Chapitre 1

Alex

M.

J’ai encore entendu ta voix cette nuit. Dans les ténèbres, elle m’appelle. Elle me supplie de la suivre.

Préserve-moi de la folie.

Préserve-moi des regrets.

 

– Alex ?

Je lève les yeux de mon bol de céréales pour les poser sur Amaria. Les pétales de chocolat se sont changés en une bouillie dégueulasse vu que je les laisse baigner dans le lait depuis plus de vingt minutes. Mon cerveau n’est pas en meilleur état. Il se délite depuis cette putain de nuit où ma mère m’a abandonné dans ce monde pourri pour en rejoindre un autre, bien meilleur.

Je capte le regard pensif que ma tante pose sur moi. Elle me mate comme ça depuis que j’ai emménagé chez elle, comme si elle cherchait à lire en moi sans y parvenir. Une chance qu’elle ne devine pas quelles merdes se cachent dans mon âme… et qu’elle ne puisse pas non plus percevoir la douleur dans ma poitrine. J’ai, depuis mon réveil tôt ce matin, des putain d’élancements à cause de la balle que j’ai reçue dans le torse il y a deux mois.

Cadeau de mon ex-chef de gang pour l’avoir balancé aux Styx Riders.

– Alex, insiste ma tante.

– Quoi ? demandé-je.

– Tu manges ou tu préfères attendre la fonte des glaces ?

Je repousse le bol en secouant la tête.

– J’ai pas faim.

– Encore ? soupire-t-elle.

Je me détourne pour éviter son expression apitoyée.

– Je mangerai un truc au bahut.

– Je peux te préparer quelque chose. Qu’est-ce que tu voudrais ?

Tu es capable de ramener les gens à la vie ?

Je me mords la lèvre pour me retenir de balancer ça, et lâche à la place :

– C’est bon.

Ma tante n’a pas l’air convaincue, mais elle opine quand même. Elle sait qu’elle ne tirera rien de plus de moi.

– OK, alors tu es prêt ? enchaîne-t-elle. Je t’emmène au lycée, c’est sur la route du commissariat. Tu as ta dispense sportive ? Je connais le coach, cet enfoiré pourrait te faire courir même avec une jambe en moins.

– Tout est là.

Je tapote mon sac à dos. Il est rempli de fournitures scolaires neuves. On a un deal avec ma flicaille de tante : je reprends les cours comme un gamin normal et, en échange, elle m’autorise à bosser dans le garage des Styx Riders. Je suis prêt à tout pour me rapprocher du club, quitte à me bouffer sept heures de lycée par jour. Je sais que je vais douiller là-bas : je n’ai pas foutu les pieds dans une école depuis mes quatorze ans. Je suis loin d’avoir le niveau des élèves de terminale que je compte rejoindre.

Le directeur et ma tante m’ont proposé de faire un essai tout de même. J’ai accepté.

Je me lève pour suivre Amaria avec la démarche d’un condamné à mort. Monter dans sa caisse me les brise d’avance mais je n’ai pas le choix, puisque je n’ai pas d’autre moyen de locomotion. Jusqu’à ce que mon torse soit complètement guéri je ne peux pas monter Betty, la moto qu’Heden m’a offerte. D’ici là, elle m’attend sagement au garage.

Dehors, le vent froid fouette mon visage. En attendant que ma tante déverrouille la voiture, je mate la maison avec le sentiment persistant de ne pas être vraiment chez moi ici. Cela fait un mois et demi que j’ai emménagé ; pourtant, je n’arrive pas à m’habituer à cette baraque de banlieue. Elle m’étouffe : elle est bien trop différente de la bicoque délabrée dans laquelle je vivais avec ma mère.

– Alex, tu montes ? m’interpelle ma nouvelle responsable légale. On va être en retard.

Quand faut y aller…

La voiture de service de ma tante me crispe encore plus que la maison. Le mot « POLICE » écrit sur la carrosserie semble m’adresser un gros fuck, comme s’il se foutait de ma gueule. J’espère ne pas tomber sur un membre des Styx Riders entre ici et le bahut. J’imagine qu’ils savent déjà tous qu’Amaria est flic, mais ça n’arrangerait pas mes affaires si on me voyait dans sa voiture. Ma candidature risque d’en prendre un sacré coup à cause de cette connerie. J’ai bien essayé de persuader Ash de me faire une place chez lui à la sortie de l’hôpital, mais il a refusé.

Bon, OK, il n’a pas vraiment eu le choix.

Ash est le sergent d’armes des Styx Riders. Il est chargé de faire régner l’ordre au sein du club et de cette ville. Notre entente initiale laissait à désirer, mais j’ai fini par trouver en lui un mentor. Il m’a aidé à la mort de ma mère, et il continue de le faire chaque fois qu’il le peut. Du coup, je ne ressens pas vraiment de colère pour lui : je sais bien qu’il n’aurait pas pu m’héberger légalement puisque je n’ai que dix-sept ans.

– Mince, où est-ce que j’ai mis mes lunettes ? grommelle ma tante en tapotant les poches de son uniforme.

– Sur ta tête, réponds-je avec un sourire.

– Ah, exact, merci.

Elle dissimule souvent ses yeux bruns derrière une paire de Ray-Ban pour se donner un style, même au cœur de l’hiver. C’est franchement bizarre, mais pourquoi pas.

Physiquement, Amaria ressemble à ma mère comme deux gouttes d’eau : même crinière brune bouclée, même visage aux traits fins, mêmes lèvres toujours étirées sur un sourire. Cette ressemblance me broie le cœur mais je fais tout pour ne pas le montrer. Du coup, je me focalise sur le paysage. L’hiver s’abat sur la ville. C’est aussi beau que douloureux. Le froid mordant qui descend des montagnes annonce des gelées imminentes et des chutes de neige.

L’hiver était la saison préférée de ma mère. Elle disait que tout est plus pur à cette période, que le temps se fige.

Et l’âme des gens, maman ? Elle aussi, elle se purifie quand le blanc recouvre le monde ?

Je ferme les yeux, inspire. La boule dans ma gorge grossit ; elle ne m’a jamais quitté depuis l’enterrement. Parfois, elle me donne l’impression qu’elle va exploser.

