Prologue

Je ne suis pas doué pour les souvenirs.

Ils me fatiguent. Quand on quitte une secte qui a fait de nous l’adulte que l’on est, les conversations qu’on en a après coup entre sectateurs pour se remé- morer tout ça, ressemblent souvent aux voyages qu’on fait sur l’eau.

On s’écarte de la terre sans presque le sentir.

— Tu te souviens des « Séraphines1 » ? me lance avec nostalgie mon binôme.

Je fronce les sourcils. Bien sûr que je m’en souviens.

Pour Syrov, notre leader et guide spirituel, la femme était un accessoire, qualifiée de « vase faible » à cause du péché d’Ève qui rendait toutes les femmes méprisables. Sauf les Séraphines. Qui, elles, étaient pures et exemptées des combats sélectifs à la batte de baseball, pour une bonne raison. C’était des vierges très belles réservées au leader. Sa famille éternelle. Les interdites. Leur nuque délicate était marquée à leur cinquième année d’une croix tré ée censée représenter le calvaire des vierges. Les plus belles nuques que j’aie jamais vues. Au moment de l’extase blanche, l’auguste pardon du Très-Haut descendait sur elles et leur sourire céleste illuminait les innocents. Syrov recevait alors d’obscures prophéties qui l’aidaient à nous guider à travers les ténèbres.

— Sois honnête avec moi, mon ami ! poursuit Azz. Ton vœu d’anachorète mis à part, tu n’as jamais rêvé de te faire une Séraphine de Syrov dans son dos, juste pour lui prendre quelque chose en retour de tout ce qu’il nous a pris ?

J’incline mon visage en arrière face à l’énormité de sa question.

— Tu crois qu’elles souriaient ?

J’ai fantasmé sur ce sourire céleste un million de fois. 

Chapitre 1

Sauvage

Ce fou m’a tiré dessus !

Dès que la porte s’est refermée sur sa fille, aussi anéantie par les dernières révélations suffocantes livrées par son père qu’un mendiant ayant perdu sa route, Brenner a visé le cœur. C’est son regard fou anticipant le coup létal qui l’a trahi. Sans cette lueur stupide de plaisir à m’abattre que j’aurais pu rater en regardant Hope s’effacer de ma vie, je serais mort à l’heure qu’il est.

— FILS DE PUTE ! Comment as-tu pu coucher avec mon bébé ?! gueule-t-il.

La lumière devient noire et blanche. Je ne dois pas m’y abandonner. Corps contre corps, mon poing se crispe autour de son poignet armé alors que la douleur s’éveille dans mon épaule droite, fulgurante. Merde. Il m’a touché.

Respire ! Respire ! L’épaule, c’est large.

— FUMIER, VA ! Ça aussi, ça faisait partie de ta vengeance, braille-t-il en se débattant. Ton père viole la mère, et toi, tu baises la fille pour qu’elle se supprime d’elle-même d’avoir trahi sa mère une seconde fois. Je vais te CREVER, ordure !

Sa haine pour moi fait de lui un vrai démon.

Super, on est deux ! Je suis trop content de m’occuper de toi.

Ça sent la poudre.

Le sang chaud métallique.

Le feu de la haine et la jouissance de l’abattre.

Mes oreilles bourdonnent encore du coup de feu tandis que mon tee-shirt se remplit de sang chaud sous ma veste. Où cet enculé m’a-t-il eu ? Poumons. Aorte. Carotide... Est-ce qu’il se rend compte qu’il signe là son arrêt de mort ? J’en goûte déjà la jouissance. À présent, je peux l’abattre et arguer la légitime défense pour éviter la taule. Personne ne me reprochera de sauver ma peau en retournant l’arme contre lui. C’est son arme. Sa préméditation. Je n’ai aucune arme sur moi.

Hope te le reprochera, connard.

Est-ce que ça compte ?

