Chapitre 1

Erynn

— Tu vas cartonner, Erynn !

Face au miroir, j’encourage mon reflet. Il n’y a pas de raison que ça foire, je me suis préparée comme une malade.

Tout va bien se passer…

Je le sens. C’est là, dans mes tripes, un pressentiment que je n’explique pas. Il paraît que les femmes de la famille ont dans le sang ce pouvoir de ressentir les choses. Puisque le positif attire le positif, je m’efforce de garder cette idée en tête et vérifie pour la énième fois mon maquillage.

Rien d’indécent, seulement une double couche de mascara et un trait de rouge à lèvres. Je lisse ma crinière rousse domptée en une queue-de-cheval haute et tapote mes pommettes.

Mon porte-documents dans une main, j’inspire profondément pour retrouver une contenance. À l’intérieur se trouvent mes références ainsi que mes diplômes. Je vérifie l’heure. Les aiguilles sur le cadran de ma montre indiquent que mon rendez-vous approche. Un rendez-vous que j’attends avec impatience car je compte bien avoir ce job chez Mountbatten Consulting, l’une des plus prestigieuses sociétés d’événementiel de Londres pour laquelle je rêve de travailler. Voilà, c’est dit !

Il paraît qu’ils ne recrutent que les meilleurs, mais malgré mon peu d’expérience, à vingt-quatre ans, je me sens prête à rentrer dans la cour des grands. Et puis, j’ai besoin de ce salaire. Le remboursement de mon prêt étudiant pompe toutes mes économies, et entre mon loyer et mes charges, il ne me reste plus rien à la fin du mois. Très franchement, j’en ai ma claque de vivre comme une pauvresse.

Requinquée à bloc, je quitte les toilettes des dames, traverse l’immense hall d’entrée et suis la plaque signalétique indiquant la direction des ascenseurs. Le menton haut, je me répète mentalement que je mérite ce poste de chargée des relations publiques et que j’ai déjà réussi les deux premiers entretiens.

Concentrée sur mes pensées, je ne remarque pas l’ombre dans mon dos, si bien que je sursaute quand une voix grave résonne à mon oreille.

— Salut, beauté.

De surprise, mon porte-documents m’échappe. Heureusement, je le rattrape avant qu’il ne déverse son contenu par terre.

— Bon sang, vous êtes dingue ! Vous m’avez fait la peur de ma vie !

Les mains dans les poches et un sourire canaille au coin des lèvres, le type me déshabille du regard.

— Désolé. Vous êtes nouvelle, n’est-ce pas ?

— Bien vu, Einstein.

En attendant que l’ascenseur arrive, je lui accorde mon attention. Il a des cheveux blonds coiffés sur le côté, ce qui me fait dire que son coiffeur a un peu trop regardé Dallas. Son style BCBG n’est pas celui des hommes que je fréquente. Il porte une chemise blanche sur un pantalon en velours marine et des mocassins, mais après tout, on ne juge pas un livre d’après sa couverture.

— Vous êtes libre ce soir ? s’enquiert-il.

— Ça dépend. Vous proposez quoi ?

En deux pas, il se retrouve face à moi, sa bouche un peu trop près de la mienne. OK, il ne manque pas d’air.

— Un japonais et deux orgasmes. Trois, si vous êtes sage.

Admettons que je sois embauchée, je crains que coucher avec un collègue ne soit pas recommandé. Toutefois, il est beau garçon et je ne résiste pas à des sushis.

— Pourquoi pas ? déclaré-je, encline à fêter mon futur poste comme il se doit.

Ne pas mettre la charrue avant les bœufs, ça te parle ma vieille ?

— Votre nom ?

— Erynn Wallace. Vous ?

Il glisse sa carte de visite sur mon porte-documents et je peux y lire : Grant Mountbatten.

OK, s’il est le fils du boss, je comprends mieux pourquoi il a autant d’assurance. Tout à coup, les sushis me semblent moins attrayants.

— Je passe vous prendre à quelle heure ?

Le ding de l’ascenseur nous interrompt.

