Malcolm Saint dévoilé
Par R. Livingston
Je vais vous raconter une histoire. Une histoire qui m’a complètement bouleversée. Une histoire qui m’a ramenée à la vie. Une histoire qui m’a fait pleurer, rire, crier, sourire et de nouveau pleurer. Une histoire que je continue à me raconter encore et encore et encore pour en graver chaque sourire, chaque mot, chaque pensée en moi. Une histoire que j’espère garder pour toujours au fond de moi.
Mon histoire commence par cet article. C’était un matin comme un autre, à Edge. Mais ce matin-là m’offrit une immense opportunité : celle d’écrire un article de fond sur Malcolm Kyle Logan Preston Saint. Pas besoin de vous présenter ce play-boy milliardaire, séducteur adulé, source de nombreuses spéculations. Cet article était censé m’ouvrir des portes, permettre à ma voix de jeune journaliste avide de succès de se faire entendre.
J’ai plongé tête baissée afin de décrocher une interview avec Malcolm Saint en vue de discuter d’Interface, cette incroyable plateforme, qu’il a créée, en passe de supplanter Facebook, et de l’écho favorable et immédiat qu’elle a trouvé. La ville étant obsédée par la personnalité de Saint depuis des années, je m’estimais chanceuse de pouvoir l’approcher.
J’étais si concentrée sur ma mission, à savoir le mettre à nu, que j’ai baissé la garde et ne me suis pas rendu compte que chaque fois qu’il s’ouvrait à moi, c’était en réalité lui qui me révélait à moi-même. Des choses que je n’avais jamais désirées s’imposaient subitement à moi comme une urgence. J’étais résolue à en découvrir le plus possible sur lui, sur le mystère qu’il représentait. Pourquoi était-il si mystérieux ? Pourquoi ne semblait-il jamais satisfait ? J’ai bientôt compris que ce n’était pas un homme qui parlait beaucoup mais qui parlait juste. Un homme d’action. Et je me suis persuadée que toutes les informations que je pouvais lui soutirer étaient pour cet article, mais en réalité, j’étais à la recherche de moi-même. Je voulais tout connaître de lui, le respirer, le vivre.
Mais le plus inattendu, c’est que Saint a commencé à me poursuivre avec talent. Avec sincérité, sans réserve, inexorablement. Je ne pouvais croire que je l’intéressais réellement. Jamais on ne m’avait courtisée de la sorte, jamais on n’avait suscité cette curiosité chez moi. Jamais je ne m’étais sentie aussi étroitement liée à quelque chose, à quelqu’un.
Je ne pensais pas que cela aurait des répercussions sur l’histoire que je tentais d’écrire. Pourtant ce fut bien le cas. C’est souvent ce qui arrive, avec les histoires. Vous partez à la recherche d’une chose, et vous revenez avec une autre. Je ne m’attendais pas à tomber amoureuse, ni à perdre la tête ou tout bon sens pour les plus beaux yeux verts qu’il m’ait été donné de croiser ; je n’imaginais pas un instant devenir folle de désir. Mais j’ai fini par trouver une petite part de mon âme, une part qui, au fond, n’est pas si petite que ça. Elle mesure plus d’un mètre quatre-vingts, a de larges épaules, des mains deux fois plus grandes que les miennes, des yeux verts, des cheveux noirs, et elle allie l’intelligence à la gentillesse, l’ambition à la générosité, la puissance à l’érotisme. Finalement, elle m’a consumée tout entière.
Je regrette d’avoir menti, à lui autant qu’à moi-même. Je regrette de ne pas avoir eu l’expérience nécessaire pour identifier ce que je ressentais au moment où je l’éprouvais. Je regrette de ne pas avoir davantage savouré chaque seconde passée avec lui, ces secondes qui me sont plus précieuses que tout.
Cependant, je ne regrette pas cette histoire. Son histoire. Mon histoire. Notre histoire. Je recommencerais juste pour quelques minutes avec lui. Je referais tout avec lui. Je sauterais aveuglément dans le vide s’il y avait juste 0,01 % de chance pour qu’il soit encore là, et qu’il m’attende pour me rattraper.
QUATRE SEMAINES
Je n’ai jamais nourri un aussi grand espoir que lorsque je pénètre dans l’ascenseur des locaux de M4. Quelques employés s’y engouffrent à ma suite, échangeant quelques brèves salutations, mais je ne trouve pas la force de répondre. En revanche, je souris, un sourire nerveux, certes, mais malgré tout, confiant, assurément confiant. Les autres occupants descendent les uns après les autres à leurs étages respectifs et je suis la seule à monter jusqu’au dernier étage, celui des dirigeants.
Jusqu’à lui.
Jusqu’à l’homme que j’aime.
Dans mon corps, c’est l’apocalypse, mon sang court à toute vitesse dans mes veines, mes jambes tremblent, mon estomac se tord jusqu’à former un gros nœud quand le tintement de l’ascenseur m’indique que je suis bien arrivée à son étage.
Je me retrouve alors happée dans un monde élégant et impeccable, fait de chrome, de verre et de marbre ; cependant, j’y prête à peine attention, obsédée par la double porte en verre dépoli imposante, à l’extrémité du hall.
Elle est encadrée de chaque côté par deux bureaux au design épuré.
Derrière se trouvent quatre femmes en tailleur noir et corsage blanc, les yeux rivés à leur écran.
L’une d’entre elles, Catherine H. Ulysses, la quarantaine, et assistante de l’homme qui possède le moindre mètre carré de cet immeuble, cesse ce qu’elle est en train de faire quand elle m’aperçoit. Elle hausse un sourcil, puis prend un air tendu mais soulagé en saisissant le combiné pour y murmurer mon nom. Je. Retiens. Mon. Souffle.
Imperturbable, Catherine me conduit alors vers l’immense double porte – tellement intimidante – qui mène au repaire de l’homme le plus puissant de Chicago. L’être humain qui m’affecte de la plus incroyable des façons.
Cela fait quatre semaines que j’attends ce moment. C’est ce que je souhaitais ardemment quand je laissais des milliers de messages sur ses téléphones et que je lui en écrivais tout autant de mails, sans jamais les envoyer. Le moment où je vais le revoir. Où il accepte de me revoir.
Mais tandis que je suis Catherine comme un robot, je ne sais même pas si j’aurai la force de me tenir droite devant lui et de le regarder dans les yeux, après ce que j’ai fait.
Je n’ai jamais été aussi nerveuse et impatiente de ma vie ; toutefois, l’espoir, petit mais puissant, à présent, ne m’a toujours pas quittée, même si je tremble comme une feuille.
Catherine me tient la porte et, faisant appel à tout mon courage, je redresse les épaules et entre dans son bureau.
Aussitôt, j’entends la porte glisser doucement derrière moi, Catherine vient de la refermer ; malgré moi, je me fige à la vue familière du plus beau bureau dans lequel il m’ait été donné d’entrer. Il est pavé de marbre et souligné de chrome, d’une hauteur de plafond vertigineuse, et pourvu d’immenses baies vitrées s’étirant sur toute la longueur des parois. Et au milieu se trouve le centre de mon monde.
Il fait les cent pas devant la baie, parlant dans un téléphone d’une voix très basse, celle qu’il utilise quand il est profondément agacé. J’arrive à percevoir quelques bribes : être mort pour la laisser tomber dans ses griffes…
Il raccroche, comme s’il m’avait sentie dans la pièce, puis tourne la tête. Ses yeux s’illuminent lorsqu’il me voit. Ses beaux yeux verts si douloureusement familiers. Il inspire très lentement, son torse se soulève peu à peu et ses poings se referment légèrement, des deux côtés de son corps, tandis qu’il me regarde. J’en fais autant. Malcolm Kyle Preston Logan Saint. Je me retrouve au cœur de la plus puissante tempête qui ait secoué ma vie ; que dis-je… me voici dans l’œil du cyclone.
