1

 

Prologue

Lors de ma première naissance, je n’étais pas là.

Je suis venu au monde le 4 juillet, à Vancouver. Ils disent que je suis canadien. Né d’un grand pilote de Formule 1 et d’une mannequin russe issue d’une famille pauvre, rencontrée pendant le Grand Prix de Silverstone. Le frère de mon père aussi était dans la F1. Mais lui se situait du côté des associations de constructeurs qui produisent les monoplaces du championnat du monde. Ils me l’ont dit, m’ont mis des photos sous les yeux, des articles de magazines, des preuves scientifiques, mon ADN, mes cheveux, mon sang. Je suis bien obligé d’y croire puisque je n’en ai aucun souvenir, aucun acte de naissance prouvant le contraire. Aucun document officiel prouvant que j’ai existé pendant ces dix-sept putains d’années.

J’ai dû être heureux.

Il n’y a que du bonheur autour de Vancouver. Une qualité de vie incomparable. Des forêts dressées devant les plages de l’océan Pacifique, des fjords tentaculaires et des lacs de randonnées turquoise que l’on peut contempler de beaucoup d’endroits sans jamais se lasser. Comment voulez-vous dans ces conditions qu’un petit garçon devienne vaillant ? Il ne peut qu’être normal.

Ma seconde naissance, elle, est gravée dans ma mémoire.

Une nuit, j’ai été enlevé par des hommes armés cagoulés de noir qui entouraient notre lit-voiture Batman superposé. J’étais en haut, ma tête près du symbole jaune de la chauve-souris, alors que Zolder1 avait choisi le volant. Je ne l’ai même pas entendu crier, ni se débattre. C’était bizarre. Tout était étouffé dans un calme étrange, entouré de chaos, comme on imagine être l’œil d’une tornade. Des monstres venaient nous chercher pour nous mettre à mort. J’avais cinq ans.

Mon histoire est née cette nuit-là.

Depuis, mon monde s’est transformé en épopée. Pas d’existence sans preuve. Pas d’affection sans abandon. Pas de lien sans déchirure. En une nuit, j’ai tout perdu : mon pays, ma famille, ma maison, mes jouets. Mon identité. Demandez-moi d’où je viens, je répondrai, d’un endroit différent. Pourquoi ? Pourquoi cela m’arrivait-il à moi ? Qu’ai-je fait de mal pour mériter de tout perdre ? Enfant, je croyais dur comme fer que la vie est un merveilleux champ de bataille où les héros meurent en combattant les méchants pour que les gentils vivent. C’est vrai. Connaissez-vous un héros dont l’histoire ne commence pas par une vie pourrie ? Moi pas. Batman, Superman, Iceman, Wolverine, Rogue, Captain America, pour ne citer qu’eux. Ils ont tous perdu leurs parents à la base. Du coup, ça ne me gênait pas d’avoir perdu les miens. Ça me rendait plus balèze, héroïque.

Il me faut juste en comprendre la raison. Pourquoi moi ?

« Chaque enfant a besoin d’un héros pour se construire.

Chaque adulte a besoin d’un héros pour se réparer. »

 

Avec mon frère Zolder, on en partageait un.

Le même qui avait fait inscrire ces deux phrases sur les murs de notre chambre d’enfants et qui n’est pas venu nous sauver. Notre père. C’était normal puisqu’on était jumeaux. Des vrais. Ceux dont la monstruosité est de ne former qu’un seul être, en occupant deux places différentes dans l’espace. Vous croyez que c’est facile, mignon et romantique ? Essayez donc de les séparer comme on l’a fait de nous cette nuit-là, il ne leur reste que du vide. Un putain de vide capable d’anéantir tout ce qu’on peut avoir de bon en soi, pour ne laisser subsister qu’un sentiment de ruines. Aucun cœur pur ne pousse parmi les ruines. Seule la mauvaise herbe y parvient. Enfant ou adulte, les héros nous apportent la force, l’espoir et le rêve de se dépasser. Retrouver Zold est devenu à la fois mon rêve, ma force, et le seul espoir de mon existence, figé dans une brume cotonneuse de vengeance absolue. Punir en représailles. Infliger une peine immorale contre une offense. La vengeance chez moi est à la fois un cri, un droit, et un dessein.

Sans cette obsession de justice, je serais mort.

2

 

S

Pas de temps à perdre, putain.

Sur le parking réservé aux véhicules de location de l’aéroport d’affaires d’Opa Locka, où nous venons d’atterrir, j’incline la tête pour signifier au tailleur noir endeuillé qui m’accompagne de monter, pendant que l’employé chargé de la livraison vérifie les papiers du véhicule. Je n’ai pas besoin de plus pour établir ma domination sur une Wog1. À deux pas.

C’est notre distance de sécurité.

— Tu es vraiment sûr de vouloir y aller ? argumente Caitlin.

Je soupire d’agacement. Elle a agi ainsi durant tout le vol Vancouver-Miami. Je sais qu’elle ne comprend pas pourquoi nous sommes, quelques heures seulement après l’enterrement de son père. Toutefois je n’ai pas l’intention de me justifier. Se justifier, c’est plaider coupable. Or, je ne suis pas coupable.

Celui qu’on va voir, par contre, si.

— Tu n’étais pas obligée de m’accompagner, lui rappelé-je sans la moindre once de culpabilité pour son chagrin, tout en faisant coulisser le satin funèbre de ma cravate le long de ma chemise noire.

— Ce n’est pas le bon carnet du véhicule, nous annonce l’employé grisonnant. Celui-ci est celui d’un Mercedes en réparation. Ah ces jeunes… Je reviens.

— Dépêchez-vous, réclamé-je, agacé. Nous sommes pressés.

En la glissant dans la poche extérieure de ma veste, je réalise que je n’ai même pas retiré mon costume après l’inhumation. Les funérailles font soi-disant partie des moments les plus respectueux d’une vie, mais j’en ai rien à battre. Les battements désordonnés de mon cœur ne me rappellent que la lettre pliée soigneusement contre ma poitrine.

Mon premier espoir, bordel.

— Est-ce que j’avais le choix ? se lamente la blonde en tailleur-pantalon noir signé d’une très chic maison parisienne, refusant d’admettre qu’elle aurait tout aussi bien pu me laisser venir seul.

— Bien sûr que tu l’avais !

— Non. Je ne l’avais pas ! se défend la femme d’affaires avec virulence. Je comprends ton obsession de justice, Sau, je t’assure. Seulement, je ne peux pas te laisser prendre des risques insensés pour l’écurie. Tu es mon associé. Ton image et celle de l’écurie, c’est la même chose.

Sans doute. Mais à cet instant précis, l’écurie, j’en ai rien à carrer.

Tout en examinant par réflexe le Cadillac XT5 flambant neuf que la secrétaire de son père nous a réservé, je revois l’exact moment où, quelques heures plus tôt, dans le cimetière de Capilano View, l’homme d’affaires chargé de l’exécution testamentaire de Melvin Roy nous a attirés tous les deux sous la protection de l’Ange ailé. Il avait une mission urgente, selon lui. Nous délivrer à chacun la même missive sans tarder. C’était le vœu du défunt. Une fois son corps en terre, nous devions la lire et apprendre qu’il n’avait pas rédigé de testament avant de tomber malade. Caitlin étant fille unique, Melvin n’en n’avait sans doute pas vu l’utilité. La moitié de l’écurie familiale lui revenait de droit. L’administration de l’autre moitié m’incombant déjà par présomption d’absence2 de mon frère. Alors c’est ce que nous avons fait. Nous avons lu. Ça été rapide. La page blanche ne contenait que trois mots de sa main : Samuel Brenner. Miami. Un homme et une ville. Aucune autre explication. Pendant que Caitlin pliait tranquillement la sienne et la glissait dans son sac sans s’en préoccuper, j’ai tapé les trois mots clefs sur mon portable. Ce que j’ai lu m’a décidé. Le gars en question tenait son dernier meeting public ce soir. La rage de comprendre s’est alors transformée en besoin d’explorer la vie d’un autre pour l’abattre.

Comme ça. Dans la seconde.

— Melvin n’aurait jamais dû nous faire un coup pareil, piaille Caitlin, tentant d’extirper sa frustration. En te donnant ce nom, il ne fait ni plus ni moins que te pousser à la vengeance. Quel intérêt, putain ?

— Moi je suis heureux qu’il ait eu ce courage, lui opposé-je sereinement.

La seule chose que je ne capte pas, c’est ce qui a motivé le constructeur automobile de nature paisible et réfléchi à donner à sa fille le double de ma lettre ?

— Je dois retrouver Zolder, établis-je en chassant la question de ma tête.

— Et tu crois que ce quidam va t’y conduire ?

— Pas volontairement, conviens-je, amer, tout en jetant un œil au bureau vitré éclairé dans lequel l’employé grisonnant s’active toujours.

— Excuse-moi mais si Zolder a été enlevé pour être vendu, il est sans doute mort aujourd’hui, avance Caitlin.

