Je ne sens ni le béton glacé sous mes jambes ni la neige me tomber dessus. Je ne sens que le trou béant qui me déchire la poitrine. Impuissant, à genoux, je regarde Zed sortir du parking avec Tessa sur le siège passager.
Je me demande si les humains sont les seuls êtres vivants à avoir jamais ressenti un vide en eux.
Je ne comprends pas comment mon corps peut être rempli de ce que contiennent tous les corps – os, muscles, sang et organes – alors que ma poitrine me semble parfois tellement creuse.
Voilà plusieurs semaines que je ressens ça, maintenant. J’espérais que ça passerait car je commence à m’inquiéter sur la cause de ce vide. J’ai un petit ami génial, avec qui je sors depuis plus d’un an. Si je ne prends pas en compte les grosses crises d’immaturité adolescente de Chris (le plus souvent dues à l’alcool), il représente tout ce que je cherche chez un copain : drôle, attirant, aimant sa mère, plein d’ambition. Je ne vois pas comment il pourrait être à l’origine de cette sensation.
Et puis il y a Jenny, ma petite sœur, ma meilleure amie. Mais je sais qu’elle n’a rien à voir avec ce néant. C’est elle ma première source de bonheur, bien qu’on soit totalement différentes. Elle est sociable, spontanée, bruyante, avec un rire que je mourrais d’envie de posséder. Je suis plus calme qu’elle, et le plus souvent, mon rire est forcé.
On plaisante régulièrement sur nos différences, persuadées que, si on n’était pas sœurs, on se détesterait. Elle me trouverait ennuyeuse et je la trouverais exaspérante, mais comme on est sœurs, avec juste un an d’écart, nos différences nous rapprochent, en quelque sorte. Bien sûr, on a nos moments de tension, mais on ne laisse jamais une dispute s’achever sans réconciliation possible. Et plus on grandit, moins on se dispute, et plus on passe de temps ensemble. Surtout maintenant qu’elle fréquente le meilleur ami de Chris, Jonah. On ne se quitte plus, tous les quatre, depuis que Chris et Jonah ont terminé le lycée, le mois dernier.
Ma mère pourrait être la cause de mon état d’esprit actuel, mais ça ne tient pas debout. Son absence n’a rien de nouveau. En fait, je m’y habitue de plus en plus, ça m’aide à accepter que Jenny et moi n’avons pas eu beaucoup de chance en matière de parents et que ma mère n’est plus très présente depuis la mort de notre père, il y a cinq ans. À l’époque, je renâclais plus que maintenant de devoir élever Jenny. Et plus je grandis, moins ça m’embête que notre mère ne soit pas du genre à se mêler de nos vies, à surveiller nos horaires ou… à s’inquiéter de nous. Franchement, c’est amusant d’avoir dix-sept ans avec une liberté dont la plupart des jeunes de mon âge ne peuvent que rêver.
Rien n’a changé dans ma vie récemment, pour expliquer le vide profond que je ressens. À moins que si... et que je n’aie trop peur de me l’avouer.
— Devine, dit Jenny.
Elle est assise à l’avant, avec Jonah au volant, tandis que Chris et moi occupons les places arrière. Je regardais par la fenêtre, perdue dans mon auto-analyse, lorsqu’elle m’arrache à mes pensées. Elle s’est retournée vers nous, promenant son regard entre Chris et moi. Je la trouve vraiment jolie, ce soir. Elle m’a emprunté l’une de mes robes longues, tout en restant simple avec une légère touche de maquillage. Quelle différence entre la Jenny de quinze ans et celle de seize !
— Hank a dit qu’il peut nous faire entrer, ce soir.
Chris tape dans la paume de Jenny. Je regarde par la fenêtre, pas trop sûre d’apprécier qu’elle se défonce. Je l’ai moi-même fait souvent – effet collatéral d’avoir une telle mère. Mais Jenny n’a que seize ans et touche à tout ce qui lui tombe sous la main dans chacune des soirées auxquelles on se rend. Raison principale pour laquelle je choisis de ne pas le faire ; je me sens responsable d’elle puisque je suis l’aînée et que notre mère ne contrôle rien.
Parfois, j’ai l’impression d’être aussi la baby-sitter de Chris. Le seul que je n’aie pas à surveiller, c’est Jonah, et pourtant ce n’est pas faute de se saouler ou de se droguer. Il semble juste conserver un certain niveau de maturité quelles que soient les substances qui traversent son système. Il possède l’une des personnalités les plus équilibrées que je connaisse. Quand il a bu, il reste calme, de même quand il plane, ou lorsqu’il est content ; et encore plus calme quand il est furieux.
C’est le meilleur ami de Chris depuis qu’ils sont tout petits ; tous deux sont la version masculine de Jenny et moi, dans le sens inverse. Chris et Jenny mettent de l’animation dans toutes les fêtes, alors que Jonah et moi restons les comparses invisibles.
Ça me va très bien. Je me fondrais aussi bien dans le mur à regarder le spectacle plutôt que de grimper sur une table au centre d’une pièce pour que tout le monde me regarde.
— C’est encore loin, cette fête ? demande Jonah.
— Non, répond Chris, à peu près dix kilomètres.
— Peut-être pas loin d’ici, mais de chez nous, oui. Qui est-ce qui conduit au retour ?
— Pas encore ça ! crient Jenny et Chris en chœur.
Jonah me jette un coup d’œil dans le rétroviseur et soutient mon regard jusqu’à ce que j’acquiesce, et il en fait autant. Sans un mot, on s’est mis d’accord pour rester sobres ce soir.
Je ne sais pas comment on y arrive – communiquer sans communiquer –, mais ça ne nous a jamais demandé aucun effort. Peut-être parce qu’on se ressemble, nos esprits sont synchrones la plupart du temps. Jenny et Chris ne s’en aperçoivent pas. Ils n’ont pas besoin de communiquer silencieusement avec qui que ce soit car tout ce qu’ils ont à dire sort de leur bouche, qu’ils en aient envie ou non.
Chris m’attrape la main pour attirer mon attention. Je me tourne vers lui et il m’embrasse.
— Tu es jolie, ce soir, murmure-t-il.
— Merci. Tu n’es pas mal non plus.
— D’accord pour passer la nuit chez moi ?
J’y réfléchis une seconde, mais Jenny se retourne de nouveau pour répondre à ma place :
— Elle ne peut pas me laisser seule ce soir. Je suis une mineure sur le point d’avaler pas mal d’alcool et peut-être une substance illégale. Qui est-ce qui va me tenir les cheveux demain matin pendant que je vomirai, si elle reste chez toi ?
— Jonah ? suggère Chris en haussant les épaules.