Quatre semaines que je ne l’ai vu et il est exactement comme dans mon souvenir, plus grand que la normale et plus irrésistible que jamais. Son visage remarquable est rasé de près aujourd’hui, et ses lèvres sont d’une sensualité telle que je les sens presque sur les miennes. Plus d’un mètre quatre-vingts de virilité parfaitement contrôlée se tient devant moi, dans un impeccable costume noir et une cravate fantaisie. C’est le diable incarné en Armani ; traits puissants, mâchoires carrées, cheveux noirs brillants et regard pénétrant. Des yeux animés d’une lueur peu charitable quand il me taquine, ou pas, d’ailleurs, mystérieux et impénétrables, intelligents, qui savent vous percer à jour comme personne. Je me demande bien ce qu’il pense de moi en ce moment…
Mais j’avais oublié combien ces yeux pouvaient aussi être froids, une vraie banquise. Et, en ce moment, ils me scrutent impitoyablement, chaque éclat de glace pareil à une écharde de diamant. Il serre les mâchoires et retire ses écouteurs.
Il semble aussi inaccessible qu’une forteresse, ses épaules tendant sa chemise blanche qui lui colle comme une seconde peau. Mais je sais qu’il n’est pas la citadelle insurmontable qu’il veut paraître, sans quoi je ne me serais jamais aventurée ici.
Il s’approche de moi, et à chacun de ses pas, les battements de mon cœur s’accélèrent ; il émane de lui une telle confiance, l’assurance que le monde lui appartient. Il s’arrête soudain et enfonce ses mains dans ses poches, et il paraît encore plus grand ; son parfum renversant parvient jusqu’à moi. Je baisse les yeux vers sa cravate au moment où la lueur d’espoir qui m’animait, quand j’ai pénétré dans son bureau, se met à vaciller.
— Malcolm…
— Saint, s’il te plaît, me corrige-t-il.
Je retiens mon souffle et attends qu’il enchaîne, qu’il me dise combien je suis nulle, et mon cœur souffre quand il n’en dit rien. À la place, une voix s’élève depuis le seuil…
— Monsieur Saint, Stanford Merrick est arrivé, annonce-t-elle.
— Merci, répond Saint d’une voix posée.
Un frisson parcourt mon corps. Je regarde le sol, gênée, puis mes chaussures ; j’avais choisi ma tenue avec soin, mais j’ai l’impression qu’il ne l’a même pas remarquée, que ça ne l’intéresse pas du tout.
— Rachel, Stanford Merrick fait partie des ressources humaines.
Je me sens rougir en l’entendant m’appeler par mon prénom, mais toujours aussi incapable de soutenir son regard, je me concentre sur la main que me tend Stanford Merrick. C’est un homme de taille moyenne, au sourire amical et à la présence tranquille, mais qui, comme tout le monde, est instantanément absorbé par le charisme de Saint.
— Ravi de vous rencontrer, Mademoiselle Livingston, dit-il.
J’entends le bruit d’une chaise qui roule et sens mes jambes faiblir, puis de nouveau la voix de Saint résonne dans le bureau :
— Assieds-toi, me dit-il tout bas.
J’obtempère, évitant toujours son regard, et tandis que Catherine s’affaire pour nous servir des cafés et des rafraîchissements, je veille à le garder dans ma vision périphérique. Ouvrant le bouton de sa veste, il s’installe au centre du canapé en cuir couleur ivoire, juste en face de moi. Comme sa silhouette paraît sombre, sur ce fond clair ! Si sombre dans cette pièce inondée de soleil.
— Monsieur Saint, voulez-vous que je commence ou bien préférez-vous avoir cet honneur ? demande Merrick.
Mais il ne répond pas et continue de me fixer.
— Monsieur Saint ?
Il fronce les sourcils, en s’apercevant que je le déconcentre, et répond alors :
— Oui, commencez.
Il s’adosse au canapé, étend le bras sur le dossier, et j’ai l’impression que ses yeux me transpercent pendant que Merrick sort des documents d’un dossier. Je suis assise, raide et bien droite sur mon siège. Le champ magnétique qui entoure Saint est puissant et envahissant, si indéchiffrable. Une seule question m’obsède : est-ce que tu me détestes, Mal ?
— Depuis combien de temps travaillez-vous pour Edge, Mademoiselle Livingston ? demande soudain Merrick.
J’hésite, et j’entends alors le portable de Saint vibrer près de lui, sur le canapé. Il coupe le son et, de son pouce, effleure doucement l’écran. Ce qui déclenche un picotement inattendu sur mes lèvres. Je bouge un peu sur mon siège et réponds :
— Plusieurs années.
— Vous êtes enfant unique, n’est-ce pas ?
— Exact.
— Vous avez remporté un prix pour un article, l’année dernière ?
— Oui. Je…
Je cherche mes mots, car entre les « Je suis désolée » et les « Je t’aime » qui se bousculent dans ma tête, mes pensées s’embrouillent.
— J’ai eu cet honneur.
Changeant légèrement de position, Saint se caresse lentement les lèvres et m’observe en silence, de son regard intelligent et scrutateur.
— Sur votre C.V., je lis que vous avez commencé à collaborer avec Edge avant d’obtenir votre diplôme à Northwestern, est-ce exact ? poursuit Merrick.
— Oui, tout à fait.
Je tire un peu sur la manche de mon pull, m’efforçant de rester concentrée sur les questions, car du coin de l’œil, je suis tous les mouvements de Saint. Il boit un peu d’eau, les doigts crispés sur son verre… Son parfum envahit l’espace. Je passe discrètement en revue ses cheveux noirs, les cils en forme de croissants qui entourent parfaitement ses yeux. Sa bouche qui ne sourit pas du tout. Son œil qui a cessé de pétiller. Soudain, je tourne la tête vers lui et j’ai l’impression que c’est exactement ce qu’il attendait. Il m’observe avec une intensité dont lui seul est capable ; alors mon monde se teinte de vert. Un vert glacé, aussi solide qu’un iceberg de l’Arctique.
Et qui a pourtant le pouvoir de m’enflammer !
— Désolée, j’ai perdu le fil, dis-je en fuyant les yeux de Malcolm.
Troublée, je dirige les miens vers Merrick, qui me regarde d’un air étrange, non dénué d’une certaine pitié. À cet instant, Saint bouge légèrement les épaules pour mieux faire face à Merrick, et je me rends compte qu’il le foudroie du regard, visiblement agacé, mais contrôlé.
— Allez droit au but, Merrick !
— Bien sûr, Monsieur Saint.
Je rougis davantage en constatant que Saint a remarqué que son employé me rend nerveuse.
— Mademoiselle Livingston, reprend ce dernier après une pause, comme s’il allait annoncer une nouvelle d’importance, M. Saint souhaite étendre la gamme des services qu’Interface offre à ses abonnés. Nous offrons des contenus provenant de sources spécifiques, notamment d’un groupe de jeunes journalistes, chroniqueurs et reporters dont nous envisageons d’augmenter le nombre.
Interface, sa nouvelle entreprise, est un mastodonte qui grandit chaque jour, une force incontournable qui s’impose sur le marché en brisant toutes les barrières technologiques. Je ne suis pas surprise que Saint passe à la vitesse supérieure avec cette plateforme, c’est une initiative de génie de la part d’un homme d’affaires admirable, et une nouvelle étape logique pour une société qui vient juste d’être nommée sur la liste des dix entreprises montantes du pays.
— J’adore l’idée, Malcolm, dis-je spontanément.
Pitié ! Je viens de l’appeler Malcolm, non ? Et visiblement, je l’ai pris au dépourvu, car une ombre passe dans son regard, et j’ai alors l’impression qu’un orage se prépare… Pour se dissiper aussi vite qu’il est arrivé.
— Cela fait plaisir à entendre, commente Merrick. Comme vous le savez, Mademoiselle Livingston, M. Saint sait repérer les talents. Et il souhaite vous compter dans sa nouvelle équipe.
