— Qu’est-ce que tu fous ? Avance, c’est ton tour !
Je ne bouge pas d’un pouce, seuls mes yeux oscillent entre l’homme qui vient de parler et la fille qui patiente à côté de moi, en mordant un de ses ongles bleus. J’ai encore du mal à croire que je me trouve là, ce qui rend ma réactivité un peu foireuse.
— Toi, là !
Je regarde deux fois par-dessus mon épaule pour vérifier qu’il ne s’adresse pas à une autre, puis je me retourne vers ce grand brun terrifiant qui pointe un doigt dans ma direction.
— Bordel, tu vas ramener ton cul, oui ? On n’a pas toute la nuit !
Je sursaute comme une gamine. Malgré son regard mauvais, braqué sur moi, il faut que je sois sûre d’avoir bien compris.
— Moi ? je demande d’une petite voix en tapotant un index tremblant contre ma poitrine.
Depuis que j’ai commencé cette folie, il y a eu tellement de filles courant partout que je me suis sentie perdue plus d’une fois. Et maintenant, même si nous ne sommes plus qu’une petite vingtaine, j’ignore si c’est bien à moi qu’il s’adresse.
— Oh putain, on a récupéré une débile ! Évidemment ! Je te regarde et mon doigt est tendu vers toi ! Il te faut quoi de plus ? Que je vienne te prendre par la main ?
Peut-être bien. Depuis quelques jours, je multiplie les épreuves de sélection et je ne sais déjà plus où donner de la tête, alors je ne suis pas contre le fait qu’il me guide.
Lassé d’attendre une réaction de ma part, il approche à grandes enjambées et me tire par le bras dans un couloir étroit avant de pousser mon corps récalcitrant sur une petite scène bien trop éclairée.
Ok, ce n’est pas le gentleman que j’avais espéré !
Je cligne des yeux, grimace sous la chaleur étouffante des spots et fixe les poussières qui volent devant les projecteurs.
Merde, qu’est-ce que je fous là, déjà ? J’aurais sûrement dû écouter Milo et réfléchir un peu plus avant de m’embarquer là-dedans. C’est tout moi, ça : je fonce, et je réfléchis ensuite. Parfois très longtemps après d’ailleurs. Et parfois pas du tout. Mais tant pis, je sais qu’Ingrid est là, quelque part, et même si je ne saisis toujours pas totalement ce qu’est ce Round et pourquoi elle a choisi cette voie, c’est ici que je dois la chercher. C’est la seule piste que j’ai pu obtenir des types louches qu’elle s’était mise à fréquenter quelque temps avant de disparaître. Ils m’ont certifié qu’elle était entrée ici. Ça m’a coûté deux cents billets pour qu’ils crachent le morceau, ces abrutis !
Après avoir vaguement compris dans quoi je m’apprêtais à mettre les pieds, j’ai dû me taper toutes sortes d’entretiens plus glauques les uns que les autres pour pouvoir atteindre cette dernière étape. Vu mon profil, j’ai cru plus d’une fois me faire recaler, mais ils ont dû percevoir ma détermination. Ça, et autre chose que j’aurais préféré garder secret.
— Numéro 16, type caucasien, première main, annonce une voix dans les enceintes.
Première main, sans déconner ? C’est de moi qu’il parle, bien sûr, mais est-ce qu’il est vraiment obligé de leur dire ça comme ça ? Je ne croyais pas me taper une affiche pareille, j’ai envie de disparaître tout de suite dans un nuage de fumée.
J’entends des exclamations et des rires devant moi, mais les lumières sont si fortes que je ne distingue aucun visage, excepté celui d’un Chinois antipathique accoudé à la scène, qui reluque mes jambes comme deux nems au poulet.
— C’est une blague ? raille quelqu’un.
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Pour arriver jusqu’à cette ultime étape, j’ai dû répondre à un tas de questions, me plier à des exigences ridicules et faire face à de nombreux regards surpris. Les recruteurs m’ont bien fait comprendre qu’une fille comme moi n’a rien à faire ici. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que je ne compte pas m’éterniser et encore moins aller jusqu’au bout. J’ai juste besoin d’entrer, pour trouver Ingrid et la sortir d’ici à grands coups de pied.
— Alors, qui prend ? demande la même voix qui résonne partout.
— Qu’elle enlève son tee-shirt d’abord ! hurle un autre dans la salle.
Hein ?
— Numéro 16, mets-toi en sous-vêtements.
Oh bordel ! Plus possible de reculer. Ingrid, je te hais de me pousser à faire ça.
Je retire mon long débardeur et défais la fermeture Éclair de ma jupe en cuir noir. Elle descend difficilement le long de mes cuisses moites. Quand je pense au temps que j’ai mis à me faxer à l’intérieur, je suis dégoûtée de devoir déjà l’enlever. J’espère qu’ils ne me demanderont pas de la renfiler devant eux, sinon ça risque de prendre un bon moment. Je tire dessus en me dandinant et elle finit par tomber à mes pieds. Je me redresse et fixe un point imaginaire devant moi, pour ne pas penser à tous ces yeux qui me reluquent. Pour ne pas écouter ma conscience qui me hurle de quitter cet endroit tout de suite. Sauf que je ne reculerai pas maintenant. Pas avant de l’avoir retrouvée.
— Tourne-toi ! crie une voix toujours masculine sur la gauche.
Je m’exécute en essayant de garder une certaine contenance, priant pour ne pas me tordre une cheville avec ces talons horribles.
— Alors, les gars ?
Autant ne pas me voiler la face, les filles qui sont passées avant moi ont eu bien plus de succès, certaines ont même fait l’objet de gros marchandages. Pour ma part, même le Chinois antipathique qui avait l’air mort de faim finit par tourner les yeux et se renfoncer dans son fauteuil. Adieu ego !
— Bon, très bien, si personne n’en veut, elle part à la pioche.
Quoi ? Comment ça « à la pioche » ? C’est plus fort que moi, je m’imagine déjà nue au fond d’une mine, à piocher comme une malade.
Je me retourne vers la petite salle vitrée, où se trouve celui qui parle dans le micro depuis plus d’une heure.
— Comment ça « à la pioche » ? je crie dans sa direction.
— Ferme-la, 16, sinon tu dégages.
J’entends des rires étouffés et des grognements qui proviennent de tous les côtés. Putain, je ne suis pas une bombe, d’accord, mais enfin quand même ! Je suis presque à poil et en plus j’ai acheté ces sous-vêtements exprès pour l’occasion. La vendeuse du magasin de lingerie m’avait promis que l’effet serait assuré. Hypocrite !
Les lumières de la salle s’allument
sans que je m’y attende et je contracte violemment mon périnée pour empêcher
toute fuite éventuelle. Merde, je m’étais préparée à un public limité et je me
retrouve face à plusieurs dizaines de gars totalement flippants. Oh misère de misère, j’ai encore fait une
connerie !
Le type au micro traverse la foule et me rejoint sur scène, sans m’adresser un regard.
— Choisis un numéro.
Je l’écoute à peine, distraite par les peintures accrochées sur ma gauche que je détaille en grimaçant. Comment cette fille peut-elle se mettre dans une telle position ? Malgré moi, je penche la tête pour essayer de comprendre ce qu’elle fout avec sa jambe comme ça et ce que l’homme qui est peint à côté d’elle est en train de faire. J’y connais que dalle en positions bizarres, mais là, franchement, je me demande si ce n’est pas simplement de l’art abstrait.
— 16, bordel !
Je sursaute encore et me retourne vers le type qui vient de me frapper le crâne avec son micro de malheur.
— Oui ?
— Je t’ai dit de choisir un numéro !
— Oh !
J’attrape la feuille blanche qu’il me tend et fronce les sourcils en lisant une succession de chiffres. C’est pas vrai, y a pas pire que moi pour faire un choix. Déjà au supermarché je n’arrive pas à savoir s’il vaut mieux prendre les céréales miel-chocolat ou les caramel-praliné, alors choisir entre plusieurs numéros, un vrai cauchemar. Mes yeux montent et descendent plusieurs fois sur la feuille qui se soulève sous le souffle impatient de Microman. Je tente un regard vers lui, mais je m’arrête aussitôt en entendant son grognement.
— Putain, mais ils t’ont ramassée où, bordel ? il murmure pour lui-même en secouant la tête.
Ceux qui me fixent depuis la salle commencent aussi à s’agiter, je dois me décider. Le 21 ? Le 25, peut-être ? Le 11, c’est bien ça, non ?
Il finit par m’arracher le papier des mains en jurant et, sans plus réfléchir, je lui hurle au visage un truc incompréhensible.
— T’as dit quoi ?
— Le 9, je répète plus calmement.
Un silence étrange s’installe pendant que le public attend de découvrir l’heureux élu.
— Putain de merde !
Je me retourne vers le type qui vient de gueuler d’une voix rauque en renversant sa chaise, mais je ne vois que son dos large disparaître derrière une porte qui claque avec fracas.
Quand mes yeux se posent à nouveau sur Microman, un sourire diabolique étire ses lèvres.
— Tu vas prendre cher, 16.
Je frissonne, sans oser lui demander si je dois le prendre au sens propre ou au sens figuré. Sans plus de cérémonie, un grand Black m’agrippe le bras, me fait descendre de scène et m’entraîne derrière un épais rideau en velours.
Le baraqué a toujours sa main fermement accrochée autour de mon bras. Avec sa peau noire et la mienne blanche comme neige en dessous, on croirait un gros Oréo. Impossible de ne pas penser au sucre dans un moment pareil. Par contre, il prendrait sûrement très mal que je lui croque un doigt.
— Tu peux lâcher mon bras, tu sais, je ne vais pas m’échapper.
— T’es sûre ? Pourtant, avec un tuteur comme Mas, c’est le moment ou jamais.
— Mas ?
— Le numéro 9. T’as pas tiré le gros lot, gamine. T’es clairement pas son genre de prédilection. J’espère que tu sais dans quoi tu mets les pieds.
Il m’adresse un regard difficile à déchiffrer et j’essaie de deviner ce qu’il pourrait m’arriver de pire que ce que je viens de vivre, dans cet endroit. J’ai toujours aimé me bercer d’illusions, alors autant ne pas penser à ce qui m’attend derrière cette porte. Je vais me contenter de me rappeler pourquoi je fais ça, en espérant que ça ira. J’ai déjà fait le plus dur, j’en suis sûre : réussir à pénétrer ce club sans avoir à coucher avec le type de l’entrée. Montrer un peu mes sous-vêtements, sourire bêtement… Le Round veut des prostituées à formater, je peux jouer le jeu pour y accéder. Je devrais réussir à retrouver Ingrid assez facilement maintenant. Du moins, c’est ce que je veux croire. Le hic, c’est la réaction de ce fameux Mas, tout à l’heure, il n’a pas l’air ravi d’être tombé sur moi. Ce qui risque de rendre tout cela beaucoup plus compliqué.