Elle s’esclaffe :
— Il a le genre de parents qui veulent le voir rentré pour minuit, tu le sais très bien.
— Il vient de terminer le lycée, rétorque Chris comme s’il n’était pas là à nous écouter. Il devrait se comporter comme un homme et passer la nuit dehors, pour une fois.
Jonah vient d’arrêter la voiture dans une station-service et se tourne vers nous comme si de rien n’était :
— Quelqu’un a besoin de quelque chose ?
— Oui, je vais acheter de la bière, répond Chris en ôtant sa ceinture.
Ce qui me fait rire :
— Tu fais à peine dix-huit ans. Jamais ils ne te vendront de l’alcool.
Il me décoche un sourire provocateur puis sort de la voiture pour entrer dans la boutique tandis que Jonah décroche la pompe. J’en profite pour ouvrir la console centrale et lui faucher un de ses bonbons. Il laisse toujours les meilleurs, à la pastèque. Je me demande bien pourquoi.
À son tour, Jenny défait sa ceinture pour venir me rejoindre à l’arrière, l’air malicieux.
— Je crois que je vais coucher avec Jonah, ce soir.
Pour la première fois depuis longtemps, mon cœur se serre.
— Tu viens d’avoir seize ans.
— Comme toi quand tu as couché avec Chris pour la première fois.
— Oui, mais on sortait ensemble depuis beaucoup plus de deux mois. Et je le regrette encore. Ça m’a fait atrocement mal, tout ça en à peine une minute… et il puait la tequila.
Je marque une pause, car je m’en veux d’avoir ainsi insulté mon copain.
— Il s’est rattrapé depuis.
Elle éclate de rire, puis elle se laisse tomber sur la banquette en soupirant :
— Je trouve ça déjà pas mal d’avoir attendu deux mois.
J’aurais préféré qu’elle attende au moins un an. Ou cinq.
Je ne sais pas pourquoi je suis tellement contre. Elle a raison, j’étais plus jeune qu’elle quand j’ai commencé à faire l’amour. Et si elle doit perdre sa virginité, au moins, que ce soit avec quelqu’un de bien. Jonah n’est pas du genre à profiter d’elle. En fait, il la connaît depuis près d’un an, mais il a attendu qu’elle fête son seizième anniversaire pour la draguer. Si elle se sentait un peu frustrée, il a plutôt suscité mon respect.
Je finis par soupirer :
— On ne perd sa virginité qu’une fois, Jenny. Je ne voudrais pas que ça se passe alors que tu es bourrée dans la maison d’inconnus, dans le lit de quelqu’un d’autre.
Elle semble réfléchir à ce que je viens de dire, avant de lâcher :
— On n’aura qu’à le faire dans sa voiture.
Je rigole. Pas parce que c’est drôle, mais parce qu’elle se moque de moi. C’est exactement comme ça que j’ai perdu ma virginité avec Chris. À l’étroit dans l’Audi de son père. C’était totalement médiocre, gênant, et même si on a fait mieux ensuite, j’aurais préféré garder un meilleur souvenir de notre première fois.
Je préfère ne plus y penser. Ni en parler. Difficile, pour cette raison, d’être la meilleure amie de ma petite sœur – j’ai envie de me réjouir pour elle, de tout savoir, et en même temps, je voudrais l’empêcher de commettre les mêmes erreurs que moi. Je veux toujours mieux pour elle.
Je la dévisage en toute sincérité, en faisant de mon mieux pour ne pas sembler trop maternelle.
— Si ça arrive aujourd’hui, au moins ne te saoule pas.
Levant les yeux au ciel, elle regagne sa place à l’avant alors que Jonah ouvre sa portière. Chris arrive également. Sans bière. Il s’assied en croisant les bras.
— Trop nul d’avoir une tête de bébé.
Je lui caresse le visage en riant pour qu’il me regarde.
— J’adore ta tête de bébé.
Ça le fait sourire. Il se penche et m’embrasse mais s’écarte aussitôt que ses lèvres effleurent les miennes. Puis il tape sur le siège de Jonah :
— Vas-y, toi, dit-il en sortant des billets de sa poche.
— Quoi ? Il y aura déjà plein d’alcool, là-bas, non ?
— C’est la plus grosse fête de fin d’année. Tous les élèves de terminale y seront, et aucun n’a vingt et un ans. Donc, pas le droit de boire. On a besoin de tous les renforts possibles.
Jonah prend l’argent à contrecœur et sort de la voiture. Chris m’embrasse de nouveau, cette fois avec la langue. Mais, là encore, il s’écarte tout de suite.
— Qu’est-ce que tu as dans la bouche ?
— Un bonbon, dis-je en le croquant.
— J’en veux, moi aussi.
Et il colle de nouveau ses lèvres contre les miennes.
À l’avant, Jenny proteste :
— Arrêtez ! Je vous entends bavouiller.
Chris se redresse avec un sourire, mais aussi avec un morceau de bonbon dans sa bouche. Il le croque tout en bouclant sa ceinture.
— Ça fait six semaines qu’on a ce diplôme. Attendre si longtemps pour fêter ça, franchement… Bon, OK, je ne me plains pas. Je trouve juste qu’on aurait dû faire ça avant.
Je ne peux m’empêcher de corriger :
— Ça ne fait pas six semaines, juste quatre.
— Six ! insiste-t-il. On est le 11 juillet.
Six ?
J’essaie de contrôler la soudaine tension qui s’empare de chacun de mes muscles, mais tout mon corps se raidit.
Ça ne fait quand même pas six semaines…
Si, c’est ça… ça veut dire que mes règles ont deux semaines de retard.
Merde, merde, merde, merde !
Le coffre de la voiture s’ouvre et on se retourne tous les trois, tandis que Jonah le claque et revient s’asseoir au volant, un large sourire aux lèvres.
— L’enfoirée… maugrée Chris. Elle n’a même pas vérifié ton identité ?
— Question de confiance en soi, répond Jonah en démarrant.
Là-dessus, il prend la main de Jenny.
L’estomac en vrac, les mains moites, le cœur battant, je regarde par la fenêtre tout en comptant discrètement sur mes doigts le nombre de jours qui se sont écoulés depuis mes dernières règles. Je n’y ai pas fait attention du tout. Je sais que c’était à l’époque des examens parce que Chris était dégoûté qu’on ne puisse pas faire l’amour. Je m’attendais juste à ce que ça vienne d’un jour à l’autre en me disant que leur diplôme remontait à un mois. Entre-temps, on a fait une tonne de petites choses pendant les vacances, et je pensais à autre chose.
Douze jours. J’ai douze jours de retard.