Non. Les effets de ma haine envers cet homme qui m’a volé ma vie sont tels qu’ils éclipsent tout. Y compris Elle. Je veux tuer, punir, xer ma vengeance, et m’obs- tiner à le haïr après le triomphe d’avoir obtenu justice. Ma haine est un sentiment honnête. Elle ne se cache pas par en-dessous, comme les lâches et les traîtres, pour mieux mordre. Noble et ère, elle chante comme un requiem.

Dieu pardonne. Moi, je suis le diable. Le chiffre de la bête.

666.

Le diable ne pardonne pas.

Le diable s’amuse à châtier.

Jamais je ne pourrai décrire, telle que je la vis, cette hideur innommable de monstre à nourrir dans mes entrailles. Il baigne dans le silence absolu de ma conscience. Il n’y a là rien à écouter, rien à voir, sauf un vaste territoire de vase.

Je n’ai aucun remords.

Aucun dégoût pour ce que je m’apprête à commettre. Alors pourquoi la tête me tourne-t-elle moment de l’abattre ? J’ai déjà pris des balles, d’un plus gros calibre encore. Quand ça te perce, tu sens rien, mais ensuite... Ça brûle tes veines à proximité. Qu’est-ce qui m’arrête, bordel de chiotte ? Les fourmis gagnent déjà mon bras droit. Bientôt, elles seront dans ma main, rendant certains mouvements impossibles tant qu’elle n’aura pas été retirée.

Je serai alors à sa merci.

Tue-le, merde ! Abats ce criminel comme un chien.

Il a failli t’avoir.

D’ailleurs, pourquoi ne l’ai-je pas laissé me tuer ?

Une balle en plein cœur, c’est du rapide. Pourquoi ai-je dévié cette putain de balle que j’ai provoquée ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Mon cerveau n’a pas réagi de manière rationnelle. Je suis là mais tellement vaincu. Trop dégoûté par ce qu’il m’arrive pour croire une seconde de plus que Zolder aurait pu ressentir le même vide que moi durant toutes ces années où ils nous ont séparés. Père de famille libre quand moi j’étais anachorète, refusant de vivre en le pensant esclave. Trop déçu pour croire que Hope aurait pu être assez accro à moi comme je le deviens d’elle, et nous donner une chance.

Je suis un fou plein de haine, qui se noie.

Ma haine révolte Hope, l’épouvante. Seulement, même ma haine satisfaite, nous ne serions pas faits pour être ensemble. Oxton a violé sa mère. Alors à quoi bon ? Elle et moi, c’est illogique.

Quelle saloperie d’ironie du sort !

Je n’ai plus envie d’espérer quoi que ce soit à son sujet. Il m’a suf de voir le témoin implacable du dégoût sur son visage, aussi terrible qu’accusateur, lorsque son père lui a révélé que l’ADN du mien avait été retrouvé dans sa mère pour savoir que notre union n’y survivrait pas. Je lui fais horreur à présent. Quelque chose d’assez terrible pour contaminer nos âmes pour toujours.

S’aimer dans le dégoût, ce n’est pas s’aimer.

Même les leaders le savent puisqu’il leur faut une prophétie pour passer outre aux alliances dégoûtantes.

Lui imposer cela par la force serait le sentiment le plus lâche, la tyrannie la plus odieuse, et elle ne la mérite pas. Comment les choses ont-elles pu s’inverser à ce point ?

C’était elle, la fille du monstre.

C’est elle, qui aurait dû m’inspirer du dégoût. Chaque fois que je la prenais, elle était mon plaisir et ma souffrance. Le soleil et la pluie. La plaie et le remède. Surmontant ma haine des siens, je l’avais prévenue que si elle regrettait de m’avoir eu en elle, je la tuerais. Mais elle est sortie de la pièce, et il a tiré. Je me suis donné à elle pour rien.

