Prologue

Je n’aime pas être là.

Je n’aime pas leurs visages et cet air doux étrange qu’ils ont tous, qui me donne envie de pleurer et de réclamer des câlins. Je sais que cela n’arrivera pas. J’ai grandi. J’ignore depuis combien de temps je vis avec eux. Si ça fait un an, ou plus, vu qu’ici on ne fête pas les anniversaires, mais j’ai compris que personne ne viendrait plus me chercher, et que personne ne me toucherait plus jamais.

Zolder et moi devons avoir six ans maintenant.

Où est-il ? Qu’ont-ils fait de lui ? Il me manque. Au point que mon corps réagit physiquement à son absence. Chaque fois que je pense à lui, la douleur est partout. Un simple « écho émotionnel », affirme Syrov. Puisque je n’ai aucune raison d’avoir mal. Personne ne me frappe. Bientôt. Bientôt je devrai me battre pour participer à la sélection, et j’encaisserai la douleur. Comme tous les enfants à partir de sept ans ici. Je m’angoisse pas de la sélection ; ils ont tous l’air heureux.

Parfois, j’ai l’impression d’être le seul à ne pas l’être.

Chaque jour, j’ouvre les yeux, et je me demande pourquoi je suis ici. Pourquoi je respire encore alors que c’est sans espoir. À quoi ça sert d’exister. C’est ça qui me fiche la trouille : me poser la question alors que je suis un petit garçon qui n’a encore rien vécu – c’est pas juste – et sentir la bête qui vit en moi. Elle gronde. Elle me dévore de l’intérieur. Elle prend de plus en plus de place. Je sais que je meurs à cause d’elle. Mais je ne leur laisse pas la voir. La bête est à moi. Elle s’élève tel un mur, entre le moi avant qu’elle étouffe, et le moi maintenant qu’elle épaule. Elle lutte à ma place. Tant que je ne peux pas me comporter comme un homme. D’après Syrov, papa est fier de moi, là où il est.

Parce que j’ai été choisi.

J’aime pas avoir été choisi.

J’aime pas papa non plus de penser ça.

Pense-t-on autant à ses parents quand ils sont là ? Je ne sais pas. Ma vie d’avant n’existe plus, et celle à venir est un calvaire. Papa s’en fiche, au demeurant. C’est un fieffé menteur de m’avoir fait croire qu’il m’aimera toujours ! Et moi de l’avoir cru. Penser encore à lui m’énerve. Je voudrais l’oublier.

La voix impérieuse de l’aîné s’élève dans le ranch :

— Les enfants ? Notre prophète a reçu une nouvelle prophétie. Rassemblez-vous aux « Ailes d’anges » pour l’écouter. 666, tu dois venir aussi !

Personne ne m’appelle plus par mon nom ici.

Seul Syrov a le droit de m’appeler « Sauvage ».

Pour les autres, je suis un numéro.

Celui du diable : 666.

Je serre mes petits poings le long de mon pantalon pour qu’il ne les voie pas. J’aime pas être un numéro. Ça me donne l’impression d’être un jeton de poker avec lesquels jouent papa et oncle Melvin pour de faux quand ils ne veulent pas jouer de l’argent entre eux deux pour ne pas se disputer, quand tout est simulacre.

J’ai l’impression d’être faux moi aussi.

Nous sortons tous sans lambiner car l’aîné n’aime pas se répéter. Plusieurs grands ont avoué un soir dans le dortoir pouvoir se jeter sur les barbelés électriques tranchants comme des rasoirs, si l’aîné l’exigeait. Une telle obéissance peut paraître étrange, mais tout le monde croit ici. Leur raisonnement n’a plus rien à voir avec la vérité, puisque le résultat auquel il conduit l’emporte. Par exemple, l’aîné affirme que manger des sucreries tous les jours conduit au diabète. Donc, si aucun enfant ici ne mange de sucre, aucun de nous ne risque d’être diabétique. On est malade parce qu’on est gourmand. On est mortel parce qu’on est trop humain, trop faible. Et c’est comme ça pour tout. Tout est organisé pour qu’il n’y ait qu’une conclusion possible. La leur. Si on ne devient pas fou les premiers jours, on s’habitue. Mais c’est dur pour moi parce que je suis gourmand. Les gâteaux de Birdwood me manquent. Mais peut-être m’auraient-ils rendu malade ?

J’ai six ans. Je sais pas prendre soin de moi.

Au moins, eux, ils me montrent comment faire.

Je dois leur faire confiance.

Je lève le nez vers la montagne blanche où se situe le monastère qu’ils appellent les « Ailes d’anges », et je resserre mon gros chandail élimé contre moi. Il sent la sueur rance. Combien d’enfants l’ont porté avant moi ? Que sont-ils devenus si aucun d’entre eux n’est tombé malade ? Certains arrivent. D’autres disparaissent. Je ne parviens pas encore à comprendre où ils vont. Est-ce qu’ils retournent dans leur famille ? Est-ce que je vais retourner dans la mienne un jour ? Pourquoi est-on de passage ? Où va-t-on ? Est-ce une punition ou une récompense quand on s’en va ? Je ne comprends toujours pas ce que je fais là.

On est tellement nombreux.

On parle tellement de langages différents.

Que ça ne semble pas naturel…

Impossible aussi de dire quel mois de l’année on est. La neige au sol se maintient longtemps ici à cause de l’été très frais et très court. Du coup, c’est difficile de dire combien de temps il reste avant l’hiver suivant. Alors que je m’attarde à contempler deux Sittelles bleues perchées sur le toit de la maison du prophète, me demandant si ça signifie qu’on est au printemps, une fille blonde, portant des tresses compliquées remontées sur le crâne, en sort et passe devant moi d’un air hautain. Elle donne un coup de coude à la jolie fille de couleur qui l’attendait devant l’entrée en faisant les cent pas pour se réchauffer.

— Arrête de le regarder, Orane. Nous sommes les deux seules retardataires.

La faute à qui ?

— C’est son cou que je regarde, se justifie la dénommée Orane avec dégoût.

Les filles, quand elles sont jolies, que des pimbêches !

— C’est le nom de la bête sauvage dans l’Apocalypse, réplique la blonde avec indifférence en parlant de mon tatouage. Tu ne dois pas regarder.

— Oui, mais sur lui, c’est pas pareil… Il est beau.

À l’instar de la jolie blonde qui semble savoir de quoi elle parle, je ne connais rien de la Bible, moi. Si au moins je savais lire, je pourrais comprendre pourquoi personne n’a le droit de me parler et de me toucher.

C’est dur d’être toujours seul.

— Souviens-toi, lui rappelle la blonde. L’ange dit1 : « Pourquoi t’étonnes-tu ? Je te dirai le mystère de la femme et de la bête qui la porte. » Le prophète Daniel prédit alors : « Cette bête effrayante sortie des flots, c’est un roi qui surgira de la Terre. Il n’est pas encore venu. Et quand il sera venu, il ne doit rester que peu de temps. » Il ne faut surtout pas le représenter, Orane ! Syrov te punira !

— Ne dis à personne que j’ai blasphémé, supplie la jolie Noire affolée.

— Tu vas avoir huit ans, Orane. Tu dois faire attention !

Je les foudroierais bien des yeux pour oser parler de moi en ma présence comme si je n’étais pas là, mais ce sont des Séraphines et je n’ai pas le droit de les regarder. Seul le prophète en a le droit. Tant pis, je l’ai fait. Pas assez pour me rappeler leurs traits, mais suffisamment pour savoir qu’elles sont jolies.

