Chapitre 1

JOANNA

7 janvier, 7 h 00

Je ne veux pas sortir.

Je ne veux pas sortir.

Je ne veux pas sortir.

La main sur la poignée de la porte, j’hésite – quelques secondes, juste quelques secondes encore – avant d’affronter le monde extérieur. Et surtout les autres, eux, tous… Quelques instants de plus ne changeront rien, je le sais. Pourtant, c’est plus fort que moi.

Ici, cachée, il me semble être encore un peu à l’abri de tout et de tous. Même si cette pauvre et misérable illusion n’est pas de taille face à la réalité tapie, là, juste derrière ce battant à la peinture craquelée. Néanmoins, tant que je n’ai pas franchi le seuil de la maison, j’ai l’impression que tout est comme avant. Que ma vie est toujours la même. Pas parfaite, loin s’en faut, mais j’arrive presque à me persuader qu’elle n’a pas encore tout à fait sombré dans ce cauchemar qui porte le nom de Lucy Richardson…

Lucy Richardson… unique héritière d’une famille honorable de La Nouvelle-Orléans. On peut dire sans se tromper que son enfance fut des plus heureuses. Un père aimant qui n’avait de cesse de faire plaisir à sa petite princesse. Et une mère qui plaçait sa fille au-dessus de toutes ses autres camarades. Grâce à son intelligence – bien au-dessus de la moyenne – et par son physique – là aussi, très, très au-dessus de la moyenne. Pour preuve tous les titres, rubans, photos, coupes et cadeaux, remportés dans les multiples concours de beauté où elle s’était produite et qu’elle exposait comme autant de trophées partout dans la maison, et qui à présent sont tous relégués dans des cartons au grenier. Le premier à l’âge de cinq ans… jusqu’à la consécration à tout juste seize ans, deux fois sacrée Miss Louisiane… la plus belle fille de tout l’État ! Elle avait le monde à ses pieds… les meilleurs partis de la ville se disputaient ses faveurs.

Alors tout cela s’est-il effondré seulement parce qu’elle s’est retrouvée enceinte à la fin de ses études, des œuvres du très populaire quarterback et capitaine de l’équipe de football du lycée ? Juste parce qu’il était accessoirement issu d’une famille bien trop modeste, ou surtout… – surtout ! – d’une carnation bien trop… bronzée de l’avis de ses parents ? Difficile pour les Richardson de constater que leur petite fille chérie avait pu fricoter avec un Noir.

Est-ce à cet instant que tout s’est déclenché ?

Ou le vice était-il déjà là bien avant ?

Quand sa famille l’a rejetée et qu’elle s’est retrouvée à la rue, enceinte et sans le sou ? Ou était-ce déjà en elle à cette époque, juste en sommeil depuis toujours ?

Oui, Lucy Richardson avait le monde à ses pieds… avant de se retrouver mère célibataire dans un centre pour jeunes filles. Après cela, elle ne s’est jamais mariée, ce qui ne l’a pas empêchée d’avoir de nombreuses aventures…

À quel moment cela a-t-il vraiment dérapé ?

Quand elle a pris conscience que, malgré ses brillants résultats au concours d’infirmière, sa vie ne serait jamais à la hauteur de celle que ses parents avaient rêvée pour elle ? Jamais celle dont elle avait rêvé… ou qu’elle pensait mériter ?

Parce que Lucy Richardson méritait toujours le meilleur ! Elle me l’a assez souvent répété…

Mais elle s’est rendu compte avec effroi que tous ses rêves s’étaient éparpillés aux quatre vents… Elle méritait peut-être le meilleur, malheureusement, elle n’en avait même pas les miettes…

Est-ce là que tout a basculé ?

 

Je ne veux pas sortir.

Je ne veux pas sortir.

Je ne veux pas sortir.

J’inspire une grande bouffée d’air. Je redresse les épaules et relève la tête. Ma main appuie sur la poignée de la porte. Mon souffle se bloque une seconde avant que je pose le pied dehors. Et, enfin, je me contrains à franchir le seuil de la maison. Je lâche un soupir en découvrant la rue déserte. Avec un peu de chance, je ne croiserai personne jusqu’à l’arrêt de bus. Mon regard se pose sur la façade en espérant ne rien découvrir de nouveau dessus – recouvrir de peinture chaque inscription haineuse ou chaque menace ne les empêche pas de recommencer aussitôt – ni dans le jardinet qui entoure la maison – où ne subsiste plus aucun massif de fleurs –, ou bien encore sur ma voiture, dont ils ont déjà crevé tous les pneus, tordu les rétroviseurs et brisé les vitres. Deuxième soupir en constatant que tout est exactement comme hier.

Je suis sortie.

Je l’ai fait !

Et j’y arriverai encore demain… j’espère.

Puis, avant que la honte ne me submerge et ne me tétanise, je donne un tour de clé dans la serrure. J’avance. Un pas après l’autre. J’avance, le regard droit, avec, comme chaque matin, une seule et puissante envie : faire demi-tour ! Malgré tout, je me dirige vers le portail. J’aperçois un furtif mouvement de rideaux chez mes voisins d’en face – ces chers Mr et Mrs Maize… –, puis leur porte d’entrée s’ouvre à la volée, juste avant qu’ils se précipitent vers moi.

Ma parole, ces gens-là ne dorment jamais ou quoi ?! je songe en me crispant.

— Comment vas-tu, Joanna ?!

Comment je vais ?! Sérieusement, comment pourrais-je aller ?!

Je rêve de les envoyer au diable, tant je sais à quel point ils se préoccupent de moi comme de leur première chaussette.

Jusqu’à présent, j’ai réussi à me tenir à l’écart de l’énorme battage médiatique de l’affaire Richardson. Dans mon malheur, j’ai eu la chance qu’une catastrophe climatique vienne prendre la première place dans l’intérêt morbide des gens. Une horreur chasse si vite la précédente dans les médias.

Dès le début du procès, j’ai bien spécifié à l’avocat qu’il était inenvisageable que je sois présente au tribunal, et qu’à part mon aide financière, il n’obtiendrait rien de ma part. Pas question pour moi d’aller témoigner en sa faveur… je me demande bien d’ailleurs ce que j’aurais pu dire. Les interrogatoires que j’ai eu à subir ont tous démontré que je n’étais au courant de rien, que je ne savais rien. Bref, que je n’étais en aucun cas complice. Dieu merci, ce n’est pas encore un crime de se sentir coupable de n’avoir rien deviné, rien vu venir…

L’avocat de la partie adverse n’a pas jugé utile de me faire comparaître. Je pense même lui avoir rendu service en restant à l’écart du tribunal chaque jour du procès. Le nombre de personnes connaissant mon lien de parenté se compte sur les doigts d’une main. J’ignore même si les collègues de travail de Lucy Richardson étaient au courant de mon existence… parce que moi, je ne connais le nom ou le prénom d’aucun. Jamais elle ne me parlait de son travail…

D’ailleurs, elle ne me parlait pas. Sauf pour le strict nécessaire… quand elle ordonnait que je fasse quelque chose pour elle, ou quand elle recevait un homme. Ces jours-là, soit je restais dans ma chambre, soit je filais chez Cooper – j’ai vite compris que la solution Cooper était de loin la meilleure.

De toute mon existence, jamais je ne l’ai vue en compagnie d’une autre femme, d’une amie. À croire qu’elle n’en avait pas. Ni dans son travail, ni de son école d’infirmière ou de ses années de lycée. Personne.

Pourtant, quelqu’un a dû parvenir à faire le lien entre Lucy Richardson et cette petite maison, et donc forcément entre elle et son occupante actuelle : moi. C’est fatalement l’un des voisins… et peut-être même la vieille bique qui se tient devant moi en cet instant.

Quand on a commencé à massacrer mon jardin, à écrire des insultes et des menaces sur les murs, et que la police est venue interroger mes chers voisins à plusieurs reprises pour leur demander s’ils avaient vu ou entendu quoi que ce soit… leur réponse a toujours été la même : rien du tout ! Alors qu’ils passent leur journée entière, et une bonne partie de la nuit, derrière leurs maudits rideaux à épier les moindres faits et gestes du voisinage.

Et depuis trois mois, je suis leur attraction préférée !

— Comme d’habitude, je réponds en refermant le petit portail d’un geste brusque.

— Tu n’as toujours pas fait réparer ta voiture ? m’interroge Mrs Maize. Tu dois perdre un temps fou dans les transports pour te rendre à ton travail…

Oui, entre la marche jusqu’à l’arrêt de bus, et le trajet jusqu’à mon lieu de travail, plus de deux heures, vieille bique !

 Pourquoi m’ennuyer à la conduire chez le garagiste, je la coupe. On sait très bien que, dès son retour, elle se retrouvera dans le même état. Et comme personne n’aura rien vu ni rien entendu…

Depuis le matin où j’ai découvert les pneus de ma voiture crevés, je n’ai plus tenté d’y remédier. Je savais que cela ne servirait à rien, sinon à me faire encore gaspiller mon argent. J’avais déjà fait changer la vitre du côté passager, et à peine mon véhicule reconduit à la maison, elle a une nouvelle fois été fracassée, et les quatre pneus se sont retrouvés éventrés. Le message était clair !

Sur quoi, je leur tourne le dos et file après un bref hochement de tête en guise de salutation.

Deux fois par jour, cinq fois par semaine, je suis comme en apnée. Quatre heures à l’extérieur, où le manteau de la honte s’alourdit à chaque regard que je croise. Comment savoir si la personne qui m’observe ne sait pas qui je suis ? Ne me juge pas ? Ne me condamne pas ? J’ai l’impression d’avancer en brandissant un étendard où tout est écrit dessus. Qu’il suffit de me scruter une minute pour tout deviner. Beaucoup voient ma couleur de peau comme une infamie – et certains jours mon métissage ne me facilite pas la vie –, pourtant, elle n’a jamais été un fardeau pour moi. Je n’en ai jamais eu honte. Mais depuis le début de ce cauchemar, j’ai honte de qui je suis. Je pue la honte par tous les pores de ma peau. Alors, pour atténuer cette torture, pour éviter tous ces regards, je me focalise sur le néant. Mes yeux fuient les visages, se concentrant uniquement sur le paysage urbain qui défile. Comme maintenant. Aujourd’hui, je n’ai trouvé aucune trace de nouvelles dégradations, ou quoi que ce soit d’autre…

Est-ce un signe ?

