Prologue

Six ans auparavant

AZALÉE

Il est cinq heures du matin.

Je dois me lever dans deux heures pour aller au lycée et je suis exténuée, autant moralement que physiquement. J’ai besoin de sommeil, d’une pause, rien qu’une minute.

Pourtant, je suis là. Sous la douche. Dans le noir, pour ne pas réveiller ma mère, à me laver énergiquement. Je frotte, frotte, et frotte encore, plus fort, toujours plus fort, comme pour me débarrasser d’un virus invisible. Cela fait vingt minutes que je frictionne mon corps nu pour me décrasser, mais rien n’y fait.

Je pleure, bien que je feigne de ne pas m’en rendre compte. De toute façon, les gouttes d’eau cueillent mes larmes sur leur passage, une à une, jusqu’à mes pieds. Je continue de frotter ma peau avec force, si bien qu’elle devient rouge sous mes doigts. C’est douloureux, mais je continue.

Je n’ai pas d’autre choix.

— Va-t’en, va-t’en, va-t’en…

Je répète ce manège jusqu’à ce que ma peau saigne sous le gant de toilette et que le savon embrase mes irritations comme du sel sur une plaie.

Après ça, je sors de la douche et me sèche en m’intimant de ne plus pleurer. Sois forte, Azalée.

Je sais que je ne serai plus jamais propre… pourtant, chaque soir, j’essaie.

1

Juin 2018

AZALÉE

Bienvenue sur Dear Patriarchy,

Saviez-vous que l’hystérie est une névrose qui touche plus les femmes que les hommes ? Le mot lui-même provient du latin hystericus, qui signifie « relatif à l’utérus », et décrit des excès émotionnels incontrôlables.

Sympa.

Moi, ce que j’ai envie de savoir, c’est si quelqu’un s’est déjà posé deux minutes pour se dire : « En même temps, avec tout ce qu’on leur fait subir, pas étonnant qu’elles pètent un câble » ? Nous sommes restées silencieuses et obéissantes si longtemps, par peur et par devoir, qu’il suffit qu’on agisse normalement pour être considérées comme hystériques.

Quand il nous arrive d’avoir des sautes d’humeur, la première question qu’on nous pose, c’est : « T’as tes règles ? »

Non, je n’ai pas mes règles, connard. Je suis juste en colère.

Et putain, je crois qu’on en a bien le droit.

Mon avion décolle dans une heure et demie. Je dois encore : 1) faire ma valise, 2) prendre de l’aspirine, 3) traverser tout New York pour atteindre l’aéroport à temps. Et je suis encore dans mon lit, tout habillée, en train de maudire cette soirée de malheur.

À ma décharge, c’est Tori – ma boss et amie – qui a insisté pour boire un verre la veille de mon départ.

On en a finalement bu cinq chacune. Dans la mesure où 5 + 5 = 10 et que les zéros ne servent à rien, ça revient à 1 verre chacune. On est bon.

Après avoir balancé quelques affaires dans une valise, je prends un taxi et dessoûle en silence sur la banquette arrière, mes lunettes de soleil sur le nez. Mon téléphone vibre sur mes cuisses, annonçant un message.

 

Tori : Rassure-moi, tu es bien levée ????

 

Je lève les yeux au ciel en la rassurant.

 

Moi : En route pour la terre de Nicholas Sparks, baby !

Tori : Ouf. Profite de tes vacances, je n’en donne pas souvent.

 

Je grimace presque au mot « vacances ». Nous savons toutes les deux que ça n’a rien d’aussi drôle, mais tout comme moi, elle aime bien faire semblant.

C’est plus facile.

Tori et moi nous connaissons depuis un an seulement, lorsque je suis arrivée à New York. Elle bossait dans un nouveau salon de thé près de mon appartement pourri. Lors de notre première rencontre, je lui ai reproché de servir des cupcakes « immangeables et trop roses ». Piquée au vif, elle m’a demandé quel était le problème avec le rose, puis m’a mise au défi d’en faire des meilleurs. Puisque j’aime avoir raison, je l’ai fait.

Quand Tori a goûté à mes cupcakes chocolat blanc à la violette, elle m’a observée d’un air pensif, puis m’a dit :

— Tu cherches du travail ?

J’ai haussé les épaules. Je venais d’arriver du Tennessee, je n’avais qu’un énorme sac à dos en guise d’affaires personnelles et quelques centaines de dollars en poche.

Oui, j’avais pour ainsi dire besoin d’un job.

— Tu commences demain matin, 7 heures. Et abandonne cette tronche de tolarde, on dirait que tu veux boxer tout le monde.

Voilà comment a commencé ma nouvelle vie à New York. C’est la première ville où je reste aussi longtemps depuis que j’ai quitté Charleston, il y a quatre ans, la majorité enfin atteinte. Je suis une vraie nomade, incapable de me poser quelque part, certainement parce que je ne suis bonne qu’à fuir.

— Gardez la monnaie, dis-je en sortant du taxi.

Je décharge ma valise et la fais rouler à l’intérieur, totalement zen. Pile à l’heure. J’ai une tête à faire peur mais ce n’est pas grave. Ce matin, j’ai troqué mon fichu tablier pour un jean boyfriend sur une paire de Timberland, un long débardeur blanc et mon bomber noir intemporel.

Tori se plaint toujours de moi parce qu’elle dit que j’ai un « look de mec » – elle a failli faire un infarctus quand je l’ai emmenée à l’un de mes cours de kick-boxing. Personnellement, je m’en fiche. Les hommes n’ont pas l’air de s’en plaindre, jusque-là. Et puis qu’est-ce que ça veut dire, « s’habiller comme un mec » ?

Tandis que je retire mes affaires et pose le tout sur le tapis roulant, mon téléphone se remet à vibrer. Cette fois, c’est une photo de l’horrible Grinch qui apparaît à l’écran. Je grogne avant de me rendre compte que l’homme devant moi l’a vue aussi. Il me regarde, l’air de ne pas comprendre pourquoi le Grinch m’appelle.

Je hausse les épaules et décroche.

— Allô.

— Coucou, c’est tata ! Comment tu vas, ma puce ?

Je secoue la tête en me rhabillant. Évidemment, que c’est tata. J’ai vu la photo.

— Salut Auntie. Ça va, et toi ?

Elle va me demander si je suis bien dans cette saleté d’avion, je le sais. J’hésite à lui envoyer un selfie en compagnie du pilote pour qu’elle me lâche.

— Oh ça va tranquillement, la vie, quoi. Ton oncle est allé pêcher avec George, tu sais, pas le George de l’église, mais le George de…

— Oui, Auntie, c’est super, la coupé-je en pressant le pas. Mais j’ai peu de temps, là.

— Tu as pris ton avion ?

Bingo.