Toutes les Séraphines sont jolies, idiot.

Surtout la blonde hautaine aux yeux bleus. On dirait une déesse très digne, capable de s’élever comme un oiseau pour accomplir son destin. Disciplinée et soumise, mais aussi majestueuse qu’une reine. Aucune comparaison avec la mignonne princesse Disney aux cheveux de feu tout fous qui est venue ramasser des raisins à la maison quand j’avais quatre ans. Dans ma tête, je l’ai surnommée « Boucle nuit », comme dans le conte « Boucle d’or et les trois ours » parce qu’elle me semblait vraiment curieuse, et bien moins nunuche que la petite fille qui dort dans le lit d’un ours. Elle, je la voyais dormir sous les étoiles. Bref, plus princesse Disney insoumise et prête-à-tout que celles qui sont ici.

Ses jolis yeux verts disaient plus de choses que sa bouche.

Ses cheveux de feu incendiaient ma gorge.

Son odeur de figue m’embrouillait le cerveau.

J’ai pensé si souvent à elle après son départ que je commençais à m’affoler. J’ai même failli demander conseil à papa sur ce qui m’arrivait, car papa sait tout ce qu’il faut savoir sur les femmes. Seulement j’ai eu peur que Zold ne m’entende. Peu importe. Maintenant que je suis ici, je doute la revoir un jour.

J’attends timidement que les deux Séraphines avancent, puis je grimpe les nombreuses marches en bois qui conduisent au monastère, veillant bien à rester deux pas derrière elles. C’est haut, ça glisse sous mes bottes, et les marches en zigzag n’en finissent pas, mais du sommet le panorama sur le lac pris dans la neige est saisissant. On dirait un château de glace magique de super-héros. Quand le soleil se couche et fait miroiter le givre rose qui l’emprisonne, on le croirait protégé par les ailes géantes des anges célestes, gardiens du trône de Dieu.

C’est vraiment beau et paisible.

N’empêche, l’endroit me fait peur.

C’est ici que Syrov a brûlé mon cou lors de mon baptême de l’alliance. J’ai eu mal. Ça sentait mauvais. Puis, comme par magie, la douleur a disparu et le chiffre de la bête s’est révélé : un 666 noir dilaté, de mon oreille à ma clavicule. Alors qu’Azz m’enviait, arguant que j’avais l’air d’un pirate avec ça dans le cou, Syrov m’expliquait que j’étais guéri. De tout. Ma peau tendre de petit garçon sur laquelle máma faisait des bisous est devenue cartonnée, noire, et insensible.

Comme moi.

Tout en suivant les deux Séraphines, mes yeux détaillent le tatouage délicat de leurs nuques, si différent du mien, et mes doigts picotent de l’envie de le toucher. C’est une jolie croix tréflée, toute fine, presque naïve, laissant entrevoir la chair à l’intérieur. Ça paraît si facile de toucher, de sentir avec sa peau, la peau de l’autre.

Curieusement ce n’est pas le cas ici.

Toucher est interdit. Se toucher aussi.

C’est mal. Égoïste.

Ce tatouage produit un drôle de sentiment de chaleur en moi chaque fois que je le vois. Je ne sais pas pourquoi. Tout est fouillis dans ma tête. J’essaie de penser à autre chose quand ça arrive. Les deux Séraphines devant moi se tiennent solidement à la rampe et leurs bottes martèlent le bois humide des marches suspendues, tandis que leurs voix portent contre le manteau neigeux silencieux :

— Ce nouveau garçon craint, se plaint la blonde. Je ne comprends pas pourquoi il est là. Il est petit, maigrichon, et toujours malade. S’il vient écouter la prophétie avec nous, on va peut-être le savoir ?

Honteux, je pique du nez sur mes chaussures. C’est vrai ce qu’elle dit. Je vomis partout parce que mon ventre délicat ne supporte pas leur nourriture. Sauf qu’avant quand ça m’arrivait, je me remettais à jouer, et tout allait très bien.

Ici, jouer est interdit.

— J’ai entendu l’aîné dire qu’il ne dormait pas avec les garçons, lance Orane.

Ses tresses à elle sont plus fines et rassemblées en queue-de-cheval au sommet de son crâne, lui conférant un profil particulièrement pur dans la neige.

— C’est un anachorète. Il dort dans le cachot et ne doit parler à personne.

— Même à Azz ? relève, indisposée, la jolie fille de couleur.

Sa voix est étonnamment calme et sage pour ses huit ans.

— Azz est son binôme, rétorque la blonde hautaine, espérant clore le sujet.

— Je sais, mais… Il est petit pour dormir dans le noir. Est-ce qu’Azz ne pourrait pas loger avec lui ?

— Azz a quatorze ans, Orane ! C’est un homme accompli qui a déjà couché. Il sait ce qu’il fait. Pas toi manifestement !

Un instant le silence s’installe entre elles puis la jolie Noire reprend :

— Il est beau. Pourquoi ne peut-on pas le regarder ?

Choquée, la blonde arrête de grimper et j’en fais autant, à l’affût.

— Mais qu’est-ce qui t’arrive ? se fâche-t-elle. Tu appartiens au prophète.

— Ça ne veut pas dire que je ne peux pas regarder, si ?

— Tu ne fais pas que regarder sans convoiter, tu éprouves du plaisir. C’est mal, Orane. Syrov pourrait en prendre ombrage.

— Syrov me parle comme à une femme, lui oppose la jolie Noire mal à l’aise. Il veut que j’éprouve du plaisir, figure-toi. Il attend que ça m’arrive pour m’emmener dans son lit. Tu le sais, puisque ça t’est arrivé.

Le choc provoqué par son aveu me noue le cerveau.

— Ce n’est pas une raison. Promets-moi de ne plus le regarder ! Ou bien tu vas finir par t’attirer des ennuis et je ne serai pas là pour te sauver. Promets !

Leurs regards, aussi matures l’un que l’autre à cet instant, s’accrochent un moment, chargés de tant de choses difficiles à admettre pour moi que je reste tout surpris quand la jolie Noire acquiesce à regret de la tête.

— Quand est-ce qu’on te transfère, Kassia ? s’affecte-t-elle.

Kassia.

— Chut ! la sermonne la blonde hautaine en jetant un regard rapide vers moi par-dessus son épaule. Je n’aurais pas dû te le dire.

— Oh arrête ! C’est un étranger et il est nouveau. Il ne comprend pas le russe.

Idiotes. Je n’ai pas le droit de parler mais je comprends la langue de máma.

— J’ai treize ans demain, répond la blonde hautaine comme si c’était logique.

— Tu sais dans quelle communauté tu vas ?

— Non, frémit la blonde.

— Tu as peur ?

— Un peu. Syrov est bon avec moi, alors c’est sûr que ça me rend triste de quitter ce que j’ai. D’un autre côté, j’aimerais aller dans celle de ma sœur mais je doute avoir cette chance. Syrov me l’aurait dit quand j’ai pleuré dans ses bras.

— Tu vas me manquer, Kassia.

— Toi aussi, Orane.

Pendant qu’elles se tombent dans les bras, je resserre mon vieux chandail autour de moi pour ne pas geler de froid en restant immobile à attendre qu’elles avancent à nouveau. Je n’aime pas avoir froid. Je suis trop maigre, aussi le froid me va jusqu’aux os. Les Séraphines doivent avoir chaud dans la maison chauffée du prophète dont les cheminées fument en permanence. Elles doivent être bien nourries aussi, sans les herbes que l’aîné ajoute à la nourriture du ranch. Mon ventre délicat me fait des misères après chaque repas et ma peau s’humidifie de transpiration, même s’il gèle dans mon cachot. Syrov dit qu’un jour je n’aurai plus peur et que tout ça cessera, que je pourrai m’installer dans un endroit à moi.