Faut que je respire pour ne pas exécuter son père sur-le-champ. Le mien lui a déjà pris sa mère. Je ne veux pas être celui qui prendra tout. Ce serait pire que ces deux salopards. Aussi, même si tout en moi brûle de prendre ma vengeance et de regarder crever mon bourreau, je sais que ma seule alternative est le pardon. Hope ne m’en a laissé aucune autre. Quelle ironie qu’elle ne soit pas là pour assister à sa grande victoire, putain ! Avant de changer d’avis, je pointe l’arme vers le sol, je ré échis au modèle du Beretta 92, et je vide le chargeur.

Bang. Bang. Bang. Pang. Pang. Pang. Pang.

Pan. Pan. Pan. Pam. Pam. Pam. Pam.

Quatorze. Plus celle qu’il m’a tirée dessus. Le compte est bon. Quand le silence revient, le corps de Brenner se relâche contre le mien, ses yeux gris xant nos mains jointes autour de la crosse, comme s’il n’y croyait pas en-core d’avoir manqué sa cible, déconfit, étrillé, vaincu, déçu.

J’aurais dû lui dire.

Quand on t’enlève à ta famille du jour au lendemain pour te vendre à une secte totalitaire parmi les plus dangereuses de la planète, où ta forme physique devient ta seule arme pour ne pas crever, ça te change un adversaire. Il n’avait aucune chance contre moi.

Je l’épingle au mur et j’appuie le canon contre son front.

— Qu’est-ce que tu fous, bordel ? m’apostrophe-t-il, décontenancé.

— Je n’ai pas fini ! Il reste une balle dans la chambre, dis-je, le doigt sur la détente. Soit je la loge dans ton cerveau, et je la prive de son père...

Pas de réaction. Il me regarde droit dans les yeux.

— Soit je la garde pour toi et tu la protèges du taré qui veut la tuer puisqu’on l’a perdue tous les deux et qu’il y a plus de chances qu’elle revienne vers toi.

Cette fois, il n’arrive pas à masquer sa surprise.

Eh oui, mon salaud, je tiens à elle !

— S’il lui arrive quelque chose, je t’abats. Ensuite je vends tes gosses. Exactement comme tu l’as fait avec nous, continué-je froidement.

Il hoche la tête. Il a compris.

— Avant que tu t’en ailles, j’ai une question. Hope af rme avoir tué sa mère. Pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ? Il s’est passé quoi avec Oxton ?

Je ne comprends pas comment une llette de cinq ans peut tuer sa mère. Il faut qu’on m’explique. Je ne vois pas du tout Hope saisir une arme et tirer sur sa mère, même pour la sauver. Ça n’a pas de sens. Le corps de Brenner se contracte tellement contre le mur que je sais qu’il ne va rien me dire.

— Tu as des couilles mais ça ne suf t pas, tu sais ?

— Fais ce que tu veux, je m’en branle ! J’ai vengé ma femme et ma lle. Ton père a fait d’elle une matricide. Tu crois que c’est facile à vivre pour elle ?

Donc elle a vraiment assassiné sa mère. Comment, bordel ? À cet instant, ma haine envers Oxton rugit dans mes veines, plus forte que jamais, mais je m’exhorte au calme, parce que j’ai besoin de comprendre à quoi je dois mon sort.

— C’est pour ça que tu t’en es pris à mon jumeau et moi ?

On était innocents, bordel.

— Ma fille a vu toute sa vie gâchée. Alors vous deux aussi. Quand j’ai appris que vous étiez jumeaux, j’ai exigé qu’on vous sépare ! se justifie Brenner durement. Jamais je n’aurais pu supporter que vous puissiez grandir ensemble et vous épanouir, alors que mon bébé ne pouvait plus le faire.

Si, au début, je suis dérouté d’entrevoir de la bestialité en lui, malgré son image d’homme politique éduqué, je décide de le pousser un peu plus :

— Tu es toujours aussi cruel d’habitude ?

— La mort de ma femme est la deuxième pire chose qui me soit arrivée, argue-t-il, sans aucune honte. Je l’aimais comme un fou, mais j’aurais pu traverser ça si elle était tombée par hasard sur un criminel quelconque, comme des milliers de femmes qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. Le pire, c’est ce que ce taré a infligé à mon bébé. Ce que ma petite fille a vu, c’est...