Mal ne m’a pas lâchée des yeux pendant que Merrick parlait, et il voit forcément mon sourire s’effacer, aussitôt remplacé par une expression choquée.
— Tu m’offres un boulot ?!
— Oui, s’empresse de répondre Merrick pour lui. Un poste à M4.
Je reste sans voix et regarde mes mains posées sur mes cuisses. Mal refuse de me parler. En réalité, ma présence ne l’affecte pas vraiment. Après quatre semaines de silence, il m’a appelée pour ça. Je lève la tête vers lui ; à cet instant, nos regards se croisent, et je sens quelque chose se fêler en moi, comme après un choc. J’essaie de retrouver ma voix…
— Je m’attendais à tout sauf à cette proposition. C’est donc la seule chose que tu attends de moi ?
Dans un mouvement fluide, il se penche en avant et, coudes posés sur les genoux et yeux dardés sur moi, il déclare :
— Je veux que tu l’acceptes.
Bon… Il a l’air aussi sérieux que lorsqu’il avait décrété que j’étais sa chasse gardée, au cours de cette fameuse soirée… Estomac noué, je détourne la tête vers la fenêtre… Je voudrais l’appeler Malcolm, mais pour moi, il n’est plus Malcolm… Il n’est même plus Saint, l’homme qui m’a séduite de façon impitoyable jusqu’à ce que je lui cède. Il est redevenu Malcolm Saint, qui me toise comme s’il ne m’avait jamais tenue dans ses bras.
— Tu sais bien que je ne peux pas quitter mon travail, dis-je en me retournant vers lui.
Sans prendre en compte ce que je dis, il renchérit :
— Ton prix sera le nôtre.
Secouant la tête avec un petit rire incrédule, je me frotte les tempes.
— Merrick, dit-il alors.
Ce dernier enchaîne aussitôt :
— Comme je le disais, nous allons offrir des informations à nos abonnés et M. Saint admire depuis toujours vos articles. Il en apprécie l’honnêteté et les sujets que vous choisissez.
Cette fois, c’est tout mon corps qui rougit.
— Merci, je suis très flattée, dis-je, mais je ne peux vous donner une autre réponse.
M. Merrick échange un regard avec Saint.
— C’est une proposition d’emploi. Nous vous laissons une semaine pour l’accepter ou la refuser.
Et il pose une liasse de documents sur la table. Je les considère, incapable de comprendre de quoi il s’agit. Je demande alors à Saint :
— Pourquoi m’emploierais-tu ?
— Parce que je le peux, répond-il.
Et il me regarde avec arrogance, comme si de rien n’était.
— J’ai plus à t’offrir que la société qui t’emploie actuellement, ajoute-t-il.
Il est complètement immobile, et pourtant, il vient de renverser mon univers.
— Prends ces documents, Rachel, me dit-il.
— Non… Je ne veux pas.
— Je te demande d’y réfléchir. Lis-les avant de refuser.
Et nos regards restent accrochés l’un à l’autre quelques secondes de trop. Puis, avec la grâce d’un félin, Malcolm Kyle Preston Logan Saint, P.-D.G. de l’une des entreprises les plus puissantes de la ville, obsédé par les femmes, insaisissable comme une comète, implacable et impitoyable, déploie sa longue silhouette.
— Mon personnel te recontactera à la fin de la semaine.
D’un coup, je me demande si cet homme cessera un jour de me surprendre. J’admire son sang-froid, et tant de choses en lui… Si j’ai cru, l’espace d’un instant, que nous allions nous disputer, je me suis bien fourvoyée. Saint ne gaspille pas son temps avec des bêtises, il est bien trop occupé à atteindre ses ambitions infinies, à conquérir le monde.
Et moi ? J’essaie juste de ramasser ce qui reste du mien. Prenant une profonde inspiration, je rassemble calmement les documents et, sans dire un mot, je me dirige vers la porte ; seules mes chaussures claquent sur le marbre.
Au moment de sortir, je ne peux m’empêcher de lancer un dernier coup d’œil au bureau, à Malcolm qui se penche en avant, coudes sur les genoux, et soupire en se passant la main sur le visage.
— Avez-vous encore besoin de moi, Monsieur Saint ? demande Merrick sur un ton presque suppliant, comme s’il aimerait réellement pouvoir faire quelque chose pour lui.
Quand Saint redresse la tête, il croise mon regard, et nous restons figés tous les deux. Il me jauge avec méfiance, tandis que je prends un air contrit pour exprimer tous les regrets que je ressens ; j’aurais tant à lui dire, mais tous mes mots se transforment en un lourd silence et je referme la porte derrière moi.
Ses assistantes me regardent partir. Je monte dans l’ascenseur sans accélérer le pas et, dans le hall, au rez-de-chaussée, vérifie mon reflet dans les portes en acier. Je suppose que je suis jolie, avec mes cheveux détachés et mes vêtements féminins choisis avec soin, qui épousent mes formes. J’ai l’air tellement désorientée que j’aimerais plonger en moi-même pour retrouver ce que j’ai perdu… Et je me rends compte que l’amour est aussi changeant que l’océan : toujours là, mais parfois calme, dangereux, et tumultueux.
À l’extérieur, je hèle un taxi, et une fois assise à l’arrière, je me tourne pour contempler la superbe façade miroir de M4. Si majestueuse, si inexpugnable…
Et c’est alors que mon portable vibre.
COMMENT ÇA S’EST PASSSÉ ?!
VOUS VOUS ÊTES RÉCONCILIÉS ?
DIS-NOUS ! WYNN PART DANS 3 MIN ET VEUT SAVOIR.
IL A LU TON ARTICLE ? ÇA L’A FAIT FONDRE ?
Je n’arrive pas à rassembler l’énergie nécessaire pour répondre à Gina. Le taxi, lui, s’insère tranquillement dans la circulation.
— Où allons-nous ? demande le chauffeur.
— Pour l’instant, roulez un peu, s’il vous plaît.
Derrière la vitre, Chicago défile, Chicago la ville que j’aime et qui me fascine, même si je ne m’y sens jamais vraiment en sécurité. Tout semble comme d’habitude. Chicago est affairée, venteuse, électrique, moderne, merveilleuse et dangereuse. Égale à elle-même. Ce n’est pas elle qui a changé, c’est moi. Comme un millier de femmes avant moi, je suis tombée amoureuse du milliardaire célibataire et play-boy le plus convoité de la ville. Et je sais à présent que je ne serai plus jamais la même. Après ce qui vient de se passer, il ne sera plus jamais à moi, ce que je redoutais depuis le début.
QUATRE SEMAINES + UNE HEURE
— Je n’arrivais pas à deviner ce qu’il pensait, c’était impossible. J’étais trop impressionnée par le fait de le revoir, j’aurais tant aimé lui parler à cœur ouvert, sachant combien il doit me haïr, mais de toute évidence, il n’avait aucune intention de discuter avec moi.
Je détourne le regard et reprends ma respiration.
— Rachel…
Visiblement, Gina ne trouve rien d’autre à ajouter. Quelques minutes plus tôt, j’avais indiqué l’adresse d’un Starbucks au chauffeur, parce que je n’avais tout bonnement pas envie de rentrer à la maison ; Gina est tout de suite venue m’y rejoindre. Maintenant, nous sommes attablées au fond du café.
— Je suis si triste, Gina.
Je pose la main sur mes yeux l’espace d’un instant, puis j’ajoute :
— C’est vraiment fini.
— Quel con !
Gina pince la bouche, elle est furieuse, comme toujours.
— Est-ce qu’il se rend compte que tu es tombée amoureuse de lui en dépit de ce qu’il est, c’est-à-dire un joueur, un vrai salaud qui accumule les conquêtes, et tout ce qui s’ensuit ?
— Gina !
Et sur cette exclamation, je fronce les sourcils ; elle fronce aussi les siens.