*
* *
Je n’ai plus pensé qu’à ça durant toute la fête. J’ai envie d’emprunter les clefs de la voiture de Jonah et de filer dans une pharmacie ouverte jour et nuit pour acheter un test de grossesse, mais il me poserait forcément des questions. Et puis Jenny et Chris remarqueraient mon absence. Alors je passe cette soirée dans une musique tellement forte que je la sens résonner jusque dans la moelle de mes os. Je ne peux me réfugier nulle part, la maison est remplie de corps en sueur. J’ai peur de boire de l’alcool, maintenant, car si je suis enceinte je ne sais pas ce que ça pourrait provoquer. Je n’ai jamais beaucoup réfléchi à la grossesse, alors je ne sais pas à partir de quand l’alcool peut faire du mal à un fœtus. Je préfère ne pas le savoir.
Je n’arrive pas à y croire.
— Morgan ! lance Chris à travers la salle.
Il est debout sur une table, en train de jouer face à un autre type sur une autre table. Ils se tiennent sur une seule jambe et vident des verres chacun à leur tour, jusqu’à ce qu’un des deux tombe. C’est le jeu préféré de Chris, l’une des choses que je déteste le plus en lui. Il me fait signe de venir, mais avant d’avoir pu faire un pas, je vois l’autre gars s’effondrer et Chris brandir un poing victorieux. Il saute à terre à l’instant où je le rejoins et me prend dans ses bras.
— Tu deviens ennuyeuse, lâche-t-il en portant son gobelet à mes lèvres. Allez, bois, amuse-toi.
Je le repousse :
— C’est moi qui vous ramène. Pas d’alcool.
— Non, c’est Jonah. Tu peux y aller.
Il prend un autre verre pour moi, mais je le repousse en mentant :
— Il voulait boire, alors j’ai dit que je conduirais.
Chris inspecte la salle du regard, et on finit par repérer Jonah sur le canapé, avec Jenny qui a posé les jambes sur ses genoux.
— C’est toi le chauffeur, ce soir ?
Avant de répondre à Chris, Jonah me jette un coup d’œil. On ne se dit rien, mais il comprend à mon expression ce qu’il faut dire. Il penche la tête de côté, revient vers Chris.
— Non, je me prends une cuite.
— Bon, soupire Chris, l’air décontenancé. Je vais donc devoir m’amuser tout seul.
J’essaie de ne pas me sentir visée par ses paroles, mais c’est dur.
— Autrement dit, je ne suis pas amusante quand je ne bois pas ?
— Si, mais je préfère la Morgan un peu bourrée.
Waouh ! Ça fait mal. Mais il est bourré, lui aussi, alors je l’excuse d’emblée, même si c’est juste pour éviter une dispute. Je ne suis pas d’humeur. J’ai des choses plus importantes en tête.
Des deux mains, je lui tapote le torse.
— Bon, ne compte pas sur la Morgan bourrée ce soir, va chercher des gens avec qui tu peux t’amuser.
Quelqu’un attrape alors Chris par le bras et le ramène vers les tables.
— La revanche ! lui lance le gars contre qui il vient de gagner.
Du coup, mon degré de sobriété ne l’intéresse plus, alors j’en profite pour m’échapper, loin de lui, de ce bruit, de ces gens. Je m’éclipse par la porte de derrière, où m’attend une atmosphère nettement plus calme et de l’air frais. Il y a un fauteuil libre au bord de la piscine, et tant pis pour le couple en train de faire des choses qui ne respectent pas les règles sanitaires dans l’eau, ça me dérange moins que de me trouver à l’intérieur de cette maison. Je retourne le siège pour ne pas les voir, m’installe et ferme les yeux ; je tente de ne pas passer en revue les éventuels symptômes que j’ai pu avoir durant le mois dernier.
Je n’ai pas le temps d’envisager toutes les conséquences que cela pourrait avoir sur mon avenir, lorsque j’entends qu’on rapproche un siège du mien au grincement qu’il fait sur le ciment. Pas la peine de soulever les paupières. Je n’ai aucune envie d’accueillir un Chris à moitié saoul pour le moment. Ni même une Jenny avec ses mélanges de vin et d’herbe, à tout juste seize ans.
— Ça va ?
Dans un soupir de soulagement, je reconnais la voix de Jonah et tourne la tête vers lui en souriant.
— Oui, très bien.
À son expression, je vois qu’il ne me croit pas, mais tant pis. Pas question de lui dire que mes règles sont en retard car a) ça ne le regarde pas, b) je ne sais même pas si je suis enceinte, et c) Chris est la première personne à qui je le dirai.
— Merci d’avoir menti à Chris, dis-je. Je n’ai pas trop envie de boire, ce soir.
Hochant la tête, il me tend un des deux gobelets qu’il tient à la main. J’en prends un.
— C’est du soda, précise-t-il. J’ai trouvé une canette perdue au fond d’un seau à glace.
J’en avale une gorgée, penche la tête en arrière. C’est tellement meilleur que l’alcool !
— Où est Jenny ?
D’un mouvement du menton, il désigne la maison.
— Au beer pong. Je n’ai pas pu rester.
— Je déteste ce jeu.
— Comment on a fait, s’esclaffe-t-il, pour se retrouver avec des gens qui sont nos exacts contraires ?
— Tu sais ce qu’on dit. Les contraires s’attirent.
Il hausse les épaules, me dévisage un instant puis se détourne :
— J’ai entendu ce que Chris t’a dit. Je ne sais pas si c’est pour ça que tu es ici, mais j’espère que tu sais qu’il ne le pensait pas. Il est bourré. Tu sais comment il se comporte dans ce genre de soirée.
Je suis contente qu’il le défende. Même si Chris se montre parfois un peu insensible, on sait, Jonah et moi, qu’il a un plus grand cœur que les nôtres réunis.
— Je deviendrais folle s’il faisait ça tout le temps, mais c’est une fête de fin d’année. Je le comprends, il s’amuse et il voudrait que je m’amuse avec lui. Quelque part, il a raison. La Morgan bourrée est plus marrante que la Morgan sobre.
— Je ne suis pas d’accord, conteste Jonah.
Je préfère détourner les yeux, me concentrer sur mon verre. J’ai peur de ce qui pourrait se passer maintenant. Ma poitrine s’emplit d’un flot tiède, mon cœur se remet à battre, trop vite, trop fort, et je n’aime pas cette impression, comme si je venais de comprendre pourquoi au juste j’ai ressenti un tel vide, ces derniers temps.
Jonah.
Parfois, quand on est seuls, il a un regard qui me laisse une impression de vide dès qu’il se détourne. Ça ne m’est jamais arrivé avec Chris.
Et cela me fait complètement flipper.
