Chapitre 1

Sutton

– À QUOI TU PENSES, SUTTON ?

– Pardon ? dis-je à ma cheffe d’un air distrait.

Je suis distraite mais, surtout, je suis passablement nase.

Pas exactement l’état idéal quand on veut impressionner un nouveau client, mais je dois dire que cela en valait vraiment la peine.

Roz m’observe d’un air perplexe, puis répète :

– Je t’ai demandé à quoi tu pensais.

Tous les souvenirs de la nuit précédente me reviennent brusquement à l’esprit. Lui, debout entre mes cuisses. La chaleur incroyable ressentie lorsqu’il m’a pénétrée la première fois.

Dis-moi ce qui te ferait plaisir. Ses paroles chuchotées dans le creux de mon épaule.

La pression de ses mains sur mes cuisses.

La caresse de sa langue sur ma peau.

La sensation de sa queue en moi.

Submergée de plaisir comme jamais.

Je gratifie Roz d’un regard de biche prise dans les phares d’une voiture tout en bafouillant.

– Je… euh…

– Pas de stress, tout va bien se passer.

Elle me tapote le dos de la main, attribuant mon hésitation à ma nervosité et non aux divagations de ma mémoire.

– Je ne stresse pas.

C’est faux.

Où est-ce que je trouve de la place pour le stress ?

Mais quand je regarde le décor imposant qui m’entoure, comment ne pas être stressée ? Je veux dire, nous sommes au dernier étage d’un gratte-ciel de Manhattan, attendant de rencontrer les personnes qui vont évaluer mes compétences.

Ça en plus du tourbillon de ces vingt-quatre dernières heures, on peut comprendre que je sois l’angoisse personnifiée. L’affrontement avec ma meilleure amie Lizzie. Roz qui contre toute attente me choisit pour me mettre à la tête de ce projet. Ma rupture brutale avec Clint. Mon premier et unique coup d’un soir, dont, pour tout dire, je ressens encore les effets des heures après m’être réveillée seule dans le lit d’une suite d’hôtel.

– Si, je le vois bien.

Elle me sourit tout en m’observant derrière ses lunettes à grosse monture noire.

– Écoute, je sais que c’est un peu précipité et que tu es encore en train d’essayer de digérer toutes les infos que je viens de te balancer, mais je suis sûre que tu vas t’en sortir comme une pro. Et quand tu ne sais pas, eh bien, tu fais semblant, juste le temps de te renseigner. (Elle me fait un clin d’œil.) Quitte à être jetée aux loups, autant faire comme si tu savais hurler avec eux. C’est ce que nous faisons tous.

– Je vais t’épargner mes hurlements pour l’instant.

Je rigole tout en repensant au dossier et au cahier des charges du client que j’ai parcourus ce matin en avalant mon expresso. J’espère seulement que je vais réussir à me rappeler suffisamment d’infos importantes pour avoir l’air cohérente pendant la réunion. Au moins, j’ai encore trois jours et un long voyage en avion pour mémoriser le reste des infos.

– Tu vas très bien t’en sortir. Garde seulement à l’esprit que les associés ne sont pas aussi intimidants qu’ils en ont l’air. Souris et regarde-moi si jamais tu as besoin que je vienne à la rescousse.

Je présume qu’elle parle des frères Sharpe de chez Sharpe International Network (ou S.I.N., comme la réceptionniste l’a annoncé en répondant au téléphone au moment où nous entrions), mais ce que Roz me dit maintenant, alors que nous nous trouvons dans leurs bureaux, est en complète contradiction avec ce qu’elle disait hier. Hier, elle prétendait que les associés étaient des perfectionnistes absolus, exigeants mais justes. J’acquiesce à contrecœur. De toute façon, il est trop tard pour reculer.

– Oh, et je voulais te prévenir, tous les trois, ils sont…

– Ils sont prêts à vous recevoir, dit une assistante élégamment vêtue qui vient vers nous en faisant claquer ses talons hauts sur le sol de marbre blanc.

– Merci, disons-nous en chœur.

Roz et moi nous levons et la suivons. Les yeux rivés sur l’ourlet de sa jupe droite, je m’efforce de calmer la nervosité qui monte en moi.

Je peux le faire.

Pour une fois, fais quelque chose pour toi, Sutton.

Les mots de Lizzy résonnent dans ma tête, confirmant que j’ai pris la bonne décision alors que l’assistante ouvre la grande porte qui donne sur la salle de conférences. Roz passe en premier et je lui emboîte le pas.

– Messieurs, dit Roz en faisant un pas de côté pour me permettre de voir les occupants de la pièce.