En fait, je ne devrais pas aborder le sujet avec elle, elle m’avait mise en garde des milliers de fois, m’avait bien prévenue de ne pas sortir avec lui jusqu’à ce que, fatiguée, elle abandonne. Car Saint avait un passé et que j’étais en mission. Mais comment aurais-je pu lui résister ? Il est un cyclone dans l’œil duquel je me suis jetée quand j’ai accepté d’écrire un article sur lui.
Tomber amoureuse ne faisait pas partie de mes projets, ça ne l’a jamais été. Gina et moi étions censées rester célibataires et heureuses de l’être pour toujours : nous sommes des bourreaux de travail, meilleures amies pour la vie et très proches de nos familles. Elle a déjà eu le cœur brisé par un chagrin d’amour et m’a tout raconté par le menu afin que je ne commette pas la même erreur. Je me suis protégée, me concentrant sur ma carrière plutôt que sur les hommes. Mais Saint n’est pas n’importe quel homme. Il ne m’a pas séduite de façon banale et ce que nous avons vécu ensemble ne l’était pas non plus.
En tant que journaliste, je devrais avoir un mot précis pour le décrire, mais seul le surnom que je lui donne me vient à l’esprit : Mal. Débordant d’enthousiasme et agissant comme une drogue sur son entourage, c’est un véritable joueur qui sort toujours la bonne carte au bon moment, un milliardaire habitué à ce que les gens attendent toujours quelque chose de lui – et je ne supporte pas l’idée qu’il ait cru que j’étais comme tous les parasites qui gravitent autour de lui, que moi aussi j’attendais une faveur de sa part. Non, Rachel, tu n’es pas comme eux, tu es pire.
Il couche avec une groupie pendant quatre nuits, ou quatre groupies pendant une nuit, sans rien donner de lui-même. Parfois, sans doute, il signe un chèque pour les associations caritatives qu’elles défendent – j’ai entendu l’une d’entre elles le lui réclamer –, mais cela n’inquiète pas son compte en banque. Il accepte qu’elles lui mettent des grains de raisin dans la bouche sur son yacht, si tel est leur bon plaisir ; il est bien trop gâté par les femmes pour les en empêcher. Mais il ne leur accorde rien d’autre qu’un regard distrait quand elles s’en vont. Mais avec toi, Rachel, il a fait exception à la règle, non ? Il t’a laissé l’approcher. Il est même venu dans le parc où tu passais la nuit, non pas parce qu’il aime camper, mais parce que toi, tu aimes camper. Il t’a expliqué ce que le chiffre quatre signifiait pour lui, son chiffre porte-bonheur. Celui qui le place au-dessus et au-delà de la norme…
Bon sang ! Je n’avais jamais compris qu’il m’avait ouvert toutes grandes les portes de son intimité avant de me retrouver aujourd’hui devant lui, avec la sensation absolue d’avoir été chassée du paradis.
— Je lui aurais tout dit si nous avions été seuls.
Je sors les documents de mon sac et les lui tends.
— Difficile de me concentrer dessus avec le regard de Saint braqué sur moi. Même son employé semblait impressionné par sa présence.
Elle se met à lire à mi-voix.
— Offre d’emploi à Rachel Livingston…
Elle baisse la feuille et pose sur moi des yeux aussi noirs que sensuels, aussi interrogateurs et surpris que les miens.
Je lui explique :
— Interface agrandit son champ d’action et va publier du contenu, de l’information.
Elle regarde de nouveau la feuille.
— Écoute, commence-t-elle, si tu n’en veux pas, moi si.
Je lui donne un petit coup de pied sous la table.
— Arrête, sois sérieuse !
— Il me faut plus de sucre, dit-elle.
Puis elle se lève pour aller en chercher, et quelques instants après, verse un nouveau petit sachet de sucre dans son café qu’elle se met à tourner soigneusement avec sa cuillère.
— Tu peux me dire ce qu’un homme comme lui, P.-D.G. de cette entreprise, faisait à cet entretien ? demande-t-elle, sourcils froncés. Eh bien, moi, je vais te le dire : il voulait s’assurer que tu viendrais et crève d’envie que tu travailles pour lui. Tu as lu ce qu’il te propose ? Une super assurance santé pour toi et ta famille. Tu te rends compte de ce que cela signifie pour ta mère ?
Ma mère, c’est ma faiblesse. Bien sûr que je me rends compte. Saint m’offre… le monde. Mais un monde dont il ne fait pas partie ne m’intéresse plus.
— Rachel, je sais que Edge se porte bien depuis…
Et elle prend un air désolé car elle sait bien que je n’aime pas penser à l’article, et ajoute bien vite :
— Mais combien de temps ça va durer ? La survie de ton magazine ne tient toujours qu’à un fil.
Elle avale une gorgée de café.
— Alors qu’Interface, c’est autre chose ! C’est une société qui ne cesse de grandir. Rachel, M4, c’est… énorme. Qui n’a pas rêvé d’y travailler ? Cette boîte emploie les génies de tout le pays.
— Je sais, dis-je dans un murmure.
Dans ce cas, pourquoi Saint tient-il précisément à ce que je monte à bord ? Il peut avoir qui il veut. Tous les talents qu’il désire.
— Je suis certaine que Wynn t’encouragerait à l’accepter. Nous avons besoin de son conseil, elle est la seule à être en couple.
— Gina, j’ai dit je t’aime à un homme pour la première fois de ma vie ! Je ne pourrai jamais, jamais tu m’entends, accepter qu’il soit mon patron.
Son visage s’assombrit tout de suite.
— Et tu tiens plus à lui qu’au poste, c’est ça ?
J’ai honte de lui répondre que oui, car je ne le mérite pas, ni même n’ai le droit d’avoir envie de lui, et pourtant, je hoche la tête.
Il y a comme une énorme brèche au fond de moi, et chaque petit plaisir de l’existence me laisse indifférente si je ne peux pas le partager avec lui.
Gina relit le document, puis secoue la tête avant de le plier et de me le rendre. J’ai encore son parfum dans le nez. Je me revois alors à M4, au dernier étage, dans ce bureau unique… Mon cerveau se rejoue en permanence la scène qui s’y est déroulée, chaque mot qu’il a prononcé, chaque mot que j’attendais et qu’il n’a pas dit. Chaque nuance de vert que j’ai vue dans ses yeux me manque, sauf celles qui reflètent sa froideur. Je me rappelle son regard posé sur moi quand Merrick me questionnait, le son de sa voix, les sensations que la proximité de son corps a éveillées chez moi. Je l’ai entendu soupirer quand je suis sortie de son bureau, comme s’il entamait une réelle lutte avec lui-même. J’ai vu ses yeux qui s’accrochaient à moi, comme s’ils cherchaient à m’attraper…
Quand Gina et moi rentrons à la maison, je me félicite de ne pas avoir prévenu ma mère que je le voyais aujourd’hui, car elle aurait tout de suite nourri les espoirs les plus fous et j’aurais dû les lui briser. Une fois chez nous, je m’enferme dans ma chambre, m’allonge sur mon lit, et je ressors le contrat de travail qu’il me propose.
C’est une offre d’emploi en bonne et due forme… Je passe en revue les avantages, le salaire que je ne mérite pas et que gagnent en général des journalistes bien plus expérimentés que moi… et m’arrête quand je découvre un élément qui m’affecte particulièrement. La signature de Saint, au bas du contrat.
Retenant mon souffle, je caresse les lettres tracées par sa main ; j’y décèle son énergie, comme un sceau, et j’ai l’impression que le document en est plus lourd, plus important. Me penchant sous mon lit, j’en retire une boîte à chaussures où je conserve mes petits trésors, comme un collier en or portant la lettre R que ma mère m’a offert. Sur une impulsion, je le mets pour me rappeler qui je suis : la fille de ma mère, une femme, un être humain ! J’écarte des cartes d’anniversaire que Wynn et Gina m’ont offertes et trouve ce que je cherchais. Un mot. Celui qui était attaché au plus beau bouquet de fleurs que l’on m’ait jamais offert. Je prends la carte couleur ivoire, l’ouvre… et lis. C’était la première fois que je voyais son écriture, il avait écrit : « Il ne me semblait pas juste que tu passes une autre journée sans savourer le luxe d’un cadeau offert par un homme qui pense à toi. M. S. » Alors je me recroqueville, fixant ce bout de phrase.