— On peut entrer ? demande mon garde du corps en passant sa tête par l’entrebâillement d’une porte.
Je n’entends pas la réponse, mais le battant s’ouvre en grand et un type me mate immédiatement de la tête aux pieds.
— On va bien se marrer, je le sens, il ricane en me jaugeant.
J’espère que ce n’est pas Mas, car si c’est le cas, je crois que je vais prendre mes jambes à mon cou, finalement. Ses tatouages lui remontent jusqu’au crâne et des piercings bizarres recouvrent son visage. Je déteste ça !
— Laisse-la entrer Garett, putain. Qu’on en finisse ! gronde une voix derrière lui.
Le percé me fait un sourire à faire trembler un mort et je me pare de mon plus bel air niais. Celui qui affiche clairement que je ne cherche pas d’ennuis, que je suis une gentille fille très innocente. Ce n’est pas vraiment la réalité, mais ça marche à tous les coups pour m’éviter les emmerdes.
— Entre et profite du spectacle, Umar.
Il tape sur l’épaule de mon escort, qui me lâche enfin pour se faufiler dans la pièce.
— Allez entre, 16. Comment tu te sens ? me demande le fameux Garett en posant une main contre mes reins nus.
Le contact de sa paume rugueuse sur ma peau me fait réagir. Putain, ma jupe ! Je réalise à l’instant que j’ai laissé mes habits sur la scène et que, depuis dix minutes, je me trimballe en sous-vêtements comme une dinde de Victoria’s Secret. Ou plutôt deux dindes, vu mes mensurations. Pour le coup, cet ensemble de lingerie est un achat largement rentabilisé !
— Je m’appelle Cadence, je sors sans réfléchir.
— On s’en branle, ferme-la.
Je me retourne au ralenti vers celui qui vient de me cracher ça au visage. Souffle, Cad. Respire ! Ouais, j’ai bien besoin de souffler et vite, parce que quand je croise un regard foncé, bordé de cils fournis et dominé par de larges sourcils, mon oxygène me fait un gros fuck et se barre par toutes les issues possibles. Ce type est juste… terrifiant. Il est plutôt costaud, avec des cheveux bruns épais qu’il a dû raccourcir lui-même et une mâchoire si carrée qu’il doit pouvoir broyer des cailloux au petit déjeuner.
— Approche, il me lance comme un aboiement.
De la même manière qu’avec Microman tout à l’heure, je suis en bug et le regarde avec une hypotonie sévère. Je le fixe sans ciller alors que ses yeux à lui se posent à peine sur moi. Grand bien m’en fasse, il me provoquerait un malaise vagal sans problème, rien que par la dureté de ses traits. De la fumée lui sort par le nez, au sens littéral du terme, et c’est le deuxième verre qu’il descend d’une seule traite. Il a l’air excédé.
Ne voyant aucun mouvement de ma part, il lève son visage vers moi, ses iris perçants filtrant au travers de ses mèches trop longues.
— Tu.Comprends.Quand.Je.Parle ?
Il insiste sur chacun de ses mots, non par prévenance, mais par pure menace. Son ton est des plus tranchants et je sens l’angoisse monter. Pour autant, mon corps refuse d’avancer vers lui, sentant bien qu’il est dans la merde à cause de sa propriétaire complètement inconsciente.
C’est Garett qui finit par enfoncer sa main dans mes reins avec plus de force, pour me pousser dans sa direction. Quand la distance qui nous sépare a presque disparu, je me dégage de l’emprise de Garett et croise les bras sur mon ventre.
Je suis donc à moitié nue, enfermée dans une pièce avec trois gars qui respirent le danger. Je suis une malade mentale !
— Pas trop tôt. Je suis Mas.
Je m’apprête à me présenter à mon tour, mais il enchaîne sans attendre.
— Tu sais pourquoi tu dois m’appeler Mas ?
— Parce que c’est ton nom ?
Il penche la tête dans un tic nerveux.
— Ah mais t’es une marrante en fait, c’est ça ? Hein les gars, on a chopé le gros lot en récupérant une comique dans l’équipe !
Je n’ai pas dit ça pour l’emmerder, c’est juste sa question qui était débile !
Sans que je le réalise, il s’est rapproché de moi dans un geste fluide et son front est à présent presque collé contre le mien. Je sens son haleine de tequila au bord de mes narines et la fumée qui s’échappe à nouveau de son nez me pique les yeux.
— Tu t’es gourée d’endroit, poulette, si tu crois pouvoir agir comme ça avec moi. Tu m’appelles Mas, parce que tu m’appartiens pendant ces quatre prochains mois. C’est plus clair comme ça ? Mas-ter, compris ?
Son doigt ne cesse de tapoter mon front, comme s’il cherchait à y ancrer cette information capitale. Je me mords la langue pour ne pas encore dire une connerie.
— Vraiment ? je réponds sans pouvoir me retenir.
Je réprime une profonde envie de rigoler face à cette explication pour le moins égocentrique. Mas, le diminutif de Master, non mais quel blaireau !
Je n’aurais pas dû répondre ça, mais je crois que l’angoisse, mêlée à tout ce qui se passe, me rend maladroite. J’ai jamais su la fermer quand il fallait.
Je bats des paupières pour chasser mes moqueries et recule spontanément d’un pas lorsque je le sens trop proche, scrutant les profondeurs de mes prunelles. Merde, je crois qu’il a vu qu’au fond de moi j’ai bien failli partir en fou rire.
J’ouvre la bouche pour parler, mais les mots m’échappent quand je sens sa main se faufiler dans mon dos et remonter jusqu’au milieu. Là, il fait sauter mon glorieux soutien-gorge d’un claquement de doigts, libérant mes seins de leurs coques rembourrées.
Machinalement, je passe mon bras devant ma poitrine et lui lance un regard noir. Il recule doucement et un sourire vicieux éclaire son visage antipathique.
— Passons à l’état des lieux. Je te laisse virer le reste.
Hum… c’est-à-dire ? Je ne vais quand même pas enlever ma… Et pourtant, c’est la seule chose qui me recouvre encore un tant soit peu. Quoique…
— Tu parles de mes chaussures ou de ma culotte ?
Il lève les yeux au ciel quand il voit que je suis sérieuse et inspire une longue taffe.
— Ta cu-lotte, il me répond d’un air dégoûté.
J’ai déjà dû me montrer totalement nue, tout au début des sélections. Mais c’était devant une grande bonne femme hermétique à mon humour et accompagnée de six autres filles. À la fin, la moitié a été recalée, et depuis, on ne m’a plus demandé de me déshabiller. J’espérais que ça allait continuer sur cette lancée jusqu’à ce que je retrouve Ingrid. Naïve, moi ?
Je regarde autour de moi, gênée par la présence de Garett et d’Umar. Eux ne semblent pas particulièrement pressés de me voir à poil. Fort bien.
Allez Cadence, tu peux le faire ! Ça pourrait être bien pire. Pense à Ingrid !
Je tire sur l’élastique du seul vêtement qui me reste, passe un doigt en dessous et me fige. Je sens une goutte de sueur dévaler mon dos et disparaître entre mes fesses. Vas-y !
Mon cœur bat si fort contre ma gorge que je pourrais le voir s’échapper entre mes lèvres sans surprise. Merde, je me suis préparée à ce genre d’éventualité. Même à bien pire, à vrai dire. Ça ne devrait pas être aussi difficile. Ça ne doit pas l’être. Ce n’est qu’une petite culotte ridicule qui ne cache d’ailleurs presque rien.
Quand le bout de tissu gris tombe enfin à mes pieds, je rentre mon ventre pour avoir l’air mieux gaulée.
Sans réfléchir, je ferme les yeux quand je le vois revenir vers moi d’une démarche assurée. La seconde qui suit, je sens la fumée de sa cigarette recouvrir mon corps et je sais qu’il est en train de me scanner de la tête aux pieds. Avec le goulot de sa bière, il repousse les mèches qui me tombent sur le visage, tâte mon sein qui frissonne sous la fraîcheur de la bouteille et il continue son analyse en tournant autour de moi comme un fauve prêt à attaquer.
Il reste immobile et silencieux un instant, jusqu’à ce que je l’entende actionner la roulette de son briquet tout près de moi. Sûrement pour s’allumer une énième clope.
J’aimerais garder mes paupières closes, pour faire comme si tout ça n’était pas en train d’arriver. Je ne peux pas être à poil devant ce type qui me fout les jetons. Pourtant, j’entrouvre un œil et baisse la tête vers sa main quand je ne vois aucune cigarette à ses lèvres. Pire, je sens la chaleur de sa flamme irradier dangereusement mon pubis.
— Mais t’es malade ou quoi ? je hurle en le repoussant, manquant de basculer en arrière à cause de mes talons.
Il m’attrape par le coude pour m’empêcher de m’éloigner plus et tire dessus d’un coup sec.
Les autres avaient raison, je vais prendre cher avec ce sale type.
— Ça, dit-il en pointant son doigt quelque part sous mon nombril, c’est la dernière fois.
Je baisse les yeux et regarde mon pubis sans comprendre. Je hausse les sourcils d’un air interrogateur et il me semble voir frémir sa lèvre. Ce n’est pas bon signe.
— Pas de poils, c’est clair ? Sinon, la prochaine fois, j’y mets le feu. Première leçon, les clients n’aiment pas ça.
— Ah bon ? Pourtant j’ai lu que ça revenait à la mode, je réplique innocemment.
— Putain, mais j’y crois pas !
Ses doigts s’enroulent dangereusement
autour de ma gorge et mon souffle m’échappe. Je cligne des yeux plusieurs
secondes et j’essaie de contrôler tout ce qui remonte, aussi bien la nausée que
l’envie viscérale de lui envoyer mon genou entre les jambes. Je repousse de
toutes mes forces les souvenirs attachés à ce genre de geste. Pas ici. Pas ici, je me répète plusieurs
fois.
— Où tu te crois ? T’es rien ici et t’as aucune expérience, alors tu la fermes et tu fais ce que je te dis de faire !
Je sens la chaleur se diffuser sur ma gorge et je n’ai plus envie de lui répondre. Il faut que je me rende compte maintenant dans quoi j’ai accepté de mettre les pieds. L’ignorer ne m’aidera pas à y arriver.
— À partir de maintenant, tu es ma pute en herbe, c’est clair ?
— C’est clair, Mas, je réponds d’une voix monocorde sans le regarder.
— Une vierge, putain. Sérieux, il me manquait plus que ça en ce moment !
Il retourne se servir un shot qu’il avale d’une traite, les yeux fermés et le souffle court.
— Tu peux te rhabiller, Virgin, il crache avec dédain. Umar, va chercher ses fringues et ensuite tu mettras la voiture devant.