Je marque le pas.

Mon cœur s’arrête.

Je reste bouche bée.

Oh. Merde.

Assis à la table de conférence, en face de nous, je découvre l’homme qui était tout contre moi – qui était en moi, qui était sur moi – la nuit dernière. Puis je jette un coup d’œil au deuxième homme et oh la vache ! Il y en a deux. Des jumeaux. J’hallucine ? Tu es stressée, c’est tout. Épuisée. En prenant un souffle hésitant, je regarde le troisième homme qui revient à la table, une tasse de café à la main.

Oh. Putain.

Ce n’est pas possible.

Il y en a trois. Des triplés, identiques. Tous les trois, d’une beauté à couper le souffle. Tous les trois les yeux rivés sur moi.

Et je jure que je suis totalement incapable de dire lequel des trois dégage le parfum que je garde dans le nez et le goût qui s’attarde sur ma langue.

– Bonjour, dit celui du milieu avec la chemise blanche impeccable et la cravate rouge vif. (Il m’adresse un sourire en coin, néanmoins chaleureux et amusé.) Désolé. Roz ne vous a pas prévenue ? Nous savons que cela peut être un peu déconcertant d’entrer et de nous voir tous les trois ensemble.

– Excusez-moi. Oui. Ressaisis-toi. (Je fais un petit signe de tête.) Bonjour. (Je déglutis, la gorge serrée, tout en essayant de contenir le rouge qui me monte aux joues.) Sutton Pierce. (Je les regarde dans les yeux à tour de rôle, la langue collée au palais. Je ne sais pas si je veux ou ne veux pas apercevoir une lueur de reconnaissance dans un regard.) Ravie de vous rencontrer.

Celui de droite rigole, ce qui attire mon attention. Il porte une chemise gris foncé, ouverte au col, dont les manches retroussées mettent en valeur des avant-bras toniques et des mains puissantes. Il a les cheveux légèrement plus longs que ses frères. J’observe ses mains et je me demande si ce sont celles qui m’ont transportée, d’un souffle suspendu un moment à un cri l’instant suivant.

– Tout le plaisir est pour nous.

Lorsque je lève les yeux, il croise mon regard. Et le soutient.

Était-ce lui ?

Des flashes de la nuit dernière me traversent l’esprit. Me paralysent. Moi à genoux, le regard levé vers ses yeux à la couleur ambrée, avec sa queue épaisse et dure sur mes lèvres. La façon dont ses dents se sont plantées dans sa lèvre inférieure au moment où il m’a pénétrée. Sa chevelure bouclée entre mes cuisses tandis qu’il me léchait. Ce qu’il m’a fait… ressentir, alors que je ne savais même pas que de telles sensations existaient.

Ces instantanés tournent comme un carrousel dans ma tête.

Un carrousel que je ne peux pas arrêter.

Je suis excitée. Troublée. Éberluée.

Gravement dans la merde, putain !

Et tout ça se passe alors que je suis là, debout, devant ces hommes qui me jaugent.

– Je vous en prie, asseyez-vous, dit le frère de gauche.

Je remarque sa chemise blanche, son gilet gris anthracite et sa cravate jaune. Mais il a les mêmes yeux. Le même sourire. Les mêmes cheveux.

Et un gobelet Starbucks posé devant lui.

Ça doit être lui. Non ?

Arrête d’y penser. Conduis-toi normalement. Fais comme si l’un de ces trois hommes n’avait pas éclipsé définitivement tous les autres hommes à tes yeux.

– Merci.

Je m’assieds à côté de Roz, avec la conscience aiguë que l’un des trois est actuellement en train de me déshabiller du regard. Je fais un effort pour ne pas les dévisager l’un après l’autre et essayer de mémoriser les différences de chacun qui me permettraient de décider avec lequel j’ai passé la nuit. C’est ça ou me faufiler sous la table et mourir de honte.

À la place, je me concentre bien plus qu’il n’est nécessaire pour sortir mon bloc et mon stylo de mon sac afin de prendre des notes.

– Je suis Fordham Sharpe, dit l’homme à la cravate jaune et au gilet. Mais appelez-moi Ford. Voici Ledger. (Il désigne le frère du milieu à la cravate rouge.) Et ça, c’est Callahan.

L’homme à la chemise gris anthracite, sans cravate, lève la main et hoche la tête.

– Il y aura une interro après, dit Callahan, et je tourne les yeux vers lui.

Nos regards se croisent brièvement. C’est toi, Johnnie Walker ?