Saint, un homme qui pense à moi ? Non ! Une mission, un sujet en or pour un article qui a fait sensation, le play-boy de la ville devenu mon ami, puis mon amant, avant de finir par être mon amour. Et désormais, il veut être mon patron, et moi je le veux lui, plus que jamais.
MA VIE AUJOURD’HUI
Je suis au lit et il couvre mon cou de délicieux baisers. J’ai le souffle court en sentant le contact de sa peau douce contre la mienne, ses muscles puissants, ses abdos contre mon ventre… C’est trop ! Je veux le dévorer de mes lèvres et qu’il me dévore en retour, qu’il commence là où il veut…
Il me saisit les mains, les place de part et d’autre de mes épaules, puis se penche vers moi pour frôler ma bouche avec la sienne afin de m’inciter à l’ouvrir, ses yeux verts plongés dans les miens.
Je demande d’un ton haletant :
— Es-tu réel ?
Mon cœur cogne comme un fou, mes poumons me brûlent…
Tout paraît si familier, si réel. Je ne sais plus si c’est un rêve ou un souvenir. Il fait doucement remonter ses doigts le long de mon bras et je ferme les paupières. Oh, Mal ! C’est si bon… Je murmure son nom et, de mes mains tremblantes, caresse son torse dur. Il bouge sur moi et je reconnais ses mouvements, il m’embrasse de la même façon et prend, comme d’habitude, la situation en main. Bientôt, il s’allonge de tout son poids sur moi, et je me cambre légèrement pour être encore plus proche de lui…
Je l’agrippe par les épaules au moment où il plaque les mains sur mes hanches tout en continuant à me couvrir la nuque de baisers langoureux qui me font frissonner… Je sens le désir monter en moi, et ma peau s’enflamme. Je veux qu’il me caresse partout, avec ses mains, sa bouche. S’il te plaît, Mal !
Je chuchote d’un ton suppliant :
— Malcolm, maintenant, viens !
Mais il n’est pas pressé, il ne l’est jamais. Il enroule mes jambes autour de sa taille et dépose un baiser sur ma bouche. Ou plus exactement à la commissure, comme il aime… Mes yeux se remplissent de larmes, je sens chaque parcelle de son corps, et vice versa. Je m’arc-boute soudain sous lui, dans une muette prière, et l’instant suivant, il me pénètre…
C’est un bruit qui me réveille, un petit gémissement que j’ai moi-même et qui exprime un plaisir si absolu qu’il en est presque douloureux. Je me redresse vivement sur mon lit, en sueur, et regarde autour de moi… Non, Malcolm n’est pas dans mon lit, et je me retrouve encore une fois, dans le noir, en train de pleurer son absence.
J’entoure mes jambes avec mes bras et pose la joue sur mon genou, tout en essayant de chasser à la fois le rêve et les souvenirs. Après quoi, je vais dans la salle de bains, m’asperge le visage d’eau et me scrute dans le miroir : j’y vois la fille perdue de tout à l’heure, dans l’ascenseur de M4. Quand suis-je devenue cette personne-là ? C’est une usurpation, cette égarée ne me ressemble pas, me dis-je frustrée, en sortant de la pièce.
Je retourne au lit, me glisse sous les draps et donne des coups de poing dans l’oreiller. Je vois alors un rai de lumière extérieure pénétrer dans ma chambre et, en tendant l’oreille, je distingue les bruits de la ville. Je me demande où il se trouve en ce moment.
Putain, Mal, tu me hantes, tu me hantes à chaque seconde ! Je ne peux plus dormir, ni penser à rien à part à ce que je ressens quand tu es près de moi, que tu poses les yeux sur moi, que nous sommes dans la même pièce. Je te revois constamment dans ton bureau… Je ne sais absolument pas ce que tu ressentais alors, j’avais l’impression de ne plus te connaître et cela me tue.
Allumant la lumière, je perds une nouvelle fois la bataille que je mène contre moi-même depuis un mois. Puis je m’empare de mon ordinateur et là, dans le noir, je fais une chose que je n’ai pas faite depuis un bon moment car Gina me l’a interdit. D’ailleurs moi aussi je me suis censurée, pour ma propre survie. Pour préserver ma santé mentale… Il y a si longtemps que je n’ai pas tapé son nom qu’il n’apparaît plus dans le moteur de recherches dès la première lettre. Mais je me prépare déjà psychologiquement à ce que je vais trouver sur les réseaux sociaux. Je ne sais trop ce que je cherche, en réalité ; sans doute tout ce qui m’en apprendra plus sur ce qu’il a fait ces dernières semaines…
Twitter :
Salut @MalcolmSaint C’est Leyla, l’amie de Dani ;)
@MalcolmSaint Salut, mon pote, rejoins-nous chez Raze
@MalcolmSaint est bien mieux sans cette salope qui l’a trahi
Épouse-moi @MalcolmSaint !
@MalcolmSaint je serai ta pute et traînerai ta menteuse/garce d’ex dans la boue s’il le faut !
@MalcolmSaint tu vas pardonner à ta petite amie ? SVP pardonne-lui, vous allez si bien ensemble.
En matière de salopes, @MalcolmSaint en connaît un rayon, non ?
@MalcolmSaint s’il te plaît dis-moi que tu as dit à ton ex d’aller se faire foutre ! TU MÉRITES BIEN MIEUX, TU MÉRITES UNE PRINCESSE.
Mur d’Interface :
Mec, appelle-nous si tu es en ville, on voudrait te présenter quelqu’un.
Et en dessous, il y a la photo d’une femme qui lui envoie un baiser. Je fronce les sourcils devant ses seins gigantesques que l’on voit clairement sous son top de designer mouillé. Je fais défiler des photos taguées et en trouve une sur laquelle on le voit. C’est celle où il envoie promener le journaliste qui le questionne sur ma trahison, il porte ses lunettes de soleil aviateur pour cacher ses yeux, et son visage est aussi dur qu’un bloc de granit.
Pitié ! Maintenant que j’ai commencé à regarder, je n’arrive plus à m’arrêter. Sur un blog local connu, je trouve ce qui suit :
« De fait, on s’est demandé si son attitude diabolique, durant le mois qui s’est écoulé, n’était pas lié à sa rupture récente avec la journaliste Rachel Livingston, qui selon la rumeur serait la première relation qu’il ait jamais eue. Cette dernière, qui menait une enquête sur lui quand ils se sont rencontrés, a subi de lourdes retombées, le nabab a été impitoyable quand ses recherches ont fuité et que sa propre version a été, dans la foulée, publiée dans Edge. De nouvelles rumeurs courent depuis : on aurait vu Rachel Livingston dans les locaux de M4 : Interface compte-t-il intégrer un département Informations ? »
« Entre-temps, on a vu Saint faire du parachute et, selon un témoin, régler ses affaires à une vitesse qui a alarmé les membres du conseil d’administration… »
Et sur Facebook :
#TBT : vous vous souvenez de cette photo ? On avait engagé des paris pour savoir combien de temps ça durerait mais personne n’aurait cru que ça tiendrait si longtemps ! Je sais, on a l’impression qu’elle s’est jouée de toi, mais nous savons tous que c’est toi qui l’emportes toujours – espérons que tu en as bien profité !