Pour la première fois en trois mois, j’esquisse un fugace sourire. Je me prends à espérer que les choses sont en train de se tasser et qu’il, qui que ce « il » puisse représenter, commence à oublier. Et c’est donc d’un pas un peu plus léger que je pénètre dans l’enceinte de la prestigieuse Crowley Kindergarten School, où je travaille comme institutrice depuis presque deux ans. Après avoir échangé quelques mots avec Jim, le gardien, je traverse la cour encore silencieuse pour rejoindre la salle principale dans laquelle se tient – autour d’un café et de donuts – la réunion quotidienne des enseignants. Cependant, avant même d’avoir eu le temps de l’atteindre, je tombe sur la directrice qui m’intercepte d’un signe de la main.

— Je vous attendais, Joanna. J’aimerais m’entretenir avec vous. Si vous voulez bien me suivre dans mon bureau.

Comme je suis désormais obligée de prendre le bus, je fais partie des premières arrivées. Mais jamais avant Miss Robinson !

— Il y a un problème, Miss ?

Son attitude quelque peu gênée me met brusquement mal à l’aise. J’ai toujours eu de très bons rapports avec ma supérieure. Aucun parent d’enfants de ma classe n’a eu à se plaindre de mon attitude. Pas une seule fois en presque deux ans. Mes élèves m’adorent. Mon travail me passionne. Et c’est d’ailleurs grâce à lui et à mes petits bouts de chou que je tiens le coup. Ils sont ma bouffée d’oxygène, et chacun d’eux est à lui seul une raison de me lever chaque matin et de ne pas me terrer chez moi.

— Asseyez-vous, Joanna, lâche-t-elle d’une voix lasse en prenant place dans son fauteuil. Hum… certains sujets sont plus difficiles que d’autres à aborder. Et la famille remporte la palme dans ce domaine… je… je…

Un nœud se forme au creux de ma poitrine, je me doute déjà que ce qu’elle va m’apprendre ne sera pas une bonne nouvelle. Elle cherche ses mots. Toutefois, il n’y a pas de bonne façon d’annoncer ce qu’elle a à me dire… Je connais ce regard. Celui qu’elle essaie de me dissimuler du mieux qu’elle peut. Fuyant et embarrassé. Je reconnais cette posture. En retrait et voûtée. Ces gestes fébriles et désordonnés quand on tente tant bien que mal de cacher son malaise derrière un sourire… qui reste, envers et contre tout, crispé.

— Vous ne pouvez pas me garder, j’annonce à sa place d’une voix d’outre-tombe. C’est bien ça, n’est-ce pas ?

Je devine le soulagement que je lui offre en ayant prononcé pour elle ces mots qu’elle n’avait aucune envie de formuler.

— Oh, Joanna, j’ai vraiment fait tout mon possible ! J’ai essayé de les convaincre qu’ils n’avaient aucune crainte à avoir en ce qui concerne leurs enfants. Que jamais vous ne vous en prendriez à l’un d’eux ! Vous les aimez trop pour cela…

Les yeux brillants, elle s’interrompt, et je poursuis encore pour elle en me levant :

— Mais ils n’ont rien voulu savoir. J’imagine très bien ce qu’ils vous ont dit. Que si vous persistiez à me maintenir à mon poste, ils n’auraient d’autre choix que d’inscrire leur chère tête blonde ailleurs. Ma mère a toujours été considérée comme une employée admirable, jusqu’à ce que l’on découvre ce qu’elle a fait… Alors, comment leur en vouloir d’avoir peur pour leurs enfants ? Comment leur en vouloir de prendre toutes les précautions pour protéger les êtres qui comptent le plus pour eux ? Quelle serait ma réaction si j’étais à leur place ? Et puis, ne dit-on pas que mieux vaut prévenir que guérir ?

Elle se lève brusquement, contourne son bureau et me prend dans ses bras.

— Je sais qui vous êtes, Joanna, et je n’ai aucun doute quant à la sécurité et au bien-être des enfants dont vous avez la charge. Je sais que pas un seul ne court le moindre risque avec vous.

— Le problème, c’est que les parents de mes adorables élèves n’en sont pas persuadés, je murmure. Comment l’ont-ils appris ? je poursuis plus fort à l’intention de ma supérieure.

— Certains d’entre eux n’ont pu s’empêcher de faire la relation entre votre nom de famille et celui qui a fait la une de tous les journaux concernant cette terrible affaire. Je suis désolée, Joanna, je me devais de leur dire la vérité…

— Bien sûr, Miss, je comprends.

Mon cœur se serre à l’idée de ne plus travailler ici. Le souffle me manque quand je comprends que je ne reverrai ni n’entendrai plus jamais aucun d’entre eux. Et soudain, une main de fer enserre ma poitrine… mes yeux me piquent…

Tout cela à cause de Lucy Richardson…

Infirmière dévouée à ses patients…

Deux fois sacrée Miss Louisiane…

Au QI nettement au-dessus de la moyenne…

Mais aussi… à ses heures perdues… tueuse en série !

Lucy Richardson… ma mère !

Alors, comment en vouloir à ces gens de penser que je ne suis que la fille d’une meurtrière ?!

Chapitre 2

SCOTT

4 février, 13 h 20

— Tu as oublié qui tu es ! Tu as oublié que tu as un club à gérer et des employés qui comptent sur toi !

Furieux, je lance un regard noir à celui qui assène ces paroles d’un ton glacial et intransigeant. Matthew Bradley Jr. Mon connard de frère.

— Tu fais chier…

— Et toi, tu empestes l’alcool, me coupe-t-il sèchement avant que je puisse marmonner le moindre mensonge, et il enchaîne en me saisissant par le bras pour m’extirper péniblement du lit : Ne perds pas ton temps, et le mien, à me servir tes excuses habituelles. On sait tous les deux où ça nous mènerait…

Il me traîne jusqu’à la salle de bains, dont il ouvre la porte d’un violent coup de pied. Puis il me pousse sous la douche et ouvre le robinet d’eau froide.

— Bordel ! T’es malade ou quoi… ?! je hurle en tentant de me dégager.

Malheureusement, vu la quantité d’alcool ingurgitée la nuit dernière, mes gestes sont désordonnés et j’ai du mal à tenir sur mes jambes. Il me maintient sans peine plusieurs minutes sous le jet d’eau glaciale. J’ai les dents qui claquent. Je frissonne. Malgré tout, je ne peux contenir un sourire.

— Tu viens de flinguer ton costume à plus de mille dollars, je halète en grelottant.

— Et ça te fait plaisir, petit abruti, hein ?! réplique-t-il avec un rictus qui atteint presque ses yeux.

Il sait que je suis sur la corde raide ces derniers mois, et je suppose que ma réaction le soulage et lui semble de bon augure. S’il savait comme il se trompe, je suis toujours en équilibre instable sur le fil de ma destinée. Attendant de savoir de quel côté je vais chuter. Reste à savoir si ce sera du bon, pour une fois. Connaissant mes antécédents, tous mes proches sont sans doute déjà prêts à parier que ce ne sera pas le cas.

— Ouais… j’avoue ! Ça me fait diablement plaisir de voir le talentueux Matthew Bradley Jr. aussi mouillé qu’un chien errant. T’as pas idée !

— Si, j’en ai bien une petite, marmonne-t-il en attrapant une serviette qu’il me balance direct au visage. Profite bien, car ça ne risque pas de se reproduire.

— Tu en es certain ?

Il reste silencieux durant de longues minutes, son regard noir, indéchiffrable, pointé sur moi pendant qu’il retire sa veste, sa chemise et son pantalon pour finir en caleçon dans ma salle de bains. D’une main énergique, il s’essuie et attrape un tee-shirt sec, et propre, qui traîne non loin. L’esprit moins brumeux, je fais de même avant d’enfiler un jogging pendant qu’il cherche un jean dans le tas de linge qui jonche le carrelage blanc. Enfin, il m’incite à le suivre d’un signe de tête, dévale les escaliers et se dirige d’un pas rapide vers le coin cuisine. Toujours sans avoir répondu à ma question. Mais était-ce réellement une question ? Ne savons-nous pas tous les deux quelle sera la réponse ? Pendant qu’il s’active autour de la cafetière, je me laisse choir sur un tabouret. Les yeux dans le vague. L’esprit ailleurs… non, pas si ailleurs que ça, en fait. Les brumes de l’alcool se dissipant, l’insupportable réalité vient de nouveau frapper ma conscience. L’horreur que j’essaie de noyer sous des litres de Scotch remonte insidieusement à la surface. Et ça fait mal ! Atrocement mal !

— Tu crois être le seul à autant souffrir, n’est-ce pas ? Le seul à penser à elle et à te demander comment tu vas pouvoir continuer à vivre sans elle à tes côtés ? Sans qu’elle soit là pour te guider, te conseiller, te soutenir… t’encourager et te pousser à aller toujours plus loin. Tu crois être le seul à ressentir ce manque intolérable et à te demander quand cela s’arrêtera enfin ? Si jamais on arrête de souffrir un jour…

Il pose devant moi une tasse de café noir et y laisse tomber deux sucres parce que, lui aussi, il me connaît bien. Sa voix est basse. Comme s’il avait peur que quelqu’un ne surprenne notre conversation. Toutefois, je sais bien qu’il n’en est rien. Matthew assume toujours tout ce qu’il dit et ne se cache de personne. Et moi ? Là, rien n’est moins sûr ! Ma mère était la seule pour qui je n’avais aucun secret. La seule qui connaissait tous mes rêves, et surtout, la seule qui les soutenait envers et contre tous. La seule qui me soutenait…

— Quand je te vois comme ça, c’est lui que j’ai l’impression de voir, l’illustre Matthew Bradley Senior ! je grogne après avoir avalé une gorgée de café bien chaud. Le même regard, les mêmes expressions… c’est dingue comme tu peux ressembler à notre père.

— Merci du compliment, si c’en est un… Seulement, n’oublie pas que je ne suis que moi.

Il se passe une main dans les cheveux, secoue la tête, puis lâche un soupir résigné. Dans ses yeux, j’aperçois un voile de tristesse.

