuner.

— Laisse-moi poser mes affaires là-bas et je t’accompagne pour te payer à manger. Je te conseille les tacos, d’ailleurs, la spécialité du mardi.

Elle me scrute pendant de longues secondes, l’air toujours aussi remonté. Ses yeux s’arrêtent sur mon tee-shirt Saint-Charles Cheer. Elle secoue la tête comme si le fait que je sois un cheerleader expliquait pourquoi je ne regardais pas où j’allais.

— Nourris-toi de tacos si tu veux, mais très peu pour moi, rétorque-t-elle.

— C’était juste une suggestion. Quoi qu’il en soit, laisse-moi t’offrir ton repas. Je me sens coupable d’avoir gâché celui-ci.

Elle me dévisage à nouveau, pendant un long moment. À tel point que je me demande si elle ne va pas finir par sortir une hache de son sac pour me faire payer mon affront.

— Non, merci, finit-elle par répondre. Va plutôt agiter tes pompons et ôte-toi de mon chemin !

Son plateau toujours dans les mains, elle passe alors à côté de moi, comme si je n’étais rien de plus qu’une merde de chien sous sa chaussure droite, et s’éloigne. Je me retourne pour la suivre du regard. Je la vois se débarrasser des restes de son repas puis franchir la porte de la cafétéria sans avoir mangé le moindre morceau.

— Ben alors, mec ! m’alpague Knox tandis que je suis toujours bouche bée.

J’ai plutôt l’habitude des nanas qui essaient de rentrer dans mes bonnes grâces ou dans celles de mes potes footballeurs grâce à moi. La tornade rousse qui vient de me laisser K.-O. m’a pris de court.

— T’as vu un fantôme, frangin ? me demande Sander.

— Non, pas de fantôme. Mais peut-être bien ma future femme.

Elle a beau m’avoir regardé comme si je n’étais pas digne de son attention, je suis suffisamment têtu pour tenter de lui prouver le contraire. Il ne se passera peut-être jamais rien avec cette fille — sûrement, même — mais les challenges, j’adore ça.

Chapitre 2

BLAKE

Toujours furieuse, je me dirige vers l’extérieur de la cafétéria et enfile mes lunettes de soleil pour éviter d’avoir à plisser les yeux.

Non, mais quel crétin ! À cause de cet abruti, mon déjeuner est foutu. Encore un type accro à son portable et qui, en plus, est incapable de faire deux choses à la fois. Certes, son air contrit après avoir fait valser mon repas était légèrement comique, et j’ai sûrement surréagi, mais sur le moment, il m’a vraiment agacée. Moi qui, pour une fois, m’étais résolue à éviter un aller-retour inutile jusqu’à mon appartement pour me contenter de manger sur place, j’aurais dû m’abstenir. À présent, me voilà privée de déjeuner, et vu la queue qu’il y avait encore derrière moi, je n’ai aucune envie de poireauter mille ans.

Je jette un coup d’œil à ma montre et me rends compte qu’il est désormais trop tard pour rentrer me concocter quelque chose. Eh merde. Je décide donc de faire un écart dans mon régime alimentaire habituel et me dirige vers l’un des kiosques aux abords du campus, qui proposent des sandwichs sains et plutôt bons.

Mes talons claquent sur le sol tandis que j’avance d’un pas vif, craignant d’arriver en retard à mon prochain cours si je ne me dépêche pas.

 

Je finis par me poser sur un banc pour avaler mon repas, profitant des rayons du soleil sur ma peau pour me détendre. C’est alors que j’aperçois le gars de tout à l’heure, non loin de moi. Il se dirige vers un bâtiment en compagnie de deux autres. Le premier, taillé comme une armoire à glace, a le nez collé à son téléphone — évidemment, à croire que c’est contagieux — tandis que l’autre est… Sander ?

Mon regard revient sur celui qui a gâché mon déjeuner, et il ne me faut que quelques instants pour faire le rapprochement. De toute évidence, c’est son frère. Je ne sais plus comment il s’appelle, mais une chose est certaine, ils se ressemblent carrément. Ils sont loin d’être identiques mais ils ont des traits suffisamment similaires pour que le doute soit impossible.