Je reporte mes yeux sur elle. J’ignore pourquoi elle s’applique à vouloir me faire changer d’avis mais ça ne risque pas d’arriver.

— Ce que tu penses n’a aucune importance.

L’amour entre deux jumeaux est un lien pur où nul autre n’a sa place, à nul autre pareil, aucune enchère n’est possible. Parce qu’on sent l’autre, aussi bien qu’on se sent soi-même. Or tout en moi crie qu’il est vivant.

— Ta mère serait tel…

— Stop !! Je ne te supporterai pas dans ma voiture si tu finis cette phrase.

Elle m’agace à toujours citer des souvenirs que je n’ai pas. Comme elle était de sept ans plus âgée que nous à l’époque, Caitlin se rappelle très bien notre enfance avant le drame : nos cabanes, nos disputes, mes bêtises. Moi, rien. La famille, être choyé, être aimé, tout ça n’a aucune saveur à mes yeux. Ce ne sont que des mots dont je ne comprends pas les enjeux. Comment les comprendrais-je ? Ma mémoire est un tombeau, un caveau, un sarcophage scellé pour l’éternité, et mon cœur…

Mon cœur est un amas de pierres qui ne s’ouvrira plus jamais.

— C’est pas une mère, affirmé-je d’un ton dur.

— Mais c’était ta maman quand même…

Pourquoi elle insiste avec ça, putain ?

— Faux ! C’est ma génitrice. Je n’ai jamais compté sur elle.

Où était-elle quand c’est arrivé ? Avec son mari. Pas avec nous. Je n’éprouve rien pour cette personne qui a préféré le champagne à ses enfants. Comment les circonstances peuvent-elles nous transformer à ce point ? J’étais un petit garçon affectueux et rieur, selon Melvin, fougueux et malicieux, toujours avide de câlins rapides et de bras de femmes. Mais ça, c’était avant que mon existence bascule dans les ténèbres. Aujourd’hui, je ne ris plus. Je crois même n’avoir jamais souri à personne. Les bras de femmes ne m’étreignent plus. Les crimes des autres ont-ils le pouvoir de changer nos âmes ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été façonné en un être vindicatoire dépourvu d’humanité, et qu’aujourd’hui, ce monstre-là dépourvu de remords me correspond. Entièrement.

Le remords est un sentiment d’honnête homme.

Ce que je ne suis pas.

Agacé, j’entre dans la voiture après avoir congédié son livreur. Le quinquagénaire rondouillard n’osait même pas me regarder en face en me tendant les papiers tellement je suis triste et froid. Plus froid que la mort.

Au moment où je vais pour démarrer le moteur, Caitlin remet ça :

— À quoi ça sert tout ça ? craque-t-elle. Ils sont tous morts à présent… Tous les Roy. Je n’ai plus que toi. Et tu n’as plus que moi.

Fait chier, merde.

J’en peux plus de son cœur brisé qui ne veut qu’une chose : la fusion des sentiments parce qu’on a le même sang. Je ne vais pas lui tomber dans les bras. Ni la soutenir dans son deuil. Encore moins la baiser pour la débarrasser de toute sa tension d’avoir perdu un être cher. Les jointures serrées sur le volant, je me force à me rappeler qu’elle n’a pas encore accepté la perte de son père.

Elle n’en a pas eu le temps.

Vu que l’homme a été foudroyé par une sorte de méningite bizarre contractée pendant le Grand Prix du Mexique, dont personne n’a su dire si elle était virale ou bactérienne. Il y a à peine trois semaines. Putain de choc des adieux !

Si vite, c’est brutal.

— Bon, Caitlin Roy. Tu as deux options. La première, tu remontes dans ton jet et tu attends sagement mon retour en essayant de dormir un peu. La seconde, tu viens avec moi retrouver ce salaud et tu arrêtes tout de suite de geindre.

Au lieu de capituler, la chialeuse relève le menton.

— Et je te laisse mettre l’écurie en péril ? insiste-t-elle dans un élan de courage insensé qui me surprend. Ton besoin de vengeance t’aveugle. Comment peux-tu être sûr qu’il s’agit du bon salaud ? On n’a même pas la preuve que ce type est impliqué de près ou de loin dans ce qui vous est arrivé. Quel était son mobile ? Quel rapport avait-il avec ta famille ? On. N’en. Sait. RIEN.

Comment peut-elle suggérer que son père s’est trompé, bordel !

Choqué, je la fixe intensément. Un coup, elle le pleure comme si c’était le mec qui la baisait tous les soirs, un coup, elle le traite de menteur. Elle ne voit pas qu’elle l’insulte ? Je regarde l’heure au tableau de bord et je lui hurle dessus :

— ON N’A PAS TOUTE LA NUIT, BORDEL !

Caitlin sursaute sur son siège et ses yeux se remplissent de larmes, comme une enfant apeurée qui appellerait ses parents morts à la rescousse. Je ne sais pas être doux, bordel ! À force de mener ma vie comme un combat permanent, je manque de patience, de tact, de tout. Et je déteste les gens qui se répètent.

— Bon je conduis, tranché-je en faisant un effort colossal pour ne pas la virer.

Le seul crime de Caitlin est le crime d’obéissance. En affaire, c’est une teigne, mais en vérité, elle n’a jamais su dire « non » à son père. Un vrai toutou. Alors que pour moi l’obéissance des enfants n’est qu’un facteur de survie dans un monde inconnu où tout peut devenir mortel. Du moins, c’était le cas des enfants que j’avais autour de moi petit. Moi compris.

On obéissait ou on mourait.

— Comme Melvin ne t’a pas donné l’info de son vivant, je croyais qu’il n’avait rien du tout, argumente Caitlin en bouclant sa ceinture. C’est vrai. Cela fait trois ans que tu lui demandes des comptes et que tu l’accuses de n’avoir rien fait pour vous retrouver. S’il avait quelque chose. Pourquoi le dire maintenant ?

C’est logique. Choquant envers son père, insultant, mais logique.

— Ton père n’aurait pas écrit ce nom pour rien, alors qu’il était aveugle et que sa moelle épinière l’abandonnait, objecté-je sûr de moi. Tu imagines l’effort que ça lui a demandé d’écrire ces trois mots dans son état ? Il a voulu que je sache.

Plus ça va, plus j’en suis convaincu.

— Pour ça tu as raison, grince Caitlin avec aigreur.

Je fronce les sourcils, me demandant si elle lui en veut de m’avoir donné une réponse, mais après tout je m’en fous. Je démarre le moteur, ce qui allume aussitôt la radio. Wars of Faith résonne dans l’habitacle et libère ma poitrine. Je sais que c’est déplacé pendant un deuil mais je ne l’éteins pas. Ce n’est pas la première infraction aux règles de conduite que je ferai de toute façon. Les usages, la politesse, le rythme des repas… Autant de comportements qui pour moi n’ont aucun sens. Qui plus est, la musique est la seule chose qui calme mon cœur de l’acide qui le ronge. Elle me rend libre. Chez nous, Internet était interdit. Pas de films. Pas de livres. Pas de journaux. Pas de jeux. Pas de musique.

Tout ça provenait de l’extérieur pour nous intoxiquer.

— Depuis quand doutes-tu de ton père ? sourcillé-je tout en quittant le parking par la gauche pour rejoindre l’I95. Je te croyais loyale.

La loyauté a beaucoup d’importance pour moi, c’est même la seule chose qui me touche. Quand on a été abandonné, trahi et vendu, c’est la vertu qu’on place au-dessus de tout. Bien au-dessus de la confiance ou de la franchise.

Caitlin prend un moment avant de répondre :

— J’avais juste besoin d’un petit moment d’oubli, je suppose.

— C’est un luxe que je ne peux pas t’offrir. Brenner tient un meeting au Fontainebleau afin de remercier ses électeurs de l’avoir élu maire du Comté de Miami-Dade, c’est le seul moment où je pourrai l’approcher.

Un coup d’œil au GPS m’indique que la proie n’est qu’à trente-quatre minutes. On peut diviser par deux, mais il faut faire vite. Nous avons décollé à treize heures de Vancouver, trois heures de plus pour le fuseau de Miami, cinq heures de vol avec le Gulfstream G650 de la compagnie capable de parcourir la distance à une vitesse proche du mur du son. Ce qui fait du dernier joujou de Melvin le jet le plus rapide du monde. Résultat, il est déjà vingt et une heures ici et je dois absolument arriver avant que le meeting se termine si je veux rester discret. Aucune envie d’avoir à forcer l’entrée de la soirée-gentils-soutiens qui va suivre. Le Miami Herald indiquait vingt-deux heures trente pour la flopée d’invités triés sur le volet, et bien entendu je n’ai pas de carton.

Pourquoi en aurais-je, hein ?

Je doute que le gars m’attende.

Le GPS me dirige vers l’est en direction de Miami Beach, l’asphalte déroule à fond la caisse sous mes gommes. Il ne me faut que quelques minutes pour rejoindre le pont Oversea reliant l’île à la côte. En attendant que le grand cirque de la F1 fasse étape dans cette ville, comme il en est question, j’en profite pour jeter un œil en bas et je retiens un ricanement amer. Plage de sable blanc, maisons de stars disposant chacune de son propre yacht amarré.