Il y travaille. J’espère qu’il dit vrai.

En le découvrant sur le parvis du monastère dans son beau manteau en cachemire noir tranchant avec sa peau blanche, je sens les pulsations de mon cœur accélérer lorsqu’il ignore les deux Séraphines, pour s’adresser directement à moi :

— Viens là, Sauvage.

Il est doux avec moi alors qu’il me traite mal en me privant de tout confort. Aussi doux qu’avec les Séraphines qui dorment avec lui. Il est plus brutal avec les garçons, comme Azz qu’il regarde à peine, et complètement indifférent aux filles du ranch, moins jolies. J’avoue que je ne sais quoi penser de tout ça.

Est-ce qu’il m’aime comme une fille ?

— Vous avez eu une prophétie ? je demande pour ne pas paraître idiot.

Ses yeux bleu cristallin plongent dans le noir des miens.

— Toi aussi tu dois l’entendre puisqu’elle te concerne, confirme-t-il.

Surpris, je considère notre prophète, fixement.

— Moi ? Pourquoi ?

Baisse les yeux. Il ne répond pas. Baisse. Tant pis si mes yeux ne veulent pas obéir, c’est trop déroutant. Pourquoi le prophète rêverait-il de moi ? Son temps est précieux et ses rêves sacrés. Les siens se durcissent, conscients que ma petite rébellion n’est pas totalement innocente. Je ne veux pas qu’il rêve de moi.

Je voudrais lui dire qu’il ne le fasse pas.

— Allons-y ! abrège-t-il sévèrement. Derrière moi. Tête basse.

Tandis que je m’applique à obéir en le suivant à l’intérieur, je laisse quand même mon regard dévier avec curiosité vers la multitude de bougies allumées autour d’un double cercle rouge tracé à même le sol.

Est-ce que c’est du sang ? Non, idiot, tous les super-héros savent ça.

Le sang, c’est pour le jugement.

Pendant que Syrov retire son manteau et s’habille d’une longue cape noire dévoilant à peine ses bottes, puis d’une chauffeuse en cuir noir au col taillé en pointes qu’on lui dépose sur les épaules, mes yeux détaillent le cercle.

Ce n’est pas qu’un cercle ordinaire.

Entre le plus grand et le plus petit rond rouge, il y a cinq signes2 compliqués d’où partent les cinq branches d’une étoile bizarre remplie par une grosse tête de chèvre menaçante. Alors que Syrov prend place au centre, je fixe les yeux rouges de la méchante chèvre. C’est étrange toutes ces bougies allumées à même le sol. On dirait que la chèvre va bouger. Ça me fait peur. J’ai la gorge sèche comme quand je m’agite trop en jouant avec Zolder et que je ne prends pas la peine de boire à la fontaine pour ne pas le laisser gagner. La tête me tourne. Mon pouls bat très fort. Je fais comme si les bougies étaient des guirlandes de Noël pour calmer l’anxiété qui fait rage en moi, mais je n’aime pas la sensation bizarre que fait ce cercle rouge dans mon ventre.

Je sais que c’est grave.

— Sauvage, viens te mettre à genoux devant moi, ordonne Syrov.

Sur la chèvre ?

Je déglutis pour me donner du courage mais je me sens minable quand je vais m’agenouiller à ses pieds. Azz, Kassia, Orane, l’aîné… Ils sont tous autour de nous à l’extérieur du cercle. Je ferme les yeux, écoutant le feulement de leurs vêtements quand ils se prennent la main, et je me concentre sur le vent frais qui caresse mes joues depuis les ouvertures. La caresse du vent, c’est tout ce qui me reste en dehors de mes mains. Je lutte contre les larmes qui brûlent derrière mes paupières et les pulsations de mon cœur dans mes oreilles. Je voudrais les bras de máma. Je voudrais la poitrine rassurante de papa. Je ne me souviens presque plus d’eux mais… je me souviens encore des émotions, et ça me manque trop les émotions. L’amour. La sécurité. La satisfaction. Syrov dit que c’est bien que je les oublie. Que lui seul compte. Est-ce qu’il me prend pour son fils ? D’après ce que je sais, Syrov n’a pas d’enfant à lui puisqu’il est le prophète de tous.

Sa voix envoûtante m’arrache brutalement à mes rêveries :

Frères et Sœurs bien aimés.

Je vois. Je sais. Le ciel m’a parlé.

L’Esprit de Lumière et l’Esprit de Feu

sont venus embraser votre prophète.

 

Comme jadis, des marchands d’illusions viendront qui proposeront le poison.

Voulant voir un autre monde.

Ils détruiront et pourriront les âmes.

Et la vie deviendra une apocalypse chaque jour.

 

Un drôle de goût dégueu envahit ma bouche en découvrant l’effroi se peindre sur leurs visages avides de paroles. La situation est d’autant plus confuse que je ne me suis jamais senti aussi nerveux pour eux qu’en ce moment.

 

La haine inondera les terres qui se croyaient pacifiées.

La tradition sera perdue.

La loi sera oubliée.

Le maître qui verra détournera la tête.

Car il ne se souciera que des siens.

— Loué sois-tu pour ta bonté, Syrov !

Étrange la façon dont la prophétie emplit mes oreilles et irrite ma gorge. J’ai l’impression que son goût est venu se bloquer là. Un goût de cendres, amer et collant. Des mots sans son, manquant de clarté. Je n’arrive pas à les chasser. Je frotte distraitement mon palais avec ma langue.

Tandis que Syrov poursuit son psaume, l’air grave :

Dans la paix, le maître répudiera son épouse.

L’épouse bannie ira par les chemins perdus.

Enfantant sans donner le nom du maître.

L’enfant impur rachetant la faute.

 

À l’âge du choix, chaque chose se retournera.

 

On oubliera l’enfant impubère.

Il sera comme un poulain qu’on dresse.

Comme un agneau qu’on saigne.

L’enfant sera comme une bête sauvage sortie des flots.

Mais nul n’écoutera son cœur souffrant du poison.

Seul le maître guidera l’enfant vers le sacré.

Car il ne se souciera que de lui.

 

Le maître soignera la maladie avant qu’elle n’apparaisse.

L’enfant sacré n’aura plus peur de sa propre mort.

L’enfant sacré se soumettra au silence du corps.

L’enfant sacré n’aura plus la mémoire de ce qui fut.

 

Alors seulement, le roi promis par le prophète Daniel

pourra tracer son sillon dans notre ciel.

Aucune chair ne sera plus déterminée.

Il brisera. Il anéantira. Il dominera.

Et sa descendance sera nôtre.

 

Suscitant un royaume qui ne sera plus jamais détruit.

 

Frères et Sœurs bien aimés.

Il aura fallu la poigne ferrée de votre prophète.

Pour que s’ordonne le désordre.

Et cela sera aux yeux de tous.

Tous prêteront main-forte.

Un temps nouveau commencera.

Tout ça me fiche un peu la trouille. On dirait qu’ils sont fous. Papa est fou. Moi aussi j’ai peur de devenir fou, en chantant avec eux.

 

Can you hear me ?

Can you hear me calling you ?

By now the fighting will be close at hand.

Believe in me. I’m with the high command3.