— J’y suis. Justement, on me demande d’éteindre mon téléphone d’urgence. Ils ont peur que l’avion s’écrase si je le garde allumé, les réacteurs pourraient très bien…

— Olala, oui, ils ont raison ! panique-t-elle, ce qui me fait sourire malgré moi. Fais ce qu’ils te disent. Raccroche, ma puce, raccroche ! On se parle plus tard !

J’obéis en lui souhaitant une bonne journée et pousse un énorme soupir. J’aime bien ma tante, mais à une certaine distance. Loin, par exemple. Très loin.

Quand j’étais petite, je l’appelais « le Grinch » parce qu’elle était toujours radine à Noël. Elle a beau être la seule famille qui me reste, je ne lui rends jamais visite ; pour la simple et bonne raison que « le bon vieux temps » est son seul sujet de conversation. Je ne supporte pas ça.

Elle a rarement été présente quand j’étais jeune, alors pourquoi s’entête-t-elle à m’appeler depuis un mois ?

Ah oui, c’est vrai. Parce que ma mère est morte.

Accident de voiture, paraît-il.

Je n’ai pas pleuré en apprenant la nouvelle, ni depuis – c’était il y a six mois. À la place, j’ai passé la journée qui a suivi à faire du shopping. Tori a dit que j’étais sous le choc. Pour tout avouer, je ne suis même pas allée aux obsèques. Je n’en ai pas eu la force.

Ce fut donc une grande surprise lorsque j’ai su que ma mère m’avait tout légué – dont notre maison sur la plage en Caroline du Sud. Je n’ai eu aucun contact avec elle depuis quatre ans et la voilà qui me lègue le lieu de tous mes cauchemars.

Quel sens de l’humour.

C’est pour cette raison que je retourne à Charleston pour l’été – là où tant de choses se sont passées.

Là où je m’étais toujours juré de ne jamais remettre les pieds.

*

— Tenez, ce sont les clés. Il y a un double dans la pochette que je vous ai donnée. Vous avez besoin d’une visite, ou…

J’interromps l’homme, ma valise en main :

— Ça ira, je connais. Merci.

— Pas de soucis, sourit-il, la peau brûlée par le soleil du Sud. Bienvenue à Charleston ! C’est une belle maison que vous avez là.

Ma maison. Waouh, il va falloir que je m’y fasse.

Je ne réponds pas, le regardant partir dans une grimace. J’avais prévu de me préparer lors du trajet en avion, mais il faut croire que tout le temps du monde n’aurait jamais suffi. Une vague de nausée incontrôlable me submerge tandis que je contemple la maison dans laquelle j’ai grandi.

Celle-ci a été construite au pied de Folly Beach, quasiment collée à un second logement similaire, quoique plus petit. Sur deux étages, elle possède un grand escalier en bois blanc qui mène à la porte d’entrée. Je le monte en rejetant les mauvais souvenirs qui m’assaillent.

Tu peux le faire, Azalée. Deux mois, c’est tout ce qu’il te faut pour vendre cette foutue baraque.

Je me force et entre dans le living-room, déposant mes affaires près du canapé. Rien n’a changé. Les murs blancs, le fauteuil en cuir usagé sur lequel je m’asseyais pour jeter des chips au visage de mon meilleur ami, Andrew.

Finalement, j’y ai aussi vécu de bons moments.

J’ouvre la baie vitrée menant derrière la maison, l’air chaud léchant mes bras nus, et j’avance sur la terrasse en bois. La vue est époustouflante. Ça, je ne m’en souvenais pas.

Un vieux ponton mène directement à la plage, petit coin tranquille de Folly Beach. La mer est déchaînée aujourd’hui, et pourtant le bruit des vagues qui s’écrasent sur le sable m’apaise.

C’est sûr, cela me change de la Grosse Pomme.

Je décide de faire un tour de la maison, passant très rapidement devant mon ancienne chambre qui est dans le même état depuis quatre ans. Sur mon lit encore défait, trônent des pochettes de vinyles poussiéreuses. Mes yeux s’embuent de larmes malgré moi.

À croire que ma mère attendait mon retour.

C’en est trop. Je suis en train de redescendre l’escalier lorsque je sens quelque chose de doux me frôler les chevilles. Je sursaute en criant, surprise.

Un chien se tient devant moi, la queue frétillante. Il s’agit d’un jeune Beagle adorable qui ne demande que des caresses. Je souris, soulagée, et m’accroupis pour accéder à sa demande.

— Bah alors, mon gros. T’es tout seul ?

Il halète et accueille mes caresses en poussant la tête contre ma paume. Je devine qu’il est passé par la baie vitrée entrouverte.

— Tu sais quoi ? murmuré-je devant sa petite truffe. Je vais t’appeler… Canaille. Ça te va bien, non ?

Je le lâche et me redresse, lui permettant d’aller retrouver son panier sur la terrasse de mes voisins.

Je ne tarde pas à aller faire des courses. La voiture de ma mère me fait de l’œil ; elle a été récemment remise à neuf après l’accident qui lui a coûté la vie, mais je l’ignore et choisis d’y aller à pied.

Je déambule donc dans les rues bordées des maisons antebellum, ces demeures d’avant-guerre d’inspiration victorienne. Je me vois encore arpenter ces mêmes rues en compagnie de Josh, main dans la main, et l’écouter me raconter pourquoi certaines portes arborent une belle couleur bleu ciel. J’entends presque la voix de mon ex-petit copain qui joue les guides touristiques, m’éblouissant de sa meilleure imitation de Sylvester Stallone – la seule qu’il sache faire.

— Figure-toi que ça fait partie d’une vieille superstition qui dit que le bleu, qu’ils appellent le Haint Blue, éloigne les mauvais esprits – car ils ne savent pas nager et confondent le bleu avec de l’eau.

Le lendemain, pour rire, j’avais obligé Josh à acheter de la peinture bleue pour m’aider à repeindre notre porte. Ma mère n’avait pas aimé l’initiative et nous avait crié de tout repeindre en blanc. Ça, c’était moins drôle.

Je me rends dans la première grande surface que je trouve et garde mes lunettes de soleil sur le nez.

Pitié, faites que personne ne me reconnaisse.

Je suis en train de balancer une boîte de céréales dans mon caddie quand la sonnerie de mon téléphone me sort de ma rêverie. La mère de famille à mon côté me dévisage en entendant The Plastiscines clamer « I’m a bitch, when I brush my teeth/ I’m a bitch, walking down the street ». Je lui souris de toutes mes dents.

— Oui ?

— Salut, poulette. Bien arrivée ?

Je souris en entendant la voix de Tori.

— Ouais… Ça ne fait que deux heures que je suis revenue et je n’ai jamais été aussi heureuse de m’être tirée d’ici il y a quatre ans. C’est rempli de touristes et de ploucs qui vivent là depuis trois générations, dis-je sans vraiment le penser.

Tori rit au bout du fil. Elle ne comprend probablement pas de quoi je parle puisqu’elle n’a jamais quitté la grande ville. Je regarde l’heure sur ma montre. Elle doit probablement être au salon de thé.