La voiture remonte la rue. Ma tante fait signe à notre voisine, qui promène son chien, salue des mômes en train de jouer en leur conseillant de ne pas rester trop près de la route, agite la main à l’intention d’un vieux assis sous un porche.

Tout le monde adore Amaria. Elle n’est pas le genre de nana qu’on déteste, parce qu’elle a un bon fond. Et pourtant, il y a des années de ça, ma mère a décidé de couper les ponts avec elle définitivement. Tout ça à cause d’une dispute qu’elle n’a jamais su m’expliquer dans le détail. On a tendance à entretenir une fierté ridicule dans la famille, de celles qui empêchent de renouer des liens avant que la mort ne vienne les rompre.

– Tu te sens comment ? me demande ma tante. Tu verras, ton lycée est super.

– Et la nourriture ?

– Délicieuse. Pas trop stressé ?

Non, pas vraiment. En revanche, je ne peux pas nier que ça me saoule de devoir faire semblant de m’intéresser aux études. Comme si j’avais une chance d’entrer à la fac l’an prochain… Ce n’est même pas dans mes plans. J’ai plutôt envie de me trouver un job. Je suis davantage manuel que cérébral, Amaria s’en rendra compte très vite.

– Je survivrai, finis-je par lâcher.

Comme depuis pas mal de temps déjà.

Le trajet jusqu’au lycée prend dix minutes. Ma tante se gare juste devant. La prochaine fois, je lui demanderai de s’arrêter à un pâté de maisons. Ou, mieux, je partirai à pied, j’aime bien marcher.

– OK, tu as tout ce qu’il te faut ? s’enquiert-elle, l’air plus nerveuse que moi.

– Tu m’as déjà posé la question.

– Je sais. C’est juste que… Bon, on arrête de paniquer !

Je hausse un sourcil moqueur.

– Je passe te récupérer ce soir ? me propose-t-elle. Ah non, c’est vrai, tu vas au garage. Si tu as un problème, appelle-moi.

Je me force à lui sourire et descends de la voiture. Le vent s’insinue sous mon cuir, sous mon jean, sous ma peau. Putain, je préfère largement l’été !

J’attends que ma tante soit partie pour franchir les hautes grilles du lycée. Le bâtiment ressemble au manoir des X-Men : grand, entouré de verdure et chargé d’histoire.

Si un mec chauve en chaise roulante m’accueille, je bouffe mon caleçon…

Sauf que c’est une nana en tenue de cheerleader qui m’interpelle dans l’allée centrale. Elle tient un panier rempli de muffins et des flyers. Elle m’en tend un de chaque avec un enthousiasme débordant.

– Vote Ruby ! s’exclame-t-elle. Je compte sur toi, d’accord ? Oh, j’adore ta veste !

Elle me décoche un clin d’œil. Je lui montre le morceau de papier et lui demande :

– C’est quoi ton programme ?

Les muffins et les belles gueules ne suffisent pas en politique, même dans un lycée. Si ?

– Je compte lever des fonds pour permettre à plus d’élèves d’accéder aux différents clubs du lycée, me répond la brune du tac au tac. Oh, et rénover la bibliothèque.

Ce dernier détail me plaît bien.

– Compte sur moi, Ruby, lui assuré-je.

– Merci beaucoup !

Sur ce, elle passe à sa prochaine proie. Je balance le flyer dans une poubelle en entrant dans le bâtiment. À peine me suis-je engagé dans le couloir principal qu’une deuxième cheerleader me saute dessus, sortie de nulle part, et fourre le même prospectus sous mon nez.

– Vote Ruby ! clame-t-elle.

– On m’a déjà fait le coup, répliqué-je.

C’est qu’elles y vont à fond, les pom-pom girls !

– Pourquoi je devrais voter pour elle ? ajouté-je, pris d’une envie soudaine de me montrer taquin.

– Parce que ce serait une bonne action ? suggère la blondinette.

– Mais encore ?

– On file des muffins gratos ?

Elle attrape d’ailleurs celui que m’a donné sa copine, mord dedans, puis me dépasse en sautillant. Je la dévore des yeux, scotché par son énergie. Elle porte un uniforme rouge et argenté. Sa mini-jupe sous laquelle se devine un short souligne ses longues jambes bronzées, tandis que son haut dévoile sa silhouette tonique et son ventre plat. Le piercing à son nombril accroche la lumière des néons. Alors qu’elle glisse de lycéen en lycéen pour les convaincre de soutenir Ruby, elle paraît ne pas toucher terre. Elle s’adresse à tout le monde, du footeux au petit timide qui la joue profil bas, offrant un sourire à quiconque croise son regard.

Je jette un œil au flyer qu’elle m’a donné.

 

Élection des représentants des élèves du second semestre. Vivez votre scolarité dans un cadre apaisé et soucieux de votre bien-être. Votez Ruby !

 

Je retourne à la poubelle et y abandonne ce prospectus avec le précédent. Je m’en tape, de ce genre d’événement, même si ça veut dire être abordé à chaque coin de couloir par des bombasses.

Après quelques minutes de recherches, je trouve mon casier. Ici, pas de numéros mais des noms et prénoms calligraphiés derrière une protection en verre. Ce n’est pas tout. Lors de ma « journée découverte », j’ai appris qu’on pouvait réserver toutes sortes de salles : pour la musique, pour le sport, pour projeter des films… Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette école tient ses promesses. Selon Amaria, je mérite au moins ça pour me « remettre sur pied ». Pour commencer une nouvelle vie, sur de bonnes bases.

Ma mère n’aurait jamais été capable de payer pour m’offrir un environnement scolaire pareil, mais elle aurait adoré que j’en bénéficie.

Une carte m’attend dans mon casier.

 

Alex Agora, bienvenue parmi nous ! Que cette école vous aide à tracer votre voie.

La direction.

 

Ma voie ? Avec un sourire moqueur, je prends une photo du rectangle de bristol et l’envoie à Ash.

Mate un peu ce à quoi j’ai droit dans mon bahut. Tu crois que si je balance que ma voie est celle des Styx Riders je me ferai virer ?