 

Le chant cesse enfin. Ils sont contents. Ils sont heureux. Leurs yeux rivés sur moi ont changé. Ils sont aimants, pleins d’espoir. Comme si je n’étais plus un numéro mais un super-héros qui annonce la paix. Genre Batman à Gotham. Je sais que c’est pas vrai, mais tout est confus dans ma tête. C’est plus fort que moi, je rêve quand même.

Je suis un super-héros.

Je vais me sortir de là.


Chapitre 1

Hope

L’espoir, c’est suivre ses rêves et non ses ressentiments !

C’est ce que Poppy me rabâche depuis l’incarcération de mon père pour me pousser à aller de l’avant. Pas que son adage soit mauvais, mais il est difficile à tenir, entrecoupé, pour ma part, de grandes fenêtres de colère et de révolte. Les premières semaines, j’avais l’impression de m’embourber dans des sables mouvants. Vingt ans. Comment sera-t-il dans vingt ans ? Sera-t-il encore en vie ? Et si oui, quel genre de père retrouverai-je quand il sortira ? La prison ne forme pas les hommes, elle les stocke et les use plus vite que la vie elle-même. J’allais récolter d’un vieillard qui n’aurait plus rien à voir avec mon père. J’étais si atterrée que je voulais me rouler en boule et dormir, oublier, nier. Tout était lent, lourd, épuisant, sans espoir. Il y a eu des moments où je n’aspirais à rien d’autre que dormir pour que le temps passe. Vers où ? Je ne savais pas.

Ensuite est venue la colère.

Sauvage m’a brisé le cœur le jour où il m’a révélé que je n’étais qu’un pion dans sa vengeance. Mon père, lui, a brisé ma vie quand il a décidé d’amorcer la sienne. Finalement, la vengeance, il ne faut pas que ça commence, parce que c’est un enchaînement. Pour moi, Sauvage a mis un terme à la sienne. Je ne lui aurais pas pardonné ses méfaits sinon. Hélas, mon père ne peut pas en faire autant.

Ensuite est venue la révolte.

Pas contre eux. Contre moi. Un jour je me suis réveillée et j’ai regardé Sauvage faire front, malgré tout ce qui lui a été volé, et je me suis demandé quelle image je renvoyais si je continuais à broyer du noir. Je ne suis plus une gamine victime collatérale de l’assassinat de sa mère. J’ai un homme qui me regarde comme une femme, sans m’infantiliser, ou me rappeler mes blessures. Il me veut forte, et j’aime ça. J’ai un nouveau chez-moi, un nouveau job. Et il y a eux. Des sectateurs courageux qui tentent de s’en sortir. Avec eux, je me sens rafraîchie.

Ce jour-là, je me suis autorisée à ne plus souffrir des erreurs des autres.

Reste la vengeance de Zolder…

Je doute qu’un baron de la drogue soit du genre à renoncer. Néanmoins mon existence et mon bien-être mental étant tout aussi précieux l’un que l’autre, j’ai décidé de mettre cet aspect des choses de côté pour le moment. Si des personnes veulent me nuire pour la faute de mon père, je ne vais pas les attendre planquée dans un trou comme une victime terrorisée, au prix de mon énergie.

Quelle vie aurai-je si je fais ça ? Une vie de regrets. Sans raison d’être.

Animée par cette force nouvelle, j’ai pris mon téléphone et j’ai appelé Giselle pour avoir des nouvelles de Tara et Billy. Bien décidée à l’éloigner de ma vie si elle persistait à me faire porter la tromperie de son mari.

La première fois a été difficile.

La seule raison qui empêchait ma belle-mère trahie de me raccrocher au nez était la crainte que Sauvage ne la rappelle pour obtenir lui-même les nouvelles qu’elle refusait de me donner. Puis, peu à peu, pendant toute la durée de nos deux confinements, elle à Miami, moi au Canada, nous sommes arrivées toutes les deux à rétablir le dialogue. J’ai même pu skyper avec Tara et Billy pour leur montrer où je vis à présent. Depuis que Tara a vu la chienne de Sau courser un aigle, elle demande toujours des nouvelles de Fellatio. Mais la grande surprise a été quand Billy a reçu l’édition F12020 en avant-première avec un siège pour joueur exigeant de la part de Sauvage. Depuis, mon petit frère réclame à cor et à cri d’affronter le pilote au volant de sa monoplace portant le numéro permanent 666 affecté à Sau sur la grille ! Ce qui n’a toujours pas eu lieu. Giselle aurait piqué une crise en voyant son fils jouer avec celui qui l’a enlevé !

Et il aurait tout fallu recommencer.

— Coucou Giselle. Est-ce que tout le monde va bien ?

À chaque appel, je m’inquiète un peu, car la Floride a pris des mesures de confinement très tardives, refusant de fermer les plages et les nombreux golfs, au motif que l’économie dépendait des loisirs. Pas besoin d’être un grand statisticien pour savoir que ça allait être un carnage. Dieu merci, Giselle a tout de suite réagi à l’état d’urgence en se confinant avec les enfants et Edith.

— Joyeux anniversaire… Joyeux anniversaire… chantonne-t-elle.

— Oh merci.

Elle s’arrête pour me donner l’info que je lui ai demandée :

— Tu appelles trop tard. Ils sont au lit.

Déjà ? Un regard à la pendule de bureau en cristal de Saskia m’apprend qu’il est à peine dix-sept heures ici et vingt heures à Miami.

— Comment vont-ils ?

— C’est difficile pour eux de rester enfermés dans la maison.

— Et le jardin ?

— Ils boudent le jardin et se disputent tout le temps. Ce matin je n’arrivais plus à leur faire la classe. Aucun des deux n’était attentif. Aussi j’ai décidé de les amener voir les lamantins à Crystal River. On en avait tous besoin.

Ma respiration se coupe quand je songe à leur sécurité.

— Tu ne devrais pas sortir seule sans protection, Giselle.

Zolder n’a jamais menacé mes frère et sœur, mais on ne sait jamais.

— Comment veux-tu que je fasse ? Le comté a repris toutes les voitures et les officiers chargés de ton père quand il a été condamné.

Logique. Les citoyens ont eu assez honte d’avoir élu un juge criminel pour en plus se soucier qu’il laissait une famille exposée à la vengeance d’un narco-trafiquant mexicain situé à quelques heures de vol de Miami. C’est ironique d’ailleurs. La presse si friande du scandale autour de mon père, personnage public, s’est totalement désintéressée du jumeau de Sau, dans l’ombre. Soucieuse de la voir galérer, je laisse mes yeux s’évader vers la fenêtre ouverte de mon bureau, comme chaque fois que je cherche l’inspiration. Une légère brise fait danser les rideaux. Du premier étage du chai, je vois bruisser les herbes aquatiques d’un jaune lumineux qui bordent le lac turquoise en contre-bas, et chaque colline de terre alentour où les rangées de vigne fraîchement plantées sont éclairées par le soleil.

On a fait un tel travail ici ces derniers mois.

— Tu aurais dû garder Nil, exprimé-je. Lui ne dépendait pas du comté.

Ça fait des mois que je n’ai plus de nouvelles de lui.

La dernière fois qu’il m’a téléphoné, c’était quelques jours après mon appel à maître Estelle David, l’avocate de papa, pour m’annoncer l’incarcération de mon père à la prison de Starke, un établissement de sécurité maximale, dans lequel il devrait être en sécurité, et vu qu’il a une grande part de responsabilité dans ce qui nous arrive, je lui ai raccroché au nez. Puis j’ai bloqué son numéro.

Ce qui était une réaction immature.