— Hé ! Salut, Blake !

Je reporte mon attention sur Sander.

— Salut, répliqué-je avec un petit signe de la main avant de recommencer à manger.

Alors qu’il continue à marcher, son frère s’immobilise et me scrute.

— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai de la sauce sur le visage ?

Non, mais franchement, qu’est-ce qu’il lui prend de me lorgner comme ça ? Il veut mon poing dans la figure ? Ce serait dommage de gâcher la beauté de ses traits.

Il ouvre la bouche pour parler, la referme et secoue la tête. Puis il s’approche de moi, sous les regards perplexes des deux autres. Il se plante devant mon banc, me cachant le soleil.

— Non. Je voulais juste te répéter que je suis désolé.

Une part de moi me pousse à lever les yeux au ciel — ce qu’il ne pourrait pas voir derrière mes verres teintés — avant de l’envoyer balader, mais je me retiens de me montrer aussi mesquine. Après tout, demander pardon demande un certain cran.

— Excuses acceptées, me contenté-je donc de déclarer.

Un sourire illumine son visage, lui donnant un air presque doux.

— Si facilement ? lance-t-il en fronçant les sourcils.

— Qu’est-ce que tu attendais ? Que je t’ordonne de me demander pardon à genoux ?

Je prends une voix amusée pour qu’il comprenne que je plaisante.

— Non merci, réplique-t-il en grimaçant. Je veux bien me montrer sympa, mais il y a des limites. En revanche, je pourrais t’inviter à dîner.

Seigneur, ce type ne lâche pas l’affaire. À croire qu’il se sent réellement coupable, alors que ce n’était qu’un accident sans grave conséquence. Certes, il ne serait pas arrivé s’il avait regardé où il marchait, mais il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.

— Tu tiens vraiment à me payer à manger ?

Il hoche la tête puis avise mon sandwich à peine entamé.

— Un truc meilleur que ce morceau de pain détrempé, précise-t-il.

— Genre, des tacos ?

— Par exemple.

— Non, merci.

— Tu es vraiment rude en affaires.

— Je sais.

Je peux voir que je l’agace. Clairement, ce type n’a pas l’habitude qu’on lui tienne tête, et je devine qu’il est prêt à tout pour avoir le dernier mot. Il n’a pas choisi la bonne adversaire. Je souris puis rive mes yeux aux siens, d’un vert saisissant.

— Tu devrais rejoindre tes potes, maintenant, j’aimerais finir mon repas tranquillement.

Derrière lui, j’entends un éclat de rire. Je me penche pour observer Sander qui se marre à en avoir mal au ventre.

— Bien joué, Blake. Ne te fais pas avoir par Dante, lâche-t-il entre deux fous rires.

— Je n’y comptais pas, répliqué-je avec un clin d’œil avant d’avaler une gorgée d’eau.

Je reporte mon attention vers ce Dante avant de déclarer :

— Tu peux disposer, à présent.

 Tu sais, des tas de filles paieraient cher pour être à ta place.

 Vraiment ?

— Carrément ! s’exclame-t-il avec le sourire de celui qui est conscient que personne ne peut lui résister.

Le pire ? C’est que je n’en doute pas un seul instant. Dante semble être le genre de mec tout droit sorti des romances que je lis de temps en temps. Le beau gosse sûr de lui, présomptueux, qui croit avoir le monde à ses pieds. Autant dire que ça sera sans moi.

 Est-ce que ta tête passe encore les portes ?

 Je tente d’agir en gentleman en te proposant une bouffe pour m’excuser d’avoir foutu la tienne par terre, et voilà le résultat. Qu’on ne vienne pas me dire que je ne fais pas d’effort. De toute façon, ça ne paie pas.

Si on était dans un cartoon, de la fumée sortirait par ses oreilles. Monsieur le mâle alpha n’apprécie pas de se faire rembarrer. Moi, je trouve ça jouissif.

— Va dire ça à quelqu’un que ça intéresse.

Il lève les yeux au ciel et grommelle dans sa barbe avant d’obéir. Une fois qu’il a rejoint son frère et son pote, il se tourne une dernière fois vers moi.

— Eh, Blake…

— Ouais ?