Virgin ? Charmant comme surnom. Je ne voulais pas leur parler de ma virginité quand j’ai décidé de les contacter. Qui prendrait au sérieux une vierge qui demande à tapiner ? Même moi je trouve ça complètement barré. Mais ils ont fini par s’en rendre compte, sûrement à la couleur de mon visage quand ils m’ont posé des questions sur le sexe dont je n’ai compris que la moitié des mots. Ou bien quand leur gynéco m’a auscultée pour vérifier que j’étais clean. Apparemment, c’est la première chose qu’il a vue. En même temps, ses autres patientes ont dû être desservies par des bus entiers, logique qu’il fasse si facilement la différence. Finalement, malgré des regards en biais et des échanges houleux entre certains hommes chargés de nous faire passer à l’échelon supérieur, ça n’a pas eu l’air de les rebuter. Pour une raison qui m’échappe, ça les a comme… excités. Le lendemain, ils m’ont annoncé avec un air ultra-sérieux que je devais rester vierge jusqu’à mon premier contrat. Alléluia ! J’ai eu envie de les embrasser sur la bouche pour les remercier !
Umar revient déjà avec mes fringues et me les tend avec un sourire compatissant. Je regarde ma jupe, mortifiée. Mas m’attend, et moi, j’ai les cuisses plus moites que jamais. D’autant que quand j’angoisse, je gonfle. Je tire discrètement sur le tissu pour essayer de l’élargir et passe une première jambe, puis une deuxième. Ok, ça c’est la partie easy du processus. Jusqu’aux genoux, ça passe comme une lettre à la poste. C’est après que ça se corse. La mi-cuisse commence à me faire galérer et mes fesses sont carrément contre l’idée. Impossible. Entre mes tremblements et ma transpiration qui grimpe en flèche, ça ne veut pas passer.
— Qu’est-ce que tu fous, Virgin ?
Je ne lève pas les yeux vers lui et continue à faire de petits mouvements pour faire glisser ma jupe du diable, centimètre par centimètre. Évidemment, si j’avais acheté la taille au-dessus au lieu de me faire des idées !
— Non mais quel boulet !
Dans un mouvement brusque, Mas est sur moi, attrape les bords de ma jupe avec force et la remonte d’un coup sec, me pinçant la peau au passage.
— C’est bon, là ?
— Si c’était un string, tu m’aurais coupée en deux… je marmonne.
Il me lance un regard d’avertissement et attrape mon poignet pour m’attirer à sa suite. Décidément !
— Je suis capable de marcher vite sans me faire traîner à tout-va ! je l’informe, essoufflée.
Il ne m’écoute pas et je fais de gros efforts pour ne pas me briser les deux chevilles.
L’air frais me surprend tout à coup quand la porte devant nous s’ouvre à la volée, sur une ruelle éclairée. Sans que j’aie le temps de me rafraîchir un peu dans la nuit, Mas ouvre une portière noire, me fait passer devant lui et pousse sur mes fesses d’un coup sec.
Résultat, me voilà à quatre pattes sur la banquette arrière d’une voiture, avec une jupe qui me scie de tous les côtés et une peur au ventre que je n’arrive plus à contenir. Je donne le change, mais je suis terrifiée. Et en colère.
Je me redresse et boucle ma ceinture sans le regarder.
Quatre mois, le compte à rebours est désormais lancé.
Peut-être moins si j’y arrive. Peut-être plus si je sombre.
Je suis excédé, mais j’arrive encore à me contrôler en la poussant à l’arrière de ma voiture. Je ferme les yeux sur sa position ridicule et claque la portière sur son cul offert.
Je fais signe à Umar d’attendre deux minutes et m’éloigne du véhicule pour rejoindre Garett, appuyé contre un mur.
— Mais quelle connasse ! Merde, elle pouvait pas choisir quelqu’un d’autre ?
Je balance un coup de pied rageur dans une poubelle débordante qui s’envole et passe tout proche du visage de mon pote.
— Hey Mas, du calme !
— Rha ! Je suis vraiment un guignard à la con !
Je garde la tête baissée, pour tenter de retrouver un rythme cardiaque plus maîtrisé.
— Désolé pour toi, mec. T’as vraiment pas de bol, sur ce coup-là.
— C’est pas possible, bordel, y a un truc en ce moment pour que le cosmos entier se ligue contre moi ! J’peux pas me foirer, ils m’attendent au tournant. Et avec elle…
— Rentre chez toi, Mas. Laisse la nuit passer et attends de discuter avec elle demain matin quand t’auras calmé tes nerfs. Je suis sérieux, si les recruteurs l’ont gardée, c’est qu’elle a su les convaincre. Fais pas ton borné, allez.
— Mais elle est vierge, putain !
— Ça fera une nouvelle ligne sur ton CV, il réplique en se marrant.
— Splendide… je lâche amer.
Je lui adresse un doigt d’honneur en marchant vers la voiture et m’engouffre à l’arrière sans un mot. Umar démarre et nous nous enfonçons dans la nuit.
Après plusieurs minutes de silence, mon regard dévie sur la silhouette qui m’accompagnera partout désormais. Elle est calée contre la portière et son visage est collé à la vitre recouverte de buée.
Je fais la grimace en la
regardant. Une vierge ! Ça c’est
un délire qui me débecte. Comment peut-elle se pointer ici et vouloir entrer
dans le Round sans même connaître le goût d’une bite ? Qui sont les
abrutis qui l’ont laissée aller jusqu’au bout des sélections ? Le Round
forme les meilleures putes du pays et cette nana n’y connaît rien ! J’ai
une réputation à redorer, bordel de merde. Et avec une fille comme elle, je vais
devoir redoubler d’efforts. J’en voulais une à modeler rapidement et je me
retrouve avec une gamine sans expérience, gauche et même pas assez jolie. Une
vierge que je vais devoir surveiller comme de l’huile sur le feu, si je ne veux
pas la voir s’enfuir au premier coup dur.
Je détourne les yeux et fais glisser un doigt rageur sur l’écran de mon téléphone, tout en allumant une cigarette. Je viens de recevoir la fiche numéro 16 – sa fiche – et je secoue la tête devant ce visage rond qui me sourit sur la photo. Non mais vraiment, qu’est-ce que cette fille vient foutre ici ? Je parcours les infos à son sujet et j’ai envie de me jeter du véhicule en marche quand je lis l’annotation en rouge, tout en bas : « Miser sur sa virginité ». Ça me donne envie de gerber.
J’avale ma salive et trie le reste de mes messages, soulagé de n’avoir aucune nouvelle d’eux depuis la semaine dernière. Pourvu que ça dure !
Je l’entends bouger contre le cuir de la banquette et quand un parfum fruité atteint mes narines, je tourne la tête vers elle par réflexe. Elle doit sûrement sentir le poids de mon regard sur sa nuque parce qu’elle décolle son front de la vitre et se met à me dévisager en silence. Pour la première fois depuis son entrée sur scène, je la fixe plus longuement. Elle ne ressemble en rien aux nanas qui viennent ici habituellement. Avec ses cheveux épais ordinaires et ses courbes trop prononcées pour le business, elle va se faire bouffer. Ou buter. Son seul atout, c’est sa paire de seins parfaits.
J’en voulais pas de cette nana, j’ai les boules.
— Je vais t’expliquer brièvement ce qui va se passer pour toi à partir de maintenant, je commence en écrasant ma clope dans le vide-poche. On a quatre mois à passer ensemble, ça peut être long et court à la fois, tout dépend de toi.
— Ok.
— Je ne veux pas savoir qui tu es maintenant, ni celle que tu étais avant d’entrer dans cette voiture, c’est bien clair ?
— Euh… pas vraiment.
Je soupire et enfonce mes ongles dans mon poing.
— T’as l’air de débarquer tout droit d’un autre pays. Tu sais ce que ça veut dire au moins d’être une pute du Round ?
— Hum, elle se contente de répondre en hochant la tête sans rythme.
Elle va me donner du fil à retordre, je le sens.
— Ce qui fait le prestige des filles qu’on propose, c’est la manière dont elles sont façonnées. L’aisance avec laquelle elles répondent à ce qu’attendent leurs acquéreurs. De vraies poupées. Nos clients ne veulent pas de la pute qui traîne au coin de leur rue, ni de celle qui croit être une pute de luxe alors qu’elle n’est rien. Le luxe, c’est nous qui le taillons. On ne vend pas uniquement des corps, on façonne des esprits. Bientôt, tu ne sauras pas juste répondre à un besoin, tu seras la réponse au besoin de celui qui paiera le plus pour t’avoir.
— Si je comprends bien, c’est ton job, ça, pas vrai ? Façonner, insiste-t-elle en imitant des guillemets avec ses doigts. C’est ce que tu comptes faire avec moi pendant ces quatre prochains mois ?
— C’est l’idée, je gronde en la toisant. Mais ne te fie pas à la manière dont je t’expose tout ça. Ce ne sera pas une partie de plaisir pour toi. Pas avant que tu sois prête. Parfaite. Peut-être que là, tu aimeras ça.
Elle se retourne complètement vers moi et la première chose qui me frappe, maintenant que je la vois de plus près, c’est à quel point elle a un air doux. Soudain, mes instincts ont le poil qui se hérisse et je sens monter du plus profond de moi l’obligation de piétiner cette douceur pour en extraire un jus de noirceur.
C’est ce que je fais pour gagner ma vie. Pour gagner sa vie.
— Sans blague… je l’entends marmonner. Ça avait pourtant l’air tellement cool dit comme ça.
Je cligne des yeux devant sa réplique et je me rends compte que j’ai avancé vers elle, en la voyant se coller à la portière.
— Virgin, j’articule en regardant au fond de ses yeux la lueur de défi qui vient de s’éteindre. Deuxième leçon : tu la fermes.
Ma voix s’est faite plus grave et je suis presque sûr que mes lèvres se sont un peu retroussées. Elle déglutit et acquiesce en tirant sur sa ceinture de sécurité pour mieux respirer.
— Donc, je poursuis sur un ton froid, après ces quatre mois de formation intensive, tu seras vendue au plus offrant. On parle d’un marché de luxe, Virgin, les clients paient des sommes exorbitantes pour acquérir un produit parfait. Enfin, dans ton cas, j’peux rien promettre encore, je crache en la regardant de biais.
J’ai lâché ça de la manière la plus désagréable possible et je n’ai même pas eu à me forcer. Je la surprends en train de lever les yeux au ciel et de grimacer comme une gosse de quatre ans.
Seigneur, je vais en chier… Depuis cinq ans que je fais ça, je n’ai jamais vu une calamité pareille. Et ça fait seulement une heure que je suis son tuteur… J’ai l’impression d’avoir écopé d’une adolescente à baby-sitter.