C’est ici que t’habites, Brenner ?

Ça va bien pour toi.

Alors que moi, pour payer mon hébergement, à dix ans, je charriais toute la journée des traverses de chemin de fer avec mon binôme par – 30 ºC, et la nuit, avant d’être autorisés à rejoindre nos dortoirs gelés, on allait en cours entendre l’Aîné nous débiter ses fichues prophéties. Après, on avait le droit de manger les restes et de se laver, avec un peu d’eau chaude, quand il en restait.

Seulement après.

Enfin le Cadillac s’engage dans la montée bordée de palmiers du Fontainebleau où sont agglutinés en nombre impressionnant des valets en livrée beigeasse, sans aucun éclat pour ce genre d’endroit. Un d’entre eux me propose de s’occuper du Cadillac contre un ticket. Prudent, je jette d’abord un œil à sa copine juchée sur le toit d’une Ghibli sublime pour faire la maligne, et mes entrailles s’échauffent. Je n’ai aucune envie de perdre ma caution à cause de ce con. Voyant Caitlin sortir de son côté et l’heure tourner, je me résigne à lui confier la clef.

Et à lui adresser la parole :

— Je n’ai rien en commun avec le propriétaire de la Maserati, gamin.

— Ça veut dire quoi au juste ? se fige l’inconscient.

— Ça veut dire que je me bats avec la même cruauté qu’un ours sibérien enragé depuis l’âge de cinq ans et que je suis toujours en vie. Tu es prévenu. On examinera la carrosserie du Cadillac ensemble à mon départ. Compris ?

Le mioche recule, manquant de se ramasser sur son cul flasque.

— C-c-compris, bégaie-t-il d’une voix inaudible.

— Dis à ta copine de descendre.

— Maudddddd, croasse l’intéressé dans mon dos.

En entrant dans le hall, je me fais violence pour ne plus y penser, mais ce mec mériterait de se faire virer. À la place, je contemple longuement la salle prévue pour le meeting. Un auditorium spacieux dont l’espace a été encore agrandi par les larges baies vitrées ouvertes sur la piscine extérieure de l’hôtel. Évidemment, leur pataugeoire est décorée de palmiers illuminés et d’une belle brochette d’invités déjà repus des boissons de la fête. Le terrain de jeu des millionnaires du coin venus consommer leur drogue en beauté, si je comprends bien. Une meute d’abrutis paresseux. La vanité absolue. Sans le moindre état d’âme, j’entre dans ce gourbi qui tient lieu de fête de la victoire. La chaleur tropicale ambiante imprégnée des derniers parfums féminins à la mode tourbillonne avec les étoffes soyeuses et les décolletés profonds autour de moi, mais je n’y prête pas attention.

En deux secondes, je repère la proie sur la scène.

Une tête de moins que moi, cheveux châtains coupés court, casquette des Miami Dolphins rivée sur le crâne et chemise blanche ouverte au col, gigotant mollement les bras pour saluer la foule de ses admirateurs, comme s’il les connaissait tous. Menteur. Je survole l’interprète en langue des signes qui s’agite à côté de lui, ainsi que le milliardaire Stephen Ross, propriétaire de l’équipe de football locale, affublé de la même casquette, pour faire une rapide étude de la situation. C’est chimique, chez moi. Depuis que je me suis mis à pratiquer les courses de rue sans aucune sécurité routière pour assurer mes fesses, je porte attention à tout ce qui m’entoure.

Chaque détail, même le plus inutile, je le vois.

Cette hyper vigilance fait autant partie de moi que les réflexes qui m’ont maintenu en vie jusqu’à maintenant. Qui plus est, ce petit jeu m’amuse quand il s’agit d’évaluer un concurrent. Les Wogs sont si faibles, en règle générale, ils sont esclaves de leurs peurs, sans se douter que l’espoir est la seule chose plus forte que la peur. L’unique remède. C’est presque drôle qu’ils passent si facilement à côté alors qu’ils en parlent comme ce qui détermine leur société moderne censée être tournée vers l’avenir. Du coup, une fois qu’on a trouvé ce qui les effraie et qu’on leur supprime l’espoir, ils n’ont plus aucune défense.

Plus aucune direction. Ils sont perdus.

Par exemple. La foule exulte, pas lui. Soit Brenner est particulièrement calme et posé de nature, ce qui indiquerait qu’il est un adversaire dont on doit se méfier, soit il subit. Mais quoi ? Je reporte toute mon attention sur lui. Samuel Brenner a la cinquantaine bien sonnée sans aucune trace d’embonpoint pour un homme de son âge. Il s’entretient. Pas de training épuisant mais quelques heures d’activité physique tous les jours pour garder sa masse musculaire. Un sport de combat ? Je ne crois pas. Il n’y a pas de lutte, pas de montée d’adrénaline dans ses yeux gris plongés dans la foule. Malgré sa victoire, il reste dans les clous. Allez, vieux ! Quelle est la raison qui fait que le plaisir de ton succès ne semble pas aussi faramineux qu’il devrait l’être ? J’avise la femelle à ses côtés pour me faire une idée de sa vie sexuelle.

Une hispano moulée dans un élégant fourreau argent.

Plus jeune d’une bonne décennie, pulpeuse, les yeux aussi brillants pour lui que le diam’s qu’elle a au doigt. C’est clair qu’il pourra baiser ce soir s’il la veut. Alors quoi ? Brusquement, une bouffée de regrets étranges s’ouvre en moi. J’imagine mon père et ma mère à leur place, et moi me nourrissant à leur table, d’un vrai repas, chaud, fait rien que pour moi. Je ne devrais pas. Je me suis souvent demandé si tuer l’homme responsable de cette affreuse nuit une fois que je l’aurais trouvé me procurerait un surcroît de plaisir, ou bien si cela ferait juste de moi un homme en paix. Que ce soit l’un ou l’autre, chaque fois que j’ai imaginé cette scène, elle suffisait à me plonger dans un état de semi-béatitude.

Au point qu’à certains moments difficiles, j’en ai forcé le souvenir.

Mais alors que je regarde celui dont la vie ne tient plus qu’à un fil, ses yeux, comme alertés par un sens invisible, viennent se perdre dans les miens et s’arrêtent net. Je le laisse faire. Il ne me connaît pas. Je n’ai donc rien à craindre. Je sais aussi que mes iris sombres font toujours cet effet. Si la noirceur des autres me laisse de glace, la mienne est perçue différemment. La peur. Voilà ce que je provoque. Pas la peur raisonnée que l’on ressent devant un voyou venu vous voler, en évaluant les risques, non. Je ne suis pas un voleur. Je n’ai jamais rien volé. Pas même une victoire. La peur hypnotique, inconsciente, qui vous prive d’oxygène, fait descendre votre estomac dans vos talons et trempe votre pantalon. Aucun homme n’éjacule assez fort pour faire passer ça ! Rien n’est meilleur que cette vague vengeresse qui m’engloutit au moment où je vois le responsable de mon existence brisée me regarder en face. Je vais enfin te punir. J’en ai le pouvoir.

Avant de se détourner aussitôt pour fixer quelqu’un au premier rang.

L’imbécile, il s’est trahi !

La première chose qu’il fait est de m’indiquer sa faiblesse. À moi, le prédateur. La prédation est courante dans la nature, les prédateurs jouent même un rôle prépondérant dans le maintien des équilibres écologiques. Pourquoi ne serait-ce pas la même chose pour l’homme quand la justice ne fait pas son boulot ? C’est à ça que servent les héros justiciers dans leur lutte contre les ennemis de l’univers.

Votre société dit « La loi première, l’homme second ».

Le héros dit « L’homme premier, la loi seconde ».

À cette pensée, un sang neuf bat dans mes veines, comme renouvelé d’une nouvelle encre. Un sang qui n’est plus celui d’un martyr. Désormais, je sais ce qui compte le plus pour lui : deux bambins jouant avec une jeune fille aux boucles brunes impressionnantes. Pas des boucles normales. Elle n’est pas frisée comme Liya, notre In-G de course. C’est plus un désordre de spirales et de vaguelettes parfaitement assumé qui dit qu’elle n’en a rien à faire. La chevelure soyeuse décomplexée retient mon attention. Longtemps. Un ange noir. Rectification, elle n’est ni brune, ni châtain, mais d’un fauve identique à la tombée de la nuit, quand le feu du ciel et les ténèbres se mélangent. L’exacte réplique de ce moment éphémère rendu éternel. Le seul endroit où je puisse vivre. Un papillon de paradoxe.

Boucle nuit.

Sans me trahir moi non plus, je m’adresse à Caitlin :

— Va te prendre une coupe de champagne au bar et renseigne-toi sur sa famille. Il a deux enfants jeunes.

— Sau ! proteste-t-elle. Que vas-tu faire ? Enlever ses enfants ?

— Obéis, Caitlin. Sans faire d’histoires.