— Je ne veux plus voir ce type ! m’oppose Giselle avec virulence. Quand je pense que votre père l’a engagé alors que son métier était de vendre des enfants. Parfois, je me demande où Samuel avait la tête pour le laisser entrer chez nous.

Certains aspects de mon père ont toujours échappé à Giselle.

Les mêmes qui ont plu à ma mère.

— Papa est juge de formation. Il l’a aidé à se réinsérer.

— C’est du pareil au même ! riposte-t-elle en parfaite égoïste.

Pas tout à fait, mais bon… Giselle a voté Trump en 2016.

— Est-ce qu’ils vont reprendre l’école ? je demande pour changer de sujet.

De plus, Nil doit travailler pour quelqu’un d’autre depuis.

— La rentrée est repoussée fin août. L’école privée de Tara et Billy a fait parvenir les règles à respecter aux parents, et la liste est longue ! Port du masque obligatoire. Lavage des mains. Place attitrée où ils travailleront et mangeront, séparée des autres par des vitres en Plexiglas. Ils devront aussi retirer leurs chaussures en classe et n’auront pas le droit d’échanger leurs stylos. La récréation est également supprimée. Tara est stressée par ce nouveau règlement, et moi je ne sais que penser. C’est tellement strict que je doute que Billy l’accepte.

— Diantre, c’est délirant ! soufflé-je, ébahie.

Ici la rentrée présencielle a carrément été reportée au profit de cours en ligne.

— J’ai peur que Billy ne se fasse renvoyer, me soumet-elle.

— Tu lui as expliqué la pandémie et la nécessité de se protéger du virus ?

— Bien sûr, mais je n’ai pas voulu l’affoler non plus. C’est déjà difficile de lui expliquer pourquoi son père n’est plus là et qu’il va falloir vendre la maison.

Attends une minute !

— Tu vas vendre la maison de papa ? m’offusqué-je malgré moi.

Je retiens mon envie de protester de toutes mes forces. Cette maison il l’a achetée bien avant son arrivée dans notre vie. On y a vécu le deuil de maman, la paralysie de mes cordes vocales, et notre reconstruction avec papa.

Est-ce qu’elle en a le droit ?

— La propriété coûte une fortune en entretien. Je n’ai plus les moyens de rester. Je suis déjà en manque d’argent alors que nous ne dépensons rien pendant le confinement. Je souhaiterais m’installer à Los Angeles pour essayer de retrouver du travail dans ma partie. Qu’en penses-tu ?

Mais quelle égoïste ! Est-ce qu’elle me demande d’obtenir son accord alors qu’elle lui a tout pris ? Si le juge a refusé de lui octroyer la propriété de la maison familiale dans leur divorce, c’est qu’il n’a pas voulu priver papa de tous ses droits.

Alors pourquoi le ferais-je ?

— J’appellerai Billy la veille de la rentrée, la préviens-je.

D’ici là je m’assurerai aussi qu’ils ne risquent rien en allant à l’école.

— D’accord, répond-elle en raccrochant, déçue que j’aie éludé le point « maison ».

Après ça, je prends le temps de me concentrer sur le positif pour chasser la fin de cette discussion. Aujourd’hui, les sectateurs ne me donnent plus l’impression de faire partie d’une espèce différente. Les mères sont plus détendues, me confiant leur façon de voir le couple et leurs difficultés parfois à partager leur homme ou à tolérer les autres femmes, leurs craintes aussi quand je leur suggère d’éduquer leurs filles et leurs fils différemment. Il n’est pas question de briser les familles polygames déjà formées, bien sûr – je l’ai promis à Al Nahyan –, mais de les accompagner. Et comble de satisfaction, deux bébés nés pendant le confinement ont été déclarés à l’état civil. Même si notre union avec Sau n’est pas une union anodine, nous sommes de plus en plus en phase l’un avec l’autre sur ce que nous voulons obtenir pour eux. Lui avec l’écurie. Moi avec le vignoble. Seul écueil au tableau, nous ne connaissons pas encore toute la vérité. L’ignorance peut parfois être une sorte de bouclier, mais comment pouvons-nous construire notre relation sans savoir à quoi nous devons les cicatrices capables de la détruire ?

Ça me casse les pieds mais je dois passer cet appel.

— Mademoiselle Hope ? Tout va bien ?

J’arrête de respirer. Non parce que je suis tendue et en colère contre lui d’avoir aidé mon père à se venger, avec le résultat que l’on sait, mais parce que l’inquiétude dans sa voix témoigne que son attachement pour moi n’a en rien diminué. C’est ça que je ne comprends pas chez Nil.

L’attachement qu’il a à mon égard est une absurdité.

— Salut Nil. Je suis désolée d’avoir été impolie l’autre fois.

Pas dupe de mon prétexte, il élude mes excuses :

— Que se passe-t-il, Hope ? Avez-vous besoin de moi ?

J’ai vingt-six ans aujourd’hui. J’ai quitté la maison. J’ai un métier qui me rend indépendante. Je vis avec un homme alpha avec lequel je couche toutes les nuits. Parfois, bien plus sauvagement que je ne m’en serais crue capable. Pourtant, c’est fascinant comme je me sens toujours petite et protégée avec Nil.

— Il se pourrait bien que oui…

Il change d’intonation pour une voix tout de suite plus professionnelle :

— Allez-y. Je vous écoute.

— Je sais que ma belle-mère vous a congédié mais je…

Je m’arrête, ne sachant comment formuler ma demande. Pourquoi le ferait-il ?

— Ce que pense de moi votre belle-mère n’a pas d’importance, réplique-t-il en me voyant patiner. Elle se sent trahie alors que tout ce qu’elle voyait de son mari était le confort qu’il lui procurait. Je peux le comprendre. Votre mère n’était pas son problème. Mais divorcer et lui reprendre l’autorité parentale…

Refusant de m’aventurer sur le sujet, je poursuis mon idée :

— Justement je m’inquiète pour ma famille, résumé-je.

— Rassurez-vous, Hope. Votre père me paie toujours pour assurer votre sécurité et il a assez d’argent pour le faire pendant vingt ans si besoin. C’est toujours votre père.

La nouvelle me redonne un souffle de vie.

— Oh. Alors vous êtes à Miami ? Vous surveillez la maison ?

Le silence s’installe sur la ligne, comme si ma question l’indisposait.

— On dirait que vous ne me faites pas confiance, avancé-je troublée.

Du moins, c’est ce que son attitude laisse à penser.

— C’est vous que je protège, soupire-t-il à contre-cœur.

Je cligne des yeux, abasourdie. Que dois-je comprendre ? Que Tara et Billy ne risquent rien ? Que mon père ne s’en préoccupe plus ? Je refuse de croire ça de papa. C’est impossible. Mon père nous aime tous les trois.

— Vous êtes au Canada ?

— Oui.

— Malgré la fermeture des frontières ?

Même maintenant que le confinement a été levé, elles restent fermées jusqu’en septembre. Nous sommes le premier juillet. Demain, nous décollerons vers l’Europe pour le tout premier Grand Prix de la saison qui se tiendra du trois au cinq juillet.

Mais nous avons une dérogation spéciale pour ça.

— Il existe des exceptions, dit-il laconiquement.

— Je sais. Nous en avons une. Quelle est la vôtre, Nil ?

Encore un silence agacé. Il n’est pas le seul.

— Ça m’énerve quand on fait comme si je n’étais pas là, vous savez ?

— Qui fait ça ? relève-t-il d’une voix sévère.

— Papa. Sauvage. Vous. Quand il y a du danger, vous me traitez toujours comme si je n’étais pas là. C’est exaspérant et flippant aussi.