– Ne vous inquiétez pas, dit Ledger, me tirant de mes pensées tourbillonnantes. Plus vous travaillerez avec nous, plus ce sera facile pour vous de nous reconnaître. En réalité, nous sommes très différents.

Callahan pousse un petit grognement.

– C’est lui le plus jeune, explique Ford en souriant tandis que Callahan lève les yeux au ciel. On s’efforce de ne pas lui en tenir rigueur.

Ils sourient tous les trois et je pourrais jurer que même Roz pousse un soupir devant la pure beauté qui s’offre à nos yeux.

– On commence ?

Chapitre 2

Sutton

Vingt-quatre heures plus tôt

 VINGT-DEUX HEURES AU CLUB COQUETTE.

– On fait son entrée dans le grand monde, on dirait ?

Le Club Coquette est « the place to be » en ce moment, mais les cordons de velours ne s’ouvrent que si vous connaissez quelqu’un, ou êtes quelqu’un vous-même.

– Comment t’as dégoté les billets ou les pass ou je ne sais ce qu’il faut avoir pour pouvoir entrer ?

– Il se pourrait que je sorte avec un des managers, ou pas.

Je hausse les sourcils, c’est tellement Lizzy ce genre de truc. Elle trouve toujours le moyen d’être avec les bonnes personnes au bon moment. Elle attire sur elle la bonne fortune et les bons moments comme un aimant.

– Alors… tu viens avec nous ? Ce sera ta première soirée entre filles depuis une éternité.

– Je ne peux pas.

Je chuchote dans mon téléphone en passant la tête par-dessus la cloison de mon box pour m’assurer que personne ne m’entend depuis mon coin au fond du bureau. Ou que personne ne voit la grimace que je fais en réaction à la question de ma meilleure amie.

Je n’aurais jamais dû prendre son appel. Particulièrement avec la tension qui règne entre nous depuis quelques mois.

– J’en étais sûre, murmure Lizzy avec un soupir résigné.

Ce qui est un peu mon état d’esprit ces jours-ci.

– Ça veut dire quoi, ça ?

– Ça veut dire, c’était quand la dernière fois que ce crampon de Clint t’a laissée vivre ta vie ? C’est une soirée entre filles, bon sang. Il n’est pas propriétaire de toi vingt-quatre heures sur vingt-quatre, si ?

– Lizzy… ce n’est pas ça.

– Mais si, justement, Sutton. Ce con peut sortir et s’amuser autant qu’il le veut, mais, et cela n’a rien d’étonnant, toi tu n’y es pas autorisée parce qu’il pourrait avoir brusquement besoin de toi. Il peut accepter des promotions et gravir les échelons de l’entreprise, mais si jamais, toi, tu envisages de faire la même chose, il te fait douter de tes capacités au point que tu déclines des opportunités similaires. Purée, il t’aide même à choisir les tenues que tu dois porter pour assister aux événements dans son entreprise et, une fois que tu es là, il t’humilie publiquement en affirmant que tu as fait le mauvais choix.

Elle émet un bruit qui ne peut être que de la frustration alors que les larmes me piquent les yeux.

Je savais que j’allais regretter d’avoir vidé mon sac auprès d’elle, le mois dernier. J’avais passé cet appel dans un moment de faiblesse et de frustration qui, bien sûr, allait maintenant se retourner contre moi.

Cette part de moi-même qui voudrait se raccrocher à elle pour obtenir son soutien cède le pas face à mon besoin de protéger Clint et mon amour-propre.

– Je suis au boulot. Je ne peux pas te parler maintenant.

– Tu as toujours une bonne raison pour éviter cette conversation. Tu lui trouves toujours des excuses.

Il y a une prière dans sa voix que je choisis de ne pas entendre.

– Je veux dire, regarde-toi. Dans ta vie professionnelle tu déchires tous les jours, et si je comprends bien, c’est l’unique partie de ta vie sur laquelle il n’a aucune influence.

– Lizz…

– Je ne veux pas te faire de la peine, mais il est évident que tu ne le vois pas.

Elle pousse un profond soupir lorsque je ne réagis pas.

– Je sais que tu l’aimes, mais ça, ce n’est pas de l’amour. C’est du contrôle mâtiné d’obsession de te démolir, simplement pour se construire, lui.

– Ce n’est pas vrai, je murmure sans conviction.

– Il a sapé la moindre bribe d’étincelle et de personnalité chez ma meilleure amie, et je ne le supporte plus. Depuis deux ans, j’assiste de façon passive à cette disparition tandis qu’il raccourcit de plus en plus les ficelles qui lui permettent de te contrôler, et je ne peux pas continuer comme ça. Quitte à ruiner notre amitié, je préfère te dire la vérité que de te laisser continuer à n’être plus que l’ombre de la personne que tu es en réalité et que je connais.