À cet instant précis, je n’ai aucune idée de ce que je vais faire à ces enfants. Absolument aucune. Je n’ai jamais touché à la tête d’un gosse. Jamais. Au contraire, ils sont les seuls humains que je protège. Peut-être parce que personne ne l’a fait pour moi petit. Toutefois ce serait justice, non ? La loi du talion ne dit-elle pas vie pour vie ? Blessure pour blessure ? Meurtrissure pour meurtrissure ? Si cet homme a commandité notre enlèvement, pourquoi n’en ferais-je pas autant avec les siens ? Qui s’est chargé de le punir, lui ?

Personne.

Outre la vengeance légitime qui ne demande qu’à s’étendre comme une traînée de poudre sous ma peau, s’il a peur pour ses enfants, il parlera, et il me révélera est mon jumeau. Ce qu’il en a fait. S’il lui a réservé le même sort qu’à moi, ou un autre, plus rapidement fatal. Je ne sais pas ce qui est le pire. Grandir dans une secte totalitaire entourée d’ours sibériens affamés sans aucune possibilité de s’échapper, sauf à leur servir de nourriture, ou mourir tout de suite. Par ailleurs, je doute que Samuel Brenner, maire de Miami-Dade, se confesse gentiment. C’est un homme politique aujourd’hui. Il a trop à perdre. Il me faut un moyen de pression et ses enfants seront parfaits. À moins que… Je réalise soudain que son regard s’adresse à Elle. Boucle nuit. Pas aux enfants. Mais Caitlin est déjà partie vers le bar. Qui est-elle ? La baby-sitter qu’il culbute quand sa femme regarde ailleurs ? On ne regarde pas ainsi une fille que l’on saute. Une baby-sitter en robe du soir volantée dos nu ? La robe rouge est trop féminine, et coûteuse. Elle est importante, c’est sûr, je le lis dans ses yeux. Mais pour quelle raison ?

Si c’est sa faiblesse ou sa honte, je dois le savoir.

J’observe la fille plus attentivement, espérant qu’elle se trahisse. La demoiselle semble à bout et se lève du premier rang, au bord de l’implosion. On dirait une princesse Disney avec sa crinière irréaliste. Sans en comprendre la raison, je suis comme hypnotisé par la façon dont les boucles soyeuses tombent en cascade sur son épaule nue, tandis qu’elle tente d’empêcher les deux mioches de monter sur leur chaise. L’encolure à nœud sagement nouée autour de sa gorge fine lui donne l’air d’une prêtresse envoûtante. Elle a le cou d’un cygne. Mon pouls s’emballe inexplicablement. Chaque bambin semble éprouver de plus en plus de difficultés à supporter la station assise. Y compris le petit garçon qu’elle fait redescendre manu militari alors que la fillette aux joues de bébé fait tout son possible pour lui échapper pendant ce temps. Quand soudain… Bravo bonhomme. Pour la première fois de ma vie, j’ai envie de rire en voyant les mains potelées du garçonnet se faufiler sous le tissu de sa robe en représailles, tandis qu’elle s’occupe de retenir la fillette. L’une d’elles se glisse sur les fesses rebondies de Boucle nuit. Et il rigole.

Petit futé !

Sa facétie lui fait venir deux belles fossettes sur les joues mais il ne rougit pas, le chenapan. Il assume fièrement de lui avoir touché le cul. Comme un grand.

Tu promets, mon gars !

Quant à Disney, une fois les mains potelées maîtrisées, on dirait qu’elle tente de contenir sa vessie sur le point d’exploser. Je pourrais jurer qu’elle a envie de faire pipi. Par réflexe, je cherche les toilettes…

Allez, tu n’as que dix mètres à faire.

Largue les morveux et vas-y !

Puis je réalise qu’au contraire elle fait tout son possible pour les empêcher de se faire mal sans s’occuper d’elle, de ses besoins naturels ou de son allure une seconde. Elle a oublié le monde extérieur. C’est plutôt comique, d’ailleurs. Sa parfaite robe du soir, minimaliste, est désormais coincée entre ses cuisses pour éviter au gamin une nouvelle tentative de pelotage, mais elle lui moule bigrement les fesses au lieu de tomber gracieusement autour d’elle.

De sorte que lorsqu’elle se penche en avant pour imposer au garnement de s’asseoir à sa place, chacun des hommes présents dans cette pièce peut deviner qu’elle ne porte rien dessous. Deux orbes délicieusement bombés. Un sillon étroit au milieu. Pas de culotte. Je me marre. Aucun doute, le petit morveux a palpé du cul nu. J’ai presque envie de voler à son secours pour l’obliger à leur fausser compagnie. Ce que bien entendu je ne ferai pas. D’un, je ne veux pas entrer en scène. De deux, j’apprécie qu’elle ne soit pas comme ma génitrice, du genre à abandonner ses gosses pour briller. De trois, je n’ai jamais porté secours à une femme. Jamais. Même en détresse. Là d’où je viens, on dénonce les plus faibles, au contraire. Sauf que lorsque celle qui occupe mon esprit sort du rang pour rattraper in extremis la petite fugueuse, tout l’air est expulsé de mes poumons, comme sous l’effet d’un coup de batte inattendu.

Boucle nuit et yeux verts.

Aussi verts que la malachite de l’Oural.

Ce qui est déjà une sacrée composition, mais ces yeux… Ces yeux ont un accès de violence inhabituel chez une femme qui la place d’emblée au-dessus des autres. Un peu comme si elle existait sur un autre plan, plus sombre, plus accidenté, plus dangereux. Des yeux à faire rêver, à se réveiller la nuit. Des yeux qui m’envoûtent dans la seconde. Par prudence, je recule d’un pas. Est-elle droguée ? Une addiction pourrait expliquer la force de son regard, sauf qu’on ne lui confierait pas des enfants, en ce cas. Sans compter que Brenner n’est certainement pas du genre à embaucher une camée. Je la contemple avec avidité. Intrigué. Déjà, sa chevelure de princesse Disney disait qu’elle n’en avait rien à foutre, mais elle fait preuve d’une grande volonté dans ses gestes et d’un sens des initiatives que l’on devine hors du commun. Affirmée. Peu influençable. Libre. Pure. Voilà ce que je vois. Une fille réfléchie et honnête. Fiable quand elle donne sa parole. Des cils recourbés, mais sans mascara. Ça a toujours été facile pour moi de disséquer les gens, mais là, c’est comme si… Je sais pas. C’est bien la première fois que ça m’arrive. C’est comme si je la sentais dans tous les pores de ma peau.

Je la reçois.

Mon corps réagit physiquement à sa présence, lentement mais durement, et rêve d’établir le contact. Ce qui est normal. Je la désire. Nue. Sous moi. À ma merci. Quel homme jeune normalement constitué ne désirerait pas la chaleur d’un corps pareil autour de lui ? Ses bras. Ses jambes. Plus je la regarde et plus l’étreinte devient intime. Sauf qu’il n’y a rien de normal dans mon attirance pour elle. C’est un désir tordu, primitif, indigent, teinté de révolte et de plaisirs incultes, plus sombre que tout ce que j’ai fantasmé jusqu’ici.

À la fois paradisiaque et infernal.

Ange et Diable.

L’Eau et le Feu.

Quelle étreinte ça donnerait !

Patiemment, elle fait remonter la fillette sur sa hanche pour la bloquer en hauteur, tout en tenant fermement le poignet du garçonnet de l’autre, et elle leur parle avec douceur. Sincère. Maternelle. Bordel, ma peau vibre carrément du besoin de la retirer à cet être malfaisant pour qui elle travaille, avant qu’il la souille. C’est aussi insensé qu’irrationnel. Qu’est-ce que j’en ai à faire d’elle ? À présent, elle me tourne le dos et regarde vers la scène, mais j’ai l’impression de sentir encore la chaleur de ses hanches, comme si je l’avais touchée, alors que…

Merde, t’es cinglé, mec !

— Comme le champagne servi est de qualité, je t’ai pris une coupe.

Caitlin. Dans le plus grand embarras, je fais de mon mieux pour attraper la coupe qu’elle me tend sans effleurer sa main, mais c’est le rayon vert de l’Oural en robe rouge que je sens encore quand je saisis le cristal froid du verre à pied.

— Tu as appris quelque chose ?

— Excuse-moi, je pensais que tu savais à qui tu demandais ! persiffle Caitlin.

Je l’ai vexée. Caitlin Roy n’a pas son pareil pour tirer les vers du nez aux gens, et comme elle a toujours l’air d’une fille à l’excellente éducation, personne ne se doute de son petit penchant pour l’espionnage industriel. Très pratique quand on dirige une écurie familiale engagée dans le championnat du monde face aux plus grandes marques automobiles de la planète. Combien de fois son père l’a-t-il utilisée pour savoir quel moteur adopter au prochain championnat ? Ou quel pilote serait aligné avant même le marché des transferts ?

Du menton, je lui donne le départ.