Il doit être en train de bosser, parce que je n’ai encore aucune réponse de sa part en entrant dans ma salle de cours. Le prof n’est pas arrivé. Sans m’attarder sur les autres lycéens, je remonte l’allée et me laisse tomber sur une chaise de la rangée du fond. Seulement ensuite, j’observe ce qui m’entoure. Une bande de nanas cancane dans un coin, trois mecs en maillot de foot pouffent, appuyés contre une fenêtre. Un couple joue aux échecs, une fille téléphone.

Ça doit faire une éternité que je ne me suis pas retrouvé au milieu d’un groupe d’ados. L’ambiance diffère de celle qui régnait chez les Red Birds, mon ancien gang. Déjà, pas de flingues, pas de traînées de poudre sur les tables, pas d’argent sale à perte de vue. Ce délire malsain ne me manque pas, au contraire. Mais j’ai cette impression persistante de ne pas me trouver à ma place. D’errer.

Comme j’erre la nuit dans les limbes.

Enfin, je reçois une réponse d’Ash.

Je te rappelle, gamin, que rien ne te garantit d’entrer chez les Styx.

Il rêve s’il pense me décourager. Je donnerai tout pour entrer dans le club, parce que j’ai découvert que ses membres y cultivaient de vraies valeurs, à commencer par une fraternité à toute épreuve.

Une femme un peu rondelette, habillée tout en vert, entre dans la salle quelques instants plus tard, son parapluie à la main. Elle réclame le silence puis déclare :

– Bonjour, pardonnez-moi du retard ! Asseyez-vous. Carl, remonte-moi ce pantalon, s’il te plaît !

Sur ce, elle fait tomber un pot plein de crayons, manque de pousser son PC portable au-delà du bord du bureau puis se tord la cheville en déblatérant des « bon sang, je déteste la neige ». Quand enfin elle retrouve son calme, je suis scié face au calme de la classe. Tout le monde attend que la femme commence son cours, sans même faire de remarque sur son chapeau chelou.

Parce que, ouais, elle arbore un chapeau dans lequel un piaf a dû faire son nid.

– J’espère que vous allez bien et que vous avez passé un bon week-end, nous dit-elle. Jack, dois-je te rappeler que tu n’as pas vingt et un ans ? Que je ne te reprenne plus à acheter de l’alcool à la supérette du coin, ou je te dénonce à la police.

L’adolescent pouffe.

– Vous feriez ça ?

– Absolument. Bien, sortez vos livres et ouvrez-les page cent vingt.

Je crois que je l’aime bien, cette meuf. Elle a un côté cash qui me plaît.

– Attendez, reprend-elle, j’ai oublié de vous annoncer une bonne nouvelle ! Alex, mon grand, lève-toi, s’il te plaît.

« Mon grand » ? Il me faut à peu près dix secondes à me remettre du surnom, tandis que la prof me couve d’un regard aussi doux que celui de ma mère. Mon cœur se serre.

– Alex ? m’encourage l’enseignante. Et si tu nous parlais un peu de toi ?

Voilà que tous les élèves me matent comme si je débarquais de Mars. Je reste cloué sur ma chaise avec l’intention de ne pas en bouger. Cette femme s’attend vraiment à ce que je me lève pour me présenter ? On est où, là ? À une réunion des Alcooliques anonymes ?

Chapitre 2

Cassie

Ruby a déjà amassé pas mal de promesses de vote. Je savais que cette histoire de muffins marcherait. La nourriture attire toujours la sympathie. Par exemple, il suffit de parler de buffet à volonté à propos d’un gala de charité et les gens rappliquent en masse. Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer que ma meilleure amie remportera l’élection : elle en a besoin pour améliorer son CV et augmenter ses chances d’entrer en cursus de journalisme. Qu’est-ce qui pourrait bien l’aider à convaincre les derniers indécis ? Organiser une fête ? Déjà prévu. Une flash mob, peut-être, avec l’aide de l’ensemble de l’équipe des cheerleaders ? Bonne idée !

« Flash mob », noté-je sur le coin de ma feuille.

– Alex ? Vous pourriez nous parler un peu de vous ?

Je me concentre sur Mme Smog. Pas de chance pour le nouvel arrivant, elle semble bien décidée à ne pas le lâcher. S’il compte échapper à la « présentation », il se fourre le doigt dans l’œil. Je me concentre sur lui, un sourire compatissant sur les lèvres. Lui ne le remarque pas, mais je sens rapidement une autre paire d’yeux qui m’observe. Elle appartient à un mec que je déteste profondément et à qui je ne ferai pas le plaisir d’accorder mon attention. À la place, je reste focalisée sur le tatoué.

Le tatoué. On appelle déjà Alex ainsi dans les couloirs, et il vient à peine de débarquer ! Il se démarque des autres lycéens par le nombre incalculable de dessins ancrés sur ses mains, ses avant-bras, dans son cou. Ils renforcent son air ténébreux.

« Alex », ajouté-je à côté de « flash mob ».

Il a de grands yeux d’un noir profond qui accentuent la sévérité de ses traits. Sans aller jusqu’à sembler antipathique, il affiche pourtant une mine renfrognée qui dissuade de lui adresser la parole. Ses cheveux sombres sont décoiffés, son début de barbe souligne sa mâchoire carrée… Je lui trouve un air de loup sauvage hyper sexy.

« Loup sauvage », gribouillé-je.

– On ne commencera pas le cours tant que tu ne nous auras pas donné quelques détails croustillants sur toi, insiste la prof de littérature.

– Des détails croustillants… répète Alex d’une voix grave.

– Absolument. Une phrase, minimum, ensuite je te laisse tranquille. Je suis certaine que tes camarades meurent d’envie de savoir qui tu es.

Avec lenteur, il se lève et remonte l’allée principale. Alors qu’il passe à ma hauteur, je me penche sur le panier posé par terre à côté de moi et lui glisse un muffin dans la main. Surpris, il s’arrête pour me décocher un regard soupçonneux.

– Je t’en devais un, lui murmuré-je. Bienvenue à Lake High.

Le coin de ses lèvres se retrousse.

– Alors, Alex, tu viens ? l’appelle Mme Smog.