Un rire rauque lui échappe.

— Il s’occupe bien de vous ? questionne-t-il avec curiosité.

Moi aussi je suis curieuse. Nil a vu le petit garçon au moment du kidnapping des deux fils d’Oxton. Ce petit Roy que je voudrais tant faire revenir m’échappe, caché au fond du fond du tréfonds du Sauvage adulte. Je suis sûre que ce gosse demande à vivre. Pas à se suicider, comme le croit l’adulte.

Seulement, tu ne me diras rien, pas vrai ?

— C’est quelqu’un de bien, Nil. Vous n’avez pas à vous en faire.

— Est-ce qu’il a… abandonné toute idée de vengeance ? formule-t-il.

— Oui. Pour être avec moi, il a renoncé à sa vengeance et a décidé d’accepter la justice à la place. Je sais que c’est difficile pour lui. Qu’il pense encore que la prison n’est pas une punition suffisante pour mon père. C’est comme ça que je mesure ses sentiments à mon égard. L’effort que ça lui demande lui coûte énormément. Il tient sérieusement à moi, Nil.

Nil soupire comme si c’était moi qui étais exaspérante.

— OK. Je préfère ça.

— Alors ? Quelle est votre dérogation ?

Je l’entends soupirer, hésiter, réfléchir, puis céder :

— Ma dérogation, c’est Zolder, révèle-t-il. Le ministre de la sécurité publique n’apprécierait pas de voir un baron de la drogue mexicain mener une action sur son territoire. La vidéo reçue par le juge Lawrence Devoir n’est pas passée inaperçue au CSIS1. Leurs agents ont fait le rapprochement avec le rapport d’autopsie d’Anne et la lettre de Melvin diffusés dans la presse en mars dernier. Je les ai convaincus que mon aide pouvait être utile.

Comment ça son aide ? Mes sourcils se soulèvent.

— Malgré votre implication dans le kidnapping ? halluciné-je.

— Mon implication n’est pas prouvée, rétorque-t-il.

— Malgré votre passé criminel ?

Enfin ils savent bien qui il est, non ? Ça sert à ça les Renseignements !

— Ils s’en fichent, rétorque Nil, catégorique.

— Comment ça ils s’en fichent ?!

— Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, Hope.

Et lui, comment sait-il comment ça fonctionne ?

— Ma connaissance du terrain les intéresse, justifie-t-il. À cause de leur charte sur les libertés, le Canada recense beaucoup de sectes sur son vaste territoire. Le rôle du CSIS est de traquer les groupes dangereux, et je peux les y aider. La secte de Roy a été détruite, mais rien ne dit qu’elle n’existe plus.

Pourquoi n’y ai-je pas pensé ?

Sa secte était une transnationale extramondaine2 qualifiée d’ultra dangereuse, faisant disparaître des enfants du monde entier.

C’était naïf de la croire isolée.

— Vous pensez qu’ils l’ont reconstruite ?

— C’est ainsi que ça se passe en général, confirme Nil. Les sectes dangereuses sont comme une pieuvre. Elles se caractérisent par un corps entièrement souple et une grande intelligence. Quand on leur coupe un bras, il repousse.

— Et Poutine qui a lancé l’assaut n’a rien vu ? m’exclamé-je.

— Les fondamentalistes sont malins. Rien ne dit qu’elle est au même endroit. Elle s’est probablement reformée, mais elle peut être n’importe où.

Déconcertée, je pose ma main libre sur le rebord du bureau et je sens la colère naître dans mes veines. Quelqu’un va-t-il un jour trouver le moyen d’arrêter ce trafic immonde ? En quoi ma mère a-t-elle pu se trouver mêlée à tout cela ?

C’est frustrant de ne pas le savoir.

— Quel est le rapport avec Zolder ?

— La lettre de Melvin fournie aux agences de presse de la F1, abat Nil.

— Je ne comprends pas.

— Les agents du CSIS ont réclamé les lettres laissées par Melvin à son avocat. Les exécuteurs testamentaires doivent obligatoirement garder copie.

Voyant où il veut en venir, j’établis :

— Melvin a contracté une méningite pendant le Grand Prix du Mexique qui l’a emporté en trois semaines. Il était aveugle quand il a écrit les deux lettres qui ont accusé mon père. Son écriture est torturée mais identifiable. Sauvage et Caitlin ont comparé leur lettre avec celle du journal pour savoir laquelle avait fuité. Ce n’était aucune des deux. On en a déduit que celle du journal était fausse.

— La lettre du journal est authentique, réfute Nil.

Je frissonne de dégoût, tant repenser au bourreau de ma mère, même malade et diminué, me donne envie de vomir. Il ne reste alors qu’une seule explication.

— Melvin en a écrit une troisième, murmuré-je.

— Il y avait bien trois lettres chez l’avocat, confirme Nil. Une pour chaque héritier : Sauvage, Caitlin, Zolder. L’avocat a affirmé au CSIS que l’adresse du cartel mexicain à Cancun lui a été communiquée par Melvin.

Preuve qu’il n’a jamais cessé de chercher ses neveux. Mais pourquoi n’avoir rien dit à Sau qui l’accusait de l’inverse, en ce cas ? Il y a encore tant de mystère autour de Melvin. Qui l’a initié au satanisme ? Quel était son mobile ?

C’est pénible toute cette frustration, bon sang de bonsoir.

— C’est Zolder qui a envoyé votre père en prison, conclut Nil. Probablement avec l’intention de le faire abattre sur place par un gardien.

— Non !!! crié-je de toutes mes forces.

— Rassurez-vous. J’ai des hommes à moi à Starke.

Convaincue à moitié, je regarde dehors pour tenter d’apaiser mon cœur. Je ne peux pas nier l’impression de paix que la beauté du paysage me procure. L’air a une odeur différente ici. Plus saine. Plus fraîche. N’importe qui rêverait de vivre dans un tel endroit. Chaque jour, je me réveille dans le lit de Sauvage avec le bruit du torrent alors qu’il est déjà parti travailler sur la voiture en attendant que la saison reprenne. Chaque jour une rose nouvelle provenant du chai m’attend sur mon chevet avec un petit mot de sa main. Alors que, comme tous ceux qui ont appris à lire tardivement… il n’aime pas écrire.

« Avant toi, j’étais là sans être là.

S’il te plaît, reste. »

Moi non plus, pendant toute mon enfance sans maman, je n’ai pas eu l’impression d’être réelle. À côté de papa occupé par sa fonction, j’existais. J’étais « là sans être là ». Présente, mais recluse dans mon silence. Tout comme Sauvage, j’étais abandonnée à mon propre sort, avec un combat trop lourd à mener pour un enfant. Difficile d’envisager l’avenir sans être désespérée dans ces conditions. L’avenir semblait… irréel. Aujourd’hui, je vis avec cet homme unique à tout autre, et c’est réel. Je suis heureuse de savoir qu’il profite enfin de sa vie. Comme je suis heureuse de profiter de la mienne. L’idée de vivre ici pour toujours avec lui est si tentante. Mais serait-ce si facile ? Il reste un sectateur et je reste une Wog. Je ne peux pas l’ignorer.

— Comment faites-vous pour assurer ma sécurité ici ? demandé-je intriguée. Vous n’êtes quand même pas venu à l’intérieur de l’écurie ?

Sauvage n’aurait pas supporté d’avoir son kidnappeur chez lui.

Ça aurait mal fini.