— On n’en a pas fini, toi et moi.

Je hausse un sourcil et lui lance un sourire.

— Vraiment ? Préviens-moi quand ça commencera.

Comme souvent, je suis en retard pour mon entraînement, la faute à mon emploi du temps. Je me précipite vers ma voiture, dépose mon sac sur le siège passager avant de démarrer en trombe. Heureusement, mon entraîneur sait que je fais au mieux pour tout gérer, sinon ça ferait bien longtemps qu’il m’aurait laissé tomber. Il voit bien que je me donne à fond. Je suis une compétitrice dans l’âme et j’adore les sports à sensation. Au grand dam de mes parents qui auraient préféré que leur fille soit une virtuose du piano.

Après des années de désaccord, nous avons passé un marché. Ils me paient toutes mes activités tant que je continue à pratiquer. Ça ne me dérange pas, j’aime m’asseoir sur un tabouret et laisser courir mes doigts sur les touches, et j’aime savoir que je suis douée pour ça. À plusieurs reprises, j’ai tiré de sacrées larmes à mon auditoire lors de garden-parties.

 

Je finis par me garer devant le complexe et me hâte en direction de l’entrée. Rapidement, je troque ma robe d’été et mes talons pour une tenue plus appropriée avant de rejoindre la salle d’entraînement. La routine est toujours la même : échauffement, course, musculation. Une fois que je suis en nage et que mes cheveux collent à mon front, il est temps de passer aux choses sérieuses.

La plupart des gens — mes parents les premiers — ne comprennent pas pourquoi j’ai choisi le MMA. Ils trouvent ça barbare, dangereux… et masculin. L’entendre me fait immanquablement lever les yeux au ciel. Moi, je trouve ça génial d’avoir la maîtrise de mon corps, de pouvoir me dépasser, de sentir cette adrénaline en moi lors des combats. Quand je suis ici, j’oublie tout le reste. Je me concentre sur l’instant présent. C’est beaucoup de boulot, de sacrifices, mais ça en vaut la peine. Peu importe que je réussisse ou non un jour à faire carrière, je ne compte pas mettre cette activité de côté. Et même si je suis tellement crevée lorsque je rentre chez moi que je préfère m’affaler sur mon canapé pour bouquiner plutôt que d’aller faire la fête, je ne regrette pas.

Lorsque parfois la solitude me pèse et que j’aimerais avoir quelqu’un avec qui partager mes passions, je la fais taire. Parce que je sais les sacrifices qu’une relation exige. Je devrais répondre à un tas de questions concernant ma personnalité, mes choix et mes goûts, et je n’ai pas envie de me justifier. Alors, quand les gars comme Dante me font du rentre-dedans, je me contente de prendre ce qu’ils m’offrent, pour quelques heures… Parce que je n’ai pas le temps ni l’envie de donner plus à qui que ce soit. Je dois me concentrer sur moi pour réaliser tous les rêves qui sont à ma portée. Rien qu’un dîner, comme il me l’a proposé, me semble être un engagement trop important. Peut-être que je passe à côté de quelque chose — si j’en crois les conversations que j’entends parfois — mais je préfère compartimenter ma vie. J’espère simplement ne pas finir par le regretter.

Chapitre 3

DANTE

Premier entraînement de la saison. C’est le jour que je préfère. Celui où tout semble possible, où tous nos rêves sont encore accessibles. Pourtant, aujourd’hui, je ne suis absolument pas concentré. Encore agacé de m’être fait rembarrer comme un malpropre, je rumine et en oublie de me préparer.

Je voulais juste être sympa. J’ai gâché le repas de cette fille, on m’a suffisamment bien élevé pour que je sache que lui en proposer un autre en échange était la chose à faire. Enfin… En toute honnêteté, je n’ai peut-être pas fait ça juste pour être sympa. Je l’avoue, cette fille m’intrigue carrément, et je ne sais pas vraiment pourquoi. Je crois que je ne suis pas habitué à ce qu’on me rejette comme elle l’a fait. Sans vouloir me vanter, ça ne m’arrive pour ainsi dire jamais. Sans s’en rendre compte, elle m’a offert un challenge. Celui de lui prouver que je suis un type sympa, pas un danseur à pompons sans cervelle. Et c’est dans ma nature, je ne recule jamais devant un défi.