Jusque-là, je n’avais jamais ressenti ça, mais maintenant que ça m’arrive, j’ai l’impression qu’à mesure que la sensation s’apaise une partie de moi disparaît avec.
Je cache mon visage dans mes mains. De toutes les personnes au monde avec qui je veux passer du temps, je prends conscience que Jonah Sullivan occupe la première place.
C’est comme si mon cœur n’avait cessé de chercher cette partie manquante, et que Jonah la tenait au creux de sa paume.
Je me lève. Il faut que je m’éloigne de lui. Je suis amoureuse de Chris, ce qui rend la situation inconfortable et irritante lorsque je me retrouve seule avec son meilleur ami. C’est peut-être le soda qui me met dans cet état.
Ou la peur d’être enceinte.
Peut-être que ça n’a rien à voir avec Jonah.
Je suis à peine debout que Chris surgit devant nous. Il me prend dans ses bras et nous entraîne tous les deux dans la piscine. J’en suis à la fois exaspérée et soulagée, car il fallait que je m’éloigne de Jonah ; sauf que, maintenant, je plonge tout habillée vers le fond du grand bain.
Je remonte à la surface en même temps que Chris, mais sans me laisser le temps de lui crier dessus, il m’attire vers lui et m’embrasse. Je lui rends son baiser, j’ai bien besoin de cette distraction.
— Où est Jenny ?
On se retourne ensemble vers Jonah qui nous interpelle depuis le bord du bassin.
— Aucune idée, répond Chris.
— Je t’avais demandé de garder un œil sur elle. Elle a trop bu.
Là-dessus, il retourne la chercher dans la maison.
— Moi aussi ! lance Chris. On ne demande pas à un mec qui a trop bu de surveiller une gamine qui a trop bu.
Il recule vers le mur, s’y adosse et m’attire contre lui.
— Désolé pour ce que j’ai dit tout à l’heure… je ne te trouve pas ennuyeuse du tout.
Je fais la moue, contente qu’il reconnaisse au moins s’être conduit comme un abruti.
— Je voulais juste que tu t’amuses, ajoute-t-il. Je n’ai pas l’impression que tu t’éclates beaucoup.
— Maintenant, si.
Je me force à sourire car je ne veux pas qu’il remarque l’angoisse qui m’étreint. Mais je ne peux m’empêcher de m’inquiéter malgré tout, et ça restera comme ça jusqu’à ce que je puisse lever mes doutes. Je m’inquiète pour moi-même, pour lui, pour nous, pour l’enfant que nous pourrions mettre au monde avant qu’aucun de nous ne soit prêt. On ne peut pas se permettre ça. On n’y est pas préparés. Je ne sais même pas si c’est avec Chris que j’ai envie de passer le reste de ma vie. C’est pourtant la première chose dont on devrait être certains avant de se lancer dans la création d’un être humain.
— Tu veux savoir ce que je préfère en toi ? demande-t-il.
Comme mon chemisier flotte à la surface, il en enfile le bas dans mon jean.
— Tu es une sacrificatrice. Je ne sais même pas si ce mot existe, mais il te correspond. Tu fais des choses qui ne te plaisent pas pour faire plaisir aux gens de ton entourage. Comme de jouer les chauffeurs ce soir. Ça ne te rend pas ennuyeuse. Ça fait de toi une héroïne.
Je pouffe de rire. Chris a le compliment facile quand il a bu. Parfois, je me moque de lui mais, secrètement, j’adore ça.
— Là, tu es censée me dire ce que tu aimes en moi, ajoute-t-il.
J’ai besoin d’y réfléchir, mais il m’étreint un peu trop fort.
— Je sais qu’on s’amuse bien avec toi, dis-je alors. Tu me fais rire, même quand tu es agaçant.
Son sourire lui creuse une fossette au centre du menton. Ce sourire fabuleux ! Si je suis enceinte, si on finit par avoir un enfant ensemble, j’espère qu’il aura au moins le sourire de Chris. C’est en ce moment le seul aspect positif qui m’apparaisse dans cette situation.
— Quoi d’autre ? demande-t-il.
Je caresse sa fossette d’un doigt, prête à lui dire combien j’aime son sourire. Pourtant, je lâche autre chose :
— Je crois qu’un jour tu seras un super papa.
Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Peut-être juste pour tâter le terrain. Déjà, ça le fait rire.
— Absolument ! Clara va m’adorer.
— Clara ? dis-je en penchant la tête de côté.
— Ma future fille. Je lui ai déjà donné un nom. Si c’est un garçon, il faut que je cherche encore.
— Et si ta future femme déteste ce prénom ?
Il remonte ses mains sur mes joues :
— Tu ne le détestes pas.
Et puis il m’embrasse. Même si ce baiser ne comble pas mon cœur comme certains regards de Jonah, cela m’apporte un chaud réconfort. Il provient de ses mots. De son amour pour moi.
Quoi qu’il arrive, je passerai ce test de grossesse, demain… et je suis certaine qu’il me soutiendra. Chris est comme ça.
— Il faut rentrer, maintenant, annonce Jonah.
On se détache l’un de l’autre pour découvrir Jenny accrochée au cou de son mec, le visage contre son torse. En train de geindre.
— Je lui avais dit de ne pas jouer à ce beer pong, marmonne Chris en sortant de la piscine.
Il m’aide à remonter, et on essore nos vêtements aussi bien qu’on peut, avant de partir vers la maison de Jonah. Encore heureux que les sièges soient en cuir. Je m’assieds au volant, Jonah à l’arrière avec Jenny, tandis que Chris parcourt les stations de radio à la recherche de chansons.
Bohemian Rhapsody vient de commencer sur l’une d’entre elles. Il monte le son et se met à chantonner. Quelques secondes plus tard, Jonah le rejoint à tue-tête.
Et je finis par en faire autant. Aucun être humain ne peut entendre cet air en conduisant sans chanter, malgré la crainte d’être enceinte à dix-sept ans, malgré mon attirance pour quelqu’un assis à l’arrière plutôt que pour celui qui occupe la place du passager.
“Mamaaa… life had just begun”, braille Chris.
La tête appuyée sur le dossier, j’enchaîne : “But now I’ve gone and thrown it all away1…”
Je regarde ma place passager en grimaçant. Comme d’habitude, les crevasses du cuir sont remplies de miettes provenant d’on ne sait où. J’attrape mon sac à dos pour le jeter sur la banquette arrière, à côté d’un vieux sachet de fast-food et de deux bouteilles de plastique vides. J’essaie de nettoyer les miettes. Ce sont peut-être les restes du cake à la banane que Lexie a mangé la semaine dernière. Ou du bagel qu’elle a dévoré ce matin quand je l’emmenais à l’école.