— Je vous envoie un texto pour vous tenir au courant.

— Je préfère un sexto, réplique-t-il en m’adressant un clin d’œil aguicheur.

Je secoue la tête, stupéfaite par son excès de confiance en lui, et m’engouffre dans la cabine. Avant que les portes ne se referment, il me lance :

— Wallace, cette robe vous fait un cul d’enfer.

Au prix où je l’ai payée, j’espère bien ! Ma voisine et amie a cru défaillir quand elle a vu le prix, mais je me suis empressée de la rassurer : « C’est un investissement. » Si j’obtiens comme prévu ce poste, la robe sera amortie et j’aurai de quoi solder le crédit de mon prêt étudiant avant la fin de l’année.

Lorsque j’arrive au dernier étage, je me retrouve face à un long couloir fermé par une double porte en cèdre. Mes talons s’enfoncent dans l’épaisse moquette gris clair à mesure que je m’approche du bureau du directeur. Alors qu’il ne reste que quelques mètres, mon sein droit vibre.

Mince ! Mon téléphone !

Je scrute le plafond pour m’assurer qu’il n’y a pas de caméra et plonge les doigts dans mon décolleté afin de récupérer mon portable pour l’éteindre. Je fronce les sourcils devant le nom affiché sur l’écran. Il ne m’appelle jamais dans la journée, parce qu’il travaille et que moi, je me démène pour en faire de même.

Je décroche et murmure tout bas :

— Allô, papa. Tout va bien ? Je peux te rappeler plus tard ?

— Ma chérie…

Au son de sa voix, je comprends que quelque chose cloche. J’imagine tout de suite le pire.

— Qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que tu vas bien ?

— C’est… c’est… ton grand-père, il vient de nous quitter.

La main crispée autour de mon téléphone, je ferme les yeux.

Oh non, pas grand-père Wallace…

— Il s’en est allé dans son sommeil.

Je ne l’ai connu que malade d’Alzheimer. À cause de cela nous n’avons pas pu créer un vrai lien de complicité. Et certainement aussi à cause du fait qu’il n’a jamais accepté ma mère. Il n’empêche que j’ai énormément de peine d’apprendre qu’il est parti.

— Papa, je suis désolée. Est-ce que je peux faire quelque chose ?

Un silence suivi d’un hoquet étouffé me parvient. Je comprends qu’il pleure et je suis bouleversée pour lui.

— J’aurais aimé que tu sois là, me confie-t-il.

C’est la première fois qu’il me fait un tel aveu. Papa ne m’a jamais rien demandé. Jamais. Il sait que j’ai très peu de moyens. C’est pour cette raison que c’est toujours lui qui est venu me voir à Londres, pour Noël ou pour mon anniversaire, et ce depuis mes sept ans, lorsque mes parents se sont séparés. Je comprends donc qu’il est bien plus ébranlé qu’il ne voudra l’admettre.

— Quand auront lieu les funérailles ?

— Demain matin.

Mes neurones se mettent déjà en branle et font le calcul. Si je me fais rembourser cette robe et me rends ensuite à l’aéroport, je peux réussir à choper un vol avec l’argent récupéré et ainsi être en Écosse avant ce soir. L’ennui, c’est que si je suis embauchée, je dois prendre mes fonctions dans les jours qui viennent. J’ai une brève seconde d’hésitation avant de déclarer :

— Je vais voir ce que je peux faire.

Le soupir de soulagement qu’il pousse ne m’échappe pas.

— Tu ferais ça ?

Pour toi, oui.

— Je vais essayer, papa. Je dois te laisser, mais je t’appelle dès que je peux.

Je raccroche, range mon téléphone dans mon soutien-gorge et m’autorise une seconde pour inspirer profondément afin de prendre une décision.

En réalité, je n’ai pas trente-six solutions. Mon choix est fait.

Je fais demi-tour et rebrousse chemin.