— Tu n’es que toi… Intéressant. Mais tu es qui, exactement ? À part justement le fils prodigieux et adoré de Matthew Bradley Senior ? À part l’avocat de renom d’un des plus grands cabinets de La Nouvelle-Orléans qui commence une carrière politique, dont tout le gotha est certain qu’elle le mènera à un poste de sénateur… l’homme ambitieux qui n’a jamais connu l’échec, tant professionnel que privé. L’homme à qui tout réussit. Celui que rien n’arrête et qui n’a jamais déçu son père, lui, celui qui…

— Je suis ton frère ! Bordel ! m’interrompt-il, brusquement hors de lui.

Je me demande soudain si sa colère est due au fait que ce n’est pas la première fois que nous avons cet échange stérile qui ne mène nulle part, ou parce que maman n’est plus là pour faire tampon entre nous deux.

— Je suis d’abord et avant tout ton frère, continue-t-il d’une voix étranglée. Celui qui a perdu sa mère. Comme toi ! Une mère que j’adorais. Comme toi ! Et qui me manque autant qu’à toi ! Tout comme elle manque à notre sœur…

Je sais qu’il se retient de dire qu’elle manque aussi à notre père. Même si je n’ignore pas qu’elle lui manque cruellement. J’ai beau avoir des rapports conflictuels avec lui, je sais qu’il l’aime… non, qu’il l’aimait ! Impossible de me faire à l’idée qu’elle n’est plus là. Qu’elle ne sera plus jamais là.

— Je suis juste ton grand frère… celui que tu suivais partout, au point de lui faire rater ses coups auprès des filles. Celui qui n’hésitait pas à te rosser quand tu sortais du droit chemin. Qui t’a appris à faire du vélo, à conduire. Qui est venu te récupérer le soir de ta première cuite…

— Celui qui était là avec maman quand je…

Je ne parviens pas à terminer ma phrase. Nous restons silencieux un long moment à ruminer les mêmes souvenirs. De mauvais souvenirs. Une époque pas si lointaine, que je croyais néanmoins définitivement reléguée aux oubliettes. Mais ces dernières semaines, j’ai la sensation qu’il suffirait de peu pour que je m’y complaise à nouveau.

— Oui, je suis toujours ce type, même si j’ai pu te donner l’impression contraire à cause de mon boulot. Je n’ai pas changé, frérot. Tu me trouveras toujours sur ta route pour te filer une bonne raclée chaque fois que tu déraperas. Je serai toujours là parce que je t’aime.

Matt est le portrait craché de notre père. Pourtant, à cette seconde précise, c’est ma mère que je retrouve en lui.

Pour la première fois depuis des semaines, je ne me sens plus prisonnier de ma souffrance et de ma haine… cela ne dure qu’un bref instant. Juste quelques minutes d’accalmie.

Mais ce sont les premières depuis sa mort…

Chapitre 3

JOANNA

16 mars, 19 h 00

Le bruit métallique du carillon me prive brusquement de mon sommeil. De ces quelques heures d’oubli profond. Je ne veux pas vivre, je veux juste dormir. Si je le pouvais, je ne ferais que ça. Pour mieux me soustraire à la réalité et à ma vie. J’ouvre les paupières et jette un œil sur le cadran de ma montre : dix-neuf heures. Trop tard pour que ce soit encore l’un de ces maudits huissiers, ne puis-je m’empêcher de songer avec un soupir de soulagement, tandis que je me lève et rejoins l’entrée afin d’aller ouvrir la porte, Mozart sur mes talons.

Prudente, je regarde à travers le judas… et y découvre le visage déformé de Cooper : mon meilleur ami. J’ai à peine le temps d’abaisser la poignée, je l’entends déjà glisser son double de clé dans la serrure.

— Attends une seconde, je bafouille, la voix encore rauque de sommeil. Laisse-moi…

—… retirer la chaîne de sécurité, finit-il à ma place avant de m’enlacer. C’est bien, je vois que tu suis mes conseils à la lettre.

D’une main, il referme le battant derrière lui. Blottie tout contre lui, dans sa chaleur, je laisse son parfum emplir mes narines. Celui que je lui ai offert. Mozart se frotte à ses jambes en ronronnant.

— Tu m’as manqué, je murmure en me serrant encore plus dans ses bras. Beaucoup.

— Toi aussi, Jo. Beaucoup. Mais je n’aurais raté ce jour pour rien au monde.

Surprise, je m’éloigne un peu et plonge mes yeux dans les siens, à la couleur d’un ciel bleu délavé autant qu’un jean usé.

 Ce jour ?! Pourquoi justement aujourd’hui ? Et pourquoi être rentré plus tôt, d’ailleurs ? Je pensais que tu en avais encore pour des semaines et…

— Hé, doucement ma puce, lâche-t-il avec un sourire magnifique en déposant un baiser sur mon front. Laisse-moi d’abord vérifier par moi-même que tu vas bien, et ensuite, tu pourras me poser toutes les questions que tu voudras.

Il s’éloigne d’un pas, et, d’une main, me fait tourner sur place sous son regard critique.

— J’étais en train de dormir, je bougonne avec une grimace. Je n’attendais personne.

— Ça se voit. Avec ce pyjama informe et ta tignasse de sauvageonne, tu ferais fuir n’importe qui.

— Je n’ai pas particulièrement envie de plaire à quiconque, de toute façon.

— Même pas à moi ?! s’indigne-t-il avec un clin d’œil qui me tire un sourire.

Puis il ajoute, beaucoup plus sérieux :

— Tu as perdu du poids ! Je n’aime pas ça…

— Et alors, bientôt je ferai le même poids que tes mannequins. Quelle chance ! je le coupe avec humeur. Foutu photographe ! Et moi, je n’apprécie pas quand tu me passes au scanner comme l’un de tes modèles. Ça me fout en rogne !

— Déformation professionnelle, mais tu détournes la conversation, là ! Et ne t’amuse pas à me dire que tu manges correctement parce que je ne te croirais pas. Tu sais combien j’ai horreur de toutes ces nanas avec la peau sur les os. Tu m’avais promis de faire attention à toi.

— Oui. C’est juste que… que… je murmure.

Je m’interromps et serre les dents avec colère. Les larmes me montent aux yeux, alors que la dernière chose dont j’ai envie, c’est de finir en pleurs devant lui. J’attrape Mozart dans mes bras et plonge mon visage dans son pelage roux. Manœuvre bien futile pour dissimuler mon trouble. Cooper me connaît trop bien. Et comme je m’y attendais, il ne s’y laisse pas prendre. D’un geste plein de douceur, il dépose mon vieux matou adoré au sol, et tandis que celui-ci s’éloigne avec force miaulements, nous signifiant ainsi son vif mécontentement, mon meilleur ami encadre mes mâchoires de ses mains.

— Je sais… Tu n’as pas besoin de faire semblant avec moi, Jo. Jamais. Ni moi avec toi. C’est toi et moi contre le monde entier. Toujours, et plus encore ! Tu t’en souviens ?

— Oh, Cooper, tu m’as tellement manqué, je balbutie au milieu des larmes qui s’écoulent désormais en silence sur mes joues, en souvenir du jour où nous nous sommes fait cette promesse. Tu n’as pas idée…

— Si et pas qu’un peu… parce que c’était la même pour moi, à New York.

Puis il me plaque à nouveau contre lui, et soudain, je me sens mieux. J’aimerais ne plus devoir quitter le refuge de ses bras et garder à jamais ce sentiment de bien-être. Cette sensation que tout va finir par s’arranger. Que tout ira enfin mieux…

*
*     *

Une heure plus tard, après lui avoir raconté dans les moindres détails – et alors qu’il sait déjà parfaitement tout cela – la perte de mon travail, les huissiers, la banque qui menace de saisir la maison, l’impossibilité de retrouver un emploi – malgré les excellentes références fournies par Miss Robinson –, l’incessante surveillance de mes charmants voisins, les insultes taguées jour après jour sur ma façade… je me sens vidée. Je croyais que toute cette malveillance allait finir par s’atténuer, mais il n’en n’est rien. J’ai le sentiment désagréable qu’elle ne cessera jamais. Qu’elle s’amplifie de jour en jour. Et ça me fait peur. Parfois, l’injustice de ce que je vis me révolte tellement que je me sens submergée par une rage intense. Et dans ces moments-là, c’est moi qui m’effraie. J’aimerais qu’ils aient au moins le courage de me cracher leur haine en face au lieu de se cacher derrière des lettres de menace et tout le reste. Combien de temps pourrai-je supporter tout ça ? Être la fille d’une meurtrière – d’une tueuse en série – leur donne-t-il le droit de me pourrir la vie ?

Depuis son départ, il y a de cela deux mois déjà, Cooper m’a appelée presque chaque soir. Et parfois, plusieurs fois dans la même journée. À défaut de sa présence, l’avoir au téléphone était bon pour mon moral. Malgré tout, il m’a terriblement manqué.

Affreusement.

J’étais seule. Totalement.

Et il n’y a rien de pire que d’être isolée. Seule contre tous. Avec, pour unique compagnie, la honte, la culpabilité et la peur…

Seulement, il ne serait jamais parti si je ne lui avais pas affirmé qu’il pouvait le faire. Si je ne l’avais pas assuré que j’étais assez forte pour supporter son absence, et que de toute façon, elle ne durerait pas assez longtemps pour que je m’effondre. J’y croyais vraiment ! Ou plutôt, je voulais tant y croire. Et puis, surtout, je n’avais pas envie qu’il passe à côté d’une telle opportunité. Si quelqu’un méritait de vivre son rêve après avoir traversé l’enfer, c’était bien lui.

— Et si tu utilisais le nom de ton père à partir de maintenant ?! me propose-t-il soudain. Après tout, tu as parfaitement le droit de le faire… et ce serait plus facile, surtout dans ta recherche d’emploi.

Je reste quelques secondes sidérée. Le nom de mon père…

— C’est vrai qu’il m’a reconnue, même si sa famille et lui ne se sont jamais souciés de moi, à part pour verser la pension alimentaire à laquelle le jugement les avait condamnés. Et son nom est inscrit sur mon certificat de naissance. Je peux donc tout à fait m’en servir…

— Absolument ! Tout comme j’ai pris celui de ma mère, quand…

Je me précipite vers lui, et d’une main légère, je caresse son front. Juste entre les sourcils. Là où se forment des rides profondes dès qu’il pense à cet homme. Comme je le fais depuis des années, jusqu’à ce qu’elles disparaissent et qu’il retrouve son beau visage lisse. Sans trace. Comme s’il ne s’était jamais rien passé. Comme si tout cela n’avait été qu’un cauchemar. Juste un horrible cauchemar, mais surtout pas la réalité.