— La boîte n’a pas encore coulé, sans moi ?

— Ça ne fait pas un jour que t’es partie, sale prétentieuse. Et non, pas encore.

Je tourne pour traverser le rayon voisin, le téléphone coincé entre mon oreille et mon épaule.

— Bon, tant mieux. Tu devrais engager quelqu’un d’autre, au moins pour…

Oh merde. Mon estomac fait un salto arrière avant de me remonter dans la gorge. Je stoppe net, la bouche entrouverte. La voix de Tori me demande si je suis toujours là. J’en fais abstraction et tente de reprendre mes esprits malgré mon pauvre cœur, qui bat la chamade.

Je reconnaîtrais ces yeux n’importe où. Ces yeux verts qui me scrutent avec stupeur. Ces yeux verts que je ne pensais plus jamais revoir.

— Tori, je te rappelle, murmuré-je en raccrochant.

Andrew me regarde, les yeux écarquillés, tandis que je ne sais toujours pas quoi dire. Il n’a pas changé ; ses iris clairs contrastent merveilleusement avec sa peau noire et soyeuse. La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a quatre ans… quand j’ai mis les voiles du jour au lendemain, sans prévenir personne.

Bien sûr, dès la première heure où je refais surface, il faut que je tombe nez à nez, ou plutôt caddie à caddie, avec mon ex-meilleur ami. Je crois que le destin se fout un tout petit peu de ma gueule.

— Azalea… Waouh. Tu… Tu es de retour.

Azalea. Pas Aze. Je ne devrais pas en être étonnée, si ? Pourtant, mon cœur tressaute de chagrin. Je retire mes lunettes, qui ne m’ont manifestement servi à rien, et lui rends son sourire. Je ne réalise que maintenant à quel point il m’a manqué.

Cet homme et moi, on a absolument tout fait ensemble.

— Contente de te revoir, loser.

Il arbore un rictus mal à l’aise en entendant son surnom. Il secoue la tête, incrédule, me reluquant de bas en haut. J’aurais préféré le rencontrer un jour où je n’ai pas la gueule de bois, mais soit. Ça m’apprendra.

Je m’estime déjà chanceuse qu’il m’adresse la parole après le coup que je lui ai fait – à lui comme à Josh. J’aurais pu être morte, pour ce qu’ils en savaient.

Andrew brise le silence gênant alors que je découvre ce qui emplit son chariot : de la peinture, des rouleaux et des pinceaux de toutes les tailles.

— Toutes mes condoléances.

Je relève les yeux vers lui, presque en sursautant. Il me considère avec compassion, frottant sa nuque. Sa remarque me trouble l’espace d’un court instant.

Ah oui, c’est vrai. Je suis en deuil. Je suppose que je suis censée être abattue… Alors pourquoi ne le suis-je pas ? À croire que les autres sont plus tristes que je ne le suis, moi qui ai perdu ma propre mère. Au moins, il ne mentionne pas mon absence à l’enterrement.

— Tu refais la déco ? lui demandé-je pour toute réponse.

Il me regarde d’un air interrogateur, alors je jette un œil à ses fournitures.

— Oh, non, répond-il en comprenant à quoi je fais allusion. C’est pour le travail.

— Tu es peintre ?

— Peintre d’intérieur, oui. J’ai… J’ai arrêté le lycée après la cérémonie des diplômes, avoue-t-il avec embarras. Alors en matière d’avenir, je n’ai pas eu beaucoup de choix.

Je hoche la tête, silencieuse. Je comprends tout de suite que son père n’avait pas les moyens de lui payer ses études. Je me rappelle encore les jours où Andrew portait les vieux vêtements de ses cousins… et ceux où je piquais de l’argent à Pete, mon beau-père, pour les glisser dans son sac.

— Et toi, qu’est-ce que tu deviens ? me questionne-t-il, désireux de changer de sujet.

— Un peu tout et n’importe quoi. En ce moment, je bosse dans un salon de thé. Je fais des cupcakes.

Il laisse échapper un sourire triste, le menton baissé. Il s’attendait sûrement à retrouver une Azalée barmaid ou escort girl, comme tout le monde.

— Je suis heureux de voir que tu arrives à t’en sortir.

Je hausse une épaule, l’air détaché. Et moi je suis heureuse de le revoir. Plus encore de constater qu’il n’est pas rancunier. Il devrait me détester, m’insulter.

Mais bien sûr, ce n’est pas son genre. Il préfère m’en vouloir en silence et me punir à coup de non-dits.

— Donc tu es revenue, soupire-t-il, crispé. Tu… tu comptes rester longtemps en ville ?

Je réfléchis quelques secondes à la question.

— Je ne pense pas. Je suis surtout venue pour vendre la maison. Il n’y a rien pour moi, ici.

L’espace d’une seconde, j’ai l’impression qu’il est enfin énervé. Ses lèvres s’incurvent vers le haut tandis qu’il plonge ses yeux dans les miens.

— Tu as raison, les « ploucs qui vivent là depuis trois générations » sont contagieux.

Ah. Je grimace avant de rire. Je sais qu’il est fâché mais c’est plus fort que moi. Il reprend la parole :

— Je suis désolé mais je dois y aller… Prends soin de toi. Et bon retour.

J’acquiesce, le soulagement inondant mon cœur endommagé, et le regarde partir. Andrew a toujours été mon âme sœur, il savait déjà ce que je pensais de Charleston avant que je l’abandonne ici sans un mot d’adieu.

J’ai été égoïste, mais j’avais mes raisons. Si j’étais restée dans cette ville, j’aurais fini par me jeter d’une fenêtre.

J’ai choisi de me sauver au lieu d’attendre que quelqu’un le fasse pour moi.

2

Juin 2018

EDEN

Je suis dans le pétrin.

Ce n’est pas la première fois que je peine à finir le mois, certes, mais ce n’est jamais une partie de plaisir. Je pousse un profond soupir en coulant un regard noir vers les factures qui s’entassent sur le meuble de l’entrée. Je pourrais les jeter. Si je les balance dans la poubelle de la voisine, ce serait comme si elles n’avaient jamais existé, pas vrai ?

Hum, j’ai déjà eu des plans meilleurs. Peu importe combien je me voile la face, la vérité reste la même : je suis vraiment juste ce mois-ci. Principalement à cause de cette petite folie que je me suis offerte, à savoir me payer un avocat dont les honoraires doivent lui permettre de s’offrir une troisième maison dans les Caraïbes.

J’aurais pu prendre un bon à rien, sauf que je ne peux absolument pas me permettre de perdre cette affaire.

— Ça s’annonce compliqué, m’a-t-il dit aujourd’hui, l’air inquiet.

Sans rire. C’est justement parce que c’est compliqué que j’ai fait appel à lui. Sauf que, pour le moment, je n’ai que quarante pour cent de chances d’obtenir gain de cause. Autrement dit, « je stresse pour rien » – dixit Josh.