— Renforcement anti-effraction avec deux hommes à l’entrée permettant un filtrage précis des visiteurs. Grille d’enceinte reliée à une alarme. Y compris l’arrière du terrain parce que c’est là que passe l’ennemi. Plusieurs mécanismes de sécurisation à l’intérieur pour les bâtiments sensibles. Protection du réseau informatique pour éviter les plantages voulus par l’ennemi. Et pour finir, trois drones chasseurs équipés de webcam survolant la zone de jour comme de nuit. J’avoue que Roy a été à bonne école dans sa secte ! Je m’en souviens. La propriété de son père était une vraie passoire à l’époque. On n’a eu aucun mal à entrer.

J’ai conscience que ce qu’il dit est choquant.

Et pourtant, je suis incapable de détacher mon regard des collines de vignes dorées par les rayons du soleil rasant. Trop effarée d’apprendre ce que Sauvage a mis en place pour assurer ma sécurité. Je ne sais pas quoi en penser, en vrai.

Quelque part, ça me flatte qu’il fasse ça pour moi.

— Vous êtes parvenu à entrer malgré tout ça ? lâché-je sarcastique.

Rien à faire, j’en veux à Nil d’être libre.

Quand mon père, lui, est en prison.

— Pas besoin. J’ai envoyé un drone plus petit qui a eu le temps d’explorer la zone avant de se faire chasser par les siens. Je doute que Zolder envoie ses hommes vous chercher là-dedans. Ils feront chou blanc avant de se faire repérer. Ça ne veut pas dire qu’il va vous oublier, OK ? Juste qu’il vous attendra ailleurs.

Je baisse les yeux sur le dossier marketing de la galerie d’art d’Abrielle.

— Je pensais l’inviter au vernissage de mon expo à Miami, révélé-je.

Contre toute attente, Nil se fend d’un ricanement.

— Je suis d’accord, approuve-t-il.

— Ah oui ?

— Oui. L’attaque est la meilleure défense ! Il vaut mieux être proactif que défensif. Ça prive l’adversaire de l’élément de surprise. Seulement Zolder le sait aussi. Il va croire que vous le piégez avec l’appui du FBI pour renégocier la peine de votre père. Zolder fait partie des dix individus les plus recherchés de la planète. Si vous permettez au FBI de l’arrêter, votre père pourrait sortir plus tôt.

Je vois exactement ce qu’il veut dire mais… Comment sait-il tout ça ?

— Je ne peux pas faire ça à Sauvage, éludé-je.

Notre équilibre tient parce que mon père est en prison. Qu’adviendrait-il si, par un tour de passe-passe, il était libre après quelques mois de taule seulement ? Sau ne le supporterait pas. Sans justice, Sauvage retournerait à sa vengeance.

Et ça, je ne le veux pas.

— Vous faites une erreur en raisonnant par rapport à lui, martèle Nil.

Non. La justice, c’est mieux que la vengeance.

— Vous pensez que Zolder ne viendra pas ? éludé-je à nouveau.

— Ce n’est pas qu’il vienne qui me préoccupe. C’est avec quelle intention.

Mon ventre se serre en me remémorant le sort qu’il me réserve.

— Il a déjà l’intention de me loger une balle en plein cœur, non ? Que pourrait-il faire de plus si je le rencontre pacifiquement ? Mettre un silencieux ? Apprendre à me respecter ? Je ne risque rien de pire, Nil !

Nil se fend d’un nouveau sourire affectueux sur la ligne.

— Vous avez changé, Hope. C’est Roy qui fait de vous une guerrière ?

— Sau ne doit pas être au courant de mon invitation, le préviens-je.

Après toutes les précautions coûteuses qu’il a prises ici pour ma sécurité, je n’imagine même pas sa réaction s’il l’apprenait. Je crois que, pour le coup, il ferait de moi sa prisonnière pour de bon, alors qu’il ne s’y est jamais résolu, même au début de notre drôle de relation. Déjà que c’est tendu entre nous chaque fois que l’on évoque l’exposition. Comme si je ne savais pas qu’il espère secrètement qu’elle soit annulée à cause de la pandémie.

— Il reste un écueil sévère toutefois, objecte Nil.

— Lequel ?

— Comment comptez-vous vous y prendre pour qu’il reçoive votre invitation ? Zolder a toute une armada de barrages avant d’arriver jusqu’à lui. Le cartel mexicain est un monde ultra violent très hiérarchisé.

— Je ne peux pas utiliser l’adresse du cartel communiquée par Melvin ? Ça a marché une fois. Pourquoi ça ne marcherait pas à nouveau ?

— La lettre de Melvin provenait d’un exécuteur testamentaire. Ce genre de chose est pris au sérieux, car l’argent est important. Votre invitation à une sauterie culturelle ira direct à la poubelle. J’ai pris quelques renseignements sur lui. Il ne se rend à aucune soirée mondaine et sort à peine dans les bars pour ramener des filles. Toute sa vie tourne autour de son fils. La rumeur dit qu’il a abattu la mère après la naissance afin d’éviter qu’un jour elle ne lui en réclame la garde.

— Il a… quoi ?!

Comment diantre Nil a-t-il eu ces renseignements ?

— Zolder n’est pas un enfant de chœur, Hope. Je doute que vous ayez compris qui est en face. Ce gars n’a aucune limite quand il s’agit de son fils. Il a été élevé comme un chef militaire avec le cœur d’un terroriste. Savez-vous que c’est lui qui a confiné la population mexicaine lorsque le gouvernement traînait des pieds ? Même son gouvernement ne l’arrête pas. Il fait ce qu’il veut.

Je n’écoute plus. Mon cerveau s’envole vers le Saoudien et son faucon. Kar Kabbani a déjà sauvé Sauvage en signalant à Fadi l’avoir aperçu dans la secte de Syrov lors d’une livraison d’armes. Fadi a ensuite convaincu Poutine de lancer l’assaut. J’espère que je ne me trompe pas en pensant qu’il peut m’aider.

— J’ai rencontré quelqu’un qui le connaît.

Nil réagit tout de suite.

— Qui ? demande-t-il.

— Celui qui lui vend ses armes.

— Vous prenez peut-être la mauvaise décision en comptant sur lui. Rien ne dit que le marchand d’armes est moins dangereux que le marchand de drogues.

— Je prends le risque, persisté-je d’une voix ferme.

À l’autre bout de la ligne, Nil prend le temps de réfléchir.

— Dès que vous aurez la réponse de votre contact, prévenez-moi, exige-t-il. Si votre plan fonctionne, je contacterai le FBI pour leur proposer le deal. Bien entendu, je ne rapporterai pas cette conversation à votre père.

Voilà pourquoi je ne te dirai rien.

Si Zolder refuse, Nil assurera ma sécurité parce que je ne suis pas dingue non plus pour mettre ma vie en danger. Mais s’il est d’accord pour discuter avec moi, alors ce sera seule. Je ne lui tendrai pas de piège.

Même pour raccourcir la peine de mon père.

— Comment va papa, Nil ?

— Bien. Je le trouve très combatif pour quelqu’un qui a pris vingt ans. Il lit beaucoup. Il écrit aussi. Je crois qu’il va nous surprendre en sortant un livre sur son expérience. Je crois qu’il a des choses à dire et qu’elles pourraient être utiles à tous ceux qui vivent un deuil brutal ou une tragédie.