— Au fait, je murmure à son oreille, tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu es rentré plus tôt que prévu.

— Mais enfin, Jo… ! Ne me dis pas que tu as totalement zappé ?

Et il éclate de rire devant mes yeux ronds et ma mine effarée.

— Qu’est-ce que j’ai oublié ?

Il lui faut quelques poignées de secondes pour reprendre son souffle. J’en profite pour l’observer sous toutes les coutures. Si j’ai perdu quelques kilos pendant son absence, lui a gagné quelques fines ridules au coin des yeux. Mais hormis cet infime changement, il est toujours le même. Et, bien que son rêve soit de devenir photographe de renom, il aurait tout aussi bien pu réussir de l’autre côté de l’objectif. Ce qu’il a d’ailleurs fait à quelques reprises – pour raison alimentaire seulement, car il déteste poser. Non, Cooper n’a rien à envier aux modèles masculins qui font la couverture des plus grands magazines. Avec son look de surfeur californien et sa gueule d’ange, mon meilleur ami est à croquer !

— Aujourd’hui, c’est ton anniversaire, Joanna ! Vingt et un ans ! Je peux t’assurer qu’on va faire la fête. Tu vas enfin pouvoir boire et te prendre une cuite en toute légalité.

— Oh non ! C’est aujourd’hui… j’avais complètement zappé.

J’ai vingt et un ans…

Vingt et un ans ! Ça se fête, non ?!

Comme pour me donner raison, Mozart vient se nicher contre moi, tandis que sa langue râpeuse me gratifie d’une lichette sur la main. Je le prends dans mes bras et me lève du canapé. Puis, un sourire gigantesque sur les lèvres, je lance, sans quitter Cooper des yeux :

— Mon pyjama et ma tignasse de sauvageonne auront disparu d’ici une heure ! Je te conseille d’être à la hauteur si tu veux faire la bringue avec moi.

— Si tu es prête dans une heure, je me fais tatouer ce que tu veux sur le corps, riposte-t-il avant de passer ses bras derrière sa tête et d’allonger tranquillement ses jambes sur le canapé défraîchi. Tout ce que tu veux ! Telle que je te connais, je ne risque absolument rien.

Je jette un regard sur ma montre et file à toute vitesse vers la salle de bains.

— C’est ce qu’on va voir, je lui lance par-dessus mon épaule, alors que son rire résonne dans la maison. C’est peut-être mon anniversaire, mais ça va être ta fête, gros bêta !

Et j’éclate de rire à mon tour en songeant au tatouage qu’il va devoir assumer pour le restant de ses jours… si je suis prête d’ici une heure…

Chapitre 4

SCOTT

16 mars, 20 h 10

Lorsque je me gare sur le parking du WAM, il est un peu plus de vingt heures. Le moteur coupé et les mains sur le volant, je reste assis quelques minutes sans bouger. C’est ainsi chaque soir. J’ai besoin de ce moment entre deux mondes pour endosser l’habit du Boss et laisser celui de Scott au vestiaire. Celui que je n’ai aucune envie de montrer aux autres. Celui que je prends grand soin de dissimuler à mon frère Matthew, à ma sœur Lily Rose… et même à mon père. J’étouffe un rire cynique en songeant brusquement qu’il est pourtant la seule personne avec qui je me laisserais bien aller et qui mériterait de voir ce que je m’évertue à cacher. Mon paternel…

Bordel ! Ça fait des mois que je n’ai pas ri, et c’est justement en pensant à toi, papa, que ça me revient, je songe en sortant de la voiture. C’est dingue, ça !

Je pousse la porte de service du club pour me retrouver plongé dans les ténèbres. Black-out total. Merde, c’est quoi, ça ?! J’avance à tâtons dans le couloir en maudissant l’imbécile qui a dû oublier de payer la facture d’électricité. En résumé : moi.

— Fait chier ! je suis en train de marmonner à l’instant où je pénètre dans la grande salle.

Les lumières s’allument à nouveau et la sono m’explose les tympans.

À demi ébloui par la luminosité soudaine, je découvre alors avec un certain étonnement les visages familiers et souriants de ceux qui composent mon personnel. Tous me fixent de leurs yeux pétillants de malice. J’entends à peine les paroles que leurs bouches entonnent.

Des mots que je n’ai aucune envie d’entendre, aujourd’hui ! Pas plus qu’un autre jour, d’ailleurs !

Happy birthday to you…

Et dire que ça m’était complètement sorti de la tête… C’est bien ma veine qu’ils ne l’aient pas oublié eux aussi. Je lance un regard noir à mon bras droit et meilleur ami : Nathan. Le sourire diabolique qu’il me retourne clarifie sa responsabilité dans cette petite surprise. Ma mauvaise humeur ne semble pas le perturber le moins du monde. Jason, Kyle et Charly, les videurs du club, se joignent à ce traître pour me féliciter, suivis de Mika, notre DJ. Déboule ensuite Bella, notre chef barmaid, aussitôt remplacée par les dernières serveuses à accepter encore de travailler ici : Joyce, Olivia qui se pend à mon cou pour m’embrasser – un peu trop longtemps à mon goût –, Jennifer… Je cherche un instant Lauren et Samantha du regard avant de me souvenir qu’elles ont démissionné la veille – mon humeur de chien enragé n’y est bien entendu pas étrangère, comme me l’a fait remarquer Nathan dans la foulée. Il est le seul à pouvoir se permettre ce genre de liberté avec moi, car il sait que je ne lui ferai jamais le moindre reproche. Mon ami se donne à fond pour le club. Le WAM, c’est aussi son bébé. Il n’y a peut-être pas investi d’argent, toutefois il y passe autant de temps et d’énergie que moi.

Et même, depuis la mort de ma mère… beaucoup, beaucoup plus. Il gère quasi tout. C’est toujours lui qui se débrouille pour arrondir les angles quand je suis d’humeur sombre. Ce qui se produit à peu près tous les jours ces derniers temps. Je lui dois une fière chandelle, en plus d’un nombre d’heures supplémentaires incalculable. Et dont il n’a jamais fait mention. Le pire dans tout ça ? Je ne l’en ai même pas encore remercié.

— Merci, Nathan, je lâche alors brusquement en lui donnant l’accolade. Et pas juste pour ça… pour tout le reste aussi. Surtout, pour tout le reste.

Il ne répond rien, son sourire le fait à sa place. Nathan est économe. En tout. Et surtout en paroles. Mais il est d’une largesse de cœur infinie pour ceux qu’il aime. Je me demande bien par quel miracle je fais toujours partie de cette élite. En tout cas, pour le moment.

— Si je t’avais demandé ton avis, tu m’aurais envoyé bouler, dit-il en me poussant vers le bar et en nous éloignant de l’équipe. Et comme les filles avaient très envie de te souhaiter ton anniversaire… Elles voulaient revoir ce fameux sourire, voir un peu de joie éclairer de nouveau ton visage, même si ça ne durait pas longtemps.

Il remplit deux verres et me tend le mien sans un mot. Je n’ai aucune envie de trinquer. Et je sais qu’il le sait. Toutefois ses intentions sont sincères et louables. Il veut seulement m’aider, il n’est pas le seul ici, ils veulent tous m’aider. Ils me disent que je dois faire mon deuil. Comment ?! Alors que je suis totalement défait, démoli, détruit ! Quelle expression à la con ! La mort de ma mère remonte à plusieurs mois, mais je ressens toujours le vide de son absence, comme si c’était arrivé hier.

Le temps a passé. Pour eux. Pas pour moi.

J’ignore qui a appuyé sur pause, mais je suis dans l’incapacité de me remettre à avancer. J’ai beau essayer de toutes mes forces. Je reste piégé sur ce jour maudit.

— Tu as raison, Nathan, je t’aurais envoyé au diable, je lâche d’une voix cassée après avoir avalé une gorgée. Malgré tout, ça me fait plaisir que tu l’aies fait…

Et aussi étrange que cela puisse paraître, c’est la stricte vérité.

— Un jour après l’autre, me rappelle-t-il. Ça prendra le temps que ça prendra… on s’en fout ! La souffrance passera, et un jour… tu verras… ça ira mieux…

Je regarde mon ami, un léger sourire sur les lèvres. Léger, mais sincère… un de ceux que je lui adressais avant.

16 mars, 23 h 30

Comme chaque nuit, Mika chauffe la piste avec ses platines. C’est un savant mix de sons différents : techno, house, trance, pop, jazz… et surtout, de la musique classique. C’est d’ailleurs ce qui a fait pencher la balance en sa faveur quand Nathan et moi faisions passer les auditions pour choisir la perle qui deviendrait notre DJ. Et pas un jour, depuis, je n’ai regretté d’avoir donné sa chance à Mika. Elle n’avait suivi aucun cursus musical habituel. Une autodidacte pure et dure. Aucune expérience dans le milieu professionnel. Mais un talent incroyable.

Nous ne sommes qu’en milieu de semaine, pourtant le club est presque à sa capacité maximale, et ce succès, c’est en grande partie à elle que nous le devons. Grâce à ce son fabuleux qu’elle distille en se déhanchant comme une diablesse derrière ses platines.

Je me suis calé au bar depuis plus d’une heure et j’aide Bella à servir les commandes qui ne cessent d’affluer. Nathan est en salle. Il passe de table en table, veillant au bien-être des clients et vérifiant qu’ils aient tout ce qu’ils désirent, il échange quelques mots avec les uns ou les autres… Quand on le connaît comme moi, on sait l’effort que cela lui coûte. C’était moi qui m’occupais de la partie relationnelle avant, et j’adorais ça. J’aimais être en contact avec la clientèle. J’aimais m’assurer que ceux qui avaient choisi de venir passer un moment chez moi s’y sentaient bien, qu’ils s’amusaient vraiment. Et surtout, je voulais être certain que la prochaine fois qu’ils auraient envie d’aller faire la fête dans un endroit au cadre design et chaleureux, la prochaine fois qu’ils rechercheraient un bon son, une bonne ambiance, et surtout, un lieu sans risque pour les filles, le premier nom de club qui leur viendrait à l’esprit serait celui du WAM.