Adieu, job de mes rêves…

Chapitre 2

Erynn

Deux heures plus tard, je me trouve face à ma penderie, dans la petite chambre meublée que je loue dans le quartier de Brixton. Je sélectionne des fringues à la va-vite et je les fourre dans une valise qui a connu des jours meilleurs, prêtée par Jill, ma voisine.

Les roues m’ont l’air un peu bancales, mais c’est ça ou en acheter une nouvelle, et très clairement je n’ai ni le temps ni l’argent.

— Tu es sûre que tu n’en auras pas besoin ? demandé-je, hésitante.

Assise en tailleur sur mon lit, mon amie s’enduit les ongles de vernis tout en m’observant du coin de l’œil.

— Évidemment, fait-elle avec un mouvement vague de la main. Où crois-tu que je puisse aller sans un rond ?

— J’avais oublié ce détail…

— Tu pars combien de temps déjà ?

— Pas plus d’une semaine, je pense. J’ai pris un billet ouvert.

J’évite de mentionner qu’il m’a coûté la peau des fesses, bien plus que le prix de la robe. Si elle savait, Jill en ferait une syncope sur-le-champ. Elle est aussi fauchée que moi puisqu’elle loue la chambre d’en face, alors la valeur de l’argent, elle connaît.

— Je crois que j’ai pris tout ce qu’il me faut, déclaré-je en exécutant un tour sur moi-même.

— Tu es sûre que tu ne veux pas que je te prête mon appareil photo également ?

Je lève les yeux au ciel.

— Jill, je vais à un enterrement, pas faire du tourisme.

Sur ces mots, je déverrouille mon téléphone et commande un Uber. L’application m’indique que mon chauffeur sera là dans moins de quatre minutes.

— Je ne vais pas tarder à y aller.

— Attends, ne bouge pas, je sais ce qu’il te manque.

Je la suis des yeux tandis qu’elle bondit en direction de sa chambre, puis revient avec un tas de dentelle rouge qu’elle glisse dans ma valise.

— On ne sait jamais… On a toujours besoin d’une robe du soir.

Avant que je puisse objecter, mon amie me prend dans ses bras.

— Tu vas me manquer, murmure-t-elle.

— Tu t’apercevras à peine de mon absence, tenté-je de la rassurer.

— Tu parles ! On passe toutes nos soirées ensemble, impossible de faire comme si tu étais là, mais heureusement, j’ai plein de séries en retard à rattraper.

— Minute papillon, je t’interdis de regarder Vikings sans moi !

Elle ramène ses boucles blondes sur une épaule et plaque sa paume sur son cœur.

— Promis, juré !

— Tu vas me manquer.

— Toi aussi. Bon, allez… file, il est vraiment temps que je retourne m’entraîner.

Jill est danseuse de revue, son travail est toute sa vie. Elle m’offre une dernière accolade avant de traverser le corridor pour rentrer chez elle, tandis que je rejoins le chauffeur qui doit m’attendre dehors.

Trois heures plus tard, je suis à l’aéroport de Glasgow. Je traverse le vaste hall en tirant derrière moi la valise dont l’une des roues m’a lâchée et qui émet désormais un couinement évoquant un phoque à l’agonie. Face à moi se trouve une petite assemblée d’inconnus venus accueillir leurs proches. Je suis déçue de constater qu’il n’y a pas l’ombre d’un tartan ou d’un kilt en vue parmi la foule. Dommage, je pensais croiser quelques Highlanders dès mon arrivée.

Je remonte la capuche de mon manteau sur ma tête et me dirige vers l’extérieur à la recherche de la borne de taxi où une petite file d’attente se constitue déjà. Plusieurs têtes se tournent dans ma direction. Forcément, l’animal agonisant que je traîne derrière moi attire tous les regards. Saleté de roue boiteuse !

J’attrape mon téléphone, envoie un rapide message à mon père pour le prévenir que j’ai atterri et que je serai bientôt à la maison. Il voulait venir me chercher, mais je préfère qu’il évite de conduire alors que je le sais bouleversé.