J’ai laissé par terre une série de devoirs corrigés et froissés. Je les récupère, faisant une embardée vers le fossé avant de redresser le volant en décidant de laisser les feuillets où ils sont. Pas la peine de mourir pour rendre sa voiture présentable.
Arrivée devant le stop, je marque une pause pour prendre une décision : je peux poursuivre mon chemin vers la maison où ma famille prépare l’un de nos dîners d’anniversaire traditionnels. Ou faire demi-tour et regagner le haut de la colline où je viens de passer devant Miller Adams, debout au bord de la route.
L’année dernière, il n’a fait que m’éviter, mais je ne peux laisser tomber quelqu’un que je connais plus ou moins, coincé dehors par ce temps-là, même si les choses ne sont pas claires entre nous. Il fait dans les quarante degrés. J’ai beau avoir mis la climatisation, je sens les gouttes de transpiration couler dans mon dos, qui trempent mon soutien-gorge.
Lexie porte le sien une semaine entière avant de le laver. Elle dit qu’elle l’arrose juste de déodorant le matin. Pour moi, porter le même deux fois de suite, c’est presque aussi grave que de ne pas changer de culotte tous les jours.
Dommage que je n’applique pas la même philosophie de propreté à ma voiture.
Ma voiture sent le moisi ; je le remarque après avoir reniflé autour de moi. Je pourrais utiliser le déodorant que je garde dans la boîte à gants ; seulement, si je décide de faire demi-tour pour proposer à Miller de monter, il risque de détester encore plus cette odeur. Qu’est-ce qui est pire ? L’odeur de moisi ou le déodorant qui sert à la dissimuler ?
Non pas que je cherche à impressionner Miller Adams. À quoi bon me soucier de l’opinion d’un type apparemment prêt à tout pour m’éviter ? Pourtant, c’est bien ce que je veux sans que je sache pourquoi.
Je ne l’ai jamais dit à Lexie parce que ça me gênait trop, mais, au début de l’année, Miller et moi avions des casiers voisins. Il n’a pas fallu deux heures pour que le nouveau locataire du casier en question devienne Charlie Banks. Je lui ai demandé pourquoi et il m’a répondu que Miller lui avait proposé vingt dollars pour échanger avec lui.
Ça n’avait peut-être rien à voir avec moi, pourtant, je l’ai pris ainsi. Je ne sais pas trop ce que j’ai pu faire pour qu’il me déteste et j’essaie de ne pas y penser, sauf que je n’aime pas qu’il ne m’aime pas, alors pas question que je le laisse tomber et confirme sa première impression, parce que je suis sympa, non mais ! Je ne suis pas la personne effroyable qu’il a l’air de voir en moi.
Je fais demi-tour. Il faut que ce mec change d’avis sur moi, j’en ai besoin, même si c’est juste pour des raisons égoïstes.
Non loin du haut de la colline, Miller attend devant un panneau de signalisation, son téléphone à la main. Je ne sais pas où est sa voiture, mais ce n’est pas une simple promenade qui l’a amené ici. Il porte un jean délavé et un tee-shirt noir, vêtements insupportables par une telle chaleur. Impossible d’imaginer qu’il soit sorti se balader ainsi.
Je m’arrête à quelques mètres derrière lui et aperçois aussitôt son sourire moqueur alors qu’il range son téléphone.
Je me demande s’il se rend compte de l’effet que son attitude peut produire sur les autres. Il a l’art de vous contempler comme si on était la personne la plus importante du monde, et tout son corps y participe. Il se penche en avant, l’air curieux, secoue la tête, écoute, rit, fronce les sourcils. On reste captivé par ses diverses expressions. Parfois, je l’observe de loin alors qu’il discute avec quelqu’un – que j’envie secrètement d’ainsi retenir son attention. Je me suis toujours demandé à quoi pouvait ressembler une vraie conversation avec lui. Ça ne nous est jamais arrivé tête à tête mais je l’ai surpris, plusieurs fois, en train de me regarder, et un simple coup d’œil de sa part peut me faire frémir.
Je commence à me dire que je n’aurais jamais dû faire ce demi-tour, mais trop tard. Tant pis, je déglutis puis baisse ma vitre :
— Le prochain car ne va pas passer avant une dizaine de jours. Tu montes ?
Il me dévisage un instant, jette un coup d’œil à la route déserte, comme s’il voulait vérifier ce que je disais, puis il essuie la sueur de son front et reporte son attention sur le panneau derrière lui.
Mon cœur bat trop fort, signal évident de l’intérêt puissant qu’il suscite en moi, malgré tout le mal que je me donne pour l’ignorer.
Je n’aime pas que les choses soient si confuses entre nous, bien qu’il ne se soit jamais rien passé qui ait pu mener à cette situation. Mais, à la façon dont il m’évite, on pourrait croire qu’il y a eu de vrais problèmes, alors qu’on ne s’est jamais fréquentés. On dirait que nous avons rompu et que nous n’arrivons pas à gérer notre relation depuis.
J’ai beau me dire que je ne veux rien savoir sur lui, j’ai du mal à me retenir d’attirer son attention, car il est unique en son genre. Et beau gosse. Surtout en ce moment, avec sa casquette à l’envers et ses mèches brunes qui dépassent. Lui qui portait ses cheveux plutôt courts, voilà un moment qu’il n’a pas dû retourner chez le coiffeur. J’aime bien comme ça. Mais j’aimais bien avant aussi.
Merde. Voilà que je fais attention à sa coupe de cheveux, maintenant ? Ça me donne l’impression de me trahir.
Il suce une sucette, ce qui lui arrive souvent. Je trouve amusant qu’il aime tant le sucre. En même temps, ça lui donne un air arrogant. Je ne crois pas qu’un type pas trop sûr de lui passerait sa vie à manger des sucettes ; pourtant, au lycée il en a toujours une sur la langue, même en sortant du déjeuner.
Il la sort de sa bouche, s’humecte les lèvres, et je me sens vraiment la gamine de seize ans que je suis.
— Tu peux venir une minute ? demande-t-il.
Je suis prête à le ramener, mais pas question de mettre le nez dehors par cette chaleur.
— Non, il fait trop chaud.
— Juste deux minutes. Vite, avant que je me fasse choper.
Je n’ai vraiment aucune envie de sortir de ma voiture et je regrette d’avoir fait demi-tour, même si je discute enfin avec lui, comme j’en ai toujours rêvé.
Maintenant, c’est à pile ou face. Cette conversation avec Miller arrive en seconde position après l’air frais de ma clim. Mais elle le suit de très près. Alors je lève les yeux au ciel et finis par ouvrir la portière. Il doit comprendre l’énorme sacrifice que je suis en train d’accomplir.