Je regarde l’écran de mon ordinateur, et soudain j’ai la nausée… A-t-il lu ces commentaires, lui aussi ? Est-ce ce qu’il pense de moi ? Estime-t-il que je suis une salope, une pute, qui s’est « prostituée » pour obtenir des informations ? Je suis stupéfaite de constater que, même si j’ai rédigé mon article avec la plus grande sincérité – c’était, comme Helen l’a souligné, une lettre d’amour –, les mots que j’ai écrits, semble-t-il, n’ont eu aucun effet sur lui. C’est la trahison qui compte. Saint est très attaché à la vérité et à la loyauté. Je n’arrive pas à croire au désastre que j’ai créé…
J’ouvre ma boîte e-mail et fais une recherche sur son nom. Même si c’est complètement masochiste. Même s’il est l’homme le moins accessible au monde, hors de portée, même s’il me faudrait un satellite pour me hisser assez haut pour le saisir, il est ma propre lune… Dans le cadre de Halte à la violence, je suis toujours sur le qui-vive pour voir en quoi je peux aider. Je suis pareille concernant l’état de santé de ma mère. Tout comme j’attends toujours la bonne histoire. Mais j’en ai assez, je ne veux plus attendre. Attendre que ce soit le bon moment, que ma muse me rende visite, qu’il ait de nouveau envie de moi, que le temps joue en ma faveur et m’aide à régler les choses entre nous.
Les nerfs en pelote mais animée d’une détermination de fer, je sélectionne son adresse mail de M4, celle que j’utilisais quand je l’interviewais, au début. Comme j’ignore qui lit ses messages, j’opte pour un ton professionnel afin de mettre toutes les chances de mon côté.
Monsieur Saint,
Je tiens à vous assurer combien j’apprécie votre offre d’emploi. J’aimerais en discuter avec vous à M4. Pourriez-vous m’indiquer le jour et l’heure qui vous conviendront le mieux ?
Merci par avance,
Rachel Livingstone
TRAVAIL ET ÉCRITURE
Je ne dors que trois heures, cette nuit-là, mais le lendemain matin je suis bien résolue à faire quelque chose de constructif de ma journée ; je souris même aux passants en descendant du taxi lorsque j’arrive devant l’immeuble de Edge. Une fois dans les locaux, je discute avec quelques collègues en prenant un café, j’appelle ma mère pour prendre des nouvelles et réponds à mes e-mails.
Mais je sens ce petit bourdonnement incessant, au fond de moi. Et une paire d’yeux verts me hante. Ainsi qu’une bouche sensuelle, qui me sourit comme il avait l’habitude de le faire.
Ma page reste désespérément blanche. Autour de moi, les gens tapent sur leur clavier, on discute par-dessus les demi-cloisons. Edge va un peu mieux depuis la lettre d’amour que j’ai écrite à Saint. Le magazine a mis fin aux licenciements, deux jeunes journalistes ont été embauchés, et même si nous ne sommes pas plus d’une douzaine en tout, nous sommes très bruyants. Nous avons le don pour transformer la moindre petite chose en un événement extraordinaire. Après tout, traquer les nouvelles, créer des histoires, c’est notre métier.
Écris quelque chose, Rachel. Prenant une grande inspiration, je place mes doigts sur le clavier et m’oblige à taper un mot, puis un autre. Mes doigts s’immobilisent… Je suis en panne d’inspiration, d’idées, vidée. Je lis ce que j’ai écrit. MALCOLM SAINT. C’est la première fois de ma carrière que je sèche ainsi. Moi qui adorais écrire des histoires – une passion qui s’est déclarée quand j’étais très jeune et que j’inventais des récits autour de ma mère –, je ne peux plus pondre la moindre ligne depuis qu’un de mes articles m’a retiré ce que j’avais de plus précieux. Quelque chose qui porte le nom de… MALCOLM SAINT.
Depuis, je supplie Helen de me donner un bon sujet qui me motiverait, me procurerait l’impression que, par les mots, je peux changer le monde. Mais elle ne m’écoute pas, trouvant toujours une bonne excuse, arguant que, puisque j’ai déjà des difficultés avec des petits articles, ce n’est pas le moment de me lancer dans un dossier de fond.
J’appuie sur la touche « Effacer » et regarde le nom disparaître.
MALCOLM SAIN
MALCOLM SAIN
MALCOLM SAI
MALCOLM SA
MALCOLM S
MALCOLM
Pitié ! Je ferme les yeux et efface le reste. Sur une impulsion, je prends mon sac pour vérifier que mon contrat y est toujours… Il est bien là ! Je m’en saisis et admire, au bas, à droite, sa signature :
Malcolm KPL Saint
L’homme qui a réduit mon monde à une tête d’épingle. Ce nom déclenche toutes sortes de maux en moi.
— Rachel ! appelle Sandy à l’autre bout de la pièce.
Rangeant vite le contrat, je regarde au-dessus de la demi-cloison et voit qu’elle tape contre la paroi de verre qui sépare Helen, ma rédactrice en chef, de nous tous.
— À toi ! articule-t-elle.
Je saisis mes notes, que je lui ai également envoyées par e-mail récemment, et je me dirige vers le bureau de Helen. Elle est au téléphone mais me fait signe d’attendre.
— Oh, absolument ! Entendu pour un dîner. Je sortirai le grand jeu, dit-elle à son interlocuteur.
Puis elle raccroche, rayonnante, et me fait signe d’entrer. Super, aujourd’hui, elle est de bonne humeur !
— Salut, Helen, dis-je. Tu as lu les propositions de sujets que je t’ai envoyées ?
— Oui, et la réponse est non.
Son sourire s’évanouit et elle pousse un soupir.
— Personne n’a envie de lire un article sur des émeutes.
Elle a prononcé ce mot avec dégoût.
— Tu as une écriture vivante, énergique, mets-la au service du bonheur, ne te focalise pas sur ce qui ne va pas dans le monde. Parle-nous au contraire de ce qui fait du bien. Comme ce que l’on doit porter quand on a rendez-vous avec un beau mec. Sers-toi de ton expérience avec ton ex hypercanon pour dire aux filles comment s’y prendre.
— JE SUIS CÉLIBATAIRE, HELEN ! Ho hé, tu captes ? Personne ne suivra les conseils d’une personne qui a gâché son unique chance de…
Je m’interromps et me frotte les tempes.
— Helen, j’ai un petit problème…
— Tu n’arrives plus à écrire, c’est ça ?
Je fais la grimace. Et c’est d’autant plus douloureux que, depuis vingt ans, je ne pense qu’à ça, écrire !
— Mets-toi au travail, déclare Helen en me désignant la porte. Écris quelque chose sur la tenue qu’il faut porter pour un premier rendez-vous.
— Helen…
Au lieu de m’en aller, je m’avance vers elle et poursuis :
— Nous en avons déjà discuté, tu te souviens ? Je veux vraiment écrire sur ce qui ne va pas dans le monde, à Chicago. Sur les défavorisés, la violence qui règne dans les rues. Tu m’as promis de grandes opportunités, mais tu ne m’as donné aucune chance. En fait, dernièrement, les rubriques les plus pointues dans Edge traitent du célibat et des sorties ; or, je n’ai pas de petit ami et je ne sors pas. Ça ne m’intéresse pas, surtout après ce qui s’est passé. Pourquoi ne me confies-tu pas de nouveau un article qui m’intéresse ? Je m’en sortirai, j’en suis certaine.
— On ne peut pas toujours écrire sur ce qui nous passionne, tu dois penser aux autres, à nos lecteurs, me rappelle-t-elle. Ceux qui te suivent depuis tes débuts sont intéressés par les conseils que tu peux leur donner. Tu es sortie avec un homme très beau, très célèbre. Ne renie pas cette expérience, d’autres opportunités se présenteront, Rachel. Nous n’en sommes qu’au début. Et j’ai besoin que tu sois complètement rétablie pour te confier un dossier différent.
— Mais ne sommes-nous pas censés prendre des risques afin de décoller ?
— Non ! Les propriétaires du magazine ne veulent plus prendre de risques maintenant que les comptes sont stabilisés. Peux-tu ne pas parler d’émeutes et de sécurité pendant quelques semaines ? Peux-tu faire ça pour moi ?