Au terme d’une longue attente, c’est enfin mon tour. Un chauffeur, la cinquantaine passée et le visage dévoré par une épaisse barbe rousse, m’ouvre la porte et s’occupe de ranger mon bagage dans le coffre tandis que je prends place sur la banquette arrière, ravie d’être au chaud. Il vient ensuite s’installer derrière le volant et se tourne vers moi.

— Où est-ce que je vous emmène, ma p’tite dame ?

— Dans le comté de Galston, s’il vous plaît.

Il écarquille ses yeux bleus.

— Je connais bien Galston, ce n’est pas la porte à côté !

Merci, je suis au courant…

— J’préfère vous prévenir tout de suite, ça va vous coûter dans les quatre-vingts billets, au moins.

Quatre-vingts livres… Bigre ! J’aime mieux ne pas penser à l’état de mes finances à la fin de ce court séjour. Je serre les dents et lui confirme que ça ira.

Le taxi démarre, et après plus d’une demi-heure pour sortir du centre-ville de Glasgow, nous sommes enfin en route vers les Lowlands, région qui abrite le village de mon père.

Le front contre la vitre, je laisse mon regard embrasser les paysages luxuriants et vallonnés, lumineux malgré le ciel bas nimbé de brume.

— Vous ne seriez pas une Anglaise, vous ?

Ce n’est pas une question, plutôt une affirmation. Dommage que la société de taxis ne propose pas de cocher une option pour que le chauffeur roule en silence.

— Raté, finis-je par lui répondre.

Mon chauffeur part d’un grand rire et poursuit ses coups d’œil appuyés avant de finalement marmonner dans sa barbe.

— Je sais reconnaître une sassenach quand j’en croise une.

Je fronce les sourcils. Il me reste très peu de notions de gaélique. En revanche, j’ai assez regardé Outlander pour comprendre un ou deux termes du jargon écossais.

— Vous faites pas de bile, sassenach n’est pas une insulte, ma p’tite dame.

— Oui, je sais.

Je retourne à ma contemplation du paysage quand Barberousse poursuit :

— Qu’est-ce qui vous amène par ici ?

— Un décès.

Ma réponse jette un froid ce qui, par chance, annihile la curiosité du conducteur. Ainsi, je peux retourner à mes pensées.

 

Brusquement, une secousse me fait bondir.

J’ignore à quel moment précis je me suis endormie, tout ce que je sais, c’est que nous sommes arrêtés au beau milieu de la campagne écossaise et qu’il n’y a pas un chat à l’horizon. Une chose est sûre, je ne suis pas rassurée pour un sou de me retrouver au milieu de nulle part.

— Que se passe-t-il ? demandé-je en tâchant de camoufler mon anxiété sous un sourire forcé.

— Rien de grave, j’suis crevé.

— Comment ça, vous êtes crevé ?

Ma montre affiche seize heures. Il ne va quand même pas faire une sieste maintenant, si ? Mon chauffeur retire sa veste et déboucle sa ceinture. Visiblement, il en a l’intention. OK, le moment est venu de me montrer plus ferme et de hausser le ton.

— Hum… Écoutez monsieur, je comprends que vous puissiez être épuisé, je l’entends parfaitement, mais…

— Hein ?

Un bâillement déforme sa bouche.

— Mais, ce n’est pas le moment de dormir, enfin !

— Dormir ? Pourquoi, vous avez sommeil ?

Je lève les yeux au ciel. Si tout le monde est comme lui, je comprends pourquoi ma mère s’est tirée de ce bled, voilà dix-sept ans.

— Je parle de vous.

— Vous voulez dormir avec moi ?

— Quoi ? m’exclamé-je, horrifiée.

— Ne le prenez pas mal ! Vous êtes charmante, c’est pas le problème.

Bon sang, qu’est-ce qu’il me chante ?

— Je ne comprends pas, soufflé-je en pinçant l’arête de mon nez entre mon pouce et mon index.

— Pardon, ma p’tite dame, mais nous deux, ça va pas être possible…

OK, j’abandonne.

— J’ai déjà ma gourgandine qui m’attend à la maison, vous comprenez.