Je ferme les yeux, émue, et fière aussi du travail qu’il fait sur lui. Je sais que cela choquera certaines personnes qui pensent que tout est noir ou blanc dans la vie et qu’on ne doit ni comprendre ni pardonner certains actes, mais j’aime tellement mon père que je n’arrive pas à le voir autrement que comme un homme qui a trébuché. J’étais honnête en affirmant à Sauvage que je l’aimerais toujours, quoi qu’il ait fait. Comme quoi le pardon et l’amour n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Pardonner est un acte conscient. L’amour, non.

Quand je reprends la parole, ma voix est rauque.

— Je suis contente de savoir que sa vie ne s’est pas arrêtée en prison. Je lui rendrai visite dès que je pourrai me rendre à Miami.

Il y a un moment de silence pendant lequel je m’imagine un parloir.

— J’ai un dernier point à voir avec vous, si vous permettez, ajoute Nil.

— Lequel ?

— Avez-vous reçu des nouvelles de votre ex ?

Là je reste coite. Je ne m’attendais pas du tout à cette question. Encore moins de la part de Nil qui s’est toujours montré discret sur mes fréquentations. Jamais je n’ai entendu une remarque de sa part sur Brendt. C’était papa qui avait ce rôle.

— Pas depuis son dernier mail en mars dernier. Pourquoi ?

— Il y avait un article dans le journal de l’université annonçant son remplacement, dit-il. J’ai appelé le service administratif en me faisant passer pour un collègue. Ils n’ont aucune nouvelle de lui depuis mars. Ses parents non plus.

Un frisson descend le long de ma colonne vertébrale.

— Ce n’est pas possible. Brendt place sa carrière avant tout le reste.

Il n’a pas pu disparaître comme ça, Hope.

— Votre père m’a dit qu’il était venu vous voir chez Poppy.

— Brendt est arrivé quelques heures avant Sau, confirmé-je.

— A-t-il eu accès à votre ordinateur ?

Je ne comprends pas où il veut en venir mais je n’ai aucun mal à faire revenir ce souvenir dans ma tête.

— Oui. Je suis allée lui chercher une bière à l’intérieur et quand je suis revenue il m’a parlé de l’exposition photos sur laquelle je travaillais.

— Le rapport d’autopsie d’Anne était toujours dans votre ordinateur, pas vrai ?

— Il y est toujours, dis-je avec nervosité.

— Alors nous savons comment Zolder a pu se le procurer, entérine Nil.

Merde. Ça pue.

— Que voulez-vous dire ?

— Après le kidnapping chez Roy, j’ai pris toutes les garanties pour que ce rapport ne ressorte jamais, explique Nil. Je me suis arrangé pour détruire moi-même l’original. Votre père était le seul à en posséder une copie, qu’il a installée directement dans votre ordinateur quand vous le lui avez demandé. Quand j’ai vu qu’il ressortait dans la presse, j’ai tout de suite su d’où il venait.

Outrée, je me redresse sur ma chaise.

— C’est papa qui vous a demandé de détruire un document officiel ?

Je n’arrive pas à croire ça de mon père.

— Votre père était juge fédéral, Hope, me rappelle-t-il sèchement. J’ai fait ce qu’il fallait pour qu’on ne le relie pas au kidnapping. Sans le rapport d’autopsie d’Anne, votre père n’avait aucun mobile pour s’en prendre à Roy.

C’est logique. Révoltant mais logique.

— Dites-moi la vérité, Nil. Pourquoi protégez-vous papa à ce point ?

Cette fois, il semble hésiter à répondre.

Alors qu’il m’a livré des éléments plus que sensibles.

— Rappelez-vous une chose, biaise-t-il. Il y a toujours de la douceur dans le mal. Un homme qui perd l’amour de sa vie de la sorte devient violent, désabusé, perdu et agressif. La mort d’Anne a peut-être transformé votre père en quelque chose de mauvais, ça reste un homme bien.

Déstabilisée, je réfléchis quelques instants.

— Est-ce que vous avez ressenti la même chose à la mort de votre fille ?

— À votre avis ?!

C’est la première fois que je l’entends me parler durement.

— Je suis désolée pour votre fille, Nil.

C’est clair que je ne comprendrai jamais le cœur de cet homme.

— Revenons à Brendt, élude-t-il sèchement. Ne le prenez pas mal, mais le jour où il vous a recrutée dans son labo, j’ai mené ma petite enquête. Son intérêt brutal pour votre candidature était suspect. Vous n’avez même pas été mise en concurrence avec les autres postulants.

C’est vrai et beaucoup m’en ont voulu.

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Rien d’anormal. En dehors de l’herbe qu’il achetait de temps en temps aux étudiants, le mec était un vrai somnifère. Pas de vices coûteux. Pas de putes de luxe. Ses relations étaient toutes en rapport avec son job. Puis quand il s’est acheté son penthouse à Brickell Plaza, je me suis dit qu’il y avait un loup. Vous saviez qu’il n’avait pas contracté de prêt pour son appartement ?

Je me remémore les questions que je me posais à ce sujet.

— Brendt n’aimait pas parler d’argent. Il était mal à l’aise.

— Je crois que l’argent provenait de Zolder, échafaude Nil.

— Comment pouvez-vous en être sûr ?

— Additionner un et un n’est pas très compliqué. L’achat de l’appartement par Brendt est intervenu juste après votre recrutement dans son laboratoire. La question est : qu’a acheté Zolder à Brendt ? Brendt vous recrute et ensuite il fait tout pour que vous sortiez ensemble. Je ne suis pas psychologue mais il me semble qu’il voulait le rapport d’autopsie de votre mère.

À présent, j’ai du mal à respirer.

Comment ai-je pu être aussi stupide et vaniteuse pour ne rien voir moi-même ? Je connais suffisamment le professeur Brendt Rowland dans son raisonnement professionnel pour voir à présent comment il a dû raisonner en privé.

— Brendt m’a demandé en mariage pour ça. C’est un professionnel des profils psychologiques. Il m’a étudiée. Il savait que je ne voulais pas parler de la mort de maman, mais il savait que je serais honnête avec… mon mari.

Ma connerie m’étouffe.

— Je pense que Zolder cherche la vérité sur ce qui a fait exploser sa famille au cas où il devrait se préoccuper d’autres ennemis, enchaîne Nil. C’est logique de la part d’un homme dans sa position. Comme j’ai détruit le rapport d’autopsie, il n’a pas dû aimer que je lui bloque l’accès à ces informations.

La déception s’abat sur mes épaules, comme un sentiment écrasant de perte et de défaite bizarrement mêlées. Je ne peux pas m’empêcher de m’en vouloir.

— Maintenant, il l’a, soufflé-je.

Il s’en est même servi en l’envoyant aux agences de presse.

Et c’est à cause de moi.

La voix de Nil claque dans mes oreilles :

— C’est pourquoi Zolder a dû abattre Brendt. L’université n’est pas près de le revoir. Ce tocard ambitieux doit nourrir les poissons à l’heure actuelle.

Je devrais me raisonner. Me dire que tout va bien. Car Brendt n’était qu’un traître. Mais je n’y parviens pas. La mort violente d’un être humain me fait toujours perdre mon sang-froid. Je sais que je ne suis pas en état de réfléchir correctement, car je n’arrive pas à m’arrêter de trembler.

— Il faut que je raccroche, Nil.

Je coupe et laisse mon corps accuser le choc de la nouvelle de la mort de Brendt, sans avoir honte de mes émotions à présent que je suis seule.

Ce n’est pas logique.

J’ai du mal à gérer mes émotions depuis quelque temps. Toutes me semblent plus intenses. Plus fortes. Plus violentes. Explosives. Ou alors la perpective de ma mort violente me déstabilise.

Ça doit être ça !


Commander Scrap Metal 3