Dans un ultime effort, je hoche la tête et serre les dents en sortant du bureau. J’essaie de ne pas être furieuse ni frustrée, mais lorsque, tout autour de moi, je vois mes collègues écrire, certains l’air ennuyé, d’autres joyeux ou d’autres encore très concentrés, je ne peux m’empêcher de les envier : quand écrirai-je moi aussi un papier qui suscitera une émotion chez moi ?
— Hé toi, là, beauté aux cheveux d’or et au corps sublime, mais au visage lugubre ! m’interpelle Valentine de son box.
— Merci !
Il me fait signe de venir le voir et m’oblige à m’asseoir à côté de lui, devant son écran.
Où je vois Mal. Dans une vidéo qui montre la puissance en action dans le moindre de ses gestes. Je me sens fondre quand je l’entends répondre à une question dans une interview sur les prix du pétrole. Ma réaction est ridicule, proprement ridicule… Puis vient le commentaire de Valentine :
— Ton ex.
Ce n’est pas mon ex, me dis-je tristement. J’aimerais pourtant avoir le courage d’assumer ce triste titre, ne serait-ce que quelques secondes.
— Il sait comment remplir une salle. Il sera le principal intervenant au McCormick Place dans quelques jours. Je pensais demander à Helen de m’y laisser aller… sauf si tu en as envie, bien sûr !
Sur ces mots, Val me jette un coup d’œil en biais. Je secoue la tête, soupire et finalement hausse les épaules.
— J’adorerais, mais je ne peux pas.
Les yeux de Valentine se voilent, et je suis certaine qu’il se rappelle à cet instant les messages de haine qui ont envahi notre serveur après l’article de Victoria.
— Il faut que tu sortes un peu. Tu veux aller en boîte ce week-end, avec moi et ma meuf du moment ?
— Non, je vais dormir à la belle étoile, ce week-end. Mais continue à mener une vie dangereuse pour moi et si tu te retrouves en prison, je paierai ta caution.
Il se met à rire et je retourne dans mon box, bien déterminée à surmonter mon blocage. Je vais écrire un excellent article sur la meilleure façon de se préparer pour sortir le samedi soir, un papier qui pourrait très bien aider une fille comme moi à séduire un garçon.
Prenant une grande inspiration, j’ouvre mon ordinateur et recherche les forums sur ce sujet afin de comprendre ce qui préoccupe le plus les filles lorsqu’elles sortent, et malgré moi, je me retrouve à cliquer sur le lien d’une certaine conférence de presse… Je mets mes écouteurs, monte le son et regarde Saint sur la vidéo.
Il se trouve sur un podium installé à l’extérieur, devant un auditoire impressionnant, toutes les chaises sont occupées. Il s’agit essentiellement d’hommes d’affaires, mais je remarque aussi la présence de quelques groupies, dans les premiers rangs.
Le vent agite légèrement ses cheveux, et sa voix rugit dans les haut-parleurs, grave et profonde. Et même s’il n’est pas devant moi en chair et en os ni ne s’adresse directement à moi, j’en frissonne. Oui, c’est absurde, je sais.
Puis la caméra zoome sur lui. Je vois la façon dont il établit un lien avec son public et mon cœur se serre : la lueur qui brille dans son regard pendant qu’il parle à des étrangers est bien plus intime que la méfiance que j’y ai vue hier… Et pourtant je n’ai pas oublié la façon dont ses yeux s’enfiévraient quand il me déshabillait, au point que j’étais brûlante quand je m’allongeais nue sur le lit en attendant qu’il me touche… Ni la manière dont ils étincelaient quand il me demandait, plein d’espoir et sans relâche, tel un lycéen, de sortir avec lui. L’idée que je ne serai plus jamais sa « petite amie » m’est insupportable.
J’actualise ma boîte mail toute la journée… mais toujours rien. Je finis par écrire deux phrases pour mon fameux article. Le soir, Valentine et Sandy m’invitent à aller manger avec eux à l’extérieur, mais une fois dans le hall, je secoue la tête et annonce :
— En fait, je crois que je vais rentrer à la maison pour me concentrer et continuer à travailler.
— N’importe quoi ! Viens avec nous, décrète Valentine.
— Laisse-la rentrer si elle en a envie, intervient Sandy. Tu vois bien qu’elle n’est pas bien, en ce moment.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, tout va bien, dis-je en hélant un taxi. À demain.
AMIES
Valentine n’est pas le seul à « s’inquiéter » pour moi, mes deux meilleures amies aussi ; dans la soirée, elles insistent pour qu’on sorte entre filles.
Wynn tient absolument à ce qu’on parle travail. Je suppose que Gina l’a informée du contrat que Malcolm m’a proposé, puisqu’elle était la seule à être au courant. Cela me déplaît d’être aussi mal devant elle qui a tant souffert d’une trahison amoureuse, donc j’essaie de faire bonne figure. Et je respecte encore certaines de nos traditions, comme prendre un verre avec elles en semaine. Nous sommes installées à une table haute près d’une baie vitrée dans un bar très cosy.
Pourtant, je ne cesse de rafraîchir ma boîte mail sur mon smartphone.
— Je ne comprends pas pourquoi tu espères qu’il te reparle déjà, cela ne fait que quatre semaines, et ce qui s’est passé… Eh bien, c’est le genre de chose qu’on ne digère pas rapidement, me dit Wynn.
Je marmonne :
— C’est bon, Wynn.
— Je suis juste honnête avec toi, Rachel.
Je finis mon cocktail et repense à nouveau à Saint, posant la main sur mon genou, sous la table… Je vois ensuite ses yeux rieurs et provocateurs, et j’ai envie de hurler… J’adore mes amies, je les connais depuis toujours, elles appellent ma mère « maman » et savent tout de moi, mais ce soir, je garde le silence, peu désireuse d’aborder leur sujet de prédilection, mon travail, et agacée que Gina ait tout raconté à Wynn. Et surtout plus triste que jamais, car j’ai l’impression qu’au fond mes amies les plus intimes ne me connaissent pas vraiment.
Elles n’imaginent pas, par exemple, qu’en ce moment, je ne suis pas avec elles, mais avec Mal. Je me rappelle lorsqu’il m’a dit de sortir de ma coquille et qu’il serait là pour me rattraper. Mais où est-il, à présent ?
— Je veux lui parler, dis-je soudain. Je veux savoir si je l’ai vraiment blessé, pour pouvoir me racheter. Il faut que je m’explique, que je lui demande pardon.
— Tu crois que tu ne l’as pas fait souffrir ? demande Wynn, abasourdie. Emmett avait de la compassion pour lui ! Et si tu veux tout savoir, il m’a dit qu’il ne sortirait pour rien au monde avec toi, même s’il était libre.
— Intéressant, commente Gina.
Puis elle me regarde et ajoute :
— Tu n’es sans doute pas la seule à être obsédée par Saint, mais toi, tu crois que tu hantes aussi ses pensées ?
— Je ne veux pas qu’on soit des étrangers l’un pour l’autre, mais que l’on revienne au temps où… où il me faisait confiance.
Wynn émet un sifflement d’admiration.
— Tu as pu mettre cet homme dans ton lit, il t’a sans doute aimée, mais je peux t’assurer que tu ne regagneras pas sa confiance, quand bien même sa vie en dépendrait.
À ces mots, je grimace. Mes amies sont géniales…
— C’est vrai que la confiance compte plus que tout pour lui, mais si je ne peux pas lui prouver que je suis digne de confiance, eh bien je resterai l’une de ces filles avec qui il ne couche pas plus de quatre fois.
— Tu crois qu’il te donnera une autre chance ? demande alors Wynn.
Je demeure silencieuse.
— Rachel ?
— Non, Wynn, je ne pense pas. Mais j’ai besoin de lui présenter mes excuses. Je veux juste…
Je secoue la tête et poursuis :
— En fait, je ne sais juste pas quoi faire.
Et puis soudain, alors que l’on m’apporte un deuxième cocktail, je repense à ce que Wynn m’a dit :
— Donc, toi et Emmett, vous avez parlé de moi ?