Sans s’attarder davantage, il grimpe sur l’estrade, place ses mains dans son dos et balaie la classe des yeux. À aucun moment il ne baisse le regard, même quand Jack le défie silencieusement. Il n’a pas aimé que je donne un muffin au nouveau, visiblement… Tant mieux, je veux qu’il sache qu’il n’a pas réussi à me briser en me trompant.

Ruby pose la tête sur mon épaule. L’odeur de son gloss à la fraise envahit mes narines.

– Il est mignon, tu ne trouves pas ? me glisse-t-elle.

On est d’accord.

– Tu as vu comme il t’a regardée ? souffle-t-elle.

Le silence s’étire. Soit Alex n’a vraiment aucune idée de présentation, soit il adresse à la prof un fuck en bonne et due forme.

– On t’écoute, l’encourage justement Mme Smog.

– Que voulez-vous savoir ? lui demande-t-il.

– Déjà, où habites-tu ? Pourquoi arrives-tu dans ce lycée en milieu d’année ? Qu’est-ce que tu aimes ? Ce genre de choses.

Les lèvres d’Alex s’étirent en un sourire qui n’exprime aucune joie.

– J’ai toujours vécu à Black Lake, révèle-t-il. Je suis dans ce bahut parce que je n’ai pas eu d’autre choix. Ma mère est morte il y a deux mois et, juste après, je me suis fait flinguer par mon ancien chef de gang. Ça vous suffira, comme détails croustillants ?

Un frisson dévale mon dos, et la classe éclate en une déferlante de chuchotements. Mme Smog reste sans voix, crispée. Alex ricane puis, comme si de rien n’était, il retourne à sa place. Dans le genre provocant, difficile de faire mieux…

Du coin de l’œil, je l’observe. Maintenant qu’il s’est rassis, il s’enfonce dans ses pensées, les jambes étendues sous la table.

« Écorché vif », ajouté-je sur ma feuille.

Le muffin que j’ai donné à Alex dépasse de la poche de son jean. Je reste bloquée là-dessus, jusqu’à ce que je prenne conscience que le nouveau me fixe des yeux avec un mélange de férocité et d’amusement. S’il souhaite me faire détourner le regard, il peut toujours courir. Je ne suis pas de celles qu’on impressionne. Mes parents sont militaires, mon grand frère appartient aux Styx Riders. On m’a élevée à la dure toute ma vie. À la place, je lui adresse l’un de mes plus beaux sourires, auquel il répond en arquant un sourcil.

Mon portable vibre dans ma poche. Discrètement, je lis le message que je viens de recevoir, la gorge nouée. Il vient d’Abruti, alias Jack, mon ex.

Il te plaît, le nouveau ?

Il y a deux mois, on sortait encore ensemble, on allait même fêter l’anniversaire de notre relation. On formait ce genre de couple qu’aiment les lycéens : populaire, enviable. Jack et Cassie. Cassie et Jack. Le duo phare du lycée.

Tu parles.

Lui et moi, on a rompu juste après un match de foot amical avec un autre lycée. Je l’ai chopé dans les vestiaires entre les cuisses d’une cheerleader de l’équipe adverse. Je n’ai rien eu le temps de dire. Avant même que je ne comprenne ce que je venais de découvrir, il m’a assené :

– Cassiopée, toi et moi, c’est fini.

Primo : seul mon frère a le droit de m’appeler Cassiopée.

Secundo : non, mais le boulet ! Me plaquer alors qu’il baise avec une autre !

Je grimace. J’ai encore mal quand je repense à la trahison de Jack. Mine de rien, je crois que je l’aimais vraiment. Il faisait tout pour se montrer sympa et attentionné… jusqu’à ce qu’il dévoile sa vraie personnalité.

Aujourd’hui, il a le culot de m’envoyer ce SMS ? Il faut dire que depuis quelque temps il me tourne à nouveau autour, avec un plaisir malsain…

Je bloque son numéro et range mon téléphone dans mon sac au moment où Mme Smog s’approche de moi en fronçant les sourcils.

– Cassie, qu’avions-nous convenu à propos des portables ? me rappelle-t-elle à l’ordre.

Règle numéro un : ne pas l’utiliser en cours. Du moins, dans son cours. Elle me tend une boîte en carton et patiente. Je fourre l’appareil à l’intérieur avec un soupir.

– Désolée, madame Smog.

– J’ose espérer que votre interlocuteur ne se trouve pas dans cette pièce, réplique-t-elle.

– Non. En fait, il est mort. Parfois, je lui envoie des messages pour m’assurer qu’il a bien été dévoré par les vers.

Ruby pouffe, sachant exactement à qui je fais référence. Quant à Jack, il grommelle à l’autre bout de la salle. Qu’il aille brûler en enfer !

– Très fin, Cassie, très fin… soupire la prof. Ouvre ton livre et lis le premier paragraphe à haute voix, s’il te plaît.

Nous passons le reste de l’heure en compagnie de Hobbes et de son Léviathan. À la pause, je distribue d’autres muffins en compagnie de Ruby ; puis, à midi, je rejoins le reste de l’équipe de cheerleaders à la cafétéria. Nous sommes huit, et nous nous côtoyons depuis notre entrée au lycée. La plupart d’entre nous souhaitent poursuivre le sport à l’université l’an prochain, et nous sommes bien parties pour gagner les championnats. Jess, notre capitaine, nous soumet à deux entraînements quotidiens : chaque matin de sept à huit heures et le soir de dix-huit à dix-neuf. Aucune absence n’est autorisée, sauf cas exceptionnel. Si on meurt, par exemple. Enfin, en ce qui me concerne ce n’est pas un problème. J’aimerais passer pro et je suis surmotivée.

Je pose mon plateau sur la table. Jess briefe les filles sur une nouvelle choré qu’on réserve pour le prochain match, dans trois semaines. Deux minutes trente de pure folie, de haute voltige, d’éclate totale ! J’adore ça.

– Cassie, tu pourras aider Ruby à revoir son flip ? me demande Jess. Depuis qu’elle a eu une entorse elle a du mal à se réceptionner.

– Bien sûr. Je suis la seule qui a assez de patience pour lui filer des cours perso, de toute façon, me moqué-je.

– Hé ! s’exclame l’intéressée en m’envoyant un morceau de carotte.