Il s’arrête, naufragé, comme pour laisser passer un frisson.

— Ça vous met l’âme en morceaux, résume-t-il.

Tout se tient là.

— Oxton était dépravé à ce point ? m’emballé-je.

— Faut croire ! Si je n’avais pas pu venger mes femmes, je me serais mis un pistolet dans la bouche, confesse-t-il d’homme à homme.

Ce n’est pas feint chez lui. Son visage transpire l’horreur, comme si le Mal avait basculé dans son quotidien depuis et le laissait stupide. Bordel. Qu’est-ce qu’Oxton a pu lui faire ? Pris d’un étrange sentiment de compas- sion, je hoche la tête sans m’en rendre compte. Brenner a menti à sa fille tout à l’heure en expliquant son geste par l’amour qu’il vouait à sa femme. Comment aurait-il pu lui dire que c’était à cause d’elle qu’il s’en est pris à nous ?

Hope ne l’aurait pas supporté.

Le sentiment de culpabilité aurait ni de la détruire.

— Les cordes vocales de Hope étaient paralysées, tiqué-je, abruptement.

— Elle était totalement muette, confirme Brenner un peu trop vite.

— Alors comment as-tu su que c’est Hope qui a tué sa mère ? T’as parlé d’ADN pour le viol. Pour la mort, tu avais quelle preuve ?

Je sais que j’ai touché juste quand, furieux, Brenner m’envoie son poing dans la gure, sans ré échir la moindre seconde au risque qu’un coup de feu parte.

Ma tête roule sur le côté, mais je ne lâche pas l’arme.

— Colporte ça et je te tuerai ! braille-t-il comme un possédé au moment où la porte s’ouvre sur Azz, alerté par les tirs précédents.

En découvrant la scène, l’Iranien tatoué reste un instant pétri é sur le seuil. Ses yeux bleus balayent les étuis de cuivre sur le sol, puis l’arme dans ma main.

Et enfin nous, à deux doigts de nous battre.

— Qu’est-ce que tu veux ? lui dis-je, énervé de ne pas pouvoir poursuivre.

Azz sourit bêtement dans ses poils.

— Tu as deux minutes pour savoir si tu veux le buter, mon ami.

— Pourquoi ?

— La presse est sur le parking et la police en chemin. Mais avant que tu prennes une décision, sache qu’ils savent que vous êtes tous les deux à l’intérieur. S’ils trouvent un mort ou un blessé en arrivant, l’un de vous ira en taule.

Je foudroie Brenner du regard.

— Comment la presse a-t-elle su où on était ? l’accusé-je. 

— C’est pas moi ! J’ai autant à perdre que toi, je te signale. Je suis venu avec Nil récupérer mes enfants parce qu’il est aussi impliqué que moi dans cette histoire. Même mon équipe rapprochée ne sait pas que je suis au Canada.

Le comble, c’est qu’il a l’air sincère.

— Eh bien c’est mort parce que quelqu’un leur a donné l’info, dégoise ironiquement Azz tout en se dirigeant vers la fenêtre.

Furax, Brenner m’accuse à son tour :

— C’est toi et ton acolyte qui avez fait ça ! Ça fait partie du plan.

— Parce que tu crois que j’en veux à ta réputation ? protesté-je avec ironie.

Quel con !

— Cherchez pas, nous lance Azz en regardant dehors. Caitlin est avec eux.

Je me pétrifie, dégoûté par ce que sous-entend sa réponse. L’intérêt de Caitlin est de se débarrasser des sectateurs. Encore plus maintenant que Zolder m’a abandonné ses parts, faisant de moi l’égal de Caitlin au conseil d’administration. Je conçois que ça puisse lui ler la frousse. Mais au point d’aller jusque-là...

Ça dépasse l’entendement.