Le goudron fondu de la chaussée colle à mes tongs. Cette route est en travaux depuis des mois, et je suis sûre que mes semelles sont fichues, maintenant.
Je marmonne, en regardant les dégâts :
— Je vais t’envoyer la facture pour mes chaussures.
— Parce que tu appelles ça des chaussures ?
Il est adossé au panneau en bois qui affiche le nom de la ville ; à cause des travaux, le socle en est retenu par deux énormes sacs de sable. Rien n’est cimenté sur cette route.
Miller s’essuie encore le front puis soulève l’un des sacs, me le tend.
— Prends ça et suis-moi.
Je manque de m’étrangler quand il le lâche dans mes bras.
— Pour aller où ?
De la tête il indique la direction d’où je viens.
— À peu près à six mètres d’ici.
Il prend l’autre sac, le jette tranquillement sur son épaule puis traîne le panneau derrière lui. Le morceau de bois grince sur le sol, et des petits bouts de bois s’en détachent.
— Tu voles le panneau de la ville ?
— Non, je le déplace.
Je reste immobile tandis qu’il poursuit son chemin ; j’observe les muscles tendus de ses bras et me surprends à imaginer à quoi ressemblent les autres dans un tel effort. Arrête, Clara ! Le sac de sable me fait mal aux bras et la sensualité l’emporte sur ma fierté, si bien que je finis par le suivre.
— Je voulais juste te déposer quelque part, dis-je derrière lui. Je n’ai jamais eu l’intention de te servir de complice.
Il s’immobilise, jette son sac, me prend l’autre des bras et le pose au pied du panneau qu’il redresse alors, face à la route. Après quoi, il remet la sucette dans sa bouche en souriant.
— Parfait. Merci. Tu pourrais me déposer ? Il fait au moins douze degrés de plus qu’au début de ma promenade. J’aurais dû prendre mon pick-up.
— Tu me dis pourquoi on a déplacé ce panneau ?
Il retourne sa casquette afin que sa visière protège ses yeux.
— J’habite à moins de deux cents mètres d’ici, mais ma pizzeria préférée ne livre pas en dehors de la ville ; alors je rapproche un peu plus le panneau chaque semaine. J’espère pouvoir l’installer juste avant l’entrée de mon allée, comme ça, à la fin des travaux, c’est là qu’ils le fixeront.
— Tu déplaces les limites de la ville. Pour des pizzas ?
— Juste quelques centaines de mètres, quoi, dit-il en se dirigeant vers ma voiture.
— Ce n’est pas complètement illégal ?
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Pourquoi tu le déplaces petit à petit ? dis-je en commençant à le suivre. Tu n’as qu’à le mettre là où tu voudrais une bonne fois pour toutes.
Il ouvre la portière passager.
— C’est moins repérable, si j’y vais par paliers.
Bien vu.
Une fois dans ma voiture, j’enlève mes tongs goudronnées puis mets la clim en route. Mes devoirs se froissent sous les pieds de Miller tandis qu’il noue sa ceinture. Il se penche pour les ramasser et les feuillette.
— Tu n’as que des A, observe-t-il en les déposant sur le siège arrière. Ça te vient tout seul ou tu travailles comme une malade ?
— Quel curieux ! Un peu des deux, en fait.
Je m’engage sur la route alors que Miller ouvre la boîte à gants et se met à fouiner comme un petit chiot.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
Il sort mon déodorant.
— C’est pour les cas d’urgence ? demande-t-il en le reniflant. Ça sent bon !
Il le remet à sa place, attrape le paquet de chewing-gums, en prend un qu’il me tend. Il m’offre mes propres chewing-gums.
Je fais non de la tête, et il continue d’inspecter ma voiture sans se gêner. Il ne mange pas le chewing-gum car il suce encore ses bonbons, mais il en glisse un dans sa poche, puis allume la radio.
— Tu es toujours aussi indiscret ?
— Je suis fils unique, réplique-t-il comme pour s’excuser. Qu’est-ce que tu écoutes ?
— Ma playlist est en mode aléatoire, mais là, tu entends Greta Van Fleet.
Il pousse le volume alors que la chanson se termine.
— Elle est bien ?
— Pas elle. C’est un groupe de rock.
Le riff de guitare qui annonce le morceau suivant hurle dans les haut-parleurs, lui arrachant un large sourire.
— Je m’attendais à quelque chose d’un peu plus soft !
Je regarde la route en me demandant si Miller Adams se comporte toujours ainsi, impulsif, curieux, peut-être hyperactif. Notre lycée n’est pas énorme, et comme il est en terminale, je ne partage aucun cours avec lui. Mais je le connais assez pour savoir qu’il m’a toujours évitée. Je ne me suis jamais retrouvée dans ce genre de situation avec lui, cette proximité, cette confiance. Je ne m’y attendais pas vraiment, mais ça ne change rien.
Il tire quelque chose que je gardais coincé entre la console centrale et son siège, et il l’ouvre avant que je réalise de quoi il s’agit. Je le lui arrache des mains, le jette à l’arrière.
— C’était quoi ? demande-t-il.
Juste le dossier de mes demandes d’inscription dans plusieurs universités, mais je n’ai pas envie d’en parler avec lui, car c’est déjà un énorme point de discorde entre mes parents et moi.
— Rien du tout.
— On dirait une inscription à la fac pour des cours de théâtre. Tu envoies déjà tes candidatures ?
— Jamais vu un mec qui fourrait autant son nez dans les affaires des autres. Et non, je n’envoie rien du tout, je rassemble des infos pour me préparer.
Et je les cache dans ma voiture parce que ça ferait flipper mes parents de savoir à quel point j’ai envie de devenir comédienne.
— Et toi, tu ne t’es encore inscrit nulle part ?
— Si. Dans une école de cinéma.
Il se fiche de moi, là.
Il se met à taper sur le tableau de bord au rythme de la musique. Il a de nouveau un bonbon dans la bouche. J’essaie de garder mon attention sur la route mais l’attrait qu’il représente est puissant. En partie parce qu’il est fascinant, mais aussi parce que je crois qu’il a besoin d’une baby-sitter.
D’un seul coup, il sursaute, se raidit, et je me demande ce qui lui arrive. Il sort son téléphone pour répondre à un appel que je n’ai pas entendu à cause de la musique. Il appuie sur le bouton de la radio, ôte de sa bouche le bonbon dont il ne reste presque rien, seulement une minuscule boule rouge.
— Oui, mon cœur ! commence-t-il.
Mon cœur ? J’essaie de ne pas réagir.