J’éteins la lumière de la cuisine, puis je monte à l’étage pour retirer mon tee-shirt et me brosser les dents. Dans la salle de bains, je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil curieux à la fenêtre en face de la mienne. Elle est fermée et la pièce en question est plongée dans le noir. Pourtant, quand je suis rentré du boulot, j’ai aperçu de la lumière chez Sylvia. J’en conclus que sa fille est arrivée.

Je me souviens de l’enterrement. Bon Dieu, j’ai cru que cette journée ne finirait jamais. Mais je lui devais bien ça.

Sylvia était une bonne voisine, et une bonne personne pour ce que j’en sais. Mais même un abruti se serait rendu compte qu’elle était malheureuse.

Après l’absence de sa fille aux obsèques, ça a beaucoup parlé dans les rangs. Personnellement, je m’en tape le coquillard. Elle fait ce qu’elle veut, ce n’est pas mon problème. Je ne juge pas les gens sans les connaître et leur vie a très peu d’intérêt pour moi. J’essaie déjà de gérer la mienne, les autres devraient en faire autant.

Tout à coup, la sonnette retentit.

Il n’y a qu’une personne pour me déranger à cette heure.

— Putain, je vais le tuer.

Je jure dans ma barbe et me rince la bouche tandis que mon visiteur sonne sans interruption. Je lui ai bien dit de ne pas se pointer parce que je ne voulais voir personne ce soir, mais non. Il a pris ça pour une invitation.

Une fois en bas, je trouve Alec dans ma cuisine, en train d’extirper une bière du frigo. What the…

— Tu n’as pas pu ouvrir, alors je suis entré par la fenêtre, explique-t-il, l’air de rien.

Évidemment.

— Fais comme chez toi, marmonné-je.

— Merci.

Alec est l’un de mes rares amis à Charleston. Cela fait déjà deux ans que j’ai emménagé, toutefois je compte mes vrais amis sur les doigts d’une main. Alec et Josh en font partie. J’ai rencontré ce dernier à la salle de sport ; en effet, il est étudiant en droit mais bosse en tant que coach sportif à temps partiel. C’est lui qui donne les cours de kick-boxing auxquels j’assiste.

Quant à Alec, il est le portrait type de l’artiste timide qui plaît sans même le vouloir – en tant que mécanicien, je fais moins rêver. Il écrit des musiques, que son frère jumeau, Cameron, joue avec son groupe de rock au bar du coin, le Royal American. C’est d’ailleurs là-bas qu’on se retrouve la plupart du temps, étant donné qu’Alyssa, la fiancée de Josh, y est barmaid.

— Alec, tu te souviens de ce que je t’ai répondu quand tu m’as demandé si tu pouvais passer ? demandé-je en me passant une main sur le visage.

Il réfléchit, le regard rivé sur ma poitrine, avant de répéter mot pour mot :

— « Bah bien sûr, après une longue journée de travail je n’ai qu’une envie : voir ta tronche. »

Je comprends soudain le malentendu. C’est ma faute, je l’admets.

— C’était du sarcasme, mec.

— Ah, dit-il en fronçant les sourcils, l’air gêné. Donc tu ne veux pas que je sois là ?

Je me fais toujours avoir par ses yeux de Chat Potté. Je soupire donc et lui dis qu’il peut rester un moment.

Il me sourit pour toute réponse et se dirige directement vers mon tourne-disque, qu’il met en marche. Alec et moi partageons la même passion pour la musique. J’ai toujours adoré ça, même si je suis un chanteur atroce. Quand je fuguais de mes différents foyers d’accueil, je dépensais mon argent dans de nouveaux CD. Et contrairement à ce que mon corps tatoué peut faire croire, je suis un dingue de musique classique. Je joue du violon et de la guitare, plutôt bien d’ailleurs.

The Kinks retentit et je ne peux m’empêcher de sourire. All Day and All of the Night, un choix sûr.

— Les autres ne vont pas tarder à arriver, au fait, m’annonce Alec en se laissant tomber sur le canapé.

— Alec, c’est une blague ?

Il me regarde sans comprendre, détournant les yeux une seconde plus tard.

— Non, je les ai invités.

Alec a du mal avec le sarcasme et les questions rhétoriques. Je grogne en pressant les yeux quelques secondes. J’en ai vraiment marre qu’ils prennent tous ma maison pour un QG quand ils s’ennuient le soir.

— Vous me faites chier.

Je me rappelle soudain que j’ai oublié de nourrir Chestnut aujourd’hui. Je laisse Alec deux petites minutes et sors sur ma terrasse arrière, où mon petit Beagle repose calmement, en écoutant le son des vagues. Quand il me voit, il relève la tête et me contemple d’un œil désabusé, l’air de dire : « Il était temps que tu te réveilles, non ? »

Je lui caresse la tête en m’accroupissant avant de le prendre contre mon épaule et de lui embrasser la truffe.

— Désolé, champion. J’ai eu la tête ailleurs, aujourd’hui. Pour la peine, tu as le droit à une double ration…

Je m’interromps, le front plissé. Sa gamelle est déjà pleine. Pourtant je me souviens l’avoir trouvée à moitié vide hier soir et je suis quasi sûr de ne pas l’avoir remplie aujourd’hui.

Peut-être que je ne m’en souviens tout simplement plus. Je le repose, troublé. J’ai vraiment besoin de sommeil. Sans parler de ces douleurs abdominales qui me reprennent… Je devrais faire plus attention.

— Écoute Alec, je ne suis pas d’humeur, ce soir, dis-je en revenant dans le salon. Est-ce que tu peux rentrer chez toi ?

Celui-ci passe devant moi en me donnant une bière, puis sort sur la terrasse pour s’installer sur la balancelle. Je le regarde un instant, espérant un miracle. Il ne bouge pas d’un cil.

— T’es SDF, ou quoi ? soupiré-je.

— Non. Mais chez toi, c’est plus calme. Cameron joue de la batterie jusqu’au milieu de la nuit, à la maison. Ça m’empêche de dormir.

Je secoue la tête et décapsule la bière qu’il m’a tendue en m’asseyant à côté de lui. J’abandonne. Alec sait que c’est mon petit rituel ; boire un coup sur la terrasse avant d’aller me coucher. J’aime bien me poser en fin de journée et contempler la mer en silence.

Au bout de quelques minutes, j’entends une voiture remonter l’allée. Je finis ma bière tandis que Josh et Alyssa font le tour de la maison et nous aperçoivent, main dans la main. Quand je pense qu’ils sont sur le point de se marier… J’ai envie de leur dire de faire attention, qu’on peut se croire amoureux et se réveiller un bon matin en découvrant qu’on se trompe, mais je pense qu’ils n’apprécieraient pas le conseil.

— Salut.

Alyssa dépose un baiser sur ma joue et sur celle d’Alec, puis annonce qu’elle va aux toilettes.

— Tu peux regarder s’il reste des bières en revenant, s’il te plaît ? lui demandé-je, faisant comme si je n’avais pas remarqué le regard flou de Josh en direction de la maison voisine.