– Je t’ai dit que je ne pouvais pas parler de cela maintenant.

Et pourtant, je ne raccroche pas.

Je n’essaie même pas. Je sais qu’elle a raison. Rien de ce qu’elle a dit n’est nouveau pour moi. En fait, je me suis déjà répété toutes ces choses des centaines de fois. Des choses auxquelles j’ai pensé le soir quand il était sorti, me laissant seule à la maison. Je suis même allée jusqu’à admettre que notre relation était toxique. Que nos discussions d’avenir et de mariage, ce n’était rien de plus que des mots en l’air. Je sais bien que je ne peux pas continuer comme ça et pourtant… je ne suis pas assez forte pour le quitter, pas encore.

À moins que… ?

Cette idée me frappe comme un coup à l’estomac. C’est tellement vrai que j’en ai le souffle coupé alors que la voix de Lizzy continue de bourdonner à mon oreille.

Est-ce qu’il m’a vraiment démolie à ce point ? Au point que l’idée qu’il ait besoin de moi prend le dessus sur toute considération de mon propre bien-être ? Que son sempiternel refrain comme quoi il s’effondrerait si je n’étais pas là pour m’occuper de lui est devenu plus important que de me demander qui s’occupe de moi ?

Et pourtant, je répète le mantra officiel.

– Lizzy ? Il a besoin de moi…

– Arrête de penser qu’il serait dévasté sans toi. C’est un adulte, il est capable de s’assumer. C’est lui qui t’a fait croire qu’il s’écroulerait si jamais tu le quittais. Mais c’est son problème, pas le tien.

– Ce n’est pas aussi simple que tu crois.

Je suis gênée simplement de dire ces mots parce que, à mon âge, ma vie devrait déjà être sur ses rails. Lizzy connaît le montant colossal de mon prêt étudiant, mais ce qu’elle ignore, c’est que je n’ai pratiquement pas d’économies. Je n’ai pas les moyens de vivre seule à New York.

Je fais une grimace.

Ce n’est pas une bonne raison pour vivre avec Clint.

Mon Dieu. C’est pour ça que je reste ?

– Je sais que ce n’est pas facile. En fait, je sais que c’est d’autant plus difficile qu’il t’a pratiquement dépossédée de ta personnalité et t’a conditionnée à croire que tu n’en es pas capable.

– On vit ensemble. Je ne peux pas juste me barrer comme ça…

– Mais si tu peux, Sutt. En vrai, tu peux te barrer comme ça. Je t’ai déjà dit que tu viens chez moi quand tu veux, le temps nécessaire pour t’organiser. Cette offre tient toujours.

– Merci.

J’ai dit ça dans un murmure, parce que ses paroles hurlent dans ma tête et commencent à couvrir la peur paralysante qui me tient depuis plus longtemps que je veux l’admettre.

C’est une chose bizarre de savoir ce qu’il faudrait faire – de vouloir le faire – mais de se laisser submerger par la culpabilité et la honte au point de ne pas pouvoir le faire.

– Je regrette l’amie qui dansait sur les bars avec moi et qui m’appelait à trois heures du matin pour que j’aille lui acheter de la glace parce qu’elle travaillait tard et que je lui manquais. Je regrette ton rire et ton sens de l’humour. Je ne lui pardonnerai jamais de t’avoir enlevé ça. Sutt, tu me manques, c’est tout.

Je tousse pour dissimuler le sanglot qui se coince dans ma gorge et je sors précipitamment de mon bureau pour aller me réfugier dans les toilettes où je vais pouvoir me ressaisir.

– Lizz…

Mes hoquets résonnent sur les murs carrelés de la pièce vide quand je ferme le verrou derrière moi.

– Je suis toujours là. Je suis toujours moi. Je suis…

– Et je t’aime toujours.

Ses mots me font trop mal.

– Il faut que j’y aille.

Le dos appuyé contre la porte, je me laisse glisser au sol, incapable de contrôler les larmes et l’émotion qui me submergent.

Elle a raison.

Elle a raison et je suis terrorisée parce que cet instant – là, tout de suite – n’est-il pas la goutte d’eau qui fait déborder le vase, comme dit l’expression ?

La question est, est-ce que je veux qu’il le soit ?

Mes larmes redoublent et je reste assise de façon très peu distinguée sur le sol de marbre luxueux et m’autorise un petit moment d’auto-apitoiement. Suivi de quelques autres pour digérer tout ce que Lizzy vient de poser sur la table.