Ce doit être Shelby Philips, sa petite amie. Ils sortent ensemble depuis près d’un an, maintenant. Elle fréquentait notre lycée, mais elle a eu son diplôme l’année dernière et se retrouve maintenant dans une université à trois quarts d’heure d’ici. Je ne me suis jamais disputée avec elle, mais jamais bien entendue non plus. Elle a deux ans de plus que moi, et si ce n’est rien pour des adultes, pour nous, ça compte beaucoup. À l’idée que Miller sorte avec une étudiante, je me tasse un peu sur mon siège. Je ne sais pas pourquoi ça me donne ce sentiment d’infériorité, comme si la fac suffisait à rendre quelqu’un plus intellectuel, plus intéressant qu’une lycéenne.
Je ne quitte plus la route des yeux, malgré mon désir d’étudier chacune de ses expressions lorsqu’il lui parle. Je ne sais pas pourquoi.
— Je rentre à la maison, indique-t-il.
Une pause, puis :
— Je croyais que c’était demain soir.
Autre pause.
— Tu viens de passer devant chez moi.
Il me faut une seconde pour me rendre compte qu’il s’adresse à moi. Je me tourne vers lui et remarque qu’il a posé la main sur son téléphone :
— C’était juste là.
Je pile net. Il plaque la paume sur le tableau de bord, murmure « merde » en riant.
J’étais tellement concentrée sur ce qu’il disait que j’en ai oublié où nous allions.
— Non, reprend-il au téléphone. Je suis sorti marcher un peu, et il s’est mis à faire tellement chaud que je me suis fait ramener.
J’entends la voix de Shelby au bout du fil :
— Qui est-ce qui t’a ramené ?
Il me regarde un instant avant de répondre :
— Un pote. Je ne sais pas. On se rappelle ?
Un pote ? La confiance règne, dirait-on.
Miller coupe la communication alors que je m’arrête devant sa maison… que je découvre pour la première fois. Je savais dans quel quartier il vivait, mais je n’avais jamais trop fait attention à la demeure cachée derrière cette rangée d’arbres.
Pas vraiment ce à quoi je m’attendais.
En fait, c’est une vieille bâtisse en bois, plutôt petite, et qui aurait besoin d’un sérieux rafraîchissement. Sur le perron apparaissent l’inévitable balancelle et deux chaises longues, seules choses à peu près attrayantes de l’ensemble.
Un vieux pick-up bleu est garé dans l’allée, et une voiture – pas aussi vieille mais en plus mauvais état que la baraque – montée sur des parpaings disparaît parmi les mauvaises herbes.
Je n’en reviens pas, j’ignore pourquoi. Je devais imaginer qu’il vivait dans une demeure grandiose avec piscine et garage multi-voiture. Dans notre lycée, on a plutôt tendance à juger les gens sur leur allure autant que sur leur argent, mais peut-être que la personnalité de Miller suffit à le rendre populaire. Je n’ai jamais entendu qui que ce soit dire du mal de lui.
— Tu ne t’attendais pas à ça ?
Un peu estomaquée, je gare la voiture au bout de l’allée en faisant de mon mieux pour ne pas montrer ma stupéfaction. Je préfère changer totalement de sujet, jouer les filles vexées :
— Un pote ?
— Je ne vais pas dire à ma copine que je suis rentrée avec toi. Ça me vaudrait trois heures d’interrogatoire.
— Au moins, vous entretenez une relation saine et sympa.
— Tout à fait, du moins en dehors des interrogatoires.
— Si tu détestes tellement ça, tu ferais peut-être mieux de ne pas jouer avec les panneaux de la ville.
Il vient de quitter la voiture alors que je dis ça, et pourtant, il se penche vers moi avant de fermer la portière :
— Je ne dirai pas que tu étais ma complice si tu promets de ne pas dire que je les déplace.
— Achète-moi de nouvelles tongs et j’oublierai ce qui s’est passé aujourd’hui.
Il sourit, comme si ça l’amusait.
— Mon portefeuille est à la maison. Viens.
Je plaisantais, bien sûr, et vu ses conditions de vie, je n’ai pas l’intention de lui prendre un sou. En même temps, il semble que nos rapports se fondent plus ou moins sur l’ironie ; alors, si je joue soudain les grandes dames et que je refuse son argent, il pourrait se sentir insulté. De toute façon, je ne peux plus rien dire puisqu’il est déjà en route vers sa maison.
Je laisse mes tongs dans la voiture pour ne pas déposer de goudron chez lui et grimpe pieds nus sur le perron, évitant au passage le bois pourri de la deuxième marche.
Ce qu’il remarque.
Une fois dans le salon, il ôte ses chaussures, qu’il laisse à la porte. À mon grand soulagement, l’intérieur de la maison présente mieux que l’extérieur. Propre, bien ordonné, malgré le style un peu sixties. Et les meubles sont encore plus vieux. Un canapé en velours orangé avec sa couverture tricotée main sur le dossier occupe tout un mur, en face de deux fauteuils verts à l’air très inconfortables, genre années cinquante. Apparemment, ces meubles se trouvent là depuis qu’ils ont été achetés, bien longtemps avant la naissance de Miller.
La seule chose qui fasse un peu récent, c’est le fauteuil inclinable devant la télévision, mais le type qui l’occupe a l’air plus vieux que tout le reste. Je n’aperçois qu’en partie son profil et le sommet de son crâne chauve, entouré de quelques cheveux blancs. Il ronfle.
Il fait chaud, ici, presque plus que dehors, et ça sent le lard fumé. La fenêtre est ouverte, flanquée de deux ventilateurs oscillants dirigés vers celui qui doit être le grand-père de Miller. Il semble trop vieux pour être son père.
Miller traverse le salon pour se diriger vers un couloir. Je commence à m’en vouloir de le suivre ainsi pour lui réclamer de l’argent. C’était juste une plaisanterie. À présent, j’ai l’impression de lui avoir révélé un aspect misérable de ma personnalité.
Il ouvre la porte de sa chambre, mais je préfère rester dans le couloir. Je sens un souffle frais en sortir, qui me soulève légèrement les cheveux ; ça me fait du bien.
Je regarde la pièce, qui semble également en meilleur état que la façade de la maison. Contre le mur du fond s’étale un grand lit. C’est là qu’il dort, juste là, dans ce lit, là qu’il passe ses nuits, enroulé dans ces draps blancs. Je m’efforce de détourner les yeux vers le grand poster des Beatles à la tête du lit. Je me demande si Miller est un fan de musique ancienne ou si le poster est là depuis les années soixante, comme le reste des meubles. Cette maison est si vieille qu’on se trouve peut-être dans la chambre du grand-père à l’époque de son adolescence.