Alyssa disparaît à l’intérieur et Josh reste debout devant nous, les mains dans les poches.

— Sachez que je ne vous ai jamais invités. C’est cet abruti, dis-je sur le ton de la conversation, le menton pointé vers Alec.

Josh le fusille du regard.

— Mec, t’abuses ! Alyssa déteste s’incruster. Ne le lui dis pas sinon elle va râler en espagnol pendant au moins dix minutes.

Alyssa parle toujours en espagnol quand elle est énervée ; c’est cliché, mais véridique. Alec et moi, ça nous fait rire, mais je n’aimerais pas être à la place de Josh pour autant. Les fois où ça arrive, c’est vraiment flippant.

Quand je l’ai connue, je m’amusais à semer le doute dans l’esprit de Josh en lui faisant croire qu’elle avait probablement grandi dans une famille de Mexicains qui cachaient des corps découpés dans des malles. Jouer avec les stéréotypes, c’est un vrai talent.

Bon, la vérité, c’est qu’Alyssa est autant libanaise que mexicaine.

— Qu’est-ce qui se passe ? questionné-je Josh, dont les yeux ne cessent de revenir sur la maison de Sylvia.

Celui-ci sort de sa rêverie et me regarde, indécis, avant de soupirer.

— Je pense à Azalea… Enfin, Azalée. Bref.

Surpris, je fronce les sourcils. Je ne savais pas qu’il connaissait la fille de Sylvia. Drôle de prénom. J’ai fait assez de français à l’école pour comprendre ce qu’il signifie. L’azalée est une fleur. Une très belle fleur, même.

— Tu la connais ?

Cette fois, il est carrément mal à l’aise. Je connais parfaitement cette expression et pour cause : je suis passé maître. Il a couché avec cette fille, aucune hésitation possible. Et puisqu’elle est revenue aujourd’hui seulement, je suppose que c’est arrivé il y a plusieurs années. Ou alors c’est un rapide.

— Ouais. Je devrais aller sonner chez elle pour lui souhaiter un bon retour. On était plutôt proches à l’époque.

Bingo. C’est à ce moment-là qu’Alyssa revient avec nos bières, qu’elle nous tend. Alec ne semble pas comprendre qu’il s’agit d’un signe annonçant la fin de la conversation, car il demande :

— Quand tu dis « proches », tu veux dire sexuellement ?

Je lui coule un regard exaspéré. Moi non plus, je n’ai pas envie qu’Alyssa parle en espagnol ce soir. J’ai déjà la tête en vrac, merci bien. Bizarrement, celle-ci ne semble pas tiquer. Étrange, quand on sait à quel point elle est jalouse. Elle se contente de virer Alec pour s’installer à sa place, croisant ses jambes nues et hâlées.

Heureusement qu’Alyssa n’est pas mon genre, sinon j’aurais du mal à regarder ailleurs. Vous voyez le tableau : d’épais cheveux bruns, une bouche pulpeuse et des tenues qui laissent peu de place à l’imagination.

Ne faites toutefois pas l’erreur de la prendre pour une écervelée, ou vous risquez de perdre un bras.

— De qui vous parlez ?

Je décide de calmer le jeu en répondant d’un air tranquille :

— La voisine.

— Ah ouais, dit-elle d’un ton traînant. Josh et elle sont sortis ensemble au lycée.

— T’es sorti avec la putain de Bishop et je n’étais même pas au courant ? s’exclame Alec avec une réelle surprise.

Une fois encore, je plisse le front. La « putain de Bishop ». C’est quoi, ce délire ? Josh semble prendre la mouche car il rougit et répond fermement :

— Ne l’appelle pas comme ça. Azalea… continue-t-il en cherchant ses mots. C’est compliqué de la cerner. Mais elle n’est pas méchante, au fond.

Alyssa se tait, même si elle n’en pense pas moins. Je bois ma bière en silence et observe. Seul Alec ne semble pas comprendre que la conversation est close – comme toujours.

— Il n’y a pas besoin d’être méchante pour être une traînée.

La mâchoire de Josh se contracte. Lui comme moi savons qu’Alec ne le pense pas ; il énonce juste des faits. Je décide d’intervenir avant que cela ne finisse mal, posant la main sur son épaule.

— Tu as raison. Mais ce que veut dire Josh, c’est qu’Azalée n’est aucune des deux.

— Si vous le dites, répond-il en haussant les épaules. Je ne la connais pas.

Josh se détend et passe un bras autour d’Alyssa. La jolie brune est toujours muette, ce qui ne présage rien de bon. Elle a dû en entendre des vertes et des pas mûres concernant cette fille qui a jadis fait tourner la tête de son fiancé. Je me demande à quoi ressemble cette Azalée pour susciter tant de vives réactions…

— On devrait l’inviter à notre mariage.

Alyssa et moi nous tournons vers Josh comme un seul homme. Je tente de contrôler ma mine étonnée tandis qu’Alyssa ne fait pas autant d’efforts. Comme chaque fois qu’elle est énervée mais qu’elle résiste à l’envie de dire quelque chose, elle claque sa langue contre son palais. Josh, qui a remarqué, se frotte la nuque en rougissant.

 Fuera de discusión, intervient Alyssa d’un ton dur.

Je suis une brêle en espagnol, mais je pense avoir compris qu’Alyssa n’est pas très enthousiaste à l’idée d’avoir l’ex de son chéri à son mariage. Je comprends, même si une petite voix me dit que cela pourrait être drôle.

— Ma puce… tente Josh avant qu’elle le coupe en déblatérant des choses que je ne suis pas capable de retranscrire.

Elle parle dans sa langue maternelle aussi vite que possible, si bien que Josh m’appelle à l’aide du regard. Je ris dans ma barbe et le laisse se débrouiller seul.

— Attends de la connaître, plaide Josh, les jambes d’Alyssa sur ses genoux. Tu verras. Elle est… cool.

Une chose est sûre, cette discussion m’a rendu bien curieux quant à ma nouvelle voisine.

— Je les connais, les filles comme elle, rétorque Alyssa, impitoyable. Et je te connais, toi ! Tu es trop faible, Josh, trop gentil, trop tout.

Ce dernier fronce les sourcils mais ne la contredit pas. Il sait qu’il n’a pas le droit de débattre.

— Elle est importante pour moi, Al. Ça ne va pas te plaire, mais Azalée est la première fille que j’ai aimée.

— Elle t’a larguée comme un abruti puis elle s’est tirée du jour au lendemain sans rien dire à personne.

Une ombre passe sur le visage de mon ami.

— Je sais. Ça me ferait quand même plaisir qu’elle soit là.

— On en rediscutera en privé, tranche Alyssa.

Je finis ma bière en silence, mon regard glissant sur la maison d’à côté. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le retour de l’enfant prodigue ne passe pas inaperçu.