— Qui est-ce ? réagit Brenner avec mé ance.

— Caitlin est la lle de Melvin Roy, réponds-je, agacé. 

— Le frère d’Oxton avait une lle ? tente de se remémorer l’ancien juge fédéral.

Même si ça ne le regarde pas, je me fends d’une explication :

— Melvin Roy est décédé d’une méningite foudroyante

il y a deux mois. Comme nous n’avions pas le quorum pour un conseil de famille, le juge de province lui a con é la saisine, mais notre succession est compliquée.

Brenner secoue la tête, toujours pas convaincu.

— Pourquoi ferait-elle ça ? émet-il. Ce n’est pas plus dans son intérêt d’affaiblir l’écurie en révélant un scan- dale familial à la presse. Aucune légende, si populaire soit-elle, ne résiste au viol d’une mère de famille.

Il a raison. Ça n’a pas de sens.

— Vous ne comprenez pas, m’entêté-je malgré tout. Pour Caitlin, ce sont les sectateurs qui affaiblissent l’écurie. L’écurie perd de l’argent tous les jours depuis notre arrivée. Mais on a trouvé une solution. D’ailleurs, elle devait soumettre ce matin un protocole de vente au juge pour lui permettre de se sortir de là avec du fric. Le tribunal n’est qu’à deux kilomètres d’ici, elle a dû voir ma...

Merde, tout coïncide !

— Magnez-vous, siffle Azz depuis la fenêtre.

Sûr de son fait, Brenner n’en démord pas :

— Le juge a reçu la vidéo en même temps que nous, établit-il. Il a dû lui retirer la saisine et ordonner un inventaire des biens qu’il va comparer avec l’inventaire au moment du décès de vos parents. En attendant, toute vente est impossible. Vous devez d’abord régler votre succession. Si votre cousine est clean dans la gestion, pourquoi risquer de tout perdre en provoquant un scandale ?

Je n’ai aucune hésitation.

— Caitlin est honnête avec les comptes.

Tout est présenté de manière claire et rigoureuse.

Elle tient un livre-journal qui récapitule l’ensemble des mouvements concernant notre patrimoine et permet aux tiers d’apprécier la rentabilité de l’entreprise, mais aussi l’enrichissement des associés. Sans compter que j’ai déjà entendu le juge la féliciter pour sa sincérité comptable du temps de son père.

— Alors vous dénoncer n’a aucun sens, martèle Brenner. Tout ralentit dans ma tête. Il a raison.

— Cherche pas d’excuse à cette salope ! tonne Azz depuis la fenêtre. L’heure tourne. On n’a pas le temps pour les conneries. C’est elle qui est derrière tout ça. Elle connaît la situation entre Brenner et toi. Il n’était pas difficile de deviner que vous alliez vous étriper. Si Brenner t’avait abattu, elle héritait de tout. Dans le cas inverse, tu allais en taule pour meurtre, et elle reprenait les commandes.

L’ancien juge fédéral approuve de la tête.

— Charmante famille, conclut Brenner dans un sarcasme.

J’ai du mal à croire cela de Caitlin. Il n’y a aucun délire chez cette femme, aucun débordement, aucune hystérie. Caitlin est une femme ambitieuse, élitiste, soignée, qui definit ses priorités avec soin. Tout ce qu’elle fait est réfléchi.

— Où est Nil ? demande Brenner à Azz avec l’impatience de quelqu’un qui veut rentrer chez lui.

— Avec vos gosses. Je l’ai laissé quand j’ai entendu les coups de feu.

Je peste intérieurement à l’idée de le laisser repartir indemne et dois lutter contre moi-même, furieux, mais c’est ce que j’ai décidé.

Il faut quelqu’un pour protéger Hope.

— Comment avez-vous fait pour nous rejoindre et éviter la presse ?

— Au bout du couloir, il y a un sas à commande digitale qui conduit aux urgences pédiatriques sans passer par l’extérieur. Le code est 333 et dièse pour le passé, le présent et l’avenir de chaque enfant confié au Berceau de l’Ange.