— Samuel Brenner, cinquante-sept ans, commence-t-elle. Juge fédéral fortement influencé par le débat politique. Marié une première fois avec Anne Le Page, photographe française ayant reçu le prix Pulitzer en 1994. Ils ont une fille ensemble. Puis veuf. Une sombre histoire de viol. Sa femme s’est fait agresser dans un parc en rentrant d’une soirée pendant qu’il assurait sa nomination à Washington. Ce qui s’est traduit par d’importants troubles psychologiques pour la gamine. Mais Samuel a été parfait. Le mec ne s’est remarié que douze ans plus tard avec une actrice mexicaine de telenovelas : Giselle González, dite GG, et avec l’accord de sa fille. Ils ont deux enfants. Billy, sept ans, et Tara, cinq ans.

— C’est sa fille ? dis-je avec un signe de tête vers Boucle nuit.

— Hope Brenner. Vingt-cinq ans.

La magie s’évapore. Brusquement un état de colère s’empare de moi à l’idée qu’elle appartient à mon ennemi, et je me demande si de là ne vient pas mon désir sombre pour elle. J’ai dû le sentir. Comme un mâle sent la présence d’un autre mâle sur la peau d’une femme. Elle est à LUI.

— Quel genre de troubles psychologiques ? je demande froidement pour savoir ce que je peux en tirer.

Caitlin éteint son portable avant de répondre :

— À l’âge de cinq ans, ses muscles du langage se sont paralysés, la rendant incapable d’émettre le moindre son articulé. Un médecin présent au bar m’a appris qu’on appelait ça une dysarthrie psychogène.

— Tu veux dire qu’elle est muette ? m’étonné-je, me rappelant que même si elle semblait parler aux enfants, je n’ai absolument pas entendu sa voix.

Peut-être lisent-ils sur ses lèvres ?

— Plus aujourd’hui. Mais elle peut rechuter en cas de stress. En gros, elle ne fera jamais partie d’une équipe de secours d’urgence. Elle serait incapable de crier « au feu » même si les flammes l’entouraient.

D’un coup, je pige.

— Elle a assisté au viol.

— Là tu m’épates !

Le mot dans ma bouche a l’air de la surprendre, ce que je peux admettre. Elle doit penser que je suis comme eux, étant donné que, chez nous, ce que la société moderne appelle « viol » n’existe pas. Dans notre culture, les femmes sont là pour aider les mâles à entendre la parole de Dieu dans l’extase blanche. C’est leur rôle.

Aussi leur consentement n’est plus très clair.

Elles sont consentantes mais n’en ont pas forcément envie.

— Père absent, nounou qui annule à la dernière minute, c’est classique, commente Caitlin tout en sirotant son champagne. La mère n’a eu d’autre choix que d’emmener sa fille avec elle pour ne pas annuler à son tour et prendre le risque de froisser leurs amis.

Moi, je l’aurais protégée. Elle. Pas les amis.

— Que sais-tu d’autre sur elle ?

— Pourquoi ? Elle t’intéresse ? me retourne aussi sec la blonde.

Pris de cours, je lui rappelle ce qu’il en est :

— Tu sais bien que non. C’est une Wog.

Pour nous les femelles Wog sont des étrangères, on n’y touche pas.

— Elle a un doctorat de psychologie sociale, me déballe sournoisement Caitlin.

Comme je fronce les sourcils en cherchant ce que ça veut dire, elle enchaîne :

— Tu sais, les règles de conduite qui régissent nos manières envers les étrangers. Ah non, c’est vrai, tu ne sais pas !

Réduisant la distance de sécurité que je lui impose, je me campe devant elle, prêt à en découdre, quand la voix du DJ se fait entendre au micro :

— Mesdames Messieurs, notre nouveau maire dédicace cette chanson de Fleurie à sa première « Siren », Anne. Les invités ayant reçu le carton d’invitation pour l’after peuvent à présent nous rejoindre au Blue Bar pour le reste de la soirée.

Ce qui semble émouvoir la salle entière.

— Comme c’est touchant, s’émeut une femme en passant dans mon dos.

— Il ne l’a pas oubliée, vous savez, renchérit une autre.

Indifférent à tout ça, je reviens à la blonde en face de moi.

— Ne recommence jamais à me parler ainsi. Que tu sois une femme ne te protégera pas. Je ne fais aucune différence. Compris ?

La menace lui fait baisser les yeux.

— C’était déplacé, reconnaît-elle. C’est l’une des chercheurs les plus titrés de l’université de Miami, en fait. Elle a un doctorat, plusieurs masters de psychologie clinique, du travail et des organisations, et sa thèse a reçu le prix du jury.

Les miens s’écarquillent d’étonnement.

— Chercheur ? Ça gagne pas un clou un chercheur.

— Je pense que ce n’est pas ce qu’elle recherche. Son labo est spécialisé dans l’intégration des immigrants jamaïcains à Miami.

J’examine la robe rouge chatoyante. Une fille nantie comme elle devrait jouir d’un avenir aussi éblouissant de glamour que cette robe parfaite pour elle. À l’image des maisons avec yacht croisées en chemin. Qu’est-ce qui peut bien la motiver à fréquenter des pouilleux pour des clopinettes ? J’essaie de pénétrer dans l’esprit de son père afin de voir comment exploiter ce que je viens d’apprendre contre mon ennemi. Tout compte fait, je comprends mieux la réaction de Samuel à chercher le regard de sa fille aînée, et non celui de ses deux autres enfants.

La culpabilité a façonné sa vie. Je peux l’admettre.

Quand on voit la vie de son enfant exploser en mille morceaux sur un océan de silence qui vous laisse à la fois impuissant et coupable de n’avoir pas pu protéger celui qui aurait dû l’être, c’est un sentiment de trahison ultime que je n’ai aucun mal à imaginer. Mais si la culpabilité le gouverne, lui, comment laissera-t-il cet événement la changer, elle ? Il ne le pourra pas. Elle est droite et peu influençable, ça se voit. Le jour où elle apprendra quel monstre il est en vérité, elle le reniera. Et il le sait. D’où sa souffrance. D’où sa frustration permanente qui l’empêche de se réjouir pleinement de ses succès.

Et maintenant, moi aussi je le sais.

— Embauche-la !

La coupe de champagne dans laquelle Caitlin s’était réfugiée tombe.

— Quoi ? Mais pourquoi ? s’écrie l’intéressée en s’écartant des bris de verre.

J’arque un sourcil provocant.

— Tu préfères que je la kidnappe ?

Caitlin pâlit, elle sait que j’en suis capable. Rien ne m’arrêtera.

— Ici ? Il doit bien y avoir trois cents personnes, objecte-t-elle.

Comme si cela allait changer quoi que ce soit ! Je balaie les lieux du regard. Il y a bien un service de sécurité mais les caméras de surveillance sont inexistantes.

Je plonge la main dans ma poche et lui tends le ticket du Cadillac.

— Va récupérer la voiture et gare-toi côté plage.

— Pour quoi faire ? me fixe la blonde, abasourdie.

— Je n’ai besoin que de dix minutes pour la sortir de là. L’évacuer par la plage nous évitera le personnel du parking et les caméras de l’entrée.

— Arrête, tu es fou ! panique Caitlin. Comment vas-tu faire sans qu’elle crie à l’aide et qu’on t’arrête ? Tu penses à l’écurie si tu vas en taule ? Tous les sponsors nous lâcheront. Désolée mais je refuse de tout perdre. C’est non.

Elle se trompe.

— Il suffit que je l’étrangle pour qu’elle s’évanouisse.

Ma voix est calme et posée, et c’est pire.

Tout chez Caitlin exprime que ça n’en vaut pas la peine. Depuis ses iris bleus délavés rivés sur moi jusqu’à sa pâleur et son port de tête. Au moins, elle a compris que j’étais sérieux. Si j’ai eu un moment d’égarement inattendu tout à l’heure, je ne l’ai plus à présent. Plus du tout. La vengeance est ce qui nous lie. Aucun désir physique ne peut changer ce fait.

Hope Brenner est mon ennemi et je suis le sien.

— Et elle ? Son existence ? Son histoire ? Tu t’en fous d’elle ? Elle n’a rien à voir avec tout ça… Elle a déjà perdu sa mère, plaide Caitlin.

— Et alors ? Sa mère s’est fait buter. Soit le mec était un assassin et qu’il l’ait violée ne change rien. Soit le mec était un violeur et a paniqué. Tu crois que je vais la plaindre ? On a tous une histoire. Dommage collatéral.

Caitlin se fige, puis hoche la tête d’un air dégoûté.

— Je le savais mais tu es vraiment une ordure.

Je me tais parce que c’est vrai.

— Je vais aller lui parler, concède-t-elle. Laisse-moi faire.