*

Toute la semaine, je me prépare à rencontrer ma nouvelle voisine. Pire : je n’attends que ça. Je passe mes journées à travailler, si bien que je ne la croise jamais. J’hésite plusieurs fois à aller frapper à sa porte pour me présenter, avant de me dégonfler.

Puis un jour, l’impensable arrive.

Je fais connaissance avec Azalée Green. Ou du moins, avec sa voix. Car si je ne l’aperçois à aucun moment, je l’entends. Un soir où je rentre du garage, exténué, j’ouvre doucement mes portes-fenêtres pour prendre l’air.

La plage est déserte et le vent souffle entre les vagues, sur lesquelles se reflète un soleil de feu. C’est alors qu’une voix douce, rauque et ensorcelante me parvient.

— Bienvenue sur Dear Patriarchy… Cette semaine, je vais simplement partager un morceau sur lequel j’ai travaillé récemment.

Je m’arrête et l’écoute chanter comme s’il s’agissait d’une apparition divine. Je n’ose pas sortir sur la terrasse de peur qu’elle ne me remarque. Sa voix retentit dans le silence qui enveloppe nos deux maisons et a le don de faire accélérer les battements de mon cœur.

Mama, you didn’t want to see

Well I’m the one who’s sorry

I wish my words had crossed the wall

But have I a voice at all ?

Quand elle s’arrête et que le calme revient, je m’éclipse aussi discrètement que je suis apparu… la chair de poule recouvrant mes bras.

Je n’ai jamais entendu pareille sirène.

Je mets plusieurs minutes à m’en remettre, seul dans mon salon. Les autres soirs, c’est la même chose. Elle chante sur sa terrasse en jouant de la guitare, restant inconnue à mon regard. J’ai l’impression d’assister à un moment profondément intime et interdit, comme si je n’avais pas le droit d’être là ni de l’écouter chanter.

Pourtant, c’est plus fort que moi. Tous les soirs, je me pointe au rendez-vous et ouvre délicatement mes fenêtres pour l’entendre en catimini.

Sa voix est de celles qui attirent les marins à leur douce mort et les paroles que sa bouche psalmodie sont tristes à en crever. Je dois la voir.

Presque instantanément, sans même encore l’avoir rencontrée, je comprends que la réputation d’Azalée Green n’est qu’un grain de sable dans le désert qui la caractérise.

3

Juin 2018

AZALÉE

Bienvenue sur Dear Patriarchy,

La prochaine fois que vous direz à une féministe qu’elle se plaint pour pas grand-chose, qu’on a déjà obtenu l’égalité homme-femme, que les militantes exagèrent ou que leurs actions ne font qu’engendrer plus de misogynie : sachez que cela a un nom. Le backlash, mouvement antiféministe visant à diminuer l’importance du combat.

Personnellement, j’appelle ça la stupidité. Ça marche aussi.

Revenir à Charleston se révèle plus facile que je ne le pensais. Rester cloîtrée dans cette fichue maison reste toujours aussi dur, mais je m’efforce d’y passer le moins de temps possible.

Pour être honnête, je n’ai encore contacté aucune agence concernant la vente. Je ne sais pas ce que j’attends.

Le matin, je cours le long de Folly Beach. L’après-midi je vais me balader en forêt, et le soir je me pose sur ma terrasse pour chanter ou préparer un nouvel épisode de Dear Patriarchy, un podcast que j’ai commencé il y a deux ans. Au début, c’était parce que je me sentais seule. Parce que j’avais besoin de savoir si j’avais oui ou non une voix et ce qui se passerait si je décidais de l’utiliser.

Aujourd’hui, je ne passe pas une semaine sans parler féminisme et positivité devant mon microphone. J’ai découvert que je pouvais aider des gens avec mes mots, que je pouvais dénoncer et pointer du doigt les injustices de ce monde, faire bouger les choses à petite échelle…

Mais surtout, j’ai appris que, oui, j’ai une voix. Même si elle est encore anonyme.

Dear Patriarchy est devenu un refuge. Pour mes auditeurs ou pour moi, je ne sais plus trop.

— Coucou, toi. Comment ça va aujourd’hui ?

En revenant de mon footing matinal, je m’arrête deux minutes pour dire bonjour à Canaille, qui me lèche la main, et je monte me doucher.

Une fois dans la salle de bain, j’allume le poste de radio en chantonnant et aère la pièce. Je remarque soudain que la fenêtre d’en face est également ouverte. Je suis sur le point de m’en détourner lorsqu’une porte de douche s’ouvre et qu’un dos fait son apparition.

Oh. Je reste immobile tandis que l’homme referme la porte et attrape une serviette blanche. Dieu merci, je ne vois rien de ce qui se passe en dessous de la ceinture, ou presque… L’homme reste de dos, frictionnant ses cheveux bruns et trempés à l’aide de sa serviette.

Mon regard clandestin se balade sur son corps avant que je puisse l’en empêcher. Des épaules puissantes, des omoplates saillantes et des muscles qui roulent sous la peau d’une manière qui me fait tressaillir.

Son corps entier est envahi par les tatouages.

Toujours sans le quitter des yeux, je tends la main vers le poste de radio dans l’espoir de baisser le son, ne voulant pas attirer son attention. Avec un peu de chance, il se tournera de quelques millimètres et je pourrai distinguer son visage de profil…

Sauf que ma main ne touche jamais l’objet en question. Agacée de devoir me détourner d’un si beau spectacle, je pivote et mon bras balaie violemment le poste, qui va s’écraser par terre dans un fracas pas possible.

— Merde !

Je tente de m’assurer que le voisin n’a rien entendu quand je le vois se retourner. Paniquée à l’idée d’être prise la main dans le sac, je fais la première chose qui me vient à l’esprit :

Je me baisse.

Je reste accroupie telle une petite fille prise en faute, pestant contre ma réaction puérile. Je suis sûre et certaine qu’il m’a vue plonger par terre comme une idiote, et maintenant il doit s’imaginer que sa nouvelle voisine est une voyeuse.

— Génial, soufflé-je en me cachant le visage de la main.

J’attends de longues minutes avant de relever la tête pour m’assurer qu’il n’y a plus personne. La honte me brûle les joues quand je constate que non seulement la fenêtre de mon voisin est fermée, mais que le store est abaissé lui aussi.

Waouh. Le gars se croit contraint de se barricader pour ne pas que sa voisine perverse le mate sous la douche. Quinze minutes après, j’entends un bruit de moteur dans l’allée, signe que Monsieur part travailler.

Je profite de ma matinée pour faire du ménage dans la maison. Je crée un inventaire géant consistant à noter ce que je garde et ce que je jette, puis j’entreprends de dresser une liste « Pour/Contre ».

Je déambule dans la maison, repassant par mon ancienne chambre. Je résiste à l’envie de tout jeter par la fenêtre. Cette pièce était mon sanctuaire, mon univers à moi.

Il a tout souillé.