Je tire sur le col de ma chemise et humecte mes lèvres gercées. Heureusement, quand j’en aurai fini avec elle, son insolence aura disparu. Il ne restera que la pute soumise et lucrative.
— C’est une grosse responsabilité, j’essaie de continuer en ravalant mes nerfs. Les putes, c’est pas ce qui manque par ici, n’importe qui peut se faire sucer pour trois billets au fond d’une rue. Ce n’est pas ce que j’attends de toi. Ce n’est pas ce que le Round attend de toi.
Je lorgne sur ses réactions, mais elle reste silencieuse et concentrée sur mes mots.
— Au Round, on ne propose pas n’importe quelle pute, je veux que tu le comprennes dès maintenant. L’argent qui se brasse ici appelle des sacrifices. Si tu n’es pas prête à les faire, ça se passera forcément mal entre nous. Vraiment mal.
— Je ne ferai pas machine arrière, si c’est ce que tu insinues, elle lâche avec une force soudaine.
— On verra, je laisse tomber désabusé. Les enjeux financiers sont sans limites, Virgin. Ce sont eux qui régissent ta vie, maintenant, compris ? Eux et moi, je conclus en me frottant les mains.
Un silence lourd de questions flotte entre nous et je suis pendu à son visage, tant il reflète tout ce qui lui passe par la tête.
— Pose tes questions maintenant, je lance en la sentant pleine d’interrogations. Plus vite on mettra les choses à plat, plus vite on avancera.
Elle réfléchit, mord l’intérieur de ses joues et articule des paroles muettes en regardant l’appuie-tête. Cette fille est folle, ma parole.
— Quand les quatre mois sont écoulés, elle commence enfin en pesant ses mots, qu’est-ce qui se passe pour elles ? Enfin, pour nous ! Je veux dire, on devient quoi exactement ?
— Tout dépend de ton contrat, mais en général, les premières années tu tournes sur le pays. Si tu crois pouvoir te retrouver de suite à Hawaï, à te faire sauter dans un hôtel 5 étoiles six jours sur sept, tu te plantes. Ce sont les clients qui viennent jusqu’aux prostituées. Le Round n’aime pas voir ses filles s’éloigner.
Je m’attends à la voir pâlir, mais elle semble au contraire comme soulagée par ma réponse.
— Elles vivent où, dans ce cas ? elle poursuit.
— Chez elles, j’imagine, je rétorque sur un ton qui témoigne de mon désintérêt total. J’m’en tape pas mal, tu sais. Quand la formation est terminée, je touche mon chèque, et ensuite hasta la vista, j’ai plus besoin de savoir où vous créchez.
Elle reste pensive un instant, puis plonge ses yeux dans les miens avec une intensité tangible.
— T’as eu combien de filles avant moi ?
— T’es la 16e.
— Hum, numéro 16, on était faits pour se rencontrer, elle ricane en remettant ses cheveux derrière ses oreilles.
— Si tu le dis…
— Combien de filles compte le Round, en tout ? elle continue à m’interroger.
Merde, elle commence à me gonfler avec toutes ses questions !
— Ici à Reno ou dans tout le pays ?
Elle semble surprise par l’étendue du rayon d’action de cette organisation et mord sa lèvre avec cette naïveté énervante. Est-ce qu’elle a conscience de l’endroit où elle a mis les pieds, bordel ?
— À Reno, elle souffle sans me regarder.
— Difficile à dire, je tiens pas les comptes. Mais à vue de nez, je dirais que depuis que j’y bosse, j’ai vu entrer pas loin de cent cinquante filles.
— Oh quand même, elle rétorque, surprise. Tu parles de celles qui entrent, mais qu’en est-il de celles qui sortent ?
Je fronce les sourcils et me renfrogne. Elle remarque mon changement d’attitude quand elle relève les yeux vers mon visage.
— Quoi ? elle s’empresse d’ajouter. Je ne pensais pas qu’il y avait autant de filles, c’est tout. Entre celles qui sont trop vieilles et celles qui abandonnent… Je cherche juste à estimer la concurrence au plus juste !
— Personne ne quitte le Round, Virgin… Maintenant fous-moi la paix jusqu’à l’arrivée.
— Mais je…
Je lui lance un regard lourd d’avertissement qui l’interrompt. S’il y a bien un sujet à ne pas évoquer avec moi, c’est celui-là. Elle s’agite comme si sa dernière question lui brûlait les lèvres, mais je l’ai assez entendue.
J’ai préféré faire le point avec elle sur les grandes lignes du Round, mais qu’elle n’imagine pas que nos conversations ultérieures seront aussi étoffées. C’est le genre de truc qui fait dévier de l’objectif et il n’est pas question que je perde mon but de vue. Alors si elle croit être tombée sur un gentil tuteur prévenant et maternant, elle se goure bien comme il faut. Je suis probablement l’un des pires, à présent.
Je me cale dans le siège, porte une clope à mes lèvres en regardant défiler les rues derrière la vitre.
Elle et moi, ça va durer quatre mois. Elle ne le sait pas encore, mais elle va vivre l’enfer. Malheureusement pour elle, elle devra payer pour leurs erreurs.
Qu’est-ce que j’ai fait ?
Pour ne pas céder à la crise de panique qui menace de s’emparer de moi à mesure que Master m’en apprend plus sur le Round, j’ai besoin de me répéter encore et encore le pourquoi de ma présence ici. Pourquoi j’ai pris la décision de quitter mon travail pour monter sur cette scène, de me dénuder devant ce type imbuvable et, enfin, de grimper dans cette voiture qui file dans la nuit.
« Personne ne quitte le Round, Virgin… »
Je frissonne encore en répétant sa phrase dans ma tête. « Personne ». Pourtant, je suis bien décidée à ne pas traîner dans le coin trop longtemps, encore moins à laisser quelqu’un traîner dans mes recoins. Je ne comprends pas cette menace sous-jacente. Je suis ici de mon plein gré – Seigneur, quand j’y pense ! –, je ne vois pas ce qui pourra m’empêcher de m’en aller une fois Ingrid retrouvée. Il y a bien assez de filles dans ce bordel pour qu’une vierge disparue attire l’attention.
Depuis que mon « tuteur » a cessé de répondre à mes questions, mon front s’est remis à taper doucement contre la vitre humide. Je fais le point mentalement sur les informations obtenues et la chose qui prime, c’est le sentiment de soulagement que ça m’inspire. Mas a dit que les filles du Round ne s’éloignaient pas. C’est une bonne nouvelle pour moi ! Pendant un bref instant, en l’entendant parler de clients ultra-riches, j’ai eu peur qu’Ingrid ne soit à des kilomètres d’ici, totalement hors de portée. À priori, elle est bien dans le coin, c’est déjà une info capitale. Le fait de rester aux alentours de Reno atténue mes angoisses et facilitera mes recherches. Enfin, j’espère.
Je l’entends remuer, souffler pour la énième fois, et je sens à nouveau son regard noir sur ma nuque. Sa présence prend tout l’espace dans l’habitacle et même si, sous ses airs de pitbull, il est beau garçon, rien de ce qui émane de lui n’est agréable. Je n’arrive pas à déterminer clairement quels sont les sentiments qu’il m’inspire. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il me met mal à l’aise. Il a tout d’un prédateur. Il a l’air si imprévisible et inaccessible, c’est perturbant. En même temps, il est supposé me former à la haute prostitution, logique qu’il me donne mal au bide.
— On est arrivés, Virgin.
Je secoue la tête et me retourne vers lui, surprise. Je jette un coup d’œil rapide par-dessus le siège conducteur, un peu perdue. Je suis incapable de dire combien de temps s’est écoulé depuis la sortie du club. Enfoncée dans mes pensées, je n’ai même pas vu qu’on s’était arrêtés de rouler et je ne l’ai pas non plus entendu sortir de la voiture.
À l’extérieur, une main posée sur le toit et sa tête brune penchée dans l’habitacle, il me scrute si intensément que mon ventre se contracte. J’en ai croisé à la pelle des types louches et dangereux, et pourtant, celui-là m’inspire quelque chose de plus fort que les autres. Rien à voir avec sa chemise noire, son jean centenaire ou ses boots en cuir. Ça se joue dans son regard, dans cette lueur qui brille sous les réverbères.
— Allez, il s’impatiente.
Je m’extrais de la voiture dans un bruit de succion, mon corps toujours aussi moite d’appréhension. Je regarde sur ma gauche, puis sur ma droite, et je lève finalement la tête vers le bâtiment qui me surplombe, incapable de reconnaître dans quel endroit de la ville je me trouve. Quelle bourrique, j’aurais au moins pu repérer l’itinéraire !
— Où est-ce qu’on est ? je l’interroge.
— Chez moi.
— Oh…
L’endroit est désert, peu éclairé, et les voisins ne sont pas nombreux au kilomètre carré. De l’extérieur, la bâtisse ne semble pas très grande et je n’ose imaginer ce qui m’attend entre ces murs. Je me suis promis de ne pas reculer avant d’avoir les réponses que je suis venue chercher, alors je repousse les images sinistres qui viennent percuter mon front plissé.
Le coffre se referme dans un claquement fort et mon sursaut manque de me faire trébucher. Encore. Vivement que je retire ces chaussures de malheur qui finiront par avoir raison de moi. Ce n’est pas le genre de danger auquel j’avais pensé, mais je suis en train de changer d’idée.
C’est Umar qui me rattrape par le coude, un regard patient imprimé sur son visage sombre. C’est le premier homme du Round qui ne m’inspire pas de crise de spasmophilie. Il a l’air gentil, alors je lui souris et jette un coup d’œil rapide vers Mas, priant pour qu’il n’ait rien remarqué. Mais je comprends vite à son air pincé que ça ne lui a pas échappé. Pire, il n’arrive déjà pas à me supporter.
Fais un effort, Cadence ! je hurle dans ma tête en serrant les poings.
Ses yeux sombres croisent les miens et les emprisonnent dans un étau glacé. Mes poumons ratent plusieurs inspirations et mes ongles griffent l’intérieur de mes mains. Je tente un léger sourire pour désamorcer cet échange silencieux, mais il a déjà tourné la tête vers la porte d’entrée et passe devant moi dans un mouvement brusque qui fait voler mes cheveux. Je les décolle du reste de gloss bon marché qui recouvre mes lèvres.
— Charmant, je murmure dans la nuit en regardant à nouveau les alentours.
Ce quartier est lugubre, sale et puant. Il me tarde de retrouver la quiétude de mon appartement. Même mon taré de voisin me fait moins flipper que cet endroit. Maintenant que j’y pense, je n’aurais pas imaginé Master vivre dans un endroit comme celui-ci. En tant que tuteur du Round, je l’aurais plutôt vu dans une baraque chic, à la hauteur de ce business écœurant. Peu importe, il peut bien vivre où il veut. Tout ce que j’espère, c’est que cette entrevue chez lui ne va pas s’éterniser, parce que j’ai un besoin viscéral de me réfugier dans mon lit, en position latérale de sécurité.