Autour de moi des applaudissements s’élèvent à la fin de la chanson, signalant la fin du meeting. C’est maintenant ou jamais. Des silhouettes quittent la salle pour se diriger vers un opulent bar circulaire bleu dont l’axe éclairé d’un led rose monte jusqu’au plafond, et rien qu’aux pingouins plantés devant les portes chargés de vérifier les invitations, je comprends que c’est là que doit se tenir la soirée privée qui va suivre. Je n’y prête pas attention. C’est une sensation bizarre d’être entouré de la famille unie de mon ravisseur tout en se sentant seul. La noirceur, les dortoirs vides, les réfectoires sans visage, la solitude du cœur, et le manque de présence humaine, sont les seules choses que je connais.

Je range le ticket de parking dans ma poche.

— Fais-le dehors. Que la sécurité ne vienne pas voir ce que tu fabriques. Et n’évoque pas le nom des Roy, ça pourrait alerter son père, ordonné-je tout en me félicitant d’avoir convaincu Melvin de changer celui de l’écurie à mon arrivée.

— Je ne suis pas stupide à ce point, s’indigne-t-elle.

— En revanche, tu peux lui mentionner ce qu’on fait, l’ignoré-je. Si elle est chercheur, cela devrait suffire à la convaincre.

— Et si elle refuse quand même ? bute la blonde, pas ravie du tout.

— Alors ce sera à ma manière.

Caitlin reste interdite, ne sachant trop quoi m’opposer. C’est la réaction d’une personne qui a des scrupules. L’instinct de survie sans entraînement. Mais je la connais. En fait, elle ne veut pas que je lui laisse le choix pour ne pas se sentir coupable de l’avoir fait. Ensuite, elle regardera ailleurs. Comme l’égoïste insensible qu’elle est. Pas que je veuille être cruel avec Boucle nuit, mais je ferai ce qu’il faut pour atteindre mon but. Zolder. Seul lui compte. Je fais ce qu’il faut. S’il ne s’agissait que de vengeance en soi, j’aurais déjà tué son père.

En attendant, je dois me faire une raison.

Préoccupée, Caitlin scrute l’écran de son portable comme si la solution était dedans. Je sais qu’elle évalue les conséquences des deux options pour l’écurie : soit on la dupe pour l’attirer dans un piège, soit on l’enlève de force. C’est idiot car manière douce et manière forte auront le même résultat.

— Oui ou non ? Décide-toi.

— Ça va ! Je vais la convaincre, cède-t-elle.

Je prends acte de sa décision d’un hochement de tête.

— À partir de maintenant, tu es responsable d’elle. Si tu échoues, si elle s’enfuit, ou si quoi que ce soit contrecarre mes plans, je prendrai la main. Je lui donne deux jours pour dire adieu à son père. Pas un de plus. Pas « au revoir ».

Ce qui n’échappe pas à la blonde en face de moi.

— Si je suis complice de ça, tu promets qu’il ne lui arrivera rien ? cille-t-elle.

Bizarrement je n’ai aucun mal à faire cette promesse.

— Il ne lui arrivera rien.

La blonde, méfiante, m’étudie, cherchant à évaluer ma sincérité, et plus elle me dévisage, plus la certitude qu’elle a perdu s’inscrit dans son regard.

— Débrouille-toi pour qu’une fois chez nous elle ne croise jamais mon chemin, me sens-je obligé d’ajouter à la dernière minute. C’est tout.

Quelque chose dans ce que j’ai ressenti en la voyant me dit que je dois éviter la collision. Pour son bien et le mien. Tout sera bon pour faire souffrir son père quand je la lui retirerai. Mais pas elle. Et pas ce soir. Ce soir, je lui laisse une chance de garder son père dans son cœur.

— Je t’attends près de la plage, lancé-je en m’en allant.

Mieux vaut que je sorte, tant j’éprouve une bouffée de haine à l’égard de tous ces honnêtes gens. Leur univers de privilégiés, fait d’heures perdues à boire des coups, à pérorer et à baiser, me tord les boyaux. Je porte la main gauche à mon cou et laisse mes doigts suivre les glyphes de mon baptême.

Je ne suis pas un ange.

J’ai commis les pires exactions pour une secte dont je me fichais de la cause. J’ai été drogué, battu, affamé, entraîné, mais jamais embrigadé.

À présent, c’est ça ma nouvelle foi, et je me fous pas mal qu’elle ne serve que mon intérêt personnel, ou que leur foutue morale le réprouve. J’ai appris une chose auprès de l’homme qui m’a acheté. Celui qui hésite à se venger accroît le nombre des méchants. Il leur laisse un territoire où grandir et se développer.

Alors en quoi mon désir de vengeance devrait-il être condamné comme une réaction affective prohibée ? Pour beaucoup la vengeance est un appel à une justice supérieure. On punit pour prévenir. C’est juste. Pour moi, ce n’est rien d’autre qu’une forme de justice sauvage, quand Dieu ou les hommes n’ont pas été foutus de rendre la leur. Ça tombe bien.

Parce que Sauvage est mon nom, putain !


3

 

Hope

En riant, j’observe mon père, qui en fait de même.

Nous sommes au bord d’une crise majeure, lui indique mon sourire. Au Blue Bar, deux cents personnes l’attendent impatiemment dans un cercle plus privé permettant plus d’échanges, et elles méritent chaque minute que papa voudra bien leur consacrer. Beaucoup n’ont pas compté leur temps et leur argent pour le faire élire. Alors qu’ici deux garnements déchaînés ne le voudraient que pour lui.

On tire sur ma main.

— Hopi, est-ce que papa va dîner avec tous ces gens ?

Je détache mon regard ému de celui de notre nouveau maire, bouleversée qu’il ait tenu à associer maman à son succès avec cette chanson, pour l’abaisser vers la ravissante petite bouille tracassée levée vers moi.

Qui, elle, s’en moque éperdument.

— Apparemment, réponds-je en voyant mon père et ma belle-mère sortir de la salle pour faire face à leurs obligations.

— Ça va être long, se plaint ma petite sœur.

C’est le maître mot : obligations. La première étant de se souvenir que si on est arrivé là, ce n’est pas seul. Chacun de nous préférerait rentrer à la maison mais c’est impossible. Dans ces cas-là, nous rions toujours des blagues débiles que papa et GG ramènent de leurs soirées. Les blagues débiles, c’est un truc que nous partageons avec eux depuis le début de la campagne. Du coup, je nous dirige vers l’endroit que j’ai repéré depuis vingt bonnes minutes en pestant de ne pas avoir été plus rapide. Là aussi, il y a foule. Je ne sais pas pourquoi il existe une « fracture sexuelle » devant les toilettes. Est-ce que l’envie de pisser agit par discrimination ? Ou bien est-ce une contrainte anatomique immuable ? File d’attente chez les femmes. Fluidité chez les hommes. Pourquoi diantre tant d’inégalité ?

Seulement la direction imposée ne plaît pas à tout le monde.

— Et nous, alors ? proteste ma petite sœur en se plantant devant moi.

Je ris car elle pointe le menton bouche pincée et imite sa mère quand elle est furax contre mon père. Les chiens ne font pas des chats.

— Papa avait prooomis de manger une glace avec moi s’il gagnait, ajoute-t-elle fièrement. Il dit que Ben & Jerry c’est komerkitable.

Je m’abaisse à sa hauteur pour lui chuchoter à l’oreille :

— Tu n’as pas envie de faire pipi ?

— Non ! t’y restes troooop longtemps, braille-t-elle à qui veut l’entendre.

Gênée qu’elle ait dit ça à voix haute, je lève les yeux au ciel.

— Si j’y reste longtemps, c’est parce que je me lave les mains, en profité-je. Tu te souviens pourquoi il faut se laver les mains, n’est-ce pas ?

— Même pas vrai ! Il te faut une heure pour poser ton sac et encore une autre pour savoir si tu vas t’asseoir, ou pas, réplique-t-elle d’un air buté et tout aussi fort.

Patience… Au bout de la patience, il y a le ciel.

Ou les toilettes.

Cinq ans, c’est l’âge où elle copie les gestes des adultes et essaie de changer leurs règles. L’âge du merveilleux et de l’affabulation où elle revit le vécu à sa manière. Billy tente de lui barrer le passage en s’insérant entre elle et moi.

— Commerce équitable, banane ! lui hurle-t-il en pleine face, avec un temps de retard indiquant qu’il a encore dû commettre une bêtise.

Je regarde autour de moi pour évaluer les dégâts mais je ne vois rien. Sept ans, c’est tout le contraire. C’est l’âge où mon frère se réfère à l’adulte et commence à perdre son naturel. Il n’a plus besoin de prouver qu’il sait s’habiller ou manger seul, il a besoin de justice et d’indépendance relative. Et c’est bien ça le drame. La sienne n’a rien de relatif. Il veut TOUT. Tout de suite. Je l’écarte avant qu’il ne lui marche sur les pieds et qu’elle ne se mette à pleurer pour ses sandales neuves.

— Sors de là, Billy, ordonné-je en le tirant en arrière par le bras.

— Au secours, au secours, elle me frappe, s’écrie le petit monstre en simulant la douleur.

— Il a marché sur mes saussures, Hopi, s’écrie sa sœur de son côté.