 

Je suis recroquevillée au fond de mon placard, j’ai seize ans. Pete et maman sont à l’étage, mais je suis montée par le balcon et ils ne savent pas que je suis là. Je veux qu’ils croient que je suis encore dehors parce que je n’ai aucune envie de les voir. Alors je me cache. Et je mange. Je suis dans le noir à pleurer toutes les larmes de mon corps, aussi silencieuse que la mort, et je me goinfre comme jamais. À mes pieds gisent des emballages de cookies, de gaufres et de beignets au sucre glace. Je les enfourne tous dans ma bouche sans même avoir fini de mâcher. Je me sens lourde et je sais que je n’en peux plus, que je ne peux plus rien avaler, que mon ventre déborde, pourtant je continue jusqu’à en avoir envie de vomir. Quand les haut-le-cœur me secouent, je me force à tout garder en moi.

Et je pleure de plus belle. C’est ainsi que je passe une heure dans le noir de mon placard à ignorer les appels d’Andrew qui font vibrer la moquette, mes larmes se mélangeant à la graisse de beignet qui recouvre mes lèvres tremblantes.

 

Non, non, non, stop. Je ne veux pas me souvenir de ça. Je ne suis plus la même personne aujourd’hui. Je quitte la pièce, le souffle court, et continue mon tour à l’étage en tentant de penser à autre chose.

Tori m’a conseillé de bien réfléchir avant de prendre une décision trop prématurée, or mon choix est déjà fait. Je n’ai pas envie de dormir sous ce toit et de me rappeler les mains de Pete sur moi.

Ce n’est arrivé que deux fois. La première, j’avais douze ans. On pense toujours que les agressions sexuelles sont commises par des inconnus dans des ruelles désertes et obscures.

C’est faux.

— Est-ce que tu m’aimes ? m’avait-il demandé en s’asseyant près de moi sur mon lit.

J’ai fait l’erreur de dire oui, parce que c’était le cas. Il était comme un père pour moi.

Ça s’est fait en silence. Au début, j’ai reculé sans comprendre ce qu’il comptait faire. Puis il m’a dit de lui faire confiance. J’avais peur, mais je l’ai cru quand il m’a promis qu’il ne me ferait jamais de mal.

Je suis restée immobile tout du long, même en sachant que c’était mal. Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait. C’est sûrement mon plus grand regret. Quand il a quitté ma chambre, je n’ai pas tout de suite réalisé ce qui venait de se passer. J’ai pleuré en silence pendant plusieurs heures.

Je n’étais plus une enfant, désormais ; en m’infligeant des choses de grandes personnes, il m’avait obligée à grandir trop vite.

J’ai voulu en parler, avant de me rendre à l’évidence : personne ne veut entendre ce que vous avez à dire.

— Ça reste notre secret, d’accord ? Ta mère ne comprendrait pas, m’avait-il affirmé le lendemain, en venant me chercher à l’école. C’était une erreur.

J’ai changé du tout au tout après ça. Andrew était aux premières loges, Josh aussi. Il s’est tenu à carreau pendant longtemps ; jusqu’à mes seize ans. Il avait beaucoup trop bu et je l’avais rendu furieux en laissant Josh me tripoter dans la voiture devant la maison. J’aurais dû savoir.

— Tu aimes ça, hein… disait-il. Je sais que ça te plaît, Aze. Regarde-moi.

Cette fois, je me suis débattue. Il a quand même réussi à abuser de moi à nouveau, plaquant sa main sur ma bouche en me disant de me taire. J’ai fini par abandonner, priant pour que le moment passe plus vite.

Le pire, c’est la culpabilité. Même si vous savez pertinemment qu’aucun comportement ne justifie un viol, vous croyez dur comme fer que c’est votre faute.

Et si vous ne vous détestez pas encore, c’est chose faite lorsque vous réalisez avec horreur que votre esprit a beau s’écœurer de ce qu’on est en train de vous faire… votre traître de corps apprécie ces caresses monstrueuses ; et réagit en conséquence. À ce moment-là, oui, vous n’avez qu’une envie : vous tuer.

J’ai fini par rompre avec Josh. Je me sentais trop sale, trop coupable ; il méritait mieux. Puis j’ai commencé à coucher avec des garçons pour effacer le souvenir de son contact. Ça n’a jamais marché. Je me suis perdue en route.

À midi, la sonnerie de l’entrée me sort de mes pensées. Je lève la tête, surprise, et souffle sur une mèche de cheveux qui entrave ma vue avant d’aller ouvrir.

— Hey !

Je fais de mon mieux pour rester désinvolte, même si mon estomac se retourne à cette vue. Andrew et Josh me font face, les deux avec un piètre sourire sur le visage. Mon passé en personne ; les deux hommes de ma vie. Je déglutis et me reprends aussitôt :

— Salut, loser. Josh.

— Azalea. Ça fait plaisir de te revoir.

Vraiment ? ai-je envie de demander.

Je hoche la tête et lui retourne le compliment. Le choc passé, je recule et ouvre ma porte en grand pour les laisser entrer. En revenant à Charleston, je m’étais attendue à des insultes, voire à de l’indifférence. Pas à un accueil si chaleureux.

— Que me vaut cet honneur ? plaisanté-je. Laissez-moi deviner. Vous avez entendu dire que la putain de Bishop était de retour et vous avez voulu vérifier par vous-mêmes. Je vous préviens, les prix ont monté en quatre ans.

OK, c’était de mauvais goût. Andrew ne bronche pas, toujours en retrait, tandis que Josh semble tiquer sur la mention de mon ancien surnom. Les deux restent silencieux, signe qu’ils sont embarrassés. Personne ne comprend jamais mon humour, de toute façon…

— Josh voulait passer te dire bonjour, répond finalement Andrew. Voir comment tu vas.

Mon ex-meilleur ami s’assoit sur l’un des tabourets du comptoir de la cuisine, tandis que Josh reste debout. Je l’observe en catimini. Il n’a pas changé. Il arbore les mêmes cheveux blonds en bataille sur des sourcils plus foncés, sauf qu’aujourd’hui il porte une barbe de trois jours. Ça lui va bien.

— Vous voulez boire un truc ?

J’apporte deux Coca qu’ils acceptent et Andrew jette un œil curieux aux papiers qui jonchent le comptoir.

— Alors, continué-je en croisant les bras sur ma poitrine. Que devient le quarterback le plus sexy de tous les temps ? Ça m’étonne que tu sois encore dans ce bled.

Josh sourit faiblement et avale une gorgée de soda avant de hausser les épaules.

— Je suis en fac de droit. Je voulais partir mais… bah, je suis tombé amoureux.

Ah oui, en effet. Je remarque qu’Andrew me fixe, chose qui m’agace. Croit-il que ça va m’atteindre ? J’aimerai toujours Josh, bien sûr, mais d’une douce affection qu’on ne réserve qu’aux premiers amours. Après tout, c’est moi qui l’ai largué comme un malpropre. Je n’ai pas le droit d’être jalouse.