— Dépêche-toi de rentrer, Virgin. Crois-moi sur parole, t’as vraiment pas envie de croiser le voisinage. Encore moins en pleine nuit.
Un frisson se faufile le long de ma colonne vertébrale et je cours dans sa direction. Ou du moins, je trottine jusqu’à lui du mieux que je peux avec mes talons inconfortables.
Un monte-charge des plus clichés nous attend au fond de l’entrée et je m’engouffre à l’intérieur sans respirer. Des relents d’urine m’entourent et des graffitis plus ou moins artistiques recouvrent les murs. J’ignore les énormes pénis illustrés qui disparaissent dans des bouches rouges béantes et me concentre sur le reste. Là où je vivais plus jeune, j’avais l’habitude des murs recouverts de tags. Dans un sens, ça devrait me rassurer, cet élément presque familier. Mais le bruit des mécanismes et des rouages qui grincent est trop angoissant et quand la grille coulisse enfin, mes jambes ne veulent plus écouter les ordres de mon cerveau. Elles refusent tout mouvement, sauf ceux qui sont provoqués par leur tremblement désespéré.
Je regarde Mas avancer dans un couloir dégueulasse, mais je suis toujours collée contre la paroi douteuse, figée entre deux sexes colorés. Un zombie ou un serial killer psychotique pourrait se jeter sur moi que j’en serais à peine étonnée.
Mas sort un trousseau de clefs de sa poche arrière, ouvre une grande porte bordeaux d’un mouvement sec et se retourne enfin. Quand il se rend compte que je n’ai pas bougé d’un poil, je m’attends à le voir arriver comme une furie et m’arracher le bras pour me taper sur le crâne avec. Mais contre toute attente, il baisse les yeux vers le sol, secoue la tête de dépit en empoignant ses cheveux et vient me chercher avec plus de calme que je ne l’en aurais cru capable.
— Allez viens, Virgin. Le timing est serré, surtout vu que tu… Bref, on doit commencer les choses sérieuses.
Je le regarde droit dans les yeux, puis je finis par faire descendre mon regard sur sa paume ouverte. Comme si j’avais le choix…
— C’est parti mon kiki, je réponds en glissant ma main dans la sienne.
Sa poigne est puissante et presque rassurante. Il m’entraîne à sa suite et je suis certaine de l’entendre soupirer. Nous venons à peine de nous rencontrer et je sens déjà qu’il a du mal à me supporter. Si Ingrid était avec moi, je saurais quoi faire. Il n’y a qu’elle qui ait toujours su me canaliser, elle est la seule sur laquelle je pouvais m’appuyer pour m’en sortir. Sauf que je ne sais pas où elle est et sans elle, c’est plus fort que moi, je n’arrive pas à être comme ces filles calmes et distinguées qui respirent la grâce. Pour ma part, je suis toujours en train de faire des bourdes, de dire des trucs inadaptés, et j’ai en moi plus de graisse que de grâce. Ça m’a valu des ennuis par le passé et c’est Ingrid qui m’en a sortie. Alors je sais sans l’ombre d’un doute que je suis le cocktail idéal pour faire péter les plombs à un type comme Mas. Je suis même étonnée de ne pas avoir un sac en plastique sur la tête ou un bâillon pour me faire taire. Je sais qu’il en a envie.
Il referme la porte derrière nous, tourne plusieurs verrous et accroche la petite chaîne. Je regarde cette issue qui vient d’être scellée. Comme pour empêcher l’enfer d’entrer ici. Ou peut-être d’en sortir.
Je finis par me détourner de la porte close, réalisant seulement maintenant qu’Umar ne nous a pas suivis.
— Demain on ira t’acheter de nouvelles fringues, lance Mas en jetant ses clefs et son portable sur une console en fer.
Je le regarde traverser le salon sans oser le quitter des yeux, comme s’il allait se jeter sur moi d’un instant à l’autre.
— J’ai bien des trucs ici, il poursuit en ouvrant le réfrigérateur. Mais j’crois pas que ça t’ira.
Bam. Mange-toi ça dans les dents, Cadence. Non mais merde à la fin ! Je n’ai pas la taille mannequin, d’accord, mais je suis grande et plutôt bien répartie !
— Ok, je me contente de répondre pour ne pas l’énerver.
Il semble être plus calme que tout à l’heure et je ne tiens pas à ce que ça change.
— J’te conseille d’aller te coucher, tes journées vont être chargées à partir de demain et tes nuits plus encore.
Je ne cherche pas à comprendre ce qu’il sous-entend. De toute façon, je ne compte pas rester assez longtemps avec lui pour le découvrir. Par contre, un point crucial me questionne à l’heure actuelle.
— Du coup, pourquoi tu m’as fait venir ici au lieu de me ramener directement chez moi ?
La tête dans le frigo, il ne prend pas la peine de se retourner vers moi pour me répondre.
— J’arrive pas à déterminer si t’es profondément débile ou juste trop naïve.
— Pourquoi tu dis ça ? je rétorque tout à coup sur la défensive.
— Parce que tu ne rentreras pas dans ta piaule. C’est ici, chez toi, maintenant.
— Pardon ? je m’étrangle. C’est hors de question ! Et mes affaires, mon sac, mon téléphone ? Personne ne m’a dit que je devrais vivre ici avec toi !
Tous ces mots sont sortis bien trop vite de ma bouche et je sais que le ton que je viens d’employer va m’attirer des ennuis.
Bingo !
Il claque la porte du frigo si fort que les bouteilles à l’intérieur se heurtent avec fracas. Il prend une inspiration qui ressemble surtout à un grognement et traverse le salon à grandes enjambées. Droit sur moi.
— Mais d’où tu sors, bordel de merde ? il explose à quelques centimètres de mon visage. Comment t’as pu te retrouver là ? Putain, j’ai jamais vu ça ! Est-ce que tu sais au moins ce que tu fais ici ou t’as vu de la lumière au club et t’es rentrée ?
Je recule de deux pas, pour éviter de loucher tant il est près. Et pour respirer un autre air que celui qu’il expire.
— Évidemment que je sais pourquoi je suis là, je bougonne le feu aux joues. C’est juste que je ne vois pas pourquoi je ne peux pas continuer à vivre dans mon appart.
Il réduit à nouveau la distance déjà infime qui nous sépare et son regard redevient obscur. Je suis passée au crible par deux billes aussi noires que du pétrole. Un pétrole épais et collant dans lequel je m’embourbe irrémédiablement.
Il attrape la pointe d’une de mes mèches de cheveux, tire dessus d’un coup sec, puis l’entortille autour de son doigt, comme un putain de malade fétichiste de la pointe sèche.
— Quand je t’ai dit que tu étais à moi pendant ces quatre prochains mois, j’étais sérieux, Virgin. Et quand quelque chose m’appartient, je ne le laisse pas filer. Jamais. Si on imagine que ta vie se résume à ces seize prochaines semaines, alors comprends bien que toi et moi, c’est pour la vie. C’est compris, chérie ?
Il insiste sur ce dernier mot, qui résonne à mes oreilles comme la pire des menaces. Et je réprime un frisson d’horreur. J’espère que ma vie, aussi monotone et futile soit-elle, durera plus que quatre mois. Je sais que j’ai pris de gros risques en venant ici, en entrant dans cette organisation répugnante, mais je ne ferai pas machine arrière.
Alors je ne cherche même pas à polémiquer. J’étouffe la petite voix en moi qui s’époumone devant cette tournure que je n’avais pas anticipée. Je suis en train de comprendre que tout va être bien plus compliqué qu’espéré. Surtout si Mas reste sur mon dos. J’ai le doux espoir que ma virginité sera un gage de sécurité.
— Tu peux me montrer ma chambre, dans ce cas ? je lui demande en me mordant la langue de toutes mes forces.
— Je préfère ça. Suis-moi.
La bâtisse, qui semblait être de taille plutôt moyenne, est finalement bien plus grande vue de l’intérieur. C’est une sorte de grand loft à l’état brut. Les murs en imitation brique et le sol en béton ciré donnent un côté froid, et pourtant, je suis surprise de retrouver quelques touches de chaleur ici et là. Mais j’ai à peine le temps de m’y attarder que le pouce et l’index de Mas claquent devant mon visage inattentif.
— Allô !
— Oui ?
— Ta chambre ! Là !
Hésitante, je le dépasse et avance dans cette pièce qui est loin de ressembler à ma chambre. Chez moi, tout est coloré, lumineux et gai, alors qu’ici, tout est sombre et froid. Et cette chambre l’est plus que tout ce que j’ai déjà pu apercevoir. Quelques éléments attirent mon attention : un matelas posé sur un sommier au fond contre le mur, de vieux vestiaires en guise de penderies et, summum du mauvais goût, une longue barre de pole dance dans le coin opposé. Brillante. Menaçante.
— T’as une salle de bain attenante là-bas. À demain.
Et sans que j’aie eu le temps de lui demander si j’avais éventuellement le privilège de pouvoir grignoter un truc, il referme la porte, qui me claque en plein visage.
— Quel connard ! je jure la bouche presque collée au bois.
Le battant s’ouvre à nouveau et je me retrouve face à face avec Mas. Merde.
— Tu disais, Virgin ?
— J’ai dit « qu’il est tard ! », je réponds en faisant mine de m’étirer dans un bâillement exagéré.
Le tout, sans me dégonfler, alors qu’au fond de moi, il me fait vraiment flipper.
— Mais bien sûr.
Il disparaît à nouveau derrière la porte, qu’il repousse avec moins de force que précédemment, et je lâche tout l’oxygène qui s’était coincé dans ma gorge. Je me recule et fais le tour de la pièce, au bord de la nausée. Un peu de linge a été balancé sur le lit, une bouteille d’eau est posée par terre et de vieux bouquins sont empilés sur une table de chevet hideuse.
Bienvenue chez toi, Cad !
Je m’assois sur le bord du lit et, parmi le linge à ma disposition, j’attrape un short gris clair et un débardeur assorti. Je me laisse tomber, allongée sur le matelas, tout en me demandant comment je vais pouvoir dormir en étant si peu couverte. En imaginant que je trouve le sommeil, évidemment.