— Eh, mec ! m’appelle Pierce, un coéquipier. Tu te bouges ? Le coach ne va pas tarder, et apparemment, ce n’est pas un rigolo.

Je me change en vitesse et rejoins tout le monde dans le gymnase. Un homme s’approche. Il est un peu plus petit que moi, mais sa stature et sa façon de se diriger vers nous imposent le respect.

— Je suis le coach Reyes. Une nouvelle année démarre, et il est temps de prendre de bonnes résolutions. Voici la mienne : cette année, nous gagnerons le championnat à Daytona.

Un brouhaha étonné se forme dans l’équipe.

— Je ne dis pas ça par arrogance. J’ai regardé en boucle les vidéos que votre ancienne coach m’a laissées et je sais parfaitement de quoi vous êtes capable. Soit de ramener la coupe à Saint-Charles !

Cette fois, l’enthousiasme et l’excitation sont palpables parmi mes pairs.

— Je ne dis pas que ça sera facile. Avec moi, vous allez sûrement travailler plus dur que vous ne l’avez jamais fait. Je suis là pour vous apprendre à dépasser vos limites. Vous allez me détester, parfois. Ce n’est pas grave, je ne suis là que pour faire de vous des champions !

Il hoche la tête alors que tout le monde l’applaudit. Ce genre de discours est motivant, il faut maintenant qu’il soit suivi de faits. C’est donc avec un entrain décuplé que je pars m’échauffer quand le coach Reyes nous l’ordonne.

 

Alors que j’enchaîne les saltos, je sens son regard sur moi. Il nous observe, nous passe à la loupe comme pour nous évaluer. Je sais qu’il doit déjà réfléchir à ceux qui seront sur scène à Daytona. Nous sommes beaucoup trop nombreux dans l’équipe pour tous pouvoir y prétendre.

— Détends-toi, conseillé-je à Eva alors que nous commençons à répéter les stunts.

— Reyes me stresse, souffle-t-elle quand il s’éloigne enfin de nous.

— Je sais. Mais je ne t’apprends pas que la moindre distraction peut être synonyme de blessure. Et puis tu sais faire ça les yeux fermés. Respire et tout ira bien.

Elle me remercie du regard, et l’entraînement se poursuit à ce rythme effréné auquel nous ne sommes pas habitués. Moi, je trouve ça super stimulant, j’ai hâte de progresser encore davantage avec ce qui promet d’être un grand coach.

Mon frère est déjà en train de jouer à la Xbox quand je descends après avoir pris ma douche. L’entraînement du jour était carrément d’un niveau au-dessus de ceux des années précédentes. Cette saison, on a de vraies chances de décrocher la première place à Daytona.

Je me jette dans le canapé, à côté de Sander, baigné par les effluves de ce que Leander nous concocte en cuisine. Parfois, je culpabilise de lui laisser préparer tous les repas — même si en contrepartie, Sander et moi, on se tape le ménage —, mais il faut reconnaître que si je passais derrière les fourneaux, on pourrait vite se retrouver aux urgences pour intoxication alimentaire.

Je me saisis de la manette supplémentaire sans demander son avis à mon frangin et intègre sa partie en cours. Je sais qu’il n’aime pas jouer seul. Il préfère largement que je sois là parce que, comme il le dit souvent : « Ça sert à quoi de gagner contre soi-même ? » Je finis en général par lui répondre que ça vaut toujours mieux que de perdre contre moi. En principe, on se retrouve à se battre comme les enfants de 10 ans que nous sommes encore un peu au fond de nous.

— Bon, tu vas cracher le morceau ou pas ? me demande-t-il sans se détourner du jeu.

— De quoi tu parles ?

Je fais semblant de ne pas comprendre, mais mon jumeau me connaît suffisamment pour savoir que je crève d’envie de lui poser des questions sur la guerrière viking de cet après-midi.

J’ai bien intégré qu’elle s’appelle Blake, mais « guerrière viking », ça sonne quand même beaucoup mieux.

— Tu crois que je n’ai pas vu la façon dont tu regardais Blake ?