Mon téléphone me signale un texto.

 

Lizzy : ÇA VA ?

Moi : ÇA VA ALLER.

Lizzy : JE T’AIME. JE VEUX SEULEMENT CE QU’IL Y A DE MIEUX POUR TOI.

 

Je renifle, alors que l’écran se brouille à cause de mes larmes. Je les essuie brutalement du revers de la main et je prends une profonde inspiration. Puis je tape la question la plus difficile que j’aie jamais posée.

 

Moi : COMMENT JE VAIS FAIRE ?

Lizzy : UNE ÉTAPE À LA FOIS. TU N’ES PAS SEULE. COMMENCE PAR FAIRE UNE CHOSE RIEN QUE POUR TOI AUJOURD’HUI. UNE SEULE CHOSE. PROMETS-MOI DE LE FAIRE.

Moi : JE TE LE PROMETS.

 

Je regarde fixement mon écran, ma promesse, et mes larmes refluent tandis que ma détermination se fortifie.

Une chose.

Je peux faire ça.

Par petites étapes.

Tout en me relevant et en me passant de l’eau froide sur le visage pour effacer mes larmes, je prends conscience qu’une certaine forme de puissance réside dans la notion d’acceptation. Qu’une fois qu’on accepte les vérités qu’on a tenté de fuir, on commence à avoir un certain pouvoir sur elles.

– Tout va bien ?

Je lance un bref coup d’œil à ma collègue, Melissa, et je hoche la tête.

– Oui, oui. C’est encore mes allergies qui me tracassent.

– Tu es sûre ?

Elle me regarde de plus près et je lui souris. Essayer de cacher mes yeux gonflés ne ferait qu’alimenter ses soupçons.

– Oui. Ça m’arrive de temps en temps.

Je hausse les épaules comme si je ne venais pas de pleurer comme une Madeleine en remettant en question toutes les décisions de ma vie.

– Tu voulais me dire quelque chose ?

– En fait, je venais te chercher. Roz veut te voir.

Je la regarde, ébahie.

– Moi ? Pourquoi ?

Elle ne demande jamais à voir les consultants associés à moins qu’ils n’aient un problème ou alors pour les virer. Est-ce que quelqu’un m’a entendue dans les toilettes ? Est-ce qu’on m’a vue prendre un appel privé sur mon temps de travail ? Est-ce que…

– Aucune idée, mais à ta place, je ne la ferais pas attendre.

L’instant d’après, je suis assise dans le palais de verre que Roz, la patronne du cabinet de conseil Resort Transition, appelle un bureau. Ses baies vitrées, qui sont censées donner sur Manhattan, en réalité ne donnent que sur un autre gratte-ciel voisin. Je frotte mes mains moites sur mon pantalon en priant Dieu qu’elle ne remarque pas mes yeux rouges, preuves de mon pétage de plomb émotionnel qu’elle pourrait prendre pour un signe que je bois au travail ou un truc du genre. Assise en face de moi avec son pull noir de marque, ses lunettes à monture noire et ses cheveux noirs coupés court, elle m’observe.

– Un projet de dernière minute vient de nous tomber dessus.

– C’est génial.

Intérieurement je gémis, parce qu’on est déjà surchargés de boulot.

– Oui en effet, d’autant plus que ce client est au-dessus du panier par rapport à notre clientèle habituelle. La commande en elle-même en vaudrait la peine, mais la notoriété et la réputation que cela nous apporterait sont inestimables.

Elle fait une petite grimace et je jurerais que si je n’étais pas en face d’elle, elle se frotterait les mains en comptant l’argent qui rentrera.

– Le seul point noir, c’est que nous sommes censés être sur place, opérationnels et prêts à travailler dans cinq jours.

– D’accord.

Je dis ça uniquement pour participer à la conversation, parce que, s’il est vrai que nous adorons tous travailler pour Roz, elle, elle n’aime rien tant que s’écouter parler.

Mais cinq jours ? C’est quoi, cette dinguerie ?

– Notre client vient de faire l’acquisition d’une affaire située aux îles Vierges et qui bat de l’aile. C’est idéalement situé, dans un décor grandiose, mais il y a quelques problèmes.

– Comme toujours.

– Et c’est là que nous intervenons. (Son sourire s’élargit.) On nous engage pour aller sur place évaluer les problèmes afin que les propriétaires puissent rendre à cet hôtel la splendeur qu’il devrait avoir.

Avec cinq jours de préparation ? Sérieux ?