Je baisse les yeux sur ma blessure qui continue de saigner.

— Je ne peux pas traverser l’hôpital avec ma veste trempée de sang, fais-je valoir. Je vais faire peur aux enfants et me ferai arrêter par le personnel médical.

Brenner me considère avec perplexité, comme si le fait que je me soucie des enfants l’étonnait, et rien que pour ça, j’ai envie de lui casser la gueule.

Qui est-il pour me faire la morale ce sur plan-là ?

— Carmen t’attend devant la chapelle, m’informe Azz. Il y a une porte qui donne dans leur garage. Elle s’en sert pour éviter aux mères qui abandonnent leur bébé de rencontrer les parents adoptifs sur le parking.

— OK.

Au moment de quitter cette pièce, quelque chose me retient, et je me rends compte que j’attends le sou- lagement. C’est dur de renoncer à sa vengeance sans soulagement. On a tous besoin qu’un autre comprenne pourquoi on souffre. Je n’ai personne. Aucune famille. Aucun parent aimant pour dire, devant mon bobo : « Je souf e ! C’est ni. » Quand un parent parle ainsi à son enfant, comme j’ai vu tant de sectateurs le faire dans l’écurie depuis qu’ils s’occupent à nouveau de leurs enfants, il me semble que celui-ci apprend quelque chose de lui. Il n’y aura pas de soulagement pour moi. Je suis tout seul avec ma haine.

Peut-être est-ce pour cela que je ne peux pas la gérer ?

— Il faut se tirer d’ici, s’impatiente Brenner. Si les ics nous trouvent, croyez-moi, ils nous feront cracher la vérité. C’est notre seule chance. Partez. Je leur dirai que mes enfants ont été enlevés par un individu qui a cherché à attirer mon attention. Vu le nombre de radi- caux à Miami, c’est plausible. On est d’accord ?

Je soutiens ses yeux gris hargneux, et lui soutient les miens.

— Plus personne ne vous attribuera notre enlèvement après ça, sifflé-je, amer.

Brenner secoue la tête comme si ce que je venais de dire était une ânerie.

— Si ce que j’ai vu de vous est exact et qu’il s’était agi de votre enfant, vous auriez été pire encore, assure-t-il.


C’est vrai mais je ne l’admettrai pas devant lui.

— Protégez-la, ordonné-je à la place.

Sans hésitation, il hoche la tête puis je hoche la mienne. 

— Nous sommes quittes, me lance-t-il avant de sor-

tir de la pièce.

Un peu facile quand même. Je regarde la porte se

refermer sur lui et le sentiment d’avoir perdu quelque chose pour toujours se répand en moi, attisant une frustration encore jamais égalée. Comme la peau cicatrisée d’une blessure rend vulnérable, Hope m’a rendu vulnérable. Assez pour lui laisser la vie. Pas faible. J’abattrai cet homme sans hésiter s’il échoue.

Je range l’arme dans ma ceinture.

— Où es-tu garé ? me presse Azz. Je ne vois pas la Chevy. 

— Près de l’ange.

L’Iranien se tourne vers moi.

— Elle n’y est plus, déclare-t-il.

— Quoi ? Tu te ches de moi ?

Merde, ma caisse.

La Chevy est la première chose que j’aie eue à moi.

La preuve de ma liberté quand je n’y croyais toujours pas, de ma valeur aussi. C’est là que j’ai réalisé que j’étais libre. En la payant avec mes premiers salaires avancés par Melvin. Alors que l’idée même que je pouvais gagner ma vie par moi-même m’était étrangère.

Malgré tout le pognon que j’ai rapporté à Syrov.

— Tu t’es fait tirer ta caisse, mon ami, ricane-t-il.

Je la trouve tellement amère que je me précipite à la fenêtre pour vérifier par moi-même au moment où la police de Vancouver pénètre sur le parking. Je recule prestement. L’emplacement où j’ai garé la Chevy est vide.