À les voir tous en ce moment, je me dis que j’ai atteint mon objectif. Il y a quelques mois de cela, une telle constatation m’aurait empli de fierté. Aujourd’hui ? Cela me laisse presque indifférent… je ne ressens plus rien. Juste ce putain de manque. Son manque. C’est la première fois qu’elle ne sera pas là pour me souhaiter mon anniversaire…

— Putain d’anniversaire de merde ! je lâche, les dents serrées, en donnant un coup de torchon rageur sur le bar.

— C’est votre anniversaire ? C’est fou, c’est le mien aussi ! Joyeux anniversaire, alors !

Joyeux ?!

Je serre les poings et crispe les lèvres l’espace d’un instant. Je n’ai aucune envie de faire la conversation à cette fille venue pour s’éclater, et probablement à la recherche du prince charmant ou d’un coup d’un soir. Comme la plupart des filles présentes ici. Néanmoins, une chose est certaine, elle n’est pas venue dans mon club pour se faire envoyer sur les roses par un barman. Même s’il s’avère que ledit barman est aussi le propriétaire des lieux. Je jette un regard en direction de Bella – elle gesticule à l’autre bout du comptoir, débordée –, puis je me tourne vers la voix et tente un sourire. Crispé. Qui doit même méchamment ressembler à un rictus. Mais bon, je ne lui ai pas aboyé dessus. Ce qui est déjà un exploit en soi, vu mon humeur.

— Ohhhhh… rectification ! Mauvais anniversaire ! Ce n’est clairement pas un bon jour pour toi.

— Tu as raison, ma puce, lance alors le type à ses côtés qui me fixe avec désinvolture. Et à regarder notre barman de plus près, je me demande si ça a jamais été son jour…

J’ai tout à coup une furieuse envie de balancer mon poing dans la tronche de ce connard. Mais avant que j’esquisse le moindre geste, que je bouge d’un millimètre, une main se pose sur mon bras. Une main inconnue. Étrangère. J’ai une réaction épidermique instantanée. Ma respiration se bloque. Je baisse les yeux sur la main tandis que mon corps entier se raidit. Je suis tétanisé. Pétrifié par la réaction que cette peau sur la mienne a déclenchée. Je me demande si elle aussi l’a ressentie. Tout le monde dans mon entourage sait qu’il est préférable d’éviter les contacts physiques avec moi en ce moment. Si j’occulte les embrassades des filles ce soir à l’occasion de mon anniversaire, et les rares fois où Lily Rose et Matt sont parvenus à me prendre dans leurs bras, je me demande depuis combien de temps je n’ai pas eu de contact physique.

Pas besoin de chercher la réponse très loin… Depuis la mort de ma mère.

J’avais aussi une petite amie à cette époque… j’ai oublié jusqu’à son prénom, sa couleur de cheveux, son timbre de voix… la fin de notre relation me semble remonter à des années-lumière.

— Ce n’est pas mon jour non plus, tu sais, me souffle-t-elle tout bas en s’approchant dangereusement, penchée au-dessus du zinc. D’ailleurs on se demande toujours, Cooper et moi, si ça l’a jamais été…

Quelque chose d’indéfinissable dans son regard me retient captif. La musique, les rires et les paroles s’atténuent de seconde en seconde jusqu’à se dissiper totalement. Je me retrouve comme prisonnier d’une bulle silencieuse d’où seule la voix rauque de cette inconnue émerge.

— Et vu que ça ne semble pas être le tien, non plus…

Je reste perdu dans ce regard émeraude. La gorge subitement asséchée. Pris au piège de cette main posée sur mon biceps noué. De cette peau chaude et vibrante contre la mienne, glacée et inerte. Insensible.

— Ce n’est peut-être le jour de personne, finalement, continue-t-elle alors d’une voix chaude.

Aussi chaude que sa main toujours immobile sur mon bras. Sa chaleur s’insinue dans mon corps engourdi depuis des mois. Tout doucement, elle remonte le long de mon épaule, se faufile dans chacune de mes failles avec aisance et gagne du terrain. Abasourdi, je laisse mes yeux quitter le regard envoûtant de l’inconnue pour se poser à nouveau sur sa main. Je suis incapable de mettre des mots sur ce que je ressens à l’instant présent. Pourtant, j’éprouve enfin quelque chose… autre chose que ce gouffre sans fond et glacial. Que ce vide abyssal dans lequel je survis depuis des mois et où ne règnent que souffrance, douleur et haine. C’est une sensation indescriptible… qui m’ébranle, me dérange. Me fait peur.

— Mais c’est comme ça, c’est mon anniversaire. Et un putain d’anniversaire de merde aussi, crois-moi ! lâche-t-elle en reprenant mes propres termes, avant de retirer brutalement sa main et de se reculer, alors qu’une bouffée d’oxygène m’envahit brusquement.

Une sensation qui m’a rendu muet. Littéralement. J’ai l’impression qu’elle a effacé de ma mémoire tous les mauvais souvenirs, toutes les douleurs, le désespoir… pendant un temps, j’ai tout oublié. Tout. Absolument tout. Même la mort de ma mère ! Sauf que, comme un boomerang, tout me revient en pleine tronche avec une extrême violence. Brusquement, la musique rugit à plein tube dans mes tympans. La voix de Nathan résonne à mes oreilles. Comme celle de Bella. J’ai un irrésistible besoin de reprendre sa main pour la poser sur mon bras, pour à nouveau me déconnecter du présent et tout effacer ! Mais elle s’est éloignée. J’aperçois l’autre connard qui pose alors son bras sur ses épaules – avec un drôle de petit sourire qui fait remonter mon adrénaline en flèche –, puis me fait un petit signe de la tête avant de l’entraîner sur la piste de danse.

— Quelle bombe ! s’exclame Nathan. J’en connais plus d’un ici qui aimerait bien être à la place de son mec… moi, le premier !

Je n’arrive toujours pas à articuler le moindre mot. Nerveusement, je croise et décroise plusieurs fois les doigts. J’inspire profondément avant de lâcher dans un souffle :

— Pardon ?

J’ignore ce qui me surprend le plus en cet instant. L’éloquence inattendue de mon meilleur ami… ou ma réaction dérangeante au contact de cette inconnue. Je regarde mon bras, persuadé d’y trouver l’empreinte de sa main et étonné de ne rien y découvrir.

— Arrête ! Tu étais aux premières loges pour l’admirer, petit veinard, affirme-t-il avec un sourire, qui s’efface doucement avant qu’il n’ajoute : hey, ça va, Scott ?!

Je hoche la tête en balayant la foule des clients des yeux. Je prends alors conscience que je ne me souviens absolument pas du physique de cette fille. Rien du tout. À part cette sensation incroyable – cet apaisement inattendu – que j’ai ressentie au contact de sa peau. De sa voix. De sa chaleur. De ses mots.

Des mots qui avaient l’accent de la vérité… de ma vérité.

Un putain d’anniversaire de merde aussi, crois-moi !

Chapitre 5

JOANNA

17 mars, 1 h 00

— Quand dois-tu repartir ? Tu es revenu spécialement pour moi, Cooper, et…

La gorge nouée, je cesse de parler. L’un comme l’autre, nous avons soigneusement évité ce sujet de conversation depuis son arrivée à la maison. Seulement, j’ai besoin de savoir. À moins qu’il ne se soit fait renvoyer, il lui reste encore un peu plus d’un mois à accomplir à New York. Je souhaite plus que tout l’avoir à mes côtés. Pourtant, je sais aussi combien ce travail compte pour lui. C’est une opportunité qui ne se présente que rarement dans une vie. Et en tout cas, jamais deux fois. Son rêve est à portée de main, alors je refuse d’être celle qui l’empêchera d’y accéder.

— Pour toi autant que pour moi, dit-il en posant un doigt sur mes lèvres. Je suis revenu pour nous deux…

Il ne l’a pas encore prononcé, toutefois, je devine déjà le mot qui va venir tout gâcher : mais. Alors, parce qu’il me connaît si bien, il attend encore. Il m’offre les quelques minutes dont j’ai besoin.

— Tu sais… quand j’ai appris ce qu’elle avait fait… cette… ignominie. Pas plus que le jour de son arrestation… jamais je n’ai versé la moindre larme, je murmure en le fixant. Les dernières remontent à notre adolescence. Toi seul mérites mon chagrin…

Ma voix se brise dans un souffle. Malgré toute ma volonté. Malgré mes paupières hermétiquement closes. Je sens quelque chose d’humide glisser le long de ma mâchoire. La musique résonne tout autour de nous. Sur la piste de danse, les gens chantent, crient, se déhanchent… Ce club est l’endroit idéal pour faire la fête. C’est le jour de mon anniversaire. Ce qui veut dire que ce devrait être l’un des plus beaux de ma vie. Et de fait, c’est l’un des plus beaux jours de ma vie. Parce que Cooper le passe avec moi. Pourtant, dans quelques minutes, secondes tout au plus, quand il m’aura parlé, ce ne sera plus le cas.

— Si tu veux que je reste, ma puce, je le ferai sans hésiter.

J’ouvre les yeux. Mon ami m’observe intensément. Une franche détermination plaquée sur ses traits magnifiques. Ses mèches blondes lui tombent sur les yeux. D’une main, je les écarte. Un geste naturel et familier entre nous. Son pouce essuie les larmes sur ma joue. Un autre geste tendre, et malheureusement lui aussi devenu habituel entre nous. Je crois que ce qui ajoute encore au physique époustouflant de Cooper, c’est sa générosité. Elle rayonne partout où il pose son regard. Tel un soleil, il offre chaleur et protection. Qui a envie de voir s’éloigner un tel astre et de se retrouver dans le noir, le froid ? Mais quelle amie serais-je, si je le maintenais hors de portée de son rêve ?

— Je le sais bien, je sais aussi que jamais tu ne m’en tiendrais rigueur. Je n’ai aucun doute à ce sujet, mais moi, je m’en voudrais terriblement. Peut-être pas aujourd’hui ou demain, pourtant un jour, c’est certain, je me maudirais de t’avoir demandé de rester. Même si c’est ce dont j’ai le plus envie au monde. Alors il faut que tu repartes, Cooper. Pour toi. Pour moi. Pour nous.