En même temps, un palace aux îles Vierges. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour partir quelque temps, loin de ma vie normale, et me consacrer à mon travail tout en cherchant une solution à mes problèmes personnels.

– Ça paraît être une opportunité géniale pour RTC.

– Et tu ne sais pas tout. (Elle agite une main dans ma direction pour me faire comprendre qu’elle, si.) Qui refuserait d’aller travailler quelques mois au paradis ? Purée, je le ferais moi-même si je pouvais, mais je ne peux pas partir avec tout ce qu’on a en cours.

– Et du coup… (J’essaie d’évaluer ce qu’elle me demande sans le dire.) Tu veux que j’aide Gwen à monter le dossier parce qu’elle est déjà occupée avec les affaires Rothschild, c’est ça ?

Gwen est la consultante senior que j’assiste sur la plupart des projets. Et quand je dis « assiste », je veux dire que je fais tout le boulot et qu’elle récolte tous les lauriers.

– Pas cette fois.

– Alors qu’attends-tu de moi ?

Elle repousse divers objets sur son bureau avant de relever les yeux pour me regarder.

– Je sais que je perds mon temps à te le demander puisque tu m’as déjà dit que tu ne te sentais pas prête à assumer un poste plus important que simple assistante, mais je te le demande quand même. Est-ce que ce projet t’intéresserait, Sutton ?

– Bien sûr. Comme je te l’ai dit, je peux assister de toutes les façons possibles.

– Ça, je le sais, mais ce n’est pas ce que je te demande. (Elle sourit.) Est-ce que ça te dirait de diriger ce projet ?

Je la regarde, éberluée.

– Diriger, diriger ?

– Oui. Diriger, diriger. Être en charge. La consultante senior, responsable. Celle qui prend toutes les décisions avec les clients.

– Aux îles Vierges ?

– C’est là que ça se passe, oui.

Je me racle la gorge et mes paumes sont de plus en plus moites alors que mon rythme cardiaque s’accélère.

– Tu es consciente que je n’ai jamais travaillé sur un projet de cette envergure, et encore moins dirigé, d’accord ?

Seulement des projets à petit budget et aux enjeux minimes. Des projets qui ne concernent pas un complexe hôtelier dans sa totalité, avec ce qui semble être un financement illimité et qui requiert dix fois plus d’expérience que ce que je possède.

– Je veux dire, je ne doute pas d’en être capable et de réussir à satisfaire nos clients… mais c’est courir un grand risque de m’en confier la direction.

Elle hoche la tête en me décochant un sourire rassurant.

– J’en suis consciente, mais je sais aussi qu’il faudra bien que tu te lances un jour ou l’autre, et peut-être que ce jour est venu. Il n’y a rien de plus formateur que l’expérience sur le terrain. Tout ce que j’ai appris dans ce boulot, je l’ai fait en sortant de ma zone de confort.

Elle semble oublier que mon manque d’expérience pourrait devenir une source d’embarras pour RTC si je foirais et que je nous fasse perdre le marché énorme que nous ouvrirait une collaboration avec ce client.

– Si ce client est si important, pourquoi ne demandes-tu pas à une des consultantes seniors de le gérer ? Je pourrais prendre la suite d’un de leurs projets en cours.

– Parce que notre client a demandé qu’un concepteur soit affecté au projet et se concentre exclusivement sur leur projet et aucun autre.

– En d’autres termes, ils ont des exigences.

– Quand on a réussi comme ils l’ont fait, on a tous les droits. Pourquoi changer quand les gens sont prêts à tuer pour vous avoir comme référence dans leur portefeuille ?

Je regarde ma patronne, et un millier de questions se bousculent dans ma tête. Pourquoi moi ? Et si je me plante ? Et si, et si, et si… et pourtant, je sais qu’elle ne me l’aurait pas demandé si elle n’avait pas confiance en moi et en mes capacités.

– Et la deuxième partie de ma réponse, dit-elle quand mon silence se prolonge, c’est que je crois en toi, Sutton. Non seulement tu apprends vite et tu as de bonnes idées mais j’ai suivi ton travail. Gwen ne tarit pas d’éloges sur ta motivation et tes contributions à ses projets, et je pense qu’il est temps pour toi d’utiliser ton potentiel au maximum. Bien sûr, le projet serait assorti d’une augmentation, d’un logement au palace pendant ton séjour sur place et de la possibilité d’une promotion lorsque le projet sera mené à bien.

Je croise son regard et je ne le lâche pas.

– Je n’essaie pas de te mettre la pression. Je ne voudrais surtout pas que tu te croies obligée d’accepter pour le regretter ensuite parce que cela aurait des répercussions sur ton travail, mais en même temps, si tu continues à refuser les propositions, tu n’auras plus de marge de progression ici à RTC.