— Allez viens. On dégage ! ordonne Azz en ouvrant la porte.

Sœur Carmen blêmit en découvrant le sang sur ma veste.

— Oh Seigneur Dieu, vous êtes blessé...

— Désolé, je n’ai pas le temps... Vous auriez une voiture par hasard ?

— Prenez la nôtre, propose-t-elle en me précédant dans la chapelle avec ses petites jambes gainées de bas. Les clefs sont dessus.

— Merci, sœur Carmen. Je vous la ramènerai plus tard.

Comme nous ne voyons aucune sortie, Azz et moi nous arrêtons devant l’autel mais elle le traverse et écarte un lourd rideau en velours qui dissimule une porte derrière la croix, et le retient contre elle pour nous faire passer.

— Soignez-vous et revenez me voir, dit-elle sans arrêter de xer mon épaule quand je passe devant elle après Azz. Je suis tellement af igée, mon enfant. Je ne savais pas qu’ils avaient des armes. Je ne les aurais pas laissés entrer sinon.

Sans ré échir à ce que je fais, je l’embrasse sur la joue, avant de la repousser.

— C’est pas vrai, rigole Azz dans mon dos.

Je me retourne, persuadé qu’il va me vanner sur mon geste envers une Wog de quatre-vingts balais à qui je viens ni plus ni moins de dire en langage secta- teur que je veux la mettre dans mon lit, et mes yeux s’écarquillent sur l’engin.

— C’est quoi ce tas de ferraille ?

— Un Bulli, répond-il en marchant vers la porte extérieure.

— Un quoi ? sifflé-je dans son dos.

— Un Combi Volkswagen de 1947 dessiné par Pen Bon, déclare le designer en remontant le volet roulant sur une petite rue déserte où s’entassent les poubelles de l’hôpital St-Paul. Je reconnais la couleur bleu ca- nard. Quatre cylindres à plat, refroidissement par air. Boîte manuelle. Quatre vitesses. « Bulli » est le nom que lui ont donné les ouvriers Volkswagen à cause de ses formes rondes.

Comme je ne vois pas ce qui l’attire là-dedans, je regarde dehors.

On dirait que c’est le soir, alors qu’il n’est guère plus de midi. Il fait sombre à cause du ciel couvert, accen- tuant encore l’obscurité de la ruelle encaissée entre les hauts murs de briques. Aucun doute, on est de retour à Vancouver. L’air frais de décembre ajouté à ma tempé- rature corporelle déréglée par ma blessure me fouette la peau. Je boutonne ma veste, ramenant le col contre moi pour me protéger.

Putain, il gèle.

J’ouvre la portière côté passager et lui celle côté conducteur, et nous découvrons ensemble l’intérieur aménagé en petit salon-cuisine décoré d’images de la vierge et de livres pieux. Ça ne sent pas mauvais mais ça sent le vieux.

— Allez monte, me lance-t-il depuis l’autre portière. 

— On dirait que tu es content, remarqué-je.

— Ouais. J’ai toujours rêvé d’en conduire un. J’examine les pneus par principe avant de m’installer sur le siège avant. Je dois me réchauffer et tenir pendant une heure que va durer le trajet.

— Tu crois qu’il roule ? fais-je, un peu inquiet.

Je me vois mal commander un taxi dans l’état où je suis. 

— Tu vas voir si ça roule ! À l’époque, ils n’en construisaient que dix par jour, affirme le designer en s’installant au volant. Ce truc est increvable.

Je le laisse s’engager dans la ruelle en retenant mon souf e jusqu’à ce que nous soyons loin de l’hôpital, puis je reviens à ma Chevy :

— Je n’en reviens pas qu’on m’ait volé ma caisse en plein jour au beau milieu d’un parking fréquenté. Vancouver est une ville sûre d’habitude, et ce type de véhicule est équipé d’un antivol passif qui l’immobilise automatiquement.

— Ton voleur a dû le désarmer.