— Votre gourgandine, c’est charmant. Écoutez, je dois être à Galston le plus rapidement possible, il faudrait vraiment repartir.

Alors que j’espère le convaincre de reporter sa sieste et de reprendre la route, le chauffeur se tourne vers moi et déclare :

— Vous savez changer un pneu ?

— Je vous demande pardon ?

— Vous savez changer un pneu ? insiste-t-il tout en roulant l’extrémité de sa moustache entre ses doigts.

En fait, je me demande s’il est sérieux ou si j’ai affaire à une sorte d’humour écossais un peu douteux.

Au bout de quelques secondes, je craque.

— Je n’ai même pas le permis de conduire, comment diable voulez-vous que je sache changer un pneu ?

En regardant dans le rétroviseur, je remarque qu’il est plongé dans une profonde réflexion, tout en pianotant avec ses pouces sur le volant.

— C’est fâcheux, mais à nous deux, on doit pouvoir réussir à se débrouiller.

Mais qu’est-ce qu’il raconte ?

Chapitre 3

Erynn

Il nous aura fallu près de cinquante minutes, dont dix consacrées à visionner un tuto sur YouTube, avant de pouvoir remonter en voiture. Nous sommes enfin en route, et d’après mon GPS, nous arriverons à Galston très bientôt. Enfin, je croise les doigts, parce que Wilfried – oui, c’est ainsi que se nomme mon charmant chauffeur – me semble être du genre imprévisible. Si imprévisible qu’il roule à présent bien en dessous de la vitesse limite autorisée.

— Vous pourriez aller un peu plus vite, s’il vous plaît ? J’aimerais arriver avant l’aube.

— Impossible, il y a beaucoup de cerfs et de biches qui traversent la route.

— Alors que nous ne sommes même pas en pleine forêt ?

— Je ne veux pas prendre de risque inutile. Comprenez… J’ai sept marmots qui m’attendent à la maison.

J’ai du mal à comprendre comment on peut vouloir se multiplier à l’infini, mais soit. Le principal, c’est qu’une plaque indique que nous entrons enfin à Galston.

— Nous y sommes !

Je ressens un profond soulagement d’être enfin arrivée. Ce trajet était interminable.

Wilfried pivote vers moi en abandonnant totalement la route des yeux.

— Je vous dépose où ?

Oh mon Dieu !

J’aimerais assez éviter à mon père d’avoir à enterrer deux membres de sa famille le même jour.

— N’importe où, mais je vous en prie, regardez devant vous ! m’écrié-je, affolée.

Ne pas prendre de risque inutile, tu parles !

Les épaules de Wilfried s’agitent et je comprends qu’il se marre.

— C’est moi qui vous fais rire ?

— Toutes les filles de la ville sont aussi stressées que vous ?

— Je suppose que ça dépend de la personne qu’elles ont en face d’elles, rétorqué-je en levant les yeux au ciel. Arrêtez-vous là, ça ira. Vous acceptez la carte bleue ?

— Non, ma p’tite dame. Je préfère le doux chuchotement des billets.

Je descends du taxi sous un ciel brumeux, allégée de toute ma monnaie. Je me retrouve dans la rue principale du village que j’ai quitté il y a bien longtemps maintenant. Un vent frais s’insinue sous ma robe et se faufile à travers l’étoffe de mon manteau, m’arrachant un long frisson.

Je récupère ma valise et balaie les alentours du regard. Des bribes de souvenirs d’enfance me parviennent, des flashs de la période où maman et moi vivions encore ici, mais ils sont si nébuleux que c’est comme regarder à travers un écran de fumée. Tout ce dont je me rappelle, c’est que Galston est un petit village où tout le monde se connaît, enfin, tout le monde sauf moi. Personne ne sait qui je suis ni ce que je fais là, si bien que j’ai le droit à plusieurs regards insistants de la part des curieux.

Et la politesse, bon sang ?

Ces habitants en semblent dépourvus. En revanche, ce qui ne manque pas dans le centre-ville, ce sont les pubs. Tout en traînant ma valise derrière moi, je n’en dénombre pas moins de quatre en arpentant l’artère principale en direction de Wallace Cottage.