— Toi et moi contre le monde entier, lâche-t-il d’une voix rauque et les yeux brillants. Toujours !

— Toujours, Cooper. Toujours… et plus encore !

Ses lèvres se posent délicatement sur les miennes. Aussi légères que des ailes de papillon. Puis elles s’envolent. Je le serre contre moi aussi fort que lui me retient. Puis, ma bouche contre son torse, je demande :

— Combien de temps tu restes à N.O.L.A. ?

— Huit jours.

— Huit jours… ça doit paraître une éternité pour certains, n’est-ce pas ?

— Oui. Faisons en sorte que ça le soit pour nous aussi !

Pendant l’heure suivante, nous nous trémoussons sans relâche au rythme de la musique. Nous nous lançons des défis tous plus loufoques les uns que les autres. Les filles s’agglutinent autour de nous comme des abeilles sur un pot de miel. C’est l’effet Cooper dans toute sa splendeur. Qui pourrait leur en vouloir ? Dans son jean noir, sa chemise blanche à moitié ouverte sur son torse et avec ses cheveux en bataille, il est sublime. Pourtant, d’aussi loin que je me souvienne, il n’en a jamais abusé.

— Viens, dit-il brusquement en saisissant ma main. Il est temps que je t’offre ton cadeau.

Nous nous faufilons à travers la foule pour rejoindre le bar. Dès que nous arrivons, Cooper commande une nouvelle tournée. Puis il m’attrape par les hanches et me dépose sur le tabouret que la serveuse, Bella, a réquisitionné à notre intention. Effet Cooper ! Je lui envoie un petit sourire pour la remercier, néanmoins, je ne crois pas qu’elle y prête grande attention, tant elle boit les paroles que lui murmure mon ami à l’oreille. La main de Cooper tendrement appuyée dans mon dos, je les laisse bavarder tranquillement en dégustant mon cocktail. Depuis notre première rencontre – j’avais dix ans et lui deux de plus –, nous avons toujours eu ce besoin viscéral de nous toucher. Ou plutôt, j’ai toujours eu ce besoin viscéral. Vivre des années dans un désert affectif total, n’avoir aucun contact physique avec sa mère, est une torture. Même une gifle m’aurait fait plaisir, plutôt que ce désert de glace. Que ce manque atroce. J’étais indigne au point qu’elle ne pose pas ses mains sur moi, ne me frôle pas, ne me câline pas, ne m’enlace pas, ne m’embrasse pas… Cooper a été le premier à me donner des signes d’affection et de tendresse. Je me suis accrochée à lui comme une junkie à son dealer. J’avais besoin de ma dose journalière pour continuer à supporter le désamour de ma mère. Parfois, je me dis que si je ne l’avais pas rencontré, j’aurais fini par devenir cinglée ! Maintenant, je me demande si ce n’est pas ce qu’elle souhaitait. Les années ont passé, mais ce lien tactile qui nous unit ne s’est jamais affaibli ni brisé. Cela nous a d’ailleurs souvent causé des problèmes dans nos relations amoureuses.

— Ferme les yeux, Jo, m’ordonne Cooper en m’extirpant de mes pensées.

Je lui souris et m’exécute. Les mains sur les cuisses, j’attends. J’attends. J’attends.

— Alors, ça vient ?! je lance avec impatience. Ou tu comptes me faire poireauter toute la nuit ?

— Toujours la même, hein ?! riposte-t-il avec un rire de gorge. J’ai encore en mémoire le premier cadeau que je t’ai offert, pour tes onze ans… Et toi ?

Les yeux toujours clos, je cherche dans ma mémoire. Mes onze ans… un an après notre rencontre.

— Oui, je m’en souviens, je m’exclame, soudain toute heureuse. Ce jour-là, il faisait une chaleur de fou et tu m’avais emmenée sur les bords de la rivière. C’était la première fois que je me baignais. L’eau était fraîche… on a passé des heures à s’éclabousser, se pousser. Tu m’as appris à nager. Enfin, tu as essayé…

Je ne peux retenir un éclat de rire en me remémorant les nombreuses leçons qu’il a fallu pour enfin y parvenir. Je n’étais pas très douée.

— Quand il a été l’heure de me ramener à la maison, je t’ai dit que c’était mon anniversaire, et tu as paru tellement triste de ne pas avoir de cadeau à m’offrir que je t’ai dit que ce n’était pas grave, parce que j’avais passé une journée merveilleuse. Tu as attrapé des herbes hautes et tu m’as tressé un bracelet. Magnifique. Je t’ai alors avoué que c’était le premier cadeau que je recevais…

— Oui, le premier, murmure-t-il à mon oreille. Et je t’ai promis que je serais toujours là le jour de ton anniversaire.

— Tu n’as jamais failli à ta promesse. Jamais…

Il attrape ma main.

— Ouvre les yeux…

Je découvre alors un jonc tressé en or qu’il me glisse au poignet.

— Il y a une inscription à l’intérieur. Devine laquelle ?

— Toujours et plus encore, je réponds sans la moindre hésitation.

J’aime voir ce sourire qui éclaire son visage. Il est tellement heureux. Et cela seul me rend heureuse.

— C’est le moment, Beau Gosse, nous interrompt brusquement la serveuse.

— Jo, je te présente Bella, barmaid en chef du WAM. En discutant avec cette ravissante demoiselle, j’ai appris que son patron recherchait du personnel de salle, et comme tu as besoin d’un boulot…

Je le regarde les yeux ronds.

— Bella, je te présente Jo Clementine.

Une légère pression de sa main sur ma cuisse me remet en tête notre conversation au sujet de mon changement de patronyme.

— Enchantée, Bella, je lâche alors avec un sourire. Je n’ai jamais été serveuse, mais j’apprends vite et je serais ravie de bosser ici. Et surtout, j’ai un besoin urgent de trouver un job. Je ne suis pas difficile ! Alors, si vous avez besoin de quelqu’un… vous pouvez me prendre à l’essai, histoire de vérifier si je fais l’affaire…

Elle lâche un petit rire et me fait signe de la suivre.

— Ce n’est pas un boulot compliqué, m’informe-t-elle alors que nous marchons dans un couloir faiblement éclairé. Il suffit d’être souriante, aimable avec la clientèle et d’avoir une bonne mémoire… et une excellente paire de jambes.

— Pardon ?

— Ne va pas t’imaginer des horreurs, tu n’as juste pas idée du nombre de kilomètres que font les filles en une nuit, réplique-t-elle en s’arrêtant devant une porte sur laquelle je découvre l’inscription « privé », écrite en lettres dorées. Le salaire est sympa et les clients satisfaits laissent d’excellents pourboires. Tu peux te faire de très bons mois. Je ne suis que barmaid en chef, c’est à Nathan de décider s’il t’engage ou pas. Mais je ne me fais pas trop de souci pour ça.

Elle frappe trois coups secs sur le battant. Une voix crie :

— Entrez !

Elle ouvre et me pousse à l’intérieur en me souhaitant bonne chance.

Je n’ai pas le temps de lui répondre que la chance et moi, ça a toujours fait deux.

Chapitre 6

SCOTT

22 mars, 20 h 30

— Bref, vous vous êtes fait avoir tous les deux, je lance en réprimant un sourire.

— Écoute… ça nous évitait de passer une annonce, rétorque Nathan en jetant un œil sur sa montre. De plus, Bella me l’a présentée en ne tarissant pas d’éloges sur elle.

— Hé ! Ce n’est pas moi qui lui ai fait passer l’entretien ni qui l’ai embauchée !

Sur un haussement d’épaules excédé et marmonnant je ne sais quoi, Bella retourne en salle aider les serveuses à terminer la mise en place.

— On sera quand même obligés de mettre une annonce en ligne, Nathan, dis-je en saisissant un bloc de papier et un stylo. Elle a plus de trente minutes de retard, maintenant. On peut donc en déduire qu’elle ne viendra plus. Pour quelqu’un qui avait un besoin urgent de bosser, tu avoueras que demander une semaine de battement avant de commencer aurait pu te mettre la puce à l’oreille, non ?!

— Je n’en sais rien, bougonne-t-il après un énième regard sur son cadran. Elle m’a parlé de raisons familiales ou quelque chose du genre. Je t’assure qu’elle a vraiment besoin de ce job. Je sens ces choses-là. Ce n’était pas du bluff…

— Ouais… peut-être ! Peut-être aussi qu’elle a trouvé autre chose de plus intéressant…

— Dans ce cas-là, elle m’aurait téléphoné, me coupe-t-il, sûr de lui. Je lui ai donné ma carte et ce n’est pas le genre de filles qui…

— Mais qu’est-ce que tu en sais, hein ?! je l’interromps à mon tour, agacé. Tu l’as vue quelques minutes à peine, et à part les questions traditionnelles…

Je l’observe un moment avant de poursuivre :

— À moins que l’entretien n’ait duré plus de quelques minutes, en fait, et qu’elle t’ait tapé dans l’œil au point de…

Son froncement de sourcils me stoppe net.

— Tu sais très bien que ce n’est pas mon style, Scott ! Et encore moins avec une fille qui se présente pour bosser comme serveuse au club.

— C’est bon, mec ! Je te taquine.

— Ben merde… ! Ça faisait tellement longtemps que j’avais oublié que tu pouvais être drôle. Rien que pour ça, cette nana mérite une seconde chance…

— Bonsoir ! Je suis désolée d’être en retard pour mon premier jour…

Je pivote brusquement vers la voix et découvre avec stupeur que la serveuse que Nathan a embauchée est en fait l’inconnue de la semaine dernière…

Un putain d’anniversaire de merde aussi, crois-moi !

L’inconnue qui a posé sa main sur moi.

Et a déclenché cette sensation si… perturbante…

Irrité qu’il ait omis de m’informer de ce détail, je lui lance un regard peu amène, puis je pose à nouveau les yeux sur la jeune femme qui me fait face et dont je n’ai pas gardé grand souvenir. Si ce n’est cette fameuse sensation.

Une sacrée bombe ! Si je me souviens bien des paroles de mon bras droit et ami.