— Euh, oui, avoue-t-elle, pas très à l’aise. Le sujet est sur toutes les lèvres, tu sais. C’était public.
— Et Emmett t’a donné des conseils pour moi ?
Elle hausse les épaules.
— Selon lui, un type comme Saint ne t’accordera pas une deuxième chance. Pourtant, il t’a offert un poste, par conséquent…
— Qu’est-ce que Emmett peut savoir de la psychologie d’un mec qui possède quasiment tout Chicago ? coupe Gina en roulant des yeux. En plus, c’est ton petit ami, Wynn, donc il te dit indirectement ce qui t’arrivera si tu deviens journaliste et que tu écris qu’il porte de la lingerie rose en secret.
— Gina ! se récrie Wynn.
Et Gina se met à rire avant de se tourner vers moi pour poursuivre :
— Selon Tahoe…
— TAHOE ?!
Wynn et moi avons crié en chœur, choquées.
— Tahoe ROTH ? reprend Wynn. Le magnat du pétrole et le meilleur pote de Saint ?
— Ce n’est pas le seul, il y a aussi Callan Carmichael, lui rétorque Gina.
Elle me jette un regard contrit et ajoute :
— Désolée, Rachel, je n’étais pas censée t’en parler, mais il se fait du souci et moi aussi… Bref, d’après ce que Tahoe m’a dit, Saint traverse une sale période. Il est encore plus froid que d’habitude et complètement refermé sur lui-même.
Je l’écoute, et ses paroles me glacent le sang.
— Il aime Saint autant que je t’aime, poursuit Gina.
Wynn ouvre la bouche, manifestement pour l’interroger sur cet éléphant qui vient d’entrer dans le magasin de porcelaine, à savoir Tahoe, mais Gina lève la main et l’arrête.
— Je ne suis pas intéressée par Tahoe. Il n’empêche qu’il n’a pas apprécié la rupture entre Saint et Rachel, tout comme ça ne me plaît pas de te voir te morfondre. Il m’a appelée pour savoir ce qui s’était passé, car bien sûr Saint ne lui dit rien. Il prétend ne l’avoir jamais vu dans cet état depuis la mort de sa mère.
Sachant ce que Malcolm m’a dit sur cette dernière – qu’elle était probablement la seule qui se soit occupée de lui durant son enfance, mais qu’il lui a fait faux bond dans ses ultimes instants, se trahissant donc lui-même –, les propos de Gina me dévastent.
Wynn la réprimande :
— Arrête de nous bassiner avec ton Tahoe, il se sert de cette rupture comme d’un prétexte pour obtenir ce qu’il veut : coucher avec toi.
— Tu crois que je ne le sais pas ? réplique Gina en riant.
— Et alors ? Tu vas accepter ? s’enquiert Wynn, curieuse.
— Sûrement pas ! Il est trop grossier, ce mec. Beau gosse, indéniablement, mais très mal élevé.
Je fixe mon cocktail… Suis-je déjà ivre ? Est-ce ce qui me rend si émotive ?
J’ai tant pleuré depuis notre rupture, le genre de sanglots qui surgissent sans qu’on ne s’en aperçoive, sans prévenir, sans effort. Je pleure à la pensée de ne plus jamais sortir avec lui, d’avoir fait mal à un homme beau, ambitieux, intelligent, généreux, attentif. Souvent, je pose ma paume sur la joue que je plaçais contre son cœur, après l’amour. Un cœur qui est désormais fermé à double tour derrière des murs hauts de six mètres. Par ma faute.
— Rachel, les hommes comme Saint ne s’engagent jamais sur le long terme. Cela dit… Il a fait un geste, il t’a proposé un job. Si tu réponds, peut-être que…
Gina s’interrompt et soupire.
— Putain, j’en sais rien, Rachel ! Je voudrais tant t’aider.
— Saint est très physique, commence alors Wynn. Tu sais où ça te mènerait une relation avec lui ? À une addiction au sexe. Je suis sûre qu’il suffit d’un regard entre vous pour sentir la tension sexuelle. Emmett et moi, on n’en est pas tout à fait là, mais dès qu’il…
— Wynn ! C’est bon ! s’écrie Gina en fronçant les sourcils.
— … Qu’il me touche derrière les oreilles, je m’emballe, poursuit-elle.
Automatiquement, je me touche l’oreille, car les souvenirs reviennent…
— Oui, ça aussi, il le faisait, dis-je d’un air absent.
— Les baisers sur le nez, ça m’excite aussi complètement, renchérit Wynn.
Mon cœur se serre violemment, et je pose le doigt au coin de ma bouche.
— Saint me torturait en m’effleurant le…
— Vous arrêtez, oui ! nous ordonne Gina d’un air dégoûté. C’est dégueu, à la fin.
Wynn éclate de rire et je retombe dans le silence, happée par les regrets qui me rattrapent comme la main de la vengeance.
— À propos, as-tu eu des nouvelles de Victoria, depuis ? s’enquiert Gina. Elle a perdu son job après que Saint a jeté son article à la poubelle, et tout ce qu’elle fait maintenant, c’est envoyer des tweets et se plaindre. Elle est devenue une vraie loseuse sur Twitter, je parie même qu’elle paie pour qu’on la like, car franchement, qui aurait envie de la lire ?
Soudain, alarmée par ce qu’elle vient de dire, elle ajoute précipitamment :
— Mais ne va surtout pas faire un tour sur les réseaux sociaux. Rien de bon ne peut en sortir !
Je pince les lèvres et me garde de leur avouer que j’y ai déjà fait, en dépit de leur interdiction, un tour … et que, désormais, je ne peux plus m’arrêter.
— Je ne comprends pas pourquoi il n’a pas également censuré mon article. Pourquoi juste le sien ?
— De toute évidence, il se fiche de ce que l’on raconte sur lui, répond Gina. En revanche, l’article de Victoria parlait de toi, d’où peut-être son intervention.
Je rafraîchis encore une fois ma boîte mail, en vain.
— Rachel, tes yeux de panda tristes nous font mal au cœur, dit Wynn.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Arrête ! dis-je. Je n’ai pas des yeux de panda tristes.
— Effectivement, pas quand tu penses à lui, dans ces cas-là, ils sont exorbités, renchérit Gina.
— Ou elle se met en mode économiseur d’écran, renchérit Wynn.
Je soupire et repousse mon cocktail.
— C’est bon… Je l’aime, voilà tout. Je l’aime vraiment… Et ça me désespère de savoir que je l’ai blessé. Je me sens désemparée.
Tout le monde se tait et je me revois à M4, de nouveau piégée par ses yeux verts, aussi froids que l’hiver…
LE MESSAGE, ENFIN
Je me réveille au milieu de la nuit… C’est mon téléphone qui vibre doucement sur ma table de chevet. À tâtons, je le saisis, et mon cœur se met à battre à tout rompre quand je vois le nom qui s’affiche : Saint.
Une vraie tempête en pleine nuit.
Rachel,
Mardi à 14 h 15, ça marche pour moi, j’imagine que nous pourrons régler l’affaire avant 14 h 30.
M.
Waouh ! Il m’a répondu ! Évidemment, je me rends compte de l’heure qu’il est : 3 h 43… Rentre-t-il de soirée ? J’allume ma lampe et m’adosse à ma tête de lit pour visiter le compte Twitter de Tahoe. C’est un vrai bulletin d’informations.
Mon pote @MalcolmSaint a une nouvelle beauté qui réclame toute son attention.
Mon cœur fait un bond affreux dans ma poitrine. Une nouvelle beauté ? Poussant un grognement de désespoir, j’enfouis mon visage dans l’oreiller. Bon sang ! Il vient de me détruire, de détruire mon sommeil, l’expression « chasse gardée », les éléphants, les raisins, les chemises blanches et les costumes. Il a ruiné tous les autres hommes, sans parler du sexe… avec quelqu’un d’autre ou toute seule. Je ne pourrai jamais me rendormir.