Comme souvent, il a mis dans le mille. Le truc, c’est que je ne sais pas vraiment pourquoi cette fille m’obsède. Ce n’est évidemment pas la première fois que je fantasme sur une nana, mais ça ne m’a jamais perturbé à ce point. On dirait un ado maladroit victime de son premier crush. C’est surtout que tu n’as pas l’habitude de te faire rabrouer de la sorte ! C’est peut-être ça, en effet. Quoi qu’il en soit, pour pouvoir arrêter de me repasser en boucle la façon dont elle m’a rembarré, je ne vois qu’une solution : il faut absolument que j’en sache plus sur elle, et donc que je parvienne à la convaincre d’avoir un rencart avec moi. Une fois que je la connaîtrai mieux, j’arriverai à cerner ce qui me fait cet effet chez elle et à passer à autre chose. Elle a piqué ma curiosité, voilà tout.

— Cette fille, tu la connais comment ?

Sander ne me répond pas tout de suite. Il fait semblant d’être captivé par la partie. En réalité, je sais qu’il fait juste ça pour m’emmerder. Je me demande parfois si ce n’est pas son unique objectif dans la vie. Du moins, celui dans lequel il met le plus de cœur.

— Elle est bénévole à l’association depuis le début de l’année dernière.

Je hoche la tête parce que c’est finalement logique que mon frangin ait fait connaissance avec elle à l’endroit où il passe une grande partie de son temps libre. J’attends qu’il m’en dise plus, mais il n’en fait rien, m’obligeant à le cuisiner.

— Je ne l’ai jamais vue à nos soirées. Ni aux matchs, d’ailleurs.

— Ce n’est pas faute de l’avoir invitée plusieurs fois. C’est une fille très sympa, mais elle n’a pas l’air d’avoir une vie sociale hyper développée.

— Ou peut-être qu’elle ne fréquente pas les mêmes cercles que nous, proposé-je.

— Ouais, peut-être. Mais on côtoie tellement de monde sur le campus qu’on l’aurait déjà croisée. Ça m’étonnerait qu’elle sorte beaucoup.

Il a sans doute raison, mais je ne veux pas m’avouer vaincu pour autant. Ce n’est pas parce qu’elle ne sort pas toute seule qu’elle ne voudra pas le faire avec moi, si ?

— Et elle habite où ?

Il ricane comme si j’avais dit un truc hilarant. Quand il comprend que je suis sérieux, il finit par se tourner vers moi.

— Tu déconnes, non ? Tu crois vraiment que je vais te refiler des informations confidentielles sur mes bénévoles ?

— Pas sur tous les bénévoles. Juste sur elle.

— Tu ne voudrais pas sa taille de soutien-gorge, en plus ? Même pas en rêve, Dante. Passe à une autre nana et laisse tomber.

En temps normal, c’est ce que j’aurais fait, mais avec elle, quelque chose m’en empêche. Tant pis, je trouverai autre chose pour la croiser à nouveau. Si le destin n’est pas de mon côté, je peux bien lui donner un petit coup de pouce.

— Pourquoi tes bénévoles te filent leur taille de soutien-gorge ? demandé-je, suspicieux.

Il secoue la tête sans me répondre, reportant son attention sur l’écran de télé devant nous. Je sais que je ne tirerai plus rien de lui.

Je suis encore fatigué quand je descends l’escalier de la maison que je partage avec mes potes. Ils vaquent déjà tous à leurs occupations. Je me demande vraiment comment ils font pour commencer la journée aussi tôt. Surtout un samedi ! Est-ce que les week-ends ne sont pas dédiés à faire la grasse matinée ? Apparemment, non.

De mon côté, je n’ai pas grand-chose prévu ce matin. Je compte bien prendre mon temps devant mon petit déjeuner.

En me dirigeant vers la cuisine, quelque chose attire mon œil sur le petit buffet de l’entrée où tout le monde a pris l’habitude de déposer ses clés. Je m’approche et pousse un juron. Il faut croire que le petit-déjeuner tranquille, ça ne sera pas pour aujourd’hui. Comme chaque samedi, Sander s’est rendu à l’association s’occuper de la paperasse. Sauf que sans les clés des locaux, il ne pourra rien faire.