– Te fais pas de bile, tu sais que je t’aime, ma Ruby.

On discute sport pendant une poignée de minutes encore, puis l’ambiance s’allège. Je pique une frite dans l’assiette de notre capitaine et lui demande sournoisement :

– Alors, ce rencard avec Logan ?

– Il m’a invitée chez Alberto ! s’exclame-t-elle, des étoiles dans les iris.

– Alberto… soupire Ruby. J’adore ce restaurant.

– Et après ? embraye Courtney. Tu as retiré ta petite culotte ?

Cette fille est la guerrière de notre équipe. Elle pratique plusieurs sports de combat, et sa langue est aiguisée comme une épée. Aucun type n’ose se moquer d’elle quand elle rate une figure.

Une fois, un idiot a essayé. On ne l’a plus jamais revu.

Pendant que Jess jure ne pas avoir fricoté avec Logan, je ratisse la salle du regard à la recherche d’une âme égarée bien précise. Ah, ça y est, je le repère. Alex s’est isolé sous l’escalier qui mène aux terrasses. Le peu de place empêche les bandes de s’installer là, du coup ce coin attire les solitaires ou les couples qui désirent un peu d’intimité.

Il fouille dans son assiette avec sa fourchette, un air dégoûté sur le visage. Normal, il a choisi la formule entrée, plat, dessert. La plus dégueu de toutes. Pour espérer manger un truc comestible, faut tout prendre en individuel.

Il repousse son plateau et appuie sa tête contre le mur derrière lui. Je l’observe toujours quand, soudain, Jess me ramène à la conversation :

– Hé oh, Cassie !

– Quoi ?

– On parlait de la fête samedi, chez Jack. Tu viens toujours ?

Mon ex invite quasiment tout le lycée chez lui. Bien sûr que je vais me pointer ! Je veux qu’il me supplie à nouveau de lui laisser une chance, pour que je puisse l’envoyer se faire voir. J’ai trop hâte !

– Oui, avec plaisir.

– Attends, tu mates le nouveau ? s’exclame Ruby. Vous iriez tellement bien ensemble ! L’ombre et la lumière !

Je secoue la tête.

– T’occupe, lâché-je. Dis-moi plutôt si tu as acheté de quoi cuisiner d’autres muffins chez toi, ce soir ?

– C’est vrai qu’il est mignon, tu as le droit de le regarder, insiste ma meilleure amie.

– Ruby !

– Vous ne trouvez pas qu’il a un côté déchiré ?

– On dit qu’il s’est fait tirer dessus, renchérit Jess.

Et voilà, les commérages commencent…

– C’est vrai, annonce Ruby. Il l’a avoué en cours de littérature. N’est-ce pas, Cassie ?

Je hausse les épaules.

– On s’en fiche, non ?

Ma capitaine me tend soudain une barre protéinée. Je la regarde avec étonnement.

– Je n’ai pas faim, j’ai encore plein de frites, lui fais-je remarquer.

– Ce n’est pas pour toi, c’est pour lui ! Va la lui offrir.

Alors là, je suis larguée.

– Pourquoi moi ? protesté-je.

– Parce que Ruby risque de faire un coma si elle y va, Courtney va lui chercher la bagarre, je vais rendre Logan jaloux… Tu es la mieux placée pour t’y coller. Grouille-toi, et ramène-nous des potins sur lui.

Je saisis la friandise et m’éloigne, sous le regard de chacune des filles de l’équipe. Elles me tueront ! Je les déteste.

Non, je les adore.

Mais quand même.

Je traverse la cafétéria, déterminée à accomplir ma mission le plus rapidement possible. Alex est plongé dans un livre au moment où j’arrive devant lui. L’ouvrage est posé sur la table, si bien que je ne peux pas voir le titre.

Je place la barre de céréales devant lui avec un sourire avenant et l’avertis :

– La prochaine fois, ne prends pas de menu. C’est comme à Poudlard, ici : les formules peuvent tuer. Choisis tes plats individuellement. Tu paieras un peu plus cher, mais tu auras de la bonne nourriture. En attendant, voilà des protéines. Cadeau de bienvenue de la part des cheerleaders.

Un étrange silence s’installe entre nous. Alex plante son regard sombre dans le mien, puis finit par lâcher :

– Tiens, la meuf qui a volé mon muffin dans le couloir, ce matin.

– Je m’appelle Cassie, lui précisé-je. Et je t’en ai donné un autre…

Alex hausse les épaules, puis replonge dans sa lecture. C’est assez étrange de voir un type comme lui se perdre dans un roman. Il n’a pas le physique qu’on associe spontanément à un grand lecteur.

– Bon, dis-je en passant une main dans mes cheveux, je vais y aller…

Son mutisme m’écrase. Je me détourne, prête à prendre mes jambes à mon cou.

– « J’ai pris le fleuve d’où nul n’est revenu », récite Alex.

Je m’arrête net. Un frisson remonte dans mon dos, je chasse la terreur sourde qui me happe. Le nouveau poursuit :

– La phrase écrite sur ton bras. De quel fleuve tu parles ?

Du bout des doigts, je caresse les lettres gravées à jamais sur mon épiderme.

Quand j’avais dix ans, je me suis noyée dans le lac de Black Lake. Les secours m’ont ramenée au bout de deux minutes. On appelle cela une expérience de mort imminente.

J’ai pris le fleuve d’où nul n’est revenu…

En général, les mecs ne m’abordent pas en parlant de mon tatouage. Ils me complimentent sur mes fringues, sur mon maquillage à la rigueur… Mais ils ne s’attardent pas sur ces quelques mots. Trop dérangeants, sans doute.

– Aucune importance, affirmé-je.

– D’où es-tu revenue, Cassie ? insiste Alex.

Il a un léger accent mexicain, un peu chantant, plutôt agréable. Mais il me fout quand même mal à l’aise. Je lance un regard aux filles de l’équipe, à l’autre bout de la cafétéria. Pas une seule ne semble disposée à venir me prêter main-forte.

Alex pose les avant-bras sur la table et se penche en avant. J’ai l’impression que ses yeux sombres me passent au crible.

Tout à coup, il saisit la barre protéinée et la débarrasse de son papier.