Mon Dieu, si Milo savait ! Mon meilleur ami a dû quitter le pays pour quelques semaines, mais avant de partir, il a essayé de me convaincre d’abandonner cette folle idée et je lui ai laissé croire qu’il avait su me faire changer d’avis. Quel idiot ! Il me connaît, pourtant. Il sait que certaines choses comptent plus que tout pour moi. Il y en a deux, en fait : lui et Ingrid. Les deux piliers de ma vie. Trois orphelins qui ont grandi dans le même foyer, sans jamais être séparés, ça rend… fusionnels. Je sais qu’il sera fou de rage s’il apprend ce que je suis en train de faire, mais pour Ingrid, je suis prête à tout. Sans elle, la gamine paumée et fragile que j’étais n’aurait pas survécu. Elle m’a rendue forte, je lui dois celle que je suis aujourd’hui et c’est pour ça que je suis là. J’ai le pressentiment insidieux qu’elle a des ennuis et faire semblant de mettre mon corps en jeu pour avoir de ses nouvelles n’a pas d’importance. Je ne peux pas lutter contre ce lien qui nous unit et qui n’a pas de prix.
Je tourne la tête vers la petite salle de bain et trouve une motivation insoupçonnée pour me relever et me déshabiller. Enfin débarrassée de ma jupe et de mon débardeur, je file sous la douche sans regarder le reflet du miroir. Je n’ai pas envie de croiser mon regard. Ça ne ferait que me faire douter. Alors sans attendre que l’eau monte en température, je me jette sous le jet et laisse tout ce qui me colle à la peau se détacher et disparaître dans le siphon.
Je crois que la réalité du Round est plus tortueuse que les plans que j’avais tirés. Je vais devoir faire taire Cadence si je veux devenir l’une des leurs. C’est le seul moyen d’y arriver. J’ai déjà compris sans peine que je n’ai pas le profil pour m’en tirer sans dommages. Je dois faire un effort.
Je frappe du poing contre le
carrelage blanc. Comment a-t-elle pu
faire ça délibérément ?
Ce n’est que le début et elle me fait déjà vriller. C’est notre première vraie journée de travail et j’ai déjà envie de m’en débarrasser.
J’inspire et j’expire, mais ça ne suffit pas à me calmer. Garett avait tort, la nuit qui vient de passer ne m’a pas apaisé. Bien au contraire ! Et même si je m’étais levé calme et disposé, elle aurait tout ruiné juste à cet instant.
— Entre là-dedans, Virgin ! j’ordonne, au bord de la crise de nerfs.
— Je t’ai dit non !
— Bordel, entre ou j’te jure que je vais en venir aux poings.
Elle hésite, je le vois au fond
de ses yeux. Putain mais cette meuf est
une vraie tête de mule !
— Pas les cheveux. Ce que tu veux, mais pas mes cheveux, elle me supplie en plaquant ses mains sur son crâne.
Je n’aime pas les négociations, encore moins avec ces putes, ou pseudo-pute dans son cas. Pute de rien du tout, même. Alors j’attrape son bras, lui tords en deux dans le milieu du dos et colle ma bouche à son oreille.
— Ne me pousse pas à bout, Virgin. Tu n’aimerais pas le résultat. Tu fais ce que je te dis, tout ce que je te dis, que ce soit bien clair.
Sur ce, je pousse la porte du salon de coiffure d’un coup d’épaule brutal et la tire à ma suite. Je connais bien l’endroit, c’est toujours ici que je les ramène pour démarrer. Si certains tuteurs ne sont pas contre l’idée de conserver l’ancienne apparence de leurs protégées, moi je suis de ceux qui préfèrent les remodeler totalement.
— Mas !
— Salut Britney.
— Ta nouvelle pouliche, à ce que je vois, elle enchaîne en haussant ses sourcils parfaitement épilés.
— Un putain d’âne, tu veux dire !
Elle lance un regard méprisant vers
Virgin qui ne le remarque même pas. Sa tête est baissée et sa respiration
saccadée. Merde, il ne me manquait plus
qu’une phobie des coiffeurs pour parfaire son portrait !
— Comment elle s’appelle, celle-là ?
— V…
Britney sent mon hésitation et plisse ses yeux trop fardés. En public, j’ai tout intérêt à ne pas encore dévoiler cette particularité. Les rumeurs et autres moqueries auront vite fait de se répandre, mais pour l’heure, je dois d’abord savoir comment je vais utiliser cette merde niveau business. Alors je préfère fermer ma gueule, parce que certains vont se faire un malin plaisir à plomber un peu plus ma réputation dès qu’ils sauront. Au Round, personne ne veut d’une putain de vierge, c’est clair !
— Gin, elle s’appelle Gin.
En entendant son nouveau surnom, celle-ci redresse un visage perplexe vers moi et me lance un regard qui, pour la première fois, est difficile à déchiffrer.
— Assieds-toi là.
Elle obéit sans un mot et je me demande vraiment ce qu’il lui arrive, elle qui ne semble pas du genre à savoir la boucler. Rien que ce matin, j’ai bien failli l’enfermer dans sa chambre pour qu’elle arrête de me saouler de paroles avant même que j’aie bu mon café.
— Tu veux quoi, Mas ? me demande Britney en pinçant la bouche.
Je regarde le reflet de Virgin dans le grand miroir qui nous fait face. Elle fait la gueule. Sérieux ? Elle boude parce qu’elle refuse que je touche à sa masse de cheveux informe !
— Elle a besoin d’une bonne épilation, genre carrément intégrale. Mais pour l’instant, tu commences par lui couper une frange pour cacher ce truc immonde, j’indique en pointant un doigt accusateur sur la grande cicatrice qui sépare son front.
Je l’ai remarquée hier soir alors que je scrutais son visage dans la voiture. Difficile de passer à côté, à vrai dire, et j’en viens une fois de plus à me demander ce que les recruteurs du Round ont bien pu lui trouver. Moi je ne vois rien. Et il a fallu que ça tombe sur moi !
Britney s’éloigne en pouffant et disparaît derrière un rideau épais. Seul avec Virgin, je tourne son siège vers moi pour étudier à nouveau son visage.
— C’est juste une cicatrice, Mas. Je vois pas où est le problème, elle se défend devant mon air dégoûté.
— Le problème ? Aucun client n’a envie de se faire chevaucher par Harry Potter, crois-moi.
— N’importe quoi, elle s’empourpre soudain. Je suis sûre que nue sous une cape, à faire des trucs louches avec une baguette, ça peut fonctionner…
Sa réplique me surprend et je l’observe faire pivoter son siège comme si de rien n’était. Elle approche son visage à quelques centimètres du miroir et pose un doigt contre son front.
— Tu m’auras bien pourri la vie, Mike… elle continue plus bas en s’adressant à sa cicatrice.
— Mike ? T’as donné un petit nom à ta cicatrice ?
Elle m’ignore et reste concentrée sur son propre reflet, comme si elle y voyait autre chose que son visage. Même pas vingt-quatre heures que je l’ai dans les pattes et j’en suis déjà à me poser des questions sur elle. Jusqu’à maintenant, les autres filles ont toujours eu des réactions et des comportements prévisibles. Pas elle. Et ça, ça ne me plaît pas du tout. J’arrive à faire ce que je fais tous les jours depuis cinq ans parce que j’ignore ces filles faciles. C’est la seule manière d’effacer rapidement l’ancienne version d’elles-mêmes, pour mieux ancrer la nouvelle. La version sans profondeur, lisse comme un écran plat renvoyant ce que les clients veulent y voir.
Je ne sais pas pourquoi, mais je pressens qu’avec Virgin, tout ça va être bien plus compliqué que d’habitude.
Je l’observe encore et me retiens de lui demander comment elle s’est retrouvée avec une marque pareille sur la tronche.
— On y va ? demande Britney qui revient en faisant claquer sa paire de ciseaux.
Je hoche la tête d’un signe approbateur et m’enfonce dans un siège voisin. Britney dégage une large mèche de cheveux, la peigne devant le visage de Virgin et donne un grand coup de ciseaux sur la première moitié. Son œil noir apparaît en dessous et ne me quitte pas du regard. À chaque bruit métallique et à chaque mèche qui tombe sur ses genoux, je vois sa mâchoire se contracter un peu plus et ses doigts blanchir autour des accoudoirs. Bon sang, la sentir vulnérable pour si peu pourrait presque me faire jouir sur place. J’aime ces instants, ces petits moments où elles oscillent entre deux êtres. Celles qu’elles sont et celles que je veux qu’elles deviennent. C’est là-dedans que je puise ma force, mon courage de ne pas lâcher. Certaines se laissent faire comme de petites chiennes apprivoisées et d’autres résistent un temps. Virgin fait partie de cette seconde catégorie, je le sens. Et je me délecte d’avance de ce que je vais lui faire subir pour la faire basculer de l’autre côté. Mes objectifs personnels ne laissent place à aucune pitié. J’ai appris à l’accepter. J’ai changé pour y arriver.
Mon esprit m’échappe et se met à illustrer tout ce que je pourrais faire à Virgin pour l’initier. Merde, les images se succèdent bien trop vite et avant de pouvoir le réaliser, je me sens durcir. Bander pour Virgin ? Putain, pas question ! Pas maintenant, du moins. Quand elle n’aura plus l’air d’une gamine coincée, mais celui d’une pro de la culbute, je me laisserai peut-être tenter. Mais là, j’ai juste envie de l’étrangler, pas de la sauter, bordel !
J’appuie sur ma braguette pour me calmer et glisse ma main jusqu’à ma poche, pour choper une cigarette de mon paquet tout aplati. Je sors du salon en insultant mes couilles et, debout sur le trottoir, j’aspire de grandes bouffées le visage levé vers le ciel.
J’attrape mon téléphone dans ce même foutu toc qui ne me quitte plus et vérifie encore mes derniers messages reçus. Toujours rien de sa part. J’hésite entre soulagement et questionnement. Bordel, je lui en veux chaque jour un peu plus de m’avoir mêlé à sa merde !
Je passe plusieurs coups de fil pour orchestrer les semaines à venir, préviens Lorenzo pour qu’il prépare des fringues pour Gin et refume encore trois autres clopes coup sur coup.
Je finis par me perdre dans mes pensées en fixant les nombreuses voitures qui défilent sur le bitume. Putain, pourquoi est-ce qu’épiler une chatte et couper des cheveux prend autant de temps ?
Un bruit contre le carreau attire mon attention et j’aperçois Britney qui me fait signe de rentrer. Enfin !
J’écrase mon mégot sous la semelle usée de ma chaussure et les rejoins aussitôt.
— T’en penses quoi ?
En me demandant ça, la jolie coiffeuse se décale et je me retrouve face à deux billes noires, bordées d’une épaisse frange tout aussi sombre. Le rendu est bien meilleur que je ne l’avais espéré. Mes yeux glissent sur le reste de ses cheveux et je me renfrogne.
— Je voulais que tu coupes aussi la longueur.
Contre toute attente, les deux filles échangent un regard entendu et Britney se retourne vers moi en souriant.
— Grosse erreur, Mas. Un peu brossés et soignés, ses cheveux sont magnifiques comme ça. Et puis on sait tous que les mecs aiment les longues queues-de-cheval. C’est un truc qui ne changera jamais !