OK ! Il faudrait être aveugle pour ne pas comprendre ce qu’il voulait dire par-là. Et je ne suis pas aveugle. En tout cas, pas ce soir, à la différence de la semaine dernière. C’est effectivement le style de fille qu’on peut sans peine qualifier de bombe. Je prends en pleine figure ce que Nathan a pu admirer quelques jours auparavant et qui lui a fait engager une cliente – chose qu’on ne fait jamais – venue fêter son anniversaire – au moins, on est certains qu’elle est en droit de bosser dans un lieu interdit aux moins de vingt et un ans ! – dans notre club. Cette beauté exotique vient tout juste d’interrompre ses études d’arts – d’après ce qu’il m’a raconté –, n’a aucune expérience professionnelle, et donc encore moins celle de serveuse dans une boîte de nuit…

Ouais… je comprends surtout que sa silhouette élancée aux formes voluptueuses, sa peau d’une belle couleur caramel et son visage de poupée aux yeux de biche effarouchée lui ont complètement cramé le cerveau !

— Enfin… en supposant que vous soyez toujours d’accord pour m’engager, continue-t-elle en fixant Nathan. Je peux vous assurer que cela ne se reproduira plus…

— Nathan vous a-t-il bien expliqué les règles de ce club ? je la coupe d’une voix sèche.

Ses yeux aux reflets verdoyants virevoltent de lui à moi. Comme des papillons affolés par une lumière trop forte. Sans doute pense-t-elle encore que Nathan est le patron, puisqu’il l’a engagée, et elle comprend d’autant moins l’intervention d’un type dont elle croit forcément qu’il n’est qu’un barman. Ce qui ne me dérange absolument pas. Non, ce qui me perturbe, c’est de la voir, là… et de penser qu’elle va travailler ici… Peut-être qu’en étant un tant soit peu désagréable – ce qui est des plus facile pour moi depuis quelques mois –, j’obtiendrai qu’elle reparte sans demander son reste avant même d’avoir commencé ? Et surtout, sans que j’aie besoin de la congédier…

Ce que Nathan me reprocherait à coup sûr.

— Nous ne tolérons aucun retard, je poursuis alors en croisant les bras sur mon torse et en ignorant l’air furibond de mon ami. Sauf cas de force majeure, comme un accident ou la mort subite d’un membre de votre famille. Nos serveuses doivent être efficaces, aimables, souriantes… et ponctuelles !

Je me penche vers elle, la détaille attentivement de haut en bas, avant de reculer et d’ajouter :

— Et franchement, à vous regarder de près, vous n’avez pas l’air ravie de venir bosser ici. Vous avez une mine de déterrée, les yeux rouges, bouffis et…

— C’est bon, Scott ! me coupe Nathan en me poussant fermement sur le côté. Je pense que Jo a saisi…

Jo ?! C’est quoi, ce prénom ?

— Et je suis persuadé qu’on peut compter sur votre ponctualité à présent, n’est-ce pas ?

Elle reste un long moment les lèvres fermées, les yeux braqués sur moi. Avec un regard fier qui veut clairement dire : va te faire foutre ! Je souris déjà en devinant sa réponse et savoure ma victoire. Je ne cherche même pas à savoir pourquoi cela me soulage autant qu’elle ne souhaite plus travailler au club. Et encore moins à comprendre pourquoi j’ai une telle envie qu’elle quitte les lieux.

— Vous pouvez me faire confiance, ça ne se reproduira plus, répond-elle d’une voix aussi sèche que la mienne. Pour le reste, je peux vous assurer qu’après m’être changée et maquillée, vous aurez à votre service une serveuse efficace, aimable, souriante et au physique…

Mon sourire s’est évanoui. Elle semble tout à coup perdre de sa superbe et hésite un instant, puis reprend… mais comme si elle se forçait :

— Enfin, ce que je veux dire sans être trop prétentieuse…

— Et modeste avec ça, l’interrompt Nathan sur un ton taquin en faisant signe à Bella de nous rejoindre. Si ça ne t’ennuie pas, on préfère se tutoyer ici.

— Ça me va.

— Très bien. Bella va te conduire au vestiaire, où tu pourras te changer et ranger tes affaires dans un casier mis à ta disposition. Tu pourras ensuite prendre ton service.

Je la regarde s’éloigner et disparaître dans le couloir tandis que Nathan pivote brutalement vers moi :

— Bordel ! À quoi tu joues ? Si je ne te connaissais pas, j’aurais juré que tu t’évertuais à la faire fuir.

En plein dans le mille !

— Elle s’est pointée avec plus de trente minutes de retard, je riposte avec la plus totale mauvaise foi. En plus, on ne peut pas dire qu’elle soit arrivée le sourire aux lèvres. On aurait dit qu’elle venait d’enterrer un proche.

— Qui sait, c’est peut-être le cas, lâche-t-il, embarrassé, ce qui me met mal à l’aise en songeant à ses yeux rouges et gonflés. Mais ce n’était de toute façon pas une raison pour te conduire comme un connard ! Le club est quasiment plein tous les soirs, et on a vraiment besoin d’une serveuse supplémentaire, Scott. Les filles sont crevées…

— Je sais bien, mec. Je sais qu’une serveuse de plus serait la bienvenue.

— OK, alors essaie de ne pas la faire fuir, celle-là, réplique-t-il avec un clin d’œil. Et laisse-moi me charger d’elle.

Je laisse échapper un ricanement en pensant à l’effort surhumain que cela va sans doute lui demander.

— Je parle uniquement de boulot, Scott !

— Bien sûr.

— De toute façon, elle n’est pas libre, ajoute-t-il en haussant les épaules et avec un petit sourire en coin. Prise par « Beau Gosse », comme l’ont surnommé les filles.

— Laisse-moi deviner. Tu échangerais bien ta place contre la sienne ?

— Quel mec ne le souhaiterait pas… ? répond-il, perplexe, tandis que je hausse les épaules avec nonchalance sans rien dire.

Puis il ajoute soudain, comme si l’idée venait de lui traverser l’esprit :

— Oh, mais dis-moi… je t’ai vu avec des brunes, des blondes, des petites, des grandes, mais jamais je ne t’ai vu avec une métisse.

Je sursaute et lance un regard stupéfait vers les vestiaires. Cette fille a-t-elle pensé comme lui que mon attitude était due à la couleur de sa peau ?

— Je ne suis pas un putain de raciste sympathisant du KKK, je lâche, en rogne à l’idée que Nathan puisse penser cela de moi.

— Loin de moi cette idée ! Je faisais juste cette remarque, parce que tu ne sembles toujours pas avoir remarqué à quel point elle est superbe.

— Ces temps-ci, je ne remarquerais pas plus Miss Univers, même si elle se baladait à poil devant moi… je rétorque en apercevant Bella et notre nouvelle recrue qui reviennent du vestiaire. Ça fait quelques mois déjà que les filles sont le dernier de mes soucis.

— C’est peut-être le moment d’ouvrir les yeux. Ça pourrait te faire du bien… sans parler de Jo, bien entendu. Mais les nuits de La Nouvelle-Orléans regorgent de beautés que tu ne laisses pas indifférentes, tu le sais très bien !

J’ai conscience qu’il veut m’aider. Juste m’aider. Pourtant, les poings serrés, je lui glisse dans un souffle glacial :

— Tu crois vraiment que baiser la première venue résoudrait tous mes problèmes ?

Mes problèmes… désespoir… haine… souffrance… accablement… des mots totalement vides. Fourre-tout. Derrière lesquels se cache celui que personne n’ose me dire tout haut : dépression !

— Je n’en sais rien, mec. Mais ça ne te ferait pas de mal, et tu serais peut-être moins à cran ensuite. Tu peux tenter de le cacher au monde entier, mais pas à moi… je vois bien que tu es plein de haine. Certains jours, j’ai même l’impression que tu vas exploser. Que tu vas sauter sur le premier connard croisé pour lui foutre sur la gueule. On dirait que tu n’attends que ça ! Et ça me fait flipper, Scott…

Si tu savais à quel point tu as raison, mon ami ! Si tu savais combien j’ai envie de tabasser tous ces connards qui passent à ma portée. Seulement, moi, cela ne me fait pas flipper. Pas du tout. J’en ai juste une furieuse envie. Malheureusement, ce ne serait pas encore suffisant pour évacuer toute la rage que j’ai en moi. Parce qu’il n’existe en ce monde qu’une seule chose qui pourrait m’aider…

— Je vais m’occuper de la compta, je grogne en tournant les talons. Je te laisse gérer les filles.

Ce n’est qu’une fois seul dans mon bureau que je parviens à retrouver une respiration normale. Nathan a raison. Je suis sur le fil du rasoir. Sur les nerfs. Depuis plus de trois mois. Chaque jour qui passe, mon masque – celui du type qui remonte la pente – s’effrite un peu plus. Ils veulent tous m’aider, mais la seule personne qui pourrait le faire n’est plus là…

Et ça fait toujours aussi mal ! Putain, comme ça fait mal !

22 mars, 23 h 30

La sonnerie du téléphone interrompt mon sommeil et c’est en grognant que j’attrape le combiné d’une main.

— Oui…

— Désolée, Scott, hurle Bella dans l’écouteur. Y a foule ici, et je me demandais si tu allais te décider à venir me filer un coup de main au bar. Nathan est en salle et les filles sont débordées.

Je regarde l’heure et constate, effaré, que j’ai dormi presque trois heures. Merde ! Je dors comme un loir alors qu’ils bossent tous comme des malades. Je me lève d’un bond en lui assurant que j’arrive. Puis je raccroche avant de filer dans la salle de bains attenante au bureau pour me rafraîchir. Cinq minutes plus tard, je suis derrière le comptoir.

— Tu aurais dû me sonner les cloches bien avant, Bella. Merci…

— Je ne manquerai pas de m’en souvenir, m’affirme-t-elle en me lançant une bouteille de vodka que j’attrape au vol. Jo se débrouille plutôt pas mal pour une bleue…

Je balaie la foule des yeux sans la voir.

— Elle est rapide et souriante, continue-t-elle en tendant un plateau chargé de boissons à Jennifer qui repart aussitôt. Nathan te le confirmera, mais franchement, elle assure ! Ce boulot est fait pour elle…

Carrément ?!