– Sympa, le cadeau de bienvenue, commente-t-il.

– Euh… avec plaisir. N’oublie pas : plus de formules ! Salut !

Sans attendre, je mets de la distance entre nous.

Qu’est-ce qui vient de se produire, exactement ?

Chapitre 3

Alex

M.

Notre nouvelle vie commence là où l’ancienne s’achève, c’est ce qu’on dit, n’est-ce pas ?

Mais je ne suis pas prêt pour ça. Tous pensent que si… Ils se trompent. Personne ne comprend. Putain, personne !

Toi et moi, on sait à quoi je dois m’en tenir.

 

Rester assis pendant une journée entière le cul cloué sur une chaise inconfortable, j’avais oublié à quel point c’était merdique. Le temps s’arrête dans les bahuts, ou quoi ? On bouffe des leçons sans interruption dans une classe minuscule remplie d’élèves bruyants. C’est peut-être ma punition ? Celle pour avoir défié la Mort en personne…

17 heures sonnent enfin. Une vraie libération. J’attrape mes affaires, enfonce mes écouteurs dans mes oreilles et prends le chemin de la sortie. J’ai mal au crâne, comme quand je picole trop, les nausées en moins.

Je m’arrête devant une salle ouverte. Le club d’échecs, deviné-je en remarquant les plateaux de jeu. Entre les tables, Cassie distribue encore des muffins. Discrètement, je m’appuie contre l’encadrement de la porte en matant cette nana au tatouage étrange.

« J’ai pris le fleuve d’où nul n’est revenu… »

Cette phrase résonne en moi comme un écho de mon propre passé. Est-ce que Cassie a chopé la citation sur le Net ? Est-ce qu’elle voulait juste paraître plus cool en l’arborant ? Après tout, j’ai laissé des blaireaux incompétents me tatouer juste parce que je voulais leur ressembler.

Mon regard s’attarde sur le sourire de la blondinette. Elle est revenue d’où ? Comment ?

Et, surtout, pourquoi ces questions me hantent-elles alors que je devrais n’en avoir rien à foutre ?

Je me redresse, agacé par ma curiosité soudaine à l’égard de cette nana. Malheureusement, je n’ai pas le temps de m’éclipser : elle m’a déjà repéré.

– Alex ? me lance-t-elle, étonnée.

– Je ne faisais que passer, répliqué-je.

– Oh, d’accord.

Elle s’approche malgré tout. Son bras est couvert par la manche de son pull, mais je fixe tout de même l’emplacement de son tatouage.

– Tu veux un autre muffin ? me propose-t-elle. On en a aux myrtilles et au chocolat blanc. C’est Ruby qui les cuisine.

Je secoue la tête. Mon estomac est bien trop serré pour que je puisse avaler quoi que ce soit. Je n’arrive pas à croire qu’une simple phrase encrée sur la peau d’une meuf me fasse cet effet…

– Non, c’est bon. Je dois filer, j’ai un truc de prévu.

Je me force à relever les yeux sur le visage de Cassie. Elle me sourit gentiment et demande :

– Ta première journée s’est bien passée ?

– On va dire que j’ai survécu à pire.

– Tu… est-ce que c’est vrai ? reprend-elle plus bas, en rougissant. Je veux dire… on t’a réellement tiré dessus ?

– Si je te réponds, tu m’expliques la signification de ton tatouage ?

Elle secoue la tête.

– Bonne soirée, Alex.

– Ouais, salut.

Je sors du lycée une minute plus tard et me mets en route vers le garage des Styx Riders. Il se situe à quarante minutes à pied. Je pourrais en économiser vingt-cinq en prenant le bus, mais marcher me rappelle que je vis encore. La douleur dans mon torse me permet de garder les pieds sur terre, alors, parfois, je l’alimente. La nuit, au contraire, le manque de sensations physiques me propulse sur les rives d’un certain fleuve. Mon fleuve, mon châtiment, celui dont, moi, je ne suis pas revenu.

Malgré le froid mordant, je trace ma route sans m’arrêter. À mon arrivée au garage, l’obscurité tombe déjà sur la ville. Les boutiques des alentours ferment leurs portes, les derniers clients se barrent. Seul un Starbucks illumine encore l’avenue. L’établissement des Styx Riders se situe juste en face.

Je remonte le parking jusqu’au large rideau métallique à moitié baissé. Je n’ai eu l’occasion d’aller au garage qu’une fois, avec ma tante. C’était pour signer mon contrat de travail. Les horaires me semblent réglos : je bosserai de 18 à 20 heures tous les soirs, hors week-ends. J’ai même droit à une mutuelle de malade qui implique une prise en charge totale au cas où j’aurais de nouveaux problèmes de santé. J’imagine que je dois cette aubaine à Ash, et je ne l’en remercierai jamais assez.

Le garage s’appelle Les Limbes. J’y vois un signe. Bon ou mauvais, je l’ignore encore.

Ce qui est certain, c’est que travailler ici m’aidera à entrer chez les Styx Riders. J’ai décidé de mettre toutes les chances de mon côté, de me battre jusqu’à en crever pour intégrer le club. J’en ai besoin. J’ai besoin de cette fraternité aussi solide que l’acier qui règne entre les membres, besoin d’un truc qui ne me fasse pas dériver. Je veux qu’Ash me considère comme son frangin, plus comme le môme qui a voulu le tuer il y a de cela plusieurs semaines. Quand j’y repense, je gronde. Lorsque le sergent d’armes des Styx Riders a dissous mon gang en exilant Crayson, son chef, j’ai perdu ma seule source de revenus, celle qui me permettait d’aider ma mère. Ça m’a rendu dingue. Tellement que j’ai voulu me venger du MC en m’attaquant à Ash… Contre toute attente, il m’a pris sous son aile au lieu de m’abattre comme un chien. Une chance qu’il ait été là quand ma mère a quitté ce putain de monde… Bref, je dois beaucoup à ce mec, et aux Styx Riders dans leur ensemble.

Je me secoue et entre dans le garage par une petite porte de service, sur la droite du bâtiment. La vache, il fait plus froid à l’intérieur que dehors !