Billy regarde soudain vers les toilettes et esquisse un sourire. Qu’est-ce…

— Je suis maltraité par mes parents, ils me frappent et me laissent aller tout nu dans la maison, en rajoute, haut et fort le petit sacripan pour le groupe de femmes indignées de la file d’attente, et j’éclate de rire.

Quel comédien !

— Parfois j’ai envie de tout dire à la police… mais je peux pas parce que mon papa est le maire de la ville et j’ai sept ans…

OK, je dois arrêter l’hémorragie et mettre fin à leur calvaire et au mien le plus rapidement possible. Ces enfants n’en peuvent plus. Moi non plus. Une chose est sûre, ils méritent qu’on les tire de là.

Je me penche vers Tara :

— Tu voudrais rentrer avec moi, pipounette ? Nil peut nous ramener.

L’idée de quitter la fête n’a pas l’air de l’emballer, alors j’ajoute :

— Comme ça on ne serait que trois pour le dernier pot de Cookie Dough’ Wich. Quand papa est là, il engloutit tout. Tu veux vraiment partager ?

Cette fois, Tara me lance un regard réfléchi. Je sais, c’est moche, mais la légendaire crème glacée entre deux cookies moelleux aux pépites de chocolat est son dessert préféré. Je sais qu’elle évalue son choix.

Papa ou la crème glacée ?

Pas facile pour elle. Je crois qu’elle aime autant les deux. Alors que son frère, bras croisés sur sa petite poitrine, tape du pied en rythme pour m’indiquer qu’il n’est pas dupe de ma supercherie. Nous nous regardons de nouveau. Il esquisse un sourire et tente de passer devant moi à toute allure.

Je le rattrape par le bras.

— Toi ! Ne bouge plus ! l’avertis-je.

Ses iris gris s’allument sous ses boucles brunes.

— Elle bluffe, Tara, se venge-t-il. J’ai entendu maman et la bonne se demander cet après-midi comment il était possible de mettre encore plus de cookies dans Cookie Dough. Edith a fait les courses.

Un nuage Dior me dépasse et s’agenouille devant Billy. Guillemine.

— Ta maman a bien raison, mon lapin, lui affirme la plus proche collaboratrice de mon père. C’est impossible d’en mettre plus.

D’un geste affectueux, elle ramène sa frange en arrière et s’adresse à moi :

— Mon Dieu que ces enfants sont adorables.

En dépit de l’envie pressante que je tente d’ignorer, je ne peux m’empêcher de rire. Elle a raison. Ma sœur, qui est la plus adorable des petites filles de cinq ans aux joues bien rondes que je connaisse, creuse des fossettes depuis une heure au moins en souriant à chaque personne qui la complimente sur sa robe d’été, afin de cacher ses dents de devant perdues récemment. Tandis que mon petit frère au teint mat de pirate et à la frange trop longue grimpe sur les chaises pour la faire rire aux éclats avec ses pitreries en espérant justement qu’elle les montre.

— Hopi Hopi veut faire pipi, scande à tue-tête le petit monstre devant la file d’attente, ce qui bien entendu fait retourner toutes les femmes élégantes vers moi, et il recommence : Hopi Hopi veut faire pipi.

Oh non ! Elles croient que c’est fait exprès pour me laisser passer.

— HOPI HOPI VEUT FAIRE PIPI…

Je n’ai pas le temps de m’expliquer qu’une autre voix féminine me parvient :

— Docteur Brenner ? Puis-je vous parler ?

Pitié, Seigneur. Je ne sais pas encore combien de temps ma vessie va tenir. Du coin de l’œil, j’aperçois une femme blonde sculpturale, aux cheveux effilés en carré court stylé arrivant vers moi d’un pas leste. Son carré bouge autour d’elle pendant qu’elle marche, mais c’est son tailleur-pantalon en velours noir qui m’interpelle car peu habituel à Miami, même en cette saison. Qui est-elle ? Une journaliste de Washington à l’affût d’un gossip ? Pourquoi ai-je le sentiment soudain que je dois me méfier ? Je suis encore à me le demander, quand Guillemine me propose gentiment :

— Voulez-vous que je m’occupe des petits quelques minutes ? Vous aurez le temps pour aller vous soulager et répondre à cette personne.

Mon inconfort se voit donc autant que ça ?

Je mords ma lèvre dans une moue contrariée. Toutefois j’hésite, car je n’aime pas confier mes frère et sœur à une étrangère au beau milieu d’une foule. Pas que je n’aie pas confiance en Guillemine – elle travaillait pour mon père avant leur naissance –, mais un instant d’inattention est si vite arrivé.

Comment savoir qui en profitera et pour quoi ?

— Hope, je ne les quitterai pas des yeux, semble comprendre l’intéressée.

Preuve que la paranoïa de mon père a aussi déteint sur elle.

— Je vais les emmener manger un morceau en cuisine, au calme, ça va les détendre, dit-elle. Je pense même qu’ils auront de la glace. Prenez votre temps.

— Merci.

Je vais peut-être pouvoir faire pipi en paix, finalement. Un des inconvénients avec ces deux-là est qu’on n’est plus jamais seule. Genre jamais. Or, ma vessie qui n’en peut plus est prête à tout laisser derrière moi pour un petit moment, seule.

Du moins le temps d’expédier l’intruse.

— Est-ce que nous nous connaissons ? je lui demande.

En même temps, j’en doute fort. J’ai beau habiter Miami depuis ma naissance, notre communauté hype de la côte egst ne perd plus son temps précieux à venir me parler. Quand on veut approcher mon père, c’est à Giselle qu’on s’adresse où à Peter Black, son attaché de presse redoutablement efficace. Tout est organisé par branches autour de papa et Peter n’hésite pas à utiliser tout l’arsenal de la loi pour contrôler sa communication. Par ailleurs, cette femme n’a pas du tout le look de mes collègues de labo, donc…

Je penche pour un tabloïd.

— Mon nom est Caitlin. J’ai téléphoné à votre université car je ne suis que de passage à Miami et on m’a dit que je pourrais vous rencontrer ici. Je souhaitais vous parler de vos travaux avant de quitter la ville, m’explique-t-elle.

Soulagée, je m’avance pour lui serrer la main.

— Enchantée, Caitlin.

Poigne de fer. Regard droit. Je la laisse me jauger pour en faire autant pendant qu’un serveur nous présente un plateau garni de boissons que nous refusons.

— Je ne vais pas y aller par quatre chemins, assène-t-elle lorsque le serveur disparaît. Je suis ici pour vous proposer un stage en milieu pratique.

Un stage ? Elle a compris que j’étais diplômée ? J’ouvre la bouche pour lui dire que mes stages sont loin derrière moi, quand elle me coupe :

— Attendez avant de refuser !

Surprise par ce ton autoritaire que je maîtrise mal, je laisse le brouhaha des invités nous entourer pendant que son regard agité semble chercher quelqu’un.

Cette femme tranche, ici, et pas seulement par son tailleur d’hiver.

— Vous avez déjà entendu parler de ScrapMetal Racing ?

Et comment ! Brendt me saoule avec ça.

— L’écurie de Formule 1 ?

Un sourire triomphant éclaire son visage.

— L’écurie appartenait à mon père et à mon oncle, qui eux-mêmes la tenaient de leur père. Le fondateur. Je la dirige aujourd’hui.

Je cligne des yeux, intriguée.

— D’accord. Mais quel rapport avec moi ?

Son regard vagabonde encore autour de nous.

— Venez dehors, exige-t-elle.

Pourquoi je la suis ? Et pourquoi se comporte-t-elle comme si elle était un agent du KGB sur le point de me révéler un secret ? Enfin de la CIA. Une fois la baie vitrée franchie, une vague d’humidité lourde, désagréable me saute au visage. Miami. Toujours dans ses pas, je m’avance au milieu des clients installés sur les transats et je constate qu’elle nous éloigne de l’eau cristalline de la piscine et des éclairages afin de rejoindre la partie engazonnée du jardin donnant sur la plage.

Avec pour seule clarté celle de la lune.

— Ici, décrète-t-elle en retirant ses chaussures à talons.

De cet endroit, je vois à peine son visage. Une douce brise, encore empreinte de la chaleur tropicale de la journée, agite les feuillages. J’inhale le doux parfum des bougainvilliers mêlé aux embruns salés, et tout de suite l’odeur me rappelle le cimetière où est enterrée ma mère.

Pour ne plus y penser, j’essaie de me concentrer sur le modèle de sandales Gucci en velours noir pendues à sa main gauche en me disant que moi j’aurais choisi une couleur plus pétante au lieu de coller au look de son tailleur-pantalon.

Quand, soudain, les Gucci tombent au sol.

— Oh que ça fait du bien, miaule Caitlin en étalant ses orteils dans le gazon humide, sans se soucier de moi.

— Vous m’avez fait venir jusqu’ici pour vous regarder soulager vos pieds de vos Gucci dernier cri ? sifflé-je un peu énervée par son comportement.

C’est quand même très impoli.

— Ce ne serait pas stupide. Je ne sais pas vous, mais moi, je n’arrive pas à m’exprimer comme il faut quand mes pieds me font souffrir.