— On dirait qu’elle a fait ça toute sa vie…

Pas besoin d’être devin pour comprendre qu’elle a déjà pris la petite nouvelle sous son aile.

— Je suis parfois un vrai connard, j’avoue alors en lui souriant.

— Ce n’est pas faux ! Mais un connard sexy… et ça fait drôlement pencher la balance en ta faveur.

— Ce n’est pas plutôt le fait que je suis le boss ?!

Elle éclate de rire sans ralentir un instant sa cadence effrayante. Les heures passent. Aucun de nous n’a la moindre seconde pour souffler. Nous bossons côte à côte comme des malades. J’ignore combien de temps je garde ainsi la tête dans le guidon avant de remarquer soudain la présence de ma nouvelle employée sur ma droite. Elle attend patiemment avec son plateau vide que Bella s’occupe d’elle après Jennifer… alors que je suis libre.

— Scott va te servir, lui jette la serveuse par-dessus son épaule en me désignant. C’est pas le moment de traîner ! Quand les clients attendent trop longtemps, ils sont radins sur les pourboires.

— C’est vrai ! s’écrie Bella en s’essuyant le front avec son torchon. Et comme on les partage à la fin de la soirée… ça serait con de te faire mal voir dès le premier jour.

Je surprends un bref froncement de sourcils chez notre dernière recrue. Pourtant, elle se dirige sagement vers moi, pose son plateau sur le bar puis le pousse dans ma direction en énumérant sa commande. Tout en évitant avec soin de croiser mon regard. Je fais de même pendant que je prépare les boissons. Quand tout est prêt, je dépose les verres sur le plateau avec le ticket de caisse et le repousse vers elle.

— Voilà.

— Merci, lâche-t-elle du bout des lèvres avant de disparaître aussi vite que possible.

Et c’est ainsi tout au long de la nuit. Jo ne s’adresse à moi qu’en cas d’absolue nécessité. Avec un vocabulaire des plus limité : tequila sunrise, Malibu, Cosmopolitan, mojitos… L’ultime – sans rapport avec une quelconque boisson, alcoolisée ou non – étant immuablement : merci ! Elle parvient à m’ignorer royalement à chacun de ses passages, et toujours avec ce petit sourire arrogant scotché au coin des lèvres. De mon côté, je ne fais pas plus d’efforts pour lancer la conversation. Et encore moins côté sourire…

Pourtant, à mon corps défendant, mes yeux la cherchent désormais dans la salle. Je ne la perds pas de vue, j’observe chacun de ses gestes… juste histoire de vérifier qu’elle respecte scrupuleusement toutes mes consignes de boulot.

Chapitre 7

JOANNA – 5 ans

Maman est fâchée.

Je ne sais pas ce que j’ai fait. Mais elle est fâchée. Elle fronce les sourcils chaque fois qu’elle me regarde et pince les lèvres très fort. Ses ongles rouges tapent sur la table. De plus en plus vite. De plus en plus fort. J’essaie de me faire toute petite mais ça ne marche pas. Elle pousse de gros soupirs et marmonne tout bas. Je me tiens le dos bien droit, les mains posées sur la table, ma serviette sur les genoux. Je finis mon plat sans faire de bruit.

Peut-être qu’elle a mal à la tête ?

Alors, je fais bien attention de ne pas cogner ma fourchette contre l’assiette. Maman n’aime pas le bruit… sauf quand elle met de la musique. Mais elle n’a pas mis de musique aujourd’hui. Quand j’ai terminé mon repas, je lève la tête et, d’un petit signe de la main, elle me fait comprendre que c’est le moment. Je me lève de ma chaise en faisant bien attention qu’elle ne racle pas le sol. Maman n’aime pas ça. J’enlève nos assiettes et les couverts puis je les dépose doucement à côté de l’évier. Ensuite, j’attrape l’éponge et je nettoie la table. La table est toute propre. Je regarde bien qu’il ne reste plus aucune miette de pain. Maman n’aime pas qu’il reste des saletés. Je n’ai rien cassé. Je fais toujours bien attention de ne rien casser dans la maison. Mais maman est toujours fâchée… peut-être que si j’étais plus grande, elle serait moins fâchée ? Il faut que je grandisse encore. L’autre jour, j’ai voulu lui faire plaisir en grimpant sur la chaise pour faire la vaisselle, mais j’ai cassé un verre. Alors, elle a crié. Fort. Elle a tiré sur mes cheveux. Fort. J’avais fait une bêtise, alors c’est normal qu’elle se soit mise en colère. C’était ma faute. Mais ce soir, je n’ai pas fait de bêtises… enfin, je ne crois pas.

Peut-être que je ne me le rappelle plus ?

Peut-être que mon dessin n’était pas assez joli ? Oh, oui, ça doit être ça… mon dessin…

— Je t’en ferai un autre demain, maman.

Elle ne dit rien. Elle se lève et attrape mon dessin sur la table.

— Il sera encore plus beau… avec plein de couleurs… promis…

Elle le jette dans la poubelle. Maman est fâchée et c’est encore ma faute. Parce que mon dessin est moche. Tout moche !

Mes yeux piquent. Je crois bien que je vais pleurer. Mais maman n’aime pas du tout quand je pleure. Et si je pleure, elle sera encore plus énervée. Je ne veux pas que maman soit fâchée. Alors, je me retiens. Fort. Très fort. Pour que les gouttes ne sortent pas de mes yeux. J’attrape le petit livre qu’on m’a donné à l’école. La maîtresse a dit que je pouvais l’emporter à la maison à condition d’en prendre soin. De ne pas corner les pages et de ne pas faire de tache. J’y fais très attention. C’est mon premier livre et il est magnifique, rempli de belles couleurs. J’aimerais que mes dessins soient aussi beaux que ceux de mon livre… comme ça, maman serait contente. Tous les soirs, après le repas et avant d’aller me coucher, je le regarde. J’aimerais bien que maman me lise les phrases, mais je ne suis pas encore assez gentille pour ça. Elle ne veut pas. Pas encore.

— Non, pas ce soir. Repose-le.

Mon petit livre dans la main, je la regarde.

— Dépêche-toi ! Et va dans l’entrée.

J’obéis, puis je la suis docilement. Elle ouvre la porte du placard, enlève les boîtes à chaussures, sa jolie veste et son parapluie.

— Tu vas t’assoir là et tu n’en sortiras que lorsque je viendrai te chercher. Tu ne dois pas bouger d’ici et tu ne dois pas faire de bruit. Tu as bien compris ?

Je lève la tête pour la regarder. Je n’ai pas très envie de faire ce qu’elle me demande. Ça ne me plaît pas. Je n’ai pas envie d’aller dans le placard. Il n’y a pas de lumière dedans. Je ne vais rien voir.

— Tu as l’intention de me désobéir ?

Elle a crié. Fort. Alors, j’avance d’un petit pas, et je demande tout bas :

— Tu vas fermer la porte ?

Elle me donne une tape sur la main et me pousse.

— Oui. Ne me dis pas que tu as peur ?! J’ai horreur des petites peureuses.

Je n’ai pas du tout envie d’être enfermée, mais peut-être qu’après maman ne sera plus fâchée ?

— Non, je n’ai pas peur… mais je peux rester dans ma chambre, et tu fermes le verrou, comme les autres fois ?

Elle fronce les sourcils.

— Non, pas question !

Puis elle me pousse encore un peu plus. Je suis tout au bord. On dirait un grand trou devant moi. Un grand trou… tout noir.

— Tu veux être une gentille petite fille, n’est-ce pas ? Tu veux me faire plaisir ?

— Oui…

— Alors, tu vas faire ce que je te demande. Parce que ça me fait plaisir, et ce sera parfait ! Vraiment parfait !

Je veux lui faire plaisir. Alors, j’avance un peu. Après, elle ne sera plus fâchée. Elle sera contente. Et peut-être qu’elle me lira les phrases dans le livre… peut-être qu’elle me prendra dans ses bras, me fera des bisous comme la maman dans mon livre… elle me pousse encore une fois et je me retrouve dans le trou. Dans le noir. J’ai envie de pleurer mais je me retiens.

Peut-être que maman est cachée derrière la porte ? C’est peut-être un nouveau jeu ? Maman a de drôles de jeux.

Je reste debout et j’attends. J’attends. Longtemps. Je serre mes bras contre moi. Je veux chanter la chanson que j’ai apprise à l’école, mais je ne me souviens plus très bien des paroles. Des petites gouttes coulent de mes yeux. J’entends les chaussures de maman qui claquent dans l’escalier, puis du bruit dans la cuisine, le salon. À un moment, un petit rai de lumière passe sous la porte du placard. Je me baisse et m’assois. J’attends encore. J’ai sommeil alors je m’allonge, la tête tournée vers la lumière qui passe sous la porte du placard. On n’entend plus aucun bruit dans la maison. Tout est silencieux. Des gouttes coulent encore de mes yeux. Beaucoup. Je tremble. J’ai froid. J’ai envie d’appeler maman très fort pour qu’elle vienne me chercher. Je voudrais être dans mon lit. Parce que dans mon lit il y a mes dessins et la jolie petite boîte rose que j’ai trouvée à l’école.

Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur.

Plus tard, j’entends des voix, celle de maman et une grosse voix… un monsieur. Je ne comprends pas ce qu’ils disent, mais ce n’est pas grave, je suis contente de les entendre, et encore plus, quand la musique résonne autour de moi. J’attends que maman vienne me sortir du placard. Elle va le faire parce que si elle met de la musique c’est qu’elle n’est plus fâchée, maintenant. Alors, j’attends. Encore. Dans mon trou noir.

Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur.

Je ne bouge pas, je ne fais pas de bruit. Je ne pleure plus. Je fais tout comme elle veut. J’attends. J’attends qu’elle ouvre la porte. J’attends. J’attends maman… encore… mais ce n’est pas grave… la prochaine fois, je vais lui faire un dessin aussi beau que ceux de mon livre… je vais apprendre… un jour, elle me dira que mes dessins sont les plus beaux du monde. Que je suis la petite fille la plus belle du monde. Comme elle ! Que je suis la petite fille la plus intelligente sur terre ! Comme elle !

Je veux être une gentille petite fille… je veux faire plaisir à ma maman…

Je vais y arriver. Je vais y arriver. Je vais y arriver.

Commander Ma pire ennemie