Je note qu’il y a également quelques rares boutiques, un bureau de poste, une poignée de maisons de ville, et surtout des champs à perte de vue. Quel ennui ! Pas étonnant que je constitue une telle attraction. Je continue ma route sur les quelques centaines de mètres qui me séparent du domaine appartenant à ma famille depuis toujours. Il paraît que mon ancêtre, William Wallace, vivait déjà là à son époque, jusqu’à ce qu’il se fasse zigouiller. Enfin c’est ce que m’a toujours raconté mon père, mais moi et les légendes familiales…

Au carrefour, je m’engage sur un chemin de terre qui donne du fil à retordre à mes talons, et je ne parle pas de ma valise… une vraie plaie ! Son cri ressemble désormais à s’y méprendre à celui d’un dindon sauvage. Heureusement, le cottage familial apparaît enfin à l’horizon.

En m’approchant, je soupire de soulagement. Même si j’aurais préféré que ce soit dans d’autres circonstances, je suis heureuse de retrouver mon père que je n’ai pas revu depuis les fêtes de fin d’année, il y a près de quatre mois. Nous sommes restés très proches, et malgré la distance, il a toujours fait en sorte de venir me voir et d’être présent pour moi le plus possible.

Je glapis d’excitation quand je pénètre dans la cour de notre modeste domaine. Je prends une seconde pour contempler la bâtisse faite de pierres imposantes, sur lesquelles le lierre tombe en cascade. Le cadre a quelque chose de mystique. J’ignore tout de l’histoire de notre famille en dehors des légendes que mon père m’a racontées quand j’étais enfant. Et une fois atteint l’âge adulte, j’ai cessé d’y croire.

La porte s’ouvre et mon père apparaît dans l’embrasure.

— Erynn, tu es là, ma luciole !

Les années n’y changent rien, je suis toujours sa luciole, sa lumière. Je lâche ma valise et m’élance vers lui. Il m’a manqué, mais je ne me rendais pas vraiment compte à quel point avant que ses bras se referment sur moi. Le nez niché dans sa chemise en laine épaisse à carreaux, je respire l’odeur familière et rassurante de son eau de toilette, mêlée à celle du tabac froid.

Malgré mon manteau, je frissonne légèrement. La faute à une émotion trop forte, ou peut-être est-ce dû aux températures qui chutent en ce début de soirée d’avril.

— Tu grelottes, ne restons pas là. Entre, je vais te faire du thé.

Je récupère ma valise, l’abandonne dans le vestibule et le suis à l’intérieur en direction de la cuisine où une bouilloire sifflote au-dessus du vieux fourneau. Je frotte mes mains l’une contre l’autre avant de me hisser sur le plan de travail, puis suis des yeux mon père qui s’active dans la cuisine.

— Tu dois être fatiguée par le voyage. Tu as faim, luciole ? demande-t-il en me tendant une tasse fumante.

— Merci, ça ira.

J’avale quelques gorgées de thé afin de me réchauffer et observe mon père.

Ewen Wallace n’a pas changé, que ce soit son visage rond aux tempes grisonnantes ou son éternel sourire chaleureux. Mais aujourd’hui, ce même sourire renferme un océan de tristesse. Je le connais, il fait bonne figure, mais perdre son père a dû lui mettre un sacré coup. Ils étaient très proches, malgré la maladie. Depuis le diagnostic, il n’a pas cessé de s’occuper de lui.

— Papa, comment tu te sens ?

— Mieux maintenant que tu es là. Ton grand-père aurait été heureux de voir la magnifique jeune femme que tu es devenue.

— Je suis désolée de ne pas être venue avant.

Je me rends compte que le manque de moyens et la distance m’ont volé des moments en compagnie de ma famille.

— Ne t’excuse pas. Ce n’est pas ta faute.

Mon père n’est que bienveillance et gentillesse. Il m’arrive encore de me demander ce qui a poussé ma mère à le quitter.