Je sors mon téléphone de ma poche pour l’appeler.

— Quoi ? Déjà debout à cette heure-là, me charrie mon frère en guise de bonjour.

— Dans une minute, tu seras bien content que je me sois levé.

— Pourquoi ? demande-t-il, suspicieux.

— Tu as oublié tes clés. Tu ne t’en es pas encore rendu compte ?

— Merde ! Je me suis arrêté pour faire le plein. J’allais repartir quand mon téléphone a sonné. Il me reste plus qu’à faire demi-tour.

Je soupire. Adieu, matinée tranquille !

— Je vais te les apporter.

— Tu es sûr ? Je te paierai un café, si tu fais ça.

— T’as intérêt !

J’attrape mes clés de voiture et sors en vitesse avant de verrouiller la maison.

Une fois dans ma Mustang, je roule en direction des locaux de la Parker Barnes Fondation, qui ne se trouvent qu’à une dizaine de minutes de la coloc. Je me gare à côté de la corvette de Sander et descends de l’habitacle en regardant ce dernier avec un sourire en coin.

— Qu’est-ce que tu ferais sans moi, frangin ?

— N’exagère pas non plus, j’aurais très bien pu aller les rechercher.

Je lève les yeux au ciel.

— Et ça t’aurait sans doute bouffé un plein d’essence avec ta voiture de course.

Il me fusille du regard avant de se pencher vers sa caisse.

— Ne l’écoute pas, il ne sait pas de quoi il parle.

J’éclate de rire. Voilà qu’il parle à sa bagnole, maintenant. On aura tout vu ! Sans cesser de ricaner, je me dirige vers la porte d’entrée de l’association et la déverrouille avec les clés que je rends ensuite à Sander.

— Tête en l’air ! me moqué-je avant de passer devant lui et de rentrer dans les locaux. N’oublie pas mon café.

Je rigole en l’entendant ronchonner derrière moi, mais il finit par se rendre dans la cuisine. Je décide de l’attendre dans son bureau. J’aurais pu l’accompagner, mais il fait une chaleur de dingue dans les locaux, et je sais que Sander garde un ventilateur dans son bureau pour les journées comme ça.

Je le mets en route avant de m’affaler sur une chaise. C’est avec un soupir de soulagement que je sens l’air me balayer le visage. N’ayant pas bloqué la machine pour qu’elle ne tourne pas, elle oscille et balaie les papiers qui étaient proprement rangés sur le bureau de mon frère. Les feuilles s’envolent, et je pousse un juron. Alors que je m’accroupis pour ranger, je tombe sur une information que j’aurais eu mieux fait de ne pas voir. C’est un listing des bénévoles de l’association, avec leurs coordonnées. Mon regard est immédiatement attiré par un prénom. Celui de Blake. Je mets quelques secondes à réagir ; et tapote la liasse de papiers avant de la remettre au bon endroit. Je coupe cette fois le mouvement rotatif du ventilo et retourne m’asseoir.

Il faut que j’oublie ce que j’ai vu, que je range dans un coin de mon cerveau cette adresse que ma mémoire photographique a enregistrée sans le vouloir. Sander a raison après tout : des filles, je peux en avoir à la pelle. Alors, pourquoi celle-là ? Je crois que c’est justement parce qu’elle n’est pas comme toutes les autres. Avec elle, il va falloir que je fournisse un minimum d’efforts pour qu’elle accepte de me revoir, et le challenge me stimule. Blake n’a pas l’air du genre à être charmée par une belle gueule, à moi donc de lui montrer que je suis bien plus que ça.

Est-ce que ça serait si mal d’aller la voir à l’improviste ? me demandé-je intérieurement au moment où mon frère me ramène mon café. Ce n’est pas comme si j’allais m’introduire en douce chez elle pour renifler ses petites culottes. Après tout, si elle ne veut vraiment pas me voir, je ne vais pas m’imposer. Cette fois, j’aurai compris le message et je me la sortirai de la tête.

Je sais que Sander me parle mais je ne l’écoute pas vraiment. Mon cerveau est tout entier tourné vers le défi qui l’attend. À nous deux, Blake O’Connor !

Commander Les Dieux du Campus T3