Autrement dit, pas un voyou.

— Quand j’arrive à la maison, je me connecte au traceur et je bloque ce connard avant qu’il la charge sur un cargo pour la vendre à l’étranger.

— Comment ça va toi ?

— Ça va mais il faut m’enlever cette balle. Mon bras commence à se paralyser.

— J’ai appelé Doc pendant que tu bavassais avec le paternel de Hope.

— Ne parle plus d’elle !

Les yeux bleus cerclés de khôl se tournent vers moi. 

— Tu as renoncé à ta vengeance pour elle et maintenant tu renonces à elle ?

Je ne réponds pas. Le deal que j’ai passé avec Brenner ne

le regarde pas. Sentant l’atmosphère se tendre dangereusement, son regard délaisse mon visage pour s’intéresser à la route.

— Mec, c’est pas logique, émet-il quelques minutes plus tard.

— Je me fous d’être logique ! claqué-je, agacé.

— Alors pourquoi tu n’as pas tué ce fumier puisque ça n’aggravait pas le problème ? Qu’est-ce qu’il te reste, à toi ?

— Rien.

C’est le vide qui m’attend.

Azz ouvre la bouche mais je l’interromps avant qu’il essaie.

— C’est une Wog ! Je ne veux plus JAMAIS entendre parler d’elle.

Ma voix est dure, intraitable, et je m’en veux presque de lui crier dessus tant je me sens minable moi-même d’avoir rompu mon vœu avec elle, pour aboutir main- tenant à cette situation dramatique. J’ai été naïf, putain ! Un vrai gamin. 

— C’est tout ce qu’elle est à présent ? s’assure-t-il. J’ai bien compris ?

— Ouais. Une Wog.

Je n’aurais jamais dû l’entraîner dans la Fosse. Je n’aurais jamais dû coucher avec elle. Je n’aurais jamais dû goûter au bonheur avec elle. Elle n’aurait pas mis sournoisement toutes ces choses dans ma tête à propos de la haine et tout ça.

Azz scrute mon visage un moment, avant de me sourire. 

— Content de te revoir en vie ! remarque-t-il.

Je me contente de lui tendre mon majeur en guise de réponse.

C’est comme un réveil avec la rage au ventre. Choc.

Déni. Colère. Acceptation. Reconstruction. Ce sont les cinq étapes du deuil, paraît-il. Même si j’en suis loin, je ferais mieux d’accepter direct. La dernière étape n’étant de toute évidence pas pour moi, puisque chacun sait comment je vais nir.

— Doc t’attend.

— Cool.

— Ça fait une éternité qu’il n’a pas retiré de balle mais il assure qu’il n’a pas perdu la main, blague-t-il pour me changer les idées.

Il y a comme une vague de soulagement inhabituel chez lui, mais je ne cherche pas à comprendre d’où elle vient.

— Tu devrais te reposer un peu. C’est une sale journée pour toi.

D’accord avec lui, je récupère mon iPhone et glisse mes écouteurs dans mes oreilles pour commencer à oublier en me calant plus confortablement dans le siège. Mes jambes croisées devant moi sur le tableau de bord, je laisse le flow décider pour moi de mon humeur.

Mais cette fois, le flow se fout de ma gueule.

Fire on fire would normally kill us, But this much desire, together,

They say that we’re out of control and some say we’re sinners,

But don’t let them ruin our beautiful rhythms.

Mon esprit part en vrille.

Dans un accès de fureur froide, j’examine la situation. J’ai sacrifié Hope pour Zolder, mon cœur pour mon sang, et en fin de compte, je n’ai ni l’un ni l’autre. Étonnamment, rien que ça signe ma connerie. J’ai été trop mou, trop naïf, trop faible, trop con avec elle. Un homme comme moi ne sacrifie pas sa vengeance pour n’importe qui, et ça m’énerve encore davantage.

Parce que...

Je sais quels sacrifices je viens de faire, putain !

Commander Scrap Metal 2