Elle me fait un clin d’œil, puis un second à l’attention de Virgin avant de se faufiler derrière son comptoir en se dandinant.
— Chacun son domaine, elle ajoute sans me regarder.
Je bosse avec elle depuis des années et même si ça gâche mes plans et ma fierté, je lui fais confiance. Pourtant, je n’arrive pas à me défaire de ce sentiment que quelque chose m’échappe.
— Ok, je lâche en même temps qu’une poignée de billets.
Je me tourne vers Virgin qui s’empresse d’effacer un sourire triomphant de son visage rond. Mes yeux vont et viennent entre elle et Britney et j’inspire bruyamment pour leur montrer que je ne suis pas dupe.
— On s’tire, Gin.
— Salut Britney, elle murmure en levant sa main.
— Repasse quand tu veux !
Je lance un regard rageur vers Britney, qui me balance en guise de réponse un bon doigt d’honneur plein d’assurance. Au contraire de beaucoup, elle ne me craint pas, parce que son réseau à elle est aussi influent que le mien. Et de toute façon, depuis mes dernières emmerdes, j’ai sacrément perdu en réputation, et ça, je le vis super mal. Quoi qu’il en soit, elle sait très bien que je déteste qu’elle copine avec mes poulardes et pour tout dire, ça n’est presque jamais arrivé. C’est sûrement pas avec Virgin que j’aurais imaginé ça, surtout vu l’air antipathique qu’avait Britney en la regardant quand on est entrés. Qu’est-ce qui s’est passé entre elles pour provoquer un tel revirement ?
Je laisse la porte se refermer dans un tintement et commence à marcher vers la voiture. Assez près de Virgin pour remplacer son ombre sur le trottoir blindé, je fulmine.
— On s’est pas bien compris, Gin.
— Comment ça ?
— C’est ma faute, j’aurais dû être plus clair…
Quand une ruelle déserte s’ouvre sur notre gauche, je la tire violemment par le bras et l’entraîne derrière moi. Surprise par mon geste brusque, elle bute sur son propre pied et part en avant. Elle tombe à genoux sans que je l’en empêche et j’entends son pantalon se déchirer, puis un cri étouffé grincer entre ses dents. Il faut dire que ce pantalon était loin d’être à sa taille quand je lui ai refilé ce matin et que je suis même sacrément étonné qu’elle ait réussi à se glisser à l’intérieur sans avoir l’air ridicule. Quoi qu’il en soit, il n’a pas supporté la chute.
Immobile à mes pieds, elle reprend son souffle coupé par le choc. Je la scrute sans aucun remords. Et j’attends, mes mains dans les poches en toute nonchalance, qu’elle redresse son visage vers le mien. Elle n’a rien vu venir. C’est pour ça que je suis l’un des meilleurs quand il s’agit d’éduquer les cas difficiles. Elles ne savent jamais à quel moment je vais craquer. Elles sentent immédiatement que je ne suis pas un ange, mais quand elles voient que je suis tranquille de prime abord, elles se lâchent un peu. Et là, je leur saute à la gorge comme un cobra excité. C’est toujours fatal.
Je la regarde changer de position, son dos maintenant appuyé contre le mur. Elle pince ses lèvres quand ses genoux ouverts se replient contre sa poitrine. Difficilement, elle relève son visage pour me regarder. Et je ne vois que le nombre infini de larmes pressées de s’échapper de ses yeux noirs. Gagné !
— Je ne sais pas ce que tu as dit à Britney pour qu’elle épargne tes cheveux, ni ce que tu lui as fait derrière ce putain de rideau pendant qu’elle s’occupait de ta chatte. Tu peux bien la sucer autant que tu veux, tant que tu respectes ce que j’ai décidé. Ne me défie pas, Virgin. Je t’ai prévenue.
Puis je me penche à sa hauteur et murmure contre son lobe :
— Je sais pas c’que t’as cru en débarquant au Round, chérie. Mais t’as pas l’air bien au courant de ce qui s’y passe.
— Alors explique-moi, elle rétorque à voix basse.
Attiré par la lueur de défi qui semble ne jamais quitter ses prunelles, je m’accroupis à sa hauteur, rapproche mes lèvres des siennes et fais glisser ma main dans son décolleté sans la quitter des yeux. Je sens son cœur s’emballer derrière sa poitrine et je devine ses dents qui s’enfoncent dans l’intérieur de sa lèvre. Je pince sans retenue son sein gonflé d’adrénaline et son petit téton novice roule entre mes doigts comme une olive prête à être croquée.
— Oh mais ne t’en fais pas, je vais tout t’expliquer. Je vais même te montrer tout un tas de trucs.
Son souffle est calé sur le mien et je ne saurais dire si ses yeux expriment de l’appréhension ou de l’excitation. À vrai dire, plus les heures avancent en sa compagnie, plus j’ai du mal à décrypter ses émotions.
— Mais je ne suis pas certain que tu aimeras tout ce qui va t’arriver ces quatre prochains mois, je continue à lui murmurer sans lâcher son petit bout durci.
— Ça, c’est mon problème, Mas.
Elle finit sa phrase sur un couinement tandis que je la pince plus fort, enfonçant mes ongles dans sa chair rosée.
— Ton problème, pour l’instant, c’est d’arrêter de me défier sans arrêt. J’suis pas ton pote, Gin. J’suis pas un mec sympa. Recommence à faire ça et je m’occuperai plus sérieusement de toi. S’il faut que tu frôles la mort pour ressembler à ce que je veux, je n’hésiterai pas. Tu as choisi d’appartenir au Round, tu n’es plus rien depuis ce moment-là.
Rien de plus qu’une chose que je vais effacer et remodeler à ma guise.
Je hoche la tête par petits à-coups, en clignant beaucoup trop des paupières. Vue de l’extérieur, je dois avoir l’air d’une vierge épileptique. Fantastique !
Mon cœur bat la chamade, mais pour être honnête, je ne sais pas si c’est à cause du regard haineux que Mas pose sur moi ou si c’est une réaction à sa grande main chaude qui entoure encore mon sein. C’est à peine si j’écoute ses paroles, trop attirée par ses lèvres charnues qui bougent rapidement à trois centimètres des miennes. Merde, j’ai beau être intacte et inexpérimentée, ça ne m’a jamais empêchée de fantasmer à mort sur quelques mecs et leur queue imaginaire. Et là, tout de suite, malgré sa rudesse et ses menaces, j’imagine déjà Mas s’enfoncer en moi entre la poubelle et la plaque d’égout. C’est quoi mon problème ? Putain, je dois sérieusement penser à arrêter de lire des romans érotiques.
— Allez maintenant bouge ton cul, Gin. On y va, il lâche en se redressant devant moi.
Ma tête et mes paupières se figent enfin et je cherche mon air pour me décontracter. Pas si facile avec cet ours puant juste au-dessus de moi ! Et puis pourquoi est-ce qu’il s’obstine à me donner ce fichu surnom ? Cadence, c’est pourtant pas compliqué ! Malgré tout, je préfère encore la version courte. Se faire surnommer Virgin à tout bout de champ devenait vraiment insupportable. Je n’ai pas besoin qu’on me rappelle constamment certains de mes choix.
Je me redresse en cherchant une éventuelle main tendue devant moi. En vain. Tu peux toujours mendier, ma fille, je râle mentalement en réalisant qu’il est déjà au bout de la ruelle. Je grimace en dépliant mes genoux écorchés et le suis sans broncher jusqu’à la voiture. Je m’y installe et essuie discrètement le sang qui dégouline sur mon tibia.
Sans piper mot, il me tend un mouchoir en papier. Ce gars doit souffrir d’un syndrome de violence subite incontrôlée et inexpliquée, suivi d’un profond sentiment de culpabilité – d’où le mouchoir. Je ne suis pas psy, mais ça doit bien exister une maladie de ce genre. Espèce de taré !
J’appuie cette nouvelle frange immonde contre la vitre et observe les passants déambuler sur les trottoirs. On roule depuis une bonne demi-heure maintenant et la ville ne m’a jamais semblé si étrangère. Je vis à Reno depuis toujours, et pourtant, je suis rarement allée beaucoup plus loin que mon quartier. Les endroits dans lesquels Mas m’emmène sont à l’opposé de mes excursions habituelles.
En vérité, j’ai peur de devoir aller plus loin que ce que j’avais planifié, aussi bien dans le sens géographique que physique du terme. Mon Dieu, est-ce que je suis vraiment prête à subir ce que Mas me réserve, pour Ingrid ? La réponse est oui, mais j’ai peur, vraiment peur, parce qu’au-delà de ma virginité, je vais devoir accepter l’éventualité de perdre une part de moi-même si jamais je ne retrouve pas très vite mon amie. Le Round est plus complexe que prévu et Mas est… sans limites. Est-ce que je vais tenir le coup ? J’en sais franchement rien, mais il est déjà trop tard pour reculer. L’avenir me dira ce qu’il m’en coûtera.
Un raclement de gorge perce le silence de l’habitacle comme un coup de feu. Raide sur mon siège, complètement oppressée par ma fichue ceinture de sécurité, je n’ose pas regarder mon tuteur. Ni lui parler. J’ai envie de lui poser des questions, un tas de questions, même, mais je me mords la langue comme jamais. Je suis bavarde et si je ne me retiens pas, je vais encore finir le cul par terre et le nichon pressé comme le pis d’une vache en pleine traite. D’ailleurs, je suis vexée qu’il ait pu faire ça. Comment peut-on devenir un pareil enfoiré ? Malgré tout, je suis encore obnubilée par son contact qui n’avait pourtant rien de sensuel. Putain Cadence, à quoi tu joues ?
— Réfléchis pas autant, Gin. C’est pas ce qu’on attend de toi.
Je tourne enfin les yeux vers lui. Concentré sur la route, il ne me regarde pas, mais je vois aux mouvements de ses pupilles qu’il me surveille de biais.
— Ok, je réponds mollement sans le contredire.
— T’avais besoin d’être un peu bousculée pour la fermer, à ce que je vois, il souffle en affichant un sourire satisfait.
— Si tu l’dis.
Toujours tournée vers lui, je croise les bras sur ma poitrine, énervée. Comment peut-il croire que bousculer quelqu’un l’aide à prendre les bonnes décisions ? À changer ? Le pire là-dedans, c’est que ça m’étonne de lui, même après une seule journée en sa présence. Il s’est montré brusque dès le départ, bien sûr, mais je n’arrive pas à déceler en lui ce truc vraiment vicieux que je devrais trouver. Il y a bien quelque chose, mais impossible de dire ce que c’est.