— Qui est la malheureuse ?

— Alyssa, une fille géniale. Elle est serveuse au Royal American, sur Morrison Drive.

— Ils se marient en septembre, intervient Andrew.

— Le mariage ? m’étranglé-je, offusquée. C’est sérieux à ce point-là ?

Josh esquisse un rictus. Waouh, je n’aurais jamais cru un truc pareil. Josh va se marier. Si jeune ! J’ai envie de lui dire de réfléchir, qu’il n’y a pas le feu au lac, mais ce serait déplacé de ma part. Alors je lui adresse toutes mes félicitations.

— Et toi, Aze ?

Je me retiens de sourire en l’entendant m’appeler par mon surnom. Ça fait du bien.

— Je fais des cupcakes dans un salon de thé new-yorkais. Les retraités et les citadines pleines aux as qui organisent des soirées pyjama à la Blair Waldorf sont mon fonds de commerce.

Josh sourit, et il semble se remémorer d’anciens souvenirs partagés. Je me rappelle encore les jours où il me suppliait de lui faire des cheesecakes à la banane. Je cédais toujours, faible que j’étais.

— Ça ne m’étonne pas, tu as toujours adoré manger. Même si je te voyais plutôt chanteuse.

Je grimace.

— D’ailleurs j’ai un ami qui écrit des textes lui aussi. Il te plairait. Le groupe de son frère joue au Royal American. Tu devrais passer, ils sont plutôt bons.

— Ah, le Royal American… dis-je, nostalgique. Je me croyais adulte, en traînant là-bas avec ma fausse carte d’identité.

Je me tais en constatant que Josh ne m’écoute pas. Au contraire, il semble réfléchir à quelque chose de très sérieux. Je le regarde, un sourcil arqué, quand il plisse les yeux d’un air sceptique.

— Aze, tu cherches un boulot en ce moment ?

— Euh, j’ai déjà un boulot.

— Oui, mais à New York. Alyssa travaille au Royal American et ils ne seraient pas contre un peu d’aide pour la période estivale. Si tu veux, j’en parle à Trent, le proprio. Il est cool. Ça pourrait te remplir les poches avant… avant que tu repartes, finit-il en baissant la voix.

Je réfléchis à sa proposition, étonnée de l’attention. Je ne sais pas combien de temps je compte rester et il est vrai que mes économies ne tiendront pas longtemps. Puis avoir un job occuperait mes journées…

— Ce serait sympa. Merci, Josh.

Il m’adresse un sourire radieux, heureux que j’accepte. Cette situation est louche. Pourquoi est-il si gentil ?

— Génial, je vois ça avec Alyssa et Trent au plus vite.

Je souris sans comprendre son comportement. Autant je peux voir qu’Andrew m’en veut, il n’a jamais été doué pour cacher ses sentiments. Mais Josh… Josh est un amour, voilà tout.

Ils sont trop bien pour moi. Ils l’ont toujours été.

Dix minutes plus tard, ils sont prêts à repartir.

— Bon, je suis content que tu ailles bien. À plus, Azalea ! me salue Josh d’un clin d’œil. Ça fait du bien de t’avoir à nouveau parmi nous.

Andrew s’arrête et me regarde longuement avant de dire à Josh :

— Pars devant, j’arrive.

Celui-ci ne se fait pas prier et prend de l’avance. Je connais cette expression sur le visage d’Andrew. Il s’apprête à faire quelque chose qui le gêne et il ne sait pas par quoi commencer. Je croise les bras sur ma poitrine et attends, un sourcil arqué. C’était déjà comme ça à l’époque. Il n’osait jamais me dire les choses parce qu’il était trop gentil.

— Andrew. Si ce sont les prix, que tu veux, ne tourne pas autour du pot.

Il me fusille du regard, ce qui me fait lever les yeux au ciel. Oh, ça va ! C’est moi qui devrais m’offusquer de ces rumeurs, et finalement, je suis la seule à en rire. Ils sont nuls.

— Tu peux faire des blagues sur ça autant que tu veux, je sais que ça te touche.

Cette phrase me fait perdre mon sourire illico. Andrew est effectivement toujours le même. Il s’occupe de choses qu’il ne comprend pas et qui, par la même occasion, ne le regardent pas. C’est gentil de sa part mais je ne lui ai rien demandé.

— T’as beau avoir appris à t’acheter tes propres fringues, t’es toujours aussi mal élevé, ma parole.

Mal élevé, mais pas stupide. Comprenant que j’esquive la question, il secoue la tête d’un air déçu.

— Alors rien n’a changé ?

— Pourquoi devrais-je changer ?

— T’étais mon amie, Aze. Ma meilleure amie dans tout l’univers, précise-t-il en baissant le ton. Même si tu te comportais comme une garce la plupart du temps et que tu me cachais des choses. Je veux dire, c’était déjà le cas quand tu as commencé à devenir populaire, mais après nos seize ans… je t’avoue que je n’ai pas compris. Tu vois Regina dans Mean Girls ? Bingo.

Je rêve ! Je le regarde, bouche bée. Il n’a aucune idée de ce que j’ai vécu ni de la raison pour laquelle j’ai dû me forger une carapace. Ce qui est totalement ma faute, et je le sais, puisque j’ai toujours été trop lâche pour dire quoi que ce soit.

Mais c’est trop tard, maintenant, n’est-ce pas ?

— Et alors quoi ? rétorqué-je avec désinvolture. Tu pensais retrouver la gentille Azalée de quand on était gosses ? Bah tu t’es gouré, désolée d’être une énorme déception pour vous tous. Désolée de ne pas être comme Josh, à vouloir me mettre la corde au cou à vingt-deux ans ! Sérieux, sa copine est en cloque ou quoi ?

Andrew n’a pas l’air d’en revenir. Il secoue la tête, ahuri, et pince les lèvres.

— Pourquoi tu t’efforces d’être une sacrée connasse ? me demande-t-il soudain.

Décidemment, j’en prends pour mon grade, aujourd’hui. Garce et connasse, c’est gentil de sa part. Je devrais dire à Tori de marquer ça sur mon épitaphe.

— Être une connasse m’a sauvée, d’accord ? Si je n’en n’avais pas été une au lycée, je serais sûrement morte à l’heure qu’il est.

Il lève les yeux au ciel comme si j’exagérais. Si seulement il savait…

— Tu sais ce que je pense ?

— La question serait plutôt : en ai-je quelque chose à foutre ?

Il me regarde durement, la mâchoire crispée. Je suis étonnée qu’il me tienne tête comme ça. Même si ça m’agace, je me surprends à être fière de lui.

— Je pense que tu t’efforces d’être une garce pour ne pas que les gens s’approchent de trop près. T’es flippée à l’idée que quelqu’un fasse tomber ton précieux mur, ajoute-t-il en me regardant droit dans les yeux. Sauf qu’un jour, ça arrivera, Azalea. Alors prépare-toi.

Commander Nos Âmes tourmentées