À peine ai-je pénétré dans l’atelier qu’un mec en bleu de travail abandonne la moto sportive sur laquelle il s’affairait pour venir à ma rencontre. Je l’ai déjà vu. Comment il s’appelle, déjà ?

– Salut, me lance-t-il. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

– Je suis Alex, dis-je.

Mon nouveau collègue me pointe avec une clé à molette.

– Ah ouais, l’étudiant qu’on vient d’embaucher. Comment ça va ?

– Ça roule.

Il a l’air plutôt sympa et détendu. Il est hispanique, comme moi, avec deux ou trois ans de plus. Ses cheveux noir corbeau lui tombent sur les épaules. Il les a attachés, mais quelques mèches se sont échappées de l’élastique. Il mâchouille un bonbon rouge en forme de bâtonnet. Il m’en propose un, que je refuse.

– Non, merci.

– Gold m’a prévenu que tu ne devrais pas tarder, m’indique le gars. Va l’attendre dans son bureau, il arrive.

Il désigne une pièce vitrée au fond du bâtiment. Je m’y rends en observant ce qui m’entoure. La plupart des véhicules en attente de réparation sont des motos, mais je devine une ou deux voitures dissimulées sous des draps. Une forte odeur d’huile et d’essence imprègne les lieux, mêlée au parfum si particulier de l’hiver.

J’entre dans le bureau, qui n’est pas chauffé non plus. Il ne fait que deux mètres sur deux et abrite un ordinateur portable entouré de papiers volants.

Les secondes s’étirent, je commence à m’agiter. Je déteste me retrouver face à moi-même. L’inaction m’oblige à réfléchir et la réflexion me renvoie systématiquement à ma mère.

À son absence.

À ses derniers moments, à ses supplications quand elle m’a murmuré…

Non, bordel. Il faut que je me concentre sur autre chose.

Du coup, je sors un livre. Marrant comme les mots ont ce pouvoir de transporter l’âme hors de la réalité… J’ai toujours aimé lire, mais depuis mon hospitalisation cette passion s’est transformée en moyen de survie. Elle m’empêche de m’enfoncer dans les méandres de mes pensées.

Je prends une profonde inspiration et me plonge dans les mémoires de Nelson Mandela. J’en suis au moment où il évoque l’un des gardiens qui le surveillaient quand il était en prison. Il a vu en lui, l’espace d’un bref instant, un éclat d’humanité qui lui a permis de tenir le coup dans son épreuve terrible. Il s’est raccroché à cela, à cette bonté, comme il le dit.

Je suis bien placé pour savoir qu’il suffit d’un rien, d’une simple lueur dans un regard ou d’un sourire pour ne pas abandonner. Encore une fois, je songe à la chance que m’a offerte Ash.

– Salut, mon gars.

Un mec haut comme un building jette des dossiers sur le bureau. Tout à coup, la pièce paraît encore plus étroite. Je ferme mon livre et le range dans mon sac en répondant un simple :

– Bonsoir.

Gold me tend la main, et je la lui serre. Lui ne porte pas de bleu de travail mais arbore la veste des Styx Riders. Son physique est impressionnant ; pourtant, il est plus jeune qu’Ash. Sa barbe blonde est taillée en collier ; ses yeux d’un vert intense brillent au milieu de son visage bronzé. Ses cheveux clairs plaqués en arrière sur le haut de son crâne sont rasés sur les côtés, à la manière des militaires.

– Alors, cette première journée de cours ? me demande-t-il.

D’où il sait que je reprenais le lycée aujourd’hui, lui ? Ash, bien entendu… Il a dû lui faire un topo sur moi, sur mon état, sur les boulets que je trimballe à la cheville.

– Longue, réponds-je.

– Je n’en doute pas une seconde, réplique Gold. Comment se passe la convalescence ?

À merveille ! Chaque nuit je me réveille en sueur, persuadé qu’on vient de me tirer une nouvelle balle.

– Je peux bosser, me contenté-je d’affirmer.

– Ce n’est pas ce que je t’ai demandé. Si tu ne pouvais pas travailler, je ne t’aurais pas embauché. Tu dors bien ?

Il se prend pour mon psy ou quoi ?

– Ouais.

– Tu mens. J’étais dans la Marine à une époque. Question canardage, j’en connais un rayon. Et question nuits blanches aussi. Tiens, enfile ce bleu de travail.

Il me tend une combinaison que je mets par-dessus mes fringues. Mes mains tremblent. Quand on me pose des questions sur mes états d’âme, ça arrive souvent… Gold s’en aperçoit. Il arque un sourcil en me sondant à nouveau.

– Le froid, prétends-je. Ça va passer.

– Le froid, c’est ça, ricane-t-il. Bref, je ne suis pas ici pour jouer au docteur. Allons-y.

Je le suis hors du bureau, soulagé qu’il lâche l’affaire.

– Je n’y connais rien en mécanique, lui rappelé-je.

– Pas de problème, tu apprendras les bases. Aujourd’hui, tu vas te contenter de faire l’inventaire des outils, comme ça tu te familiariseras avec eux. Commence par les jeux de clés. Oh, et tu peux les nettoyer, tant que tu y es.

Même si ça me gave de servir de larbin, je hoche la tête. Si je veux entrer chez les Styx Riders, je dois m’attendre à en baver. Astiquer du matos, ce n’est rien à côté des épreuves que je devrai passer avant d’être accepté dans le club.

– Pourquoi avoir quitté la Marine ? demandé-je brusquement à Gold.

– Ça, petit, il faudra un peu plus qu’un tête-à-tête de deux minutes pour que je te le dise. Va retrouver Snack, il te montrera ce que tu dois faire.

Snack, c’est le mec qui m’a accueilli plus tôt. Il mastique un nouveau bonbon quand j’arrive à sa hauteur.

– T’as l’air pâle, commente-t-il. Tu devrais manger un truc.

– Je vais bien, lui assuré-je.

J’en ai ma claque qu’on me renvoie sans cesse à ma faiblesse physique, et encore plus de devoir mentir à chaque fois.

– Si tu le dis… soupire Snack. Viens, l’outillage se trouve par là.