Elle m’adresse un doux sourire d’encouragement et l’adrénaline commence à frémir sous ma peau.

– Alors qu’en dis-tu ?

Accomplis juste une chose pour toi aujourd’hui.

Je me souviens de la dernière fois où Roz m’a demandé de gravir un échelon. La montagne de prétextes que j’ai trouvés pour ne pas accepter parce que, Dieu m’en préserve, cela me ferait avancer plus vite que Clint dans sa carrière. Comment il m’a dit que ce serait mieux de ne pas accepter ce projet où je risquais de me ridiculiser, moi, l’agence ou pire encore, lui. Et comment j’ai pleuré sous la douche ce soir-là pour qu’il ne puisse pas m’entendre, avec l’impression de m’être dévalorisée moi-même tout en me trouvant des raisons aussi futiles les unes que les autres.

Je pense qu’il est temps que tu utilises pleinement ton potentiel.

Oh mon Dieu. Comment ai-je pu m’infliger ça ? Je suis vachement bonne dans mon boulot.

Mon sang bat à mes oreilles, mon courage se renforce avec chaque battement de mon cœur et je regarde Roz en souriant.

– Oui, cela m’intéresse… beaucoup…

Roz sursaute, elle ne s’attendait pas à ce que je dise ça.

– C’est vrai ?

Je prends une inspiration hésitante et je hoche la tête.

– Oui, j’adorerais saisir cette opportunité.

Petits pas.

– Ça fait peur, mais je suis partante, à fond.

– Tout dans la vie devrait nous faire un petit peu peur. C’est comme ça qu’on sait qu’on vit vraiment.

Dix-huit heures plus tôt

– Sutton ? Ma puce ? dit Lizzy, ébahie, en me découvrant sur le pas de sa porte, avec mes bagages et l’air totalement paumée.

– Tu avais raison.

Ma voix est tout au plus un murmure alors que je regarde fixement ma meilleure amie. Je ne dis rien de plus et, pourtant, elle sait pourquoi je suis là et exactement ce dont j’ai besoin. Elle me fait entrer chez elle, me prend dans ses bras et me serre fort contre elle.

– Ça va aller, répète-t-elle en boucle d’une voix douce.

J’ai l’impression de respirer vraiment pour la première fois depuis une éternité.

– Raconte ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Alors je lui parle de la proposition de Roz, du fait que j’ai accepté le boulot pour tenter de tenir la promesse que je lui avais faite d’accomplir quelque chose pour moi. Et puis de l’explosion de Clint lorsque je lui ai dit en rentrant que j’avais accepté l’offre. Je lui raconte comment au début ses paroles restaient maîtrisées bien que mordantes. Comment je m’étais dit qu’il avait besoin de temps pour se faire à cette idée. Bon sang, je l’avais même invité à venir avec moi aux îles Vierges et travailler à distance. Mais plus j’insistais sur le fait que j’étais enthousiasmée par cette opportunité, plus il se mettait en colère. Son poing dans la cloison, ses remarques humiliantes, et sa fureur et sa mesquinerie indéniables.

Et le calme qui avait suivi.

 

– Tu ne seras jamais rien sans moi, Sutton. (Son attitude trop calme est perturbante.) Nous le savons toi et moi. Mais vas-y, fais-le si tu as tellement envie d’affronter un échec. Mais n’oublie pas que nous dînons avec mon patron vendredi. Alors débrouille-toi pour être revenue à ce moment-là, parce que tu vas le sentir passer si tu me fais honte.

– C’est fini entre nous, Clint, je répète pour la énième fois.

Comment n’ai-je pas entendu plus tôt ces menaces voilées ? Pourquoi est-ce que je me suis toujours laissé faire au lieu de m’opposer à lui ?

Son sourire est moqueur. Le sourcil levé comme pour me défier, il ne prend pas mes paroles au sérieux.

Pour toute réponse, je continue à fourrer tout ce qui est à portée de main dans mon petit sac de voyage. Je suis trop agitée, trop blessée pour réfléchir à ce dont j’ai vraiment besoin, mais je ne dois pas tergiverser. Si je le fais, il va me tomber dessus, avec l’intention de montrer que je ne pense pas ce que j’ai dit.

Que tout n’est pas vraiment fini entre nous.

– Tu vas revenir. Tu es incapable de t’en sortir toute seule, sans moi pour te tenir la main et réparer tes sempiternelles bourdes.