— Tu devrais venir vivre à Londres avec moi, suggéré-je. Je sais que mon appartement est minuscule, mais je peux commencer à en chercher un plus grand pour nous deux.

Maintenant qu’il se retrouve seul, ce serait la meilleure décision à prendre pour lui, et je pourrais au moins l’avoir auprès de moi.

— Cet endroit appartient à notre famille depuis des siècles, dit-il en observant la pièce. Je ne peux pas partir d’ici, luciole. C’est là que je suis né, et c’est là que je mourrai, comme mon père et son père avant lui.

— Je comprends.

Un attachement que ma mère ne comprenait pas, elle.

— Tu dois avoir besoin de te reposer un peu avant la veillée funéraire. Viens, je vais t’aider à t’installer dans ta chambre.

J’acquiesce d’un signe de tête et pose ma tasse dans l’évier, pendant qu’il récupère ma valise. Je le suis ensuite à travers le dédale de portes en me demandant s’il regrette de ne pas avoir eu de fils à qui transmettre le flambeau.

 

Après m’être allongée un moment et avoir profité de la salle de bains pour effacer toute trace de mon périple, je m’apprête à descendre pour rejoindre mon père, qui commence à accueillir les gens de la paroisse pour la veillée. Au moment d’ouvrir la porte, des bruits me parviennent depuis le rez-de-chaussée. Je traverse la chambre et tire le rideau pour jeter un coup d’œil par la fenêtre.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

Toute cette agitation provient de la dizaine de véhicules qui se garent dans la cour. Des pick-ups, des berlines, et même une charrette tirée par des chevaux. Est-ce que toute la ville s’est donné rendez-vous chez nous ? Je sais que je ne suis pas au fait de toutes les traditions, mais je pensais que nous serions en petit comité. Apparemment, ce ne sera pas le cas.

Plusieurs types vêtus de l’habit traditionnel forment un cercle, dans l’ombre juste sous ma fenêtre. Moi qui étais déçue de ne pas voir de kilts en arrivant, j’en ai pour mon argent. Les hommes semblent avoir une discussion plutôt animée, toutefois il m’est impossible de distinguer ce qu’ils disent. Soudain, le plus grand d’entre eux recule d’un pas si bien que son dos se retrouve baigné par la lueur de la lune. Je scrute avidement sa silhouette massive. Il a de larges épaules et des cheveux clairs qui lui arrivent sous la nuque. Alors qu’il se tourne et lance un regard dans ma direction, mon cœur bondit dans ma poitrine et, de peur d’être surprise, je lâche précipitamment le rideau. Bien sûr, il continue à osciller, trahissant ma présence. La panique me noue le ventre. Ma réaction est franchement disproportionnée : je veux dire, j’ai le droit de contempler les étoiles depuis ma propre chambre, non ? Alors, pourquoi réagir telle une voleuse prise en faute ?

Je sors retrouver mon père dans le salon, alors que la veillée débute.

Devant le portrait de mon grand-père, Murray Keir Wallace, est disposé un plat contenant du sel et de la terre soigneusement séparés. Mon père se penche vers moi et m’explique ce rituel.

— Le sel est le symbole de l’âme incorruptible et immortelle, tandis que la terre est l’emblème du corps qui tombe en poussière. Les deux sont liés, et signifient que nous acceptons la mort comme une part de la vie.

J’écoute ensuite en silence les prières en gaélique. Certains airs me sont familiers. Je suppose que ce sont des restes de mon enfance, mais ça remonte à si loin que je serais incapable d’en chanter ne serait-ce qu’un mot.

J’ai vécu dans la banlieue de Londres avec ma mère depuis mes sept ans, coupée de tout lien avec l’Écosse. Sans mon père qui venait me voir dès qu’il le pouvait, je n’aurais pas connaissance de mes racines, en dehors de mon nom de famille.

Malgré ma concentration, je ne parviens pas à me débarrasser de l’étrange sensation d’être observée. Un sentiment qui ne me quitte pas durant toute la veillée.

Commander Scottish Rhapsody