Un pan de mur entier est couvert de clés diverses. Il en existe une quantité astronomique : clés Allen, clés à six pans, clés à rayons, clés à cliquetis, clés à douille, clés à ergots…

Il n’y en a pas une capable de museler la mémoire ? Peut-être que si je me l’enfonce dans le crâne ça peut le faire…

Snack m’explique à quoi sert chacune d’elles. Je les nettoie à mesure qu’il parle. Au bout d’un moment, dès que je le sens s’essouffler, je lui demande :

– Tu es un Styx Riders ?

– Ouais, me répond-il. Enfin, pour l’instant je suis juste un prospect. Il me reste quelques mois à tirer et ensuite, si tout se passe bien, j’entrerai officiellement dans le club. Tu es proche d’Ash, non ?

– Ouais, on est potes.

– C’est ce que j’ai cru comprendre. C’est cool. Mais ce n’est pas lui qui a dessiné les tatouages sur tes mains, si ?

– Non, c’était un mec du…

« Gang », allais-je ajouter. Je me ravise et termine plutôt par un :

– Que j’ai connu.

– Le prends pas mal, mais ils ne sont franchement pas réussis.

– Je sais. J’ai rendez-vous samedi avec Ash pour modifier celui de mon avant-bras gauche.

Pour mes dix-sept ans, ou parce qu’il s’en veut à cause de mon agression par Crayson, le sergent d’armes m’a proposé de repasser gratuitement sur chacun de mes tatouages. Forcément, j’ai accepté.

Snack et moi continuons de parler encore quelques minutes, puis il retourne bosser sur sa sportive. De mon côté, je range les outils propres à leur place en m’aidant de leurs silhouettes dessinées sur le panneau mural.

À 19 h 15, une voix féminine retentit soudain dans le garage :

– Salut, les gars !

Je me dévisse le cou pour observer la nouvelle arrivante et écarquille les yeux. La cheerleader que j’ai rencontrée au lycée, Cassie, traverse l’atelier d’un bon pas puis rejoint Gold dans le bureau. Je la vois jeter son sac de sport par terre, se tendre sur la pointe des pieds et embrasser le biker sur la joue.

« J’ai pris le fleuve d’où nul n’est revenu… »

Pourquoi est-ce que cette citation résonne dans mon esprit à chaque fois que je vois la blondinette ? Je me demande si elle sait qu’il s’agit d’une adaptation d’une phrase du chant II du Paradis de la Divine Comédie de Dante. « La mer où j’entre jamais ne fut parcourue…1 »

J’ai lu ce livre plusieurs fois à mon séjour à l’hôpital et ensuite. Depuis que des médecins m’ont arraché à la rive des enfers pour me ramener dans ce monde pourri.

Peu de temps après mon réveil, Bradley Devon est venu me voir dans ma chambre. Il m’a demandé comment j’allais, je lui ai répondu « très bien » et il m’a dit que je mentais. Le président des Styx Riders possède une drôle d’aura, à la fois sécurisante et… incisive. Sans réfléchir, parce que je voulais lui montrer ma bonne volonté, je lui ai parlé de mon rendez-vous avec la mort, du cauchemar qui hante mes nuits. Je lui ai avoué que, pendant le cours laps de temps où j’ai sombré, une balle dans le torse, une sensation de paix profonde m’a envahi. Comme si tous les maux de mon existence avaient disparu. Bradley m’a écouté attentivement, puis m’a conseillé de lire Dante, alors que je pensais qu’il allait se foutre de ma gueule.

La Divine Comédie raconte le périple d’un homme amoureux qui traverse les enfers à la recherche d’une femme qu’il a aimée un jour. Lui et moi, on a fait le même voyage, et pour une raison presque similaire. Lui désirait retrouver sa dulcinée, moi ma mère. Alors j’ai lu et relu le livre dans l’espoir d’y dénicher une réponse à mes questions. Ça n’a pas marché… J’imagine qu’il me faudra plus qu’un bouquin pour ça. Mais, au moins, je sais d’où vient le tatouage de Cassie.

– Tu sais qui c’est ? me demande Snack en désignant la cheerleader.

Il se pose contre l’établi en essuyant la graisse sous ses doigts.

– Pourquoi devrais-je le savoir ? lui balancé-je en retour.

– Tu la mates sévèrement.

– On va dans le même lycée. Comment elle connaît Gold ?

– C’est son frangin.

Cassie a troqué son uniforme rouge et argent contre un jean troué aux genoux, une paire de bottes noires et une doudoune bleue. Une pince retient ses longs cheveux blond clair. Même d’ici, je peux ressentir son énergie électrique. Cette meuf bouge tout le temps : elle déblatère non-stop avec enthousiasme en faisant de grands gestes dans le bureau.

Tout en rangeant les huiles sous l’établi, je me renseigne auprès de Snack :

– Tu la connais bien ?

– Cassie ? Ouais, on a sympathisé dès que j’ai commencé à bosser ici. Elle est sympa, c’est le genre de nana avec qui tu peux parler de tout. Ça nous arrive souvent de prendre un café en face.

– Vous avez quel type de relation ?

Snack se marre.

– Platonique. Pourquoi ? Elle t’intéresse ?

Peut-être bien. Cassie est jolie, et elle attise un peu trop ma curiosité. Je veux savoir si son tatouage parle du Styx, le fleuve des enfers. Je veux savoir pourquoi elle a réussi à en revenir alors que je n’y parviens pas. Je veux savoir comment ça s’est passé, ce qui l’a conduite dans le royaume des morts. Surtout, je veux savoir quelle expérience elle a vécue là-bas. Est-ce qu’elle aussi a perdu un morceau de son âme ? Est-ce qu’elle se réveille chaque matin avec le sentiment désagréable de se sentir incomplète ? Qu’est-ce que le passeur lui a demandé en échange d’une virée en barque ?

Je me rends compte que je pars trop loin dans mes réflexions. Si ça se trouve, Cassie a choisi cette phrase parce qu’elle la trouvait belle. Peut-être qu’elle n’a aucune réponse à m’apporter, comme Dante.

– Alex, ça va ? s’inquiète Snack. Tu as l’air bizarre, d’un coup.

Je secoue la tête et déclare :

– J’ai besoin d’une pause. Je reviens.


Commander Styx Riders T. 2