Moi, c’est la peur de ne plus parler du tout qui m’effraie.

— Je sors d’un enterrement et je porte ces chaussures trop petites depuis ce matin, voyez-vous, explique-t-elle. J’ai dû me tromper de taille italienne quand je les ai commandées. C’est chiant leur conversion de chaussures.

Compatissante, je hoche la tête.

— Que savez-vous de ScrapMetal Racing ?

— Rien, avoué-je. Juste le nom.

— ScrapMetal n’est pas une écurie de course traditionnelle, débite-t-elle. Nos recrutements sont… on va dire quelque peu… originaux.

Ne voulant pas être impolie, je lui demande en quoi.

— Nous recrutons tous nos éléments auprès des sectes, affirme Caitlin en scrutant ma réaction. Ceux qui en sont sortis, bien sûr.

— Vous intégrez des sectateurs1 !? Wouah. Réellement ?

— Oui, réellement, approuve-t-elle devant mon air émerveillé.

— Mince. Comment est-ce possible ? Ces gens-là ne s’intègrent pas. Les statistiques sont formelles : ils se suicident, se prostituent, ou retournent à la secte.

Une lueur de soulagement traverse ses yeux.

— Je suis heureuse que le sujet vous passionne, opine-t-elle d’un air satisfait. Nous avons connu quelques suicides et quelques départs. La prostitution, nous fermons les yeux dessus par nécessité.

Je survole l’info pour suivre mon idée :

— C’est étonnant, je croyais qu’ils étaient incapables de garder un emploi. Ce qui rendait leur intégration quasi impossible.

C’est justement cet outil du travail qui permet aux immigrés classiques de s’intégrer aux autres. C’est pourquoi tous les psychologues misent là-dessus. Mais eux… Les sectateurs ont leur propre organisation du travail, sans rémunération, guidé par la mission divine et l’intérêt supérieur, et ils ne se mélangent pas. Comment le pourraient-ils ? Ce sont des animaux de caste. Un peu comme les loups entre eux. En dehors de la horde, point de rapport. Même sexuel.

Caitlin secoue la tête lentement.

— Tout notre personnel est composé de sectateurs, et je peux vous assurer qu’ils travaillent avec ardeur. Pilotes, techniciens, administratifs, intendance, tous…

— Vous les payez ?

— Ils ont un salaire et une couverture sociale.

Qu’ils aient réussi ça, je n’en reviens pas !

— C’est incroyable. Comment avez-vous fait pour les convaincre ?

Au lieu de me répondre, Caitlin détourne la tête vers la plage. Son regard flotte un instant dans le lointain, comme si elle hésitait à en dire plus. Je devrais poser des questions, relever le « nous », mais je ne dis rien.

Trop intéressée, je me contente de boire ses paroles.

— En fait, c’est un choix que nous avons fait en comprenant que la mixité n’était pas possible, argumente Caitlin avec prudence. C’est ça le problème. Ils ne veulent pas avoir affaire à nous.

Je cligne des paupières.

— Mais… Vous avez dit que l’écurie existait avant…

Ses muscles se crispent aussitôt et ses yeux se vident en répondant à ma remarque, comme si une foule de souvenirs lui revenait.

— Nous avons licencié les gens de l’extérieur qui étaient là du temps de mon père et de mon grand-père. Ça a été dur, injuste, mais nous n’avons gardé personne.

Je lâche dans un souffle incrédule :

— Et ça marche ?

— Ça marche, confirme-t-elle avec fierté. Bien sûr, nous avons encore trop de déchets récalcitrants et des suicides. C’est pourquoi nous avons besoin de vous.

La question fuse, tellement c’est incroyable.

— Mais comment avez-vous fait pour les convaincre au départ ?

Caitlin dégage la question de la main.

— S’il vous plaît. Venez observer ScrapMetal quelques semaines et dites-nous comment nous améliorer. Nous avons besoin de vous à ce stade.

À cette pensée, une brusque chaleur a envahi ma poitrine sans que je sache si c’est de fierté ou d’appréhension. Quoi qu’il en soit, je suis prête. Je pourrais sauter sur place tellement l’expérience est unique. Personne n’est jamais entré dans une secte en observateur. Personne n’a jamais plongé dans leur monde avec leur autorisation et les pires informations circulent. Aucun psychologue n’a pu le faire. Et pour cause, la plupart du temps, les médecins, alertés par les juges sur des cas très précis de négligence, de mauvais traitement ou d’abus sexuel, sont incapables de comprendre ces communautés dont le langage est volontairement différent pour brouiller les pistes des autorités. La seule façon serait d’avoir l’aide des sectateurs eux-mêmes, ce qu’ils refusent. Tous. Systématiquement. Or là…

Mon Dieu, l’occasion est unique. Je n’en aurai pas d’autre.

— Il faut que j’en parle à Brendt Rowland. C’est mon chef de département à l’université et mon patron, répliqué-je. Je ne peux pas m’absenter sans son accord.

La blonde stylée tique et sa posture se rigidifie.

— Vous pensez qu’il peut refuser ?

Pendant qu’elle s’inquiète, mon cerveau se met en marche. Nous ne sommes pas que des collègues de travail, Brendt et moi. Nous sortons ensemble depuis deux ans, ce qui rend les choses un peu plus compliquées. Il a d’abord été mon professeur. C’était le plus jeune enseignant de l’université et toutes les filles lui couraient après, mais il n’y avait rien entre nous. À peine me voyait-il. Après mon Master, toutefois, les choses ont radicalement changé. J’ai tout naturellement postulé dans son labo et, une chose en entraînant une autre, nous sommes sortis ensemble. De directeur de thèse, il est devenu mon petit ami. Brendt ne va pas aimer me savoir loin de lui. Surtout après sa demande en mariage à laquelle je n’ai toujours pas répondu. Il va penser que je m’éloigne sciemment. Ce qui n’est pas totalement faux. C’est ma faute si je ne me sens pas d’emménager avec un homme qui ne me connaît pas. J’aurais le sentiment de le tromper avant de commencer.

Je m’adresse à la femme blonde :

— Je vais lui parler. Où puis-je vous contacter ?

Caitlin glisse la main dans son sac et me tend un bristol représentant un drapeau à damier avec, en son centre, un bulldog rose.

Je lève les yeux vers elle.

— Un molosse rose ? Vous êtes sérieuse ?

Si c’est leur mascotte, elle craint !

— Celui de mon associé est vert, m’annonce-t-elle comme si c’était évident. Ça permet de distinguer nos numéros de téléphone plus rapidement sans indiquer nos noms. L’adresse de l’écurie est au dos du drapeau à damier.

Je retourne la carte et l’adresse est bien là.

ScrapMetal Racing

50°20’23.40” N -122°28’23.39” W

Vancouver, BC

 

Puis je me souviens qu’elle a indiqué diriger l’écurie familiale.

— Votre associé ?

— Le fils de mon oncle, précise-t-elle d’une voix plus tendue. C’est un sectateur. C’est ce qui a motivé papa à changer notre recrutement à son retour.

Cette fois, je comprends mieux.

— Je me demandais aussi comment vous aviez fait.

— Si vous connaissez l’histoire de Red Bull, vous verrez que nous ne sommes pas les seuls à innover de la sorte, argue-t-elle sans s’étendre davantage. Red Bull recrute ses sportifs dans les quartiers défavorisés. Nous, dans les communautés sectaires. Il y a trop de riches dans la F1. Il faut que ça change !

— D’accord. Accordez-moi quelques jours et je vous téléphone.

Malgré ma réponse favorable, elle n’a pas l’air de vouloir s’en contenter.

— Vous n’allez pas vous défiler ?! me somme-t-elle.

Agacée, je recule d’un pas en arrière pour mieux la regarder.

— Ce n’est pas mon genre.

La blonde hésite un instant, regarde vers le large, mâchoires crispées. Cette fille est un pittbull. Que va-t-elle faire ? M’obliger à la suivre contre mon gré ?

En quoi est-ce une urgence ?

— Nous partons dans quelques jours à Abu Dhabi pour le dernier Grand Prix du championnat. Ce serait bien que vous veniez avant, justifie-t-elle.

L’argument se tient.

— Je vous appelle demain. Ça vous va mieux comme ça ?

— Parfait. À demain.

Satisfaite, elle ramasse ses Gucci et s’éloigne, pieds nus. Pas vers l’hôtel, mais vers le portillon qui donne sur la plage, m’adressant un petit signe joyeux avec ses escarpins. Je la regarde l’ouvrir et disparaître dans la nuit. Malgré son autorité agaçante, elle m’a l’air sympathique. Elle est directe et efficace. Je pense m’entendre avec ce genre de femme. Avant de repartir vers les miens, je hume l’air ambiant, l’océan Atlantique, le ciel constellé d’étoiles.

J’aime cette nuit et ce qu’elle m’apporte.

Alors pourquoi as-tu la sensation d’un coup de tonnerre dans un ciel serein ?


Commander Scrap Metal