L’arrière de mon crâne enfoncé dans l’appuie-tête, je le détaille plus longuement que d’habitude, sans aucune discrétion. J’ai besoin de cerner l’étendue de sa personnalité. Au foyer, j’ai cohabité avec des types en tout genre et j’ai largement aiguisé mon aptitude à déchiffrer les gens. Mais avec Mas, autant dire que c’est pas gagné. Parce que hormis ses élans de colère, il est aussi fermé que mon vagin.
— Dis-toi que je te rends service, il reprend en remuant sur son siège. La plupart des clients sur qui tu vas tomber te feront bien pire.
— Je sais, je réponds avec plus de force que prévu.
Il se retourne vers moi, cette fois, probablement surpris par ma réponse donnée sur un ton inhabituel.
Évidemment que je le sais, putain ! C’est exactement parce que je le sais que je suis là ! Mais ça, il ne s’en doute pas.
Ses yeux toujours accrochés à moi, je me rapproche davantage de lui et pose mes coudes sur l’accoudoir. Le menton dans les mains, je le fixe sans ciller. Il a envie de me poser des questions lui aussi, je les vois fourmiller derrière ses iris, je les devine sur sa langue qui passe et repasse sur le bord de sa lèvre.
— C’est vert, j’articule tout bas.
Il sort de sa torpeur et la voiture repart. Je me retourne vers la rue et quand il se gare le long d’un immeuble plutôt chic, je lui adresse une moue surprise.
— Du coup, avec cette frange, est-ce que ça se voit quand je fronce les sourcils ? je l’interroge perplexe.
Ses mains toujours accrochées au volant, il me détaille, ouvre la bouche pour dire quelque chose et se ravise. Alors je reprends mon examen de l’immeuble dans le silence.
— C’est plus fort que toi, pas vrai ?
— Quoi donc ? je demande sans me retourner.
— Ce côté un peu…
— Un peu quoi ?
— Laisse tomber.
Il sort de la voiture en soufflant et je me dis que, grâce à moi, ses poumons vont se porter à merveille. Jamais un type n’a autant expiré en ma présence.
— Ouvre, c’est Mas.
Il a parlé dans un interphone, et la seconde qui suit, la lourde porte bleue émet un clac sonore et nous nous engouffrons dans une cour intérieure entretenue. Cet endroit ne ressemble en rien à ce que j’ai pu voir depuis que j’ai rencontré mon tuteur. Au fond, une autre porte s’ouvre.
— Doux Jésus, Mas ! Toujours aussi bandant ! s’exclame un grand métisse d’une voix haut perchée. Alors tu m’amènes une nouvelle petite ?
Son regard lubrique coule jusqu’à moi et me détaille pendant de longues secondes.
— C’est une blague ? il demande en insistant sur chaque syllabe.
Un long doigt orné d’un ongle verni se tend dans ma direction et je lève les yeux au ciel d’agacement. Je ne me suis jamais sentie aussi laide et grosse que depuis ces dernières vingt-quatre heures. Tous ceux que je croise me regardent comme un ovni.
— Allez viens là, ma chérie ! il s’écrie si fort que je sursaute et enfonce mes doigts dans le bras de Mas sans réfléchir.
Contre toute attente, son visage se fend d’un large sourire accueillant, bordé de rouge à lèvres. Et avant que je puisse reculer ou reprendre mon souffle, il m’attrape par la main pour me faire entrer chez lui.
Je pénètre dans un appartement complètement déjanté. Sans aucun doute à la hauteur de son propriétaire. La pièce est immense, remplie de bibelots en tout genre, de canapés colorés et de dizaines de chats qui se prélassent un peu partout.
— Salut, toi ! je chuchote à un chaton roux qui se frotte contre mes chevilles.
Je le prends dans mes bras et son museau chatouille mon nez. Je ris en me redressant et quand je pivote et me retrouve face au visage de Mas, ses yeux à lui ne rient pas du tout. Bouche ouverte, j’attends sa réaction qui ne vient pas.
— Il est mimi tout plein… je tente pour ma défense.
— Dégage ce truc de sous mon nez, Gin, il lâche sans respirer.
— Si tu venais plus souvent, Maestro, tu ne serais plus allergique à mes bébés !
— T’as préparé ce que je t’ai demandé, Lorenzo ?
— Bien sûr !
Ledit Lorenzo s’approche de moi, un sourire immense greffé sur son visage fardé.
— Si tu savais comme je suis content d’en avoir enfin une bien foutue, il me dit en tirant sur le chaton qui s’est accroché dans mes cheveux. J’en avais ras la raie de ces petites putes maigrelettes.
— Ah ! je lance à Mas en le pointant du doigt.
— Et avec du caractère en plus ! il ajoute en lui balançant un haussement de sourcils appuyé.
— Ça n’a jamais rien rapporté d’avoir du caractère dans ce milieu, Lorenzo. Tu devrais pourtant t’en souvenir. Montre-moi ce que tu as, maintenant.
— C’est un très vilain garçon, souffle Lorenzo dans mon oreille en gloussant.
Je rigole de concert et le regarde partir vers un grand dressing ouvert, d’où il décroche des fringues les unes après les autres, pour les envoyer sur un immense sofa rococo. Mais très vite, quand je réalise de quoi se compose le tas de vêtements qui grandit devant moi, j’ai une sérieuse envie de vomir. C’est un cauchemar !
— Lingerie de ce côté, robes, petits shorts, énumère Lorenzo. Bref, t’as tout l’attirail qu’il te faut pour en niquer un max, poupée.
— Chouette ! je dis faussement enjouée.
Nouvelle désillusion en approche. Je crois pouvoir m’en tirer comme ça, prendre toute cette merde sous le bras et me barrer, mais non. Mas ne l’entend pas ainsi, évidemment.
— Déshabille-toi et enfile-les tous, j’ai besoin de savoir de quoi je dispose exactement.
J’opine à contrecœur et pendant deux longues heures, je passe toutes sortes de bouts de tissu sur mon corps. Si au départ je suis plutôt gênée, très vite, je me détends. Je n’ai jamais été pudique à l’extrême de toute manière. L’intimité n’est pas quelque chose que j’ai connu là où j’ai grandi. Et puis pour le coup, j’ai un grand paravent derrière lequel je peux me changer sans exhiber ma chatte fraîchement épilée. Putain, elle a vraiment souffert sous les attaques de Britney ! D’ailleurs, en la regardant de plus près, je m’aperçois qu’elle est écarlate, limite boursouflée. Pauvre petite…
— Tu aimes ce que tu vois ?
Je sursaute en trouvant Mas dans mon dos. Assis sur un pouf en cuir violet, il me regarde pendant que je contemple mon intimité dans le miroir, une main posée de chaque côté de mon pubis. La honte !
— Ça fait bizarre, j’ai l’impression d’avoir dix ans, comme ça ! je rétorque sans lui montrer ma gêne. Je comprends pas le délire des mecs.
— C’est bien pour ça que t’es encore vierge à quoi, vingt ans ?
— Vingt-deux ! Et ça n’a rien à voir avec ça, je bougonne.
En fait, pour être honnête, je n’ai jamais intéressé personne qui en vaille la peine. De bons gros boulets, oui, qui m’auraient bien baisée, avec ou sans poils, au passage. Avec ou sans mon accord aussi. Très peu pour moi. Certaines filles restent vierges plus longtemps que les autres parce qu’aucune occasion ne s’est encore présentée. Ce n’est pas ce qui m’est arrivé.
J’arrête de regarder mon reflet et me retourne vers les tenues que je n’ai pas encore passées. Je n’aurais pas cru pouvoir assumer ma nudité devant un type comme Mas, mais il semble chaque fois tellement dégoûté par ma personne que je ne me formalise pas.
J’enfile rapidement un soutien-gorge en tulle, que je recouvre par un petit haut taillé dans la même matière. Résultat, on ne voit que mes tétons saillants qui s’agitent et semblent saluer le propriétaire de la très estimée main chaude. Je n’ai pas quitté les talons immenses que m’a refilés Mas ce matin, et l’enfilage du string qui doit compléter mon ensemble prend une tournure inattendue.
Après avoir essayé quatre fois de viser avec ma chaussure, je finis par faire ce que je fais de mieux. C’est-à-dire de la merde. En voulant passer mon talon dans le trou, je me tords l’autre cheville, fais une embardée en arrière et finis les fesses – toujours nues bien sûr – empalées sur l’entrejambe de mon affable tuteur.
— Fait chier ! je jure en essayant de décoincer le string de ce maudit talon aiguille.
Comme je suis toujours assise sur les genoux de Mas, la fameuse main chaude et son acolyte se posent sur mes hanches et me poussent doucement, pour libérer une virilité secouée par mes dangereuses fesses pleines. Mes tétons, furieux de cette trahison, seraient bien tentés de mettre leurs doigts dans les yeux de mes hanches par pure vengeance. Et moi, trop concentrée sur le bout de tissu qui pend lamentablement au bout de ma chaussure, je ne fais même pas attention au frottement lent qui se répercute plus bas, alors que Mas me fait glisser sur ses cuisses.
— Tu es une vaste blague, il ajoute en se redressant, histoire de bien enfoncer le clou.
— Je le croirai seulement quand je t’aurai vu rigoler, monsieur Constipé. Jusque-là, je considère que c’est de la pure spéculation.
Il secoue la tête et disparaît derrière le paravent, me laissant avec un string coincé dans la chaussure.
Je joue avec le feu. Si je continue à avoir ce genre de comportement, Mas va finir par se débarrasser de moi et adieu tous mes plans. Pourtant, j’ai beau essayer de me raisonner, je n’arrive pas à mettre Cadence de côté. Je crois que ça me rassure de m’y accrocher.
Alors qu’il est enfin en place, je me dispute encore avec ce foutu string du diable.
— De quel côté se met cette merde ? je demande en sortant de ma cabine improvisée. Il y a autant de tissu devant que derrière, il est à l’endroit, au moins ?
Je me tortille et me tords le cou pour évaluer la situation. J’entends Lorenzo ricaner et il hausse ses épaules étroites. Je repars derrière mon abri de fortune en pestant, pas plus avancée, mais prête à enfiler le mini-short à paillettes immonde qui termine cette tenue de pute.
— Si tu veux mon avis, Maestro, cette fille va faire des ravages.
Lorenzo a parlé tout bas et je tends l’oreille pour écouter leur conversation.
— Des ravages ? Au sens propre, oui, c’est certain ! Cette gonzesse est une vraie calamité, putain.
— C’est sûr qu’elle n’est pas comme les autres. Mais elle me plaît bien. Elle pourrait avoir plus de succès qu’il n’y paraît.
Mas grommelle quelque chose, et à force de tendre l’oreille contre le paravent, je le fais basculer sans pouvoir le rattraper. Il frappe le sol dans un claquement puissant. Plusieurs chats s’échappent en feulant, et moi, je serre les dents pour leur offrir une jolie grimace d’excuse.
— Des ravages, hein ? ironise Mas en secouant la tête.