Il me toise de la tête aux pieds et secoue la tête d’un air dégoûté.

– Mais ne t’attends pas à un accueil chaleureux. (Il ricane.) Il y a un prix à payer pour te rendre compte que je suis ce qui t’est arrivé de mieux.

 

– J’avais l’impression de le voir pour la première fois tel qu’il est vraiment, d’entendre vraiment ce qu’il disait, et que j’étais tellement distanciée par rapport à mes propres sentiments à ce moment-là que, tout à coup, je voyais ce que tu as toujours vu, dis-je finalement en secouant la tête. Son besoin de me contrôler. Son besoin de me rabaisser. Son besoin de me faire entrer dans une boîte destinée exclusivement à son usage personnel.

Elle se contente de serrer ma main et me désigne d’un mouvement de tête le canapé où nous nous asseyons côte à côte.

– Et donc, tu es partie.

Je fais oui de la tête.

– Je lui ai dit que c’était fini. Que je le quittais et (je hausse les épaules) j’ai mis quelques affaires dans des sacs, j’ai roulé au hasard pendant un moment pour finir par me retrouver ici.

– Et comment tu te sens, maintenant que tu as eu un peu de temps pour réfléchir ?

Je fais une grimace en essayant de ressentir quelque chose. Je devrais, non ? Je devrais avoir envie de hurler et de donner des coups de poing après avoir quitté l’homme avec qui je vivais depuis deux ans, mais je ne ressens rien d’autre que de l’épuisement. De l’épuisement, pur et simple.

En réalité, ce n’est pas vrai.

J’éprouve une émotion, une seule, et je peux l’identifier.

– Du soulagement.

Je regarde mon amie et lui adresse un petit sourire sans joie.

– Je me sens profondément soulagée, et c’est tout.

– Dans ce cas, j’imagine que tu n’as plus de questions à te poser.

Et c’est vrai.

Je suis sûr qu’il viendra un moment où je serai triste en réalisant la perte d’une chose qui concentrait toute mon attention. Mais laquelle ? Je me le demande en fait, parce que les bons souvenirs de ces deux dernières années sont tellement rares que j’ai du mal à en trouver un seul où je ne finis pas, soit par abandonner quelque chose pour lui, soit par fermer ma gueule pour une raison ou pour une autre.

Je me laisse aller dans le canapé, incline la tête en arrière et je ferme les yeux pour apprécier ce moment.

Un moment que j’ai vu venir depuis quelque temps déjà, mais que je n’ai pas eu le courage de provoquer plus tôt.

Une chose est sûre, ce n’est pas d’aujourd’hui que je me suis détachée de Clint. Parce que mon indifférence ne me surprend pas. Au contraire, je me rends compte qu’il y a bien longtemps que j’aurais dû faire ça. J’ai lu quelque part que les femmes se séparent émotionnellement longtemps avant de partir physiquement. Et je viens juste de confirmer cette théorie.

Je suis en train de reprendre possession de moi-même.

Je l’ai fait.

J’ai fini par le faire, enfin.

Et je sais que je me déteste déjà d’avoir mis si longtemps pour en arriver là.

Quinze heures plus tôt

Debout dans la salle de bains, j’observe Lizzy qui s’évertue à poser ses faux cils. Son maquillage est impeccable, sa coiffure est sublime et la robe étroite et scintillante qu’elle va enfiler dans un instant est suspendue dans le coin. Ses paillettes reflètent un prisme de lumière dans toute la pièce.

– J’ai l’impression que c’est un vrai cauchemar à poser, je murmure en montrant les faux cils au bout de ses doigts.

– On prend le coup de main quand on le fait souvent.

Elle se retourne et me tire par la main.

– Viens, je vais t’en poser.

– Ce serait un peu du gâchis, tu ne crois pas ?

– Ben, sors avec nous, comme ça, ils ne seront pas gâchés.

Elle m’attrape les bras et serre.

– Je sais que tu n’es pas très en forme, là tout de suite, mais peut-être qu’une soirée entre copines et une cure de cocktails te remonteront un peu le moral.

– Je ne sais pas. Est-ce que…

– Est-ce que quoi ? Ce serait mal vu de sortir et de te lâcher après t’être retenue si longtemps ? Bien sûr que non. Tout le monde fait ça tout le temps. Allez. Habille-toi et sors avec moi. J’ai une robe qui va t’aller à merveille. Et puis, on rentrera quand tu voudras.

Elle me prend brièvement dans ses bras, un œil avec faux cil et l’autre sans.

– Il n’y a pas de mal à se faire du bien, Sutton.

Commander Sin Last Resort