Mais ce qui attire vraiment mon attention, c’est l’appareil photo sur sa commode. Rien de bon marché. D’autant que l’accompagnent plusieurs objectifs de différentes tailles.
— Tu aimes la photo ?
— Oui, dit-il en ouvrant le tiroir de la commode. Mais ma passion c’est le cinéma. Je voudrais devenir metteur en scène. Je tuerais pour aller à l’université du Texas, mais ça m’étonnerait que j’obtienne une bourse. Alors, tant pis, je me contenterai d’une fac publique.
Je croyais qu’il se moquait de moi dans la voiture, mais maintenant que je vois sa chambre, je me rends compte qu’il m’a sans doute dit la vérité. Il y a déjà la pile de livres près de son lit. Dont un de Sidney Lumet titré Making Movies. Je le prends et commence à le feuilleter.
— Quelle curieuse ! s’esclaffe Miller, reprenant mes mots de tout à l’heure.
— Attends, dans ta fac publique, il y a une section cinéma, au moins ?
— Non, mais ça pourrait être un tremplin vers une autre qui en a une.
Il se rapproche de moi, un billet de dix dollars entre les doigts.
— Tiens, ces tongs coûtent cinq dollars au Walmart. Éclate-toi.
J’hésite. Je ne veux pas prendre son argent. Il s’en rend compte, pousse un soupir et glisse le billet dans la poche gauche de mon jean.
— Cette maison est dans un état lamentable, mais je ne suis pas fauché. Prends ça.
Je déglutis.
Il vient de mettre les doigts dans ma poche. Je les sens encore, alors qu’ils n’y sont plus.
Je m’éclaircis la voix et m’efforce de sourire.
— C’est un plaisir de faire des affaires avec toi.
— Ah bon ? On dirait pourtant que tu t’en veux d’accepter mon argent.
D’habitude, je suis meilleure actrice que ça. J’en suis la première déçue.
Je retourne vers la porte, même si j’aimerais voir sa chambre un peu plus longtemps.
— Je ne m’en veux absolument pas. Tu as bousillé mes chaussures. Tu me devais bien ça.
Là-dessus, je sors, fais quelques pas dans le couloir, doutant qu’il me suive. Pourtant, si. Il est là lorsque je m’arrête sur le seuil du salon.
C’est le vieux monsieur qui ne se trouve plus dans le fauteuil inclinable. Il est dans la cuisine, près du réfrigérateur, en train d’ouvrir une bouteille d’eau. Il avale une gorgée en me jetant un regard curieux.
Miller apparaît à côté de moi.
— Tu prends tes médicaments, Papy ?
Il l’appelle Papy. C’est trop mignon.
Papy lui jette un regard excédé.
— Je les prends tous les jours que Dieu fait depuis que ta grand-mère s’est barrée. Je ne suis pas impotent.
— N’empêche… Et puis Grand-mère, elle ne s’est pas barrée, elle est morte d’une crise cardiaque.
— Toujours est-il qu’elle m’a quitté.
Miller m’adresse un clin d’œil par-dessus son épaule. Je ne sais pas trop ce qu’il sous-entend, mais je commence à comprendre d’où il tient son côté si sarcastique.
— Tu m’embêtes, marmonne Papy. Je te parie vingt dollars que je te survivrai, à toi et à toute ta génération de crétins.
— Attention, Papy ! rigole Miller. Là, tu montres ta jalousie.
Papy lui envoie le bouchon de la bouteille à la figure.
— Je te déshérite !
— Vas-y. Tu dis toujours que, pour toi, rien ne compte plus que l’air qu’on respire.
— Et tu n’en hériteras pas.
Là, je pouffe de rire. Jusque-là, je n’étais pas certaine que leur prise de bec ne soit qu’une plaisanterie.
Miller récupère le bouchon, ferme le poing dessus puis me désigne d’un geste :
— C’est Clara Grant. Une amie du lycée.
Une amie ? Ah bon. J’adresse un petit signe à Papy.
— Enchantée.
Il penche la tête de côté, l’air grave.
— Clara Grant ?
J’acquiesce.
— Quand Miller avait six ans, il a fait caca dans son pantalon au supermarché parce qu’il était terrorisé par la chasse d’eau automatique des toilettes publiques.
Miller ouvre la porte en grommelant :
— OK… j’aurais mieux fait de ne pas t’amener ici.
Il me fait signe de sortir, mais je ne bouge pas.
— Je ne suis pas sûre de vouloir partir, dis-je alors en riant. Je voudrais que Papy me raconte encore des histoires.
— J’en connais plein ! assure-t-il. En fait, vous allez sûrement adorer celle-ci. J’ai une vidéo de lui à quinze ans, quand on se trouvait dans son collège…
— Papy ! s’écrie Miller. Tu n’as pas fini ta sieste ; ça fait cinq minutes que tu es réveillé.
Il m’attrape par le poignet pour m’entraîner dehors, referme la porte derrière lui.
— Attends. Qu’est-ce qui s’est passé quand tu avais quinze ans ?
J’espère qu’il va me raconter cette anecdote, je meurs d’impatience. Mais il a l’air gêné.
— Rien. Il invente n’importe quoi.
— Non, là je crois que c’est toi qui dis n’importe quoi. Il faut que je sache.
Miller pose une main sur mon épaule et me fait descendre les marches du perron.
— Tu ne sauras jamais. Jamais.
— Tu ne sais pas à quel point je peux être obstinée. Et j’aime bien ton grand-père. Je pourrais revenir le voir. Une fois que les limites de la ville seront fixées, je commanderai une pizza pepperoni ananas pour qu’il me raconte d’autres histoires sur toi.
— De l’ananas ? Sur une pizza ? s’esclaffe-t-il. Tu ne mets jamais plus les pieds ici !
De nouveau, je saute la marche pourrie, et une fois en sécurité sur l’herbe, je me retourne :
— Tu ne peux pas choisir mes amis. Et l’ananas sur la pizza, c’est délicieux. La meilleure combinaison sucré-salé.
Je sors mon téléphone.
— Ton Papy a Instagram ?
— On se retrouve au lycée, Clara ! répond Miller avec un sourire faussement excédé. Et ne remets plus les pieds chez moi.
Je regagne ma voiture en riant. Lorsque j’ouvre la portière et me retourne, Miller contemple son portable, m’ignorant totalement. Il disparaît bientôt dans la maison, et c’est là qu’une notification Instagram sonne sur mon téléphone.
Miller Adams vous suit.
Je souris.
C’était peut-être ce que j’avais derrière la tête.
Je n’ai pas encore quitté l’allée que je compose le